On dit qu'il faut que le travail paie davantage, on juge scandaleuses les rentes financières ou immobilières.
Mais pour ce qui concerne chacun de nous, on rêve tous, intérieurement, d'échapper aux dures lois de la vie économique, celles du travail et du mérite.
On n'éprouve ainsi aucun scrupule à rêver de devenir, un jour, gagnant du Loto ce qui est, pourtant, le comble de l'injustice car contraire à toutes les règles méritocratiques.
De cette aspiration à s'affranchir des contraintes de l'économie, témoignent, par exemple, les sommes importantes consacrées, chaque année, au jeu par les Français (source Ministère des Finances):
- Loto et autres jeux: 16 milliards d'euros
- Courses (PMU): 10 milliards
- Casinos: 13 milliards
- Jeux en ligne : 9 milliards.
Ça totalise donc 48 milliards et c'est bien sûr une activité qui pèse économiquement très lourd même si c'est, en grande partie, redistribué. C'est, par exemple, plus que le Budget de la Défense (36 milliards) et près de cinq fois plus que le Budget de la Culture (10 milliards).
Si on se limite au seul Loto, on note qu'un peu plus de 17 millions de Français y joueraient régulièrement. Ils y consacreraient autant d'argent que pour l'achat de fruits et légumes, ou pour l'acquisition de meubles, ou pour l'ensemble du poste presse, livre et papeterie. Ça laisse rêveur...
Alors même qu'on est en période de crise, le chiffre d'affaires de la Française des Jeux progresse insolemment depuis 10 ans. C'est en fait une entreprise très rentable pour l’État car c'est un impôt qui ne dit pas son nom. Et le plus terrible, c'est que ce sont les catégories modestes (qui jouent le plus) qui s'en acquittent. C'est, en fait, un impôt sur les pauvres allégrement payé et dont personne ne s'offusque. Et puis, ça revient à cautionner un système parfaitement immoral où une grande masse de perdants enrichit quelques gros gagnants. C'est pire que le capitalisme le plus sauvage.
Le jeu, ça n'est donc vraiment pas marginal dans une économie pourtant globalement dominée par l'échange marchand et la rationalité des prix.
Surtout qu'au-delà des jeux pour le peuple, ci-dessus évoqués, il existe les grandes activités spéculatives qui drainent des sommes beaucoup plus considérables: celles qui s'exercent sur le marché de l'Art et sur les marchés boursiers.
Les principes de fonctionnement de ces marchés sont cependant les mêmes que ceux des petits jeux: il y a les gagnants et il y a les perdants mais c'est une opposition frontale: le bonheur des uns fait le malheur des autres. Il n'existe pas, en effet, de marché où tout le monde serait gagnant ou bien tout le monde perdant. On est toujours gagnant ou perdant au détriment ou au profit d'un autre et c'est pourquoi, même quand un marché s'effondre, il n'y a pas que des perdants mais aussi de nombreux gagnants: la crise des subprimes ou le système Madoff n'ont pas appauvri tout le monde. Ce ne sont jamais les moutons qui gagnent mais les renards qui s'avancent à contre-courant.
Ces deux sphères, celles de l'Art et de la Bourse, sont aujourd'hui étrangement connectées, les chefs d'entreprise aimant s'afficher en esthètes et amateurs d'Art (Arnault, Pinault): c'est le capitalisme artiste accompagné de tous ses "requins, ses caniches et autres mystificateurs". La bulle dorée de l'art contemporain (Jeff Koons, Damien Hirst, Maurizion Cattelan, Murakami, Paul Mc Carthy) est issue de cette nouvelle ostentation.
Je ne veux pas porter de jugement négatif sur l'Art contemporain. Comme l'a bien exprimé l'écrivain Pierre Lamalattie ("L'Art des interstices"), c'est plutôt sympa et rigolo. Mais il est évident que sa valorisation est déconnectée de toute réalité, de tout critère tangible. Les caniches risquent donc fort de se retrouver, un jour, brutalement tondus. La liste des artistes cotés est continuellement mouvante et une œuvre de Jeff Koons par exemple, victime d'une éventuelle désaffection, peut, dans quelques années, n'avoir qu'une valeur à la ferraille.
Quant aux marchés des actions, il suffit de noter que les capitalisations boursières nationales sont souvent égales au Produit Intérieur Brut (PIB) du pays concerné et parfois même très sensiblement supérieures (Etats-Unis avec plus de 150 %). Ça laisse donc augurer une belle dégringolade.
On se rend compte au total que les chances de gagner, lorsqu'on s'adonne au jeu ou à la spéculation et que l'on n'est pas un expert, sont vraiment faibles. Le plus probable, c'est qu'on va se faire plumer.
Pourquoi s'y adonne-t-on malgré tout ? L'attrait irrésistible du jeu illustre sans doute l'infinie capacité humaine à s'illusionner et à nier le principe de réalité.
Peut-être aussi que si on joue, ce n'est pas tellement pour gagner: on n'y croit quand même pas trop.
C'est d'abord pour entretenir une petite lueur dans la grisaille de sa vie quotidienne avec cette illusion que tout n'est peut-être pas définitivement figé, que notre vie propre peut encore basculer.
Freud indique enfin une deuxième piste: on joue non pas pour gagner mais pour perdre. Il suffit de relire Dostoïevsky. On joue pour éprouver son effondrement personnel, pour voir s'ouvrir le gouffre de sa déchéance et de sa mort. On joue finalement pour apprendre à maîtriser l'angoisse de sa mort.
Et c'est alors que le monde se trouve tout à coup paré d'une étrange beauté.
"Tout est plus beau quand j'ai perdu, la mer, les arbres, les nuages comme si je ne devais jamais les revoir. Quand j'ai gagné, je ne regarde rien" (Jacques Dutronc à la fin du film "Tricheurs" de Barbet Schroeder).