samedi 28 décembre 2024

Le péché de la Dette


Depuis quelques mois, on ne cesse de se faire peur et de se lamenter à propos de l'endettement de l'Etat français. Surtout à droite à vrai dire, parce qu'à gauche, on continue de s'en fiche (la croissance sera tellement forte avec notre belle politique économique que les emprunts se rembourseront tout seuls).

Mais, à droite comme à gauche, tout le monde fait de la Morale à ce sujet. L'argument le plus ressassé, c'est qu'on va léguer un terrible fardeau à nos chers enfants. On serait d'effroyables égoïstes parce qu'on continue de consommer et de se baffrer à grands coups d'emprunts sans considérer que les générations à venir devront payer la facture de nos bombances. De vrais propos de Pères Jésuites au 19ème siècle.

On se croit un grand économiste quand on énonce cette "idée reçue". Saut qu'elle est une ânerie. D'abord parce que l'Etat ne cesse de "rouler" sa Dette en remboursant par de nouveaux emprunts ceux qui arrivent à échéance.

Et puis dans tout contrat d'emprunt,  il y a un débiteur (l'Etat) et un créancier. Et le créancier, c'est majoritairement vous et moi, toutes les personnes qui "placent" leurs petites économies. Les malheurs de l'Etat font en quelque sorte le bonheur des épargnants et ce bonheur, il est sans doute bien réel puisque l'épargne française représente deux fois le montant de sa Dette.

Les chers enfants, on leur prépare donc plutôt un avenir de rentiers (la France est d'ailleurs déjà un pays de rentiers) puisqu'on va leur léguer des créances sur l'Etat. Mais ça n'est pas non plus complétement vrai parce que la maturité moyenne des emprunts d'Etat est inférieure à 10 ans, ce qui ne correspond qu'à une demi génération.

Est-ce que ça veut dire qu'il n'y a pour l'Etat aucun risque à emprunter ? Non bien sûr, parce que les financiers internationaux peuvent être saisis de défiance et réclamer une prime de risque pour continuer à acheter de la Dette française. Et ça peut se traduire par des surcoûts énormes en frais financiers.

Mais ça n'est pas l'objet de ce post. Ce qui m'apparaît important, c'est que dans le grand concert moralisateur d'aujourd'hui, j'entends surtout le retour de la vieille haine chrétienne envers l'usure, le prêt rémunéré. Cette haine qui a marqué tout le Moyen-Age et empêché son développement économique. Cette haine qui est aussi l'une des origines de l'antisémitisme puisque les Juifs n'étaient pas soumis à cet interdit et que l'une de leurs seules activités possibles était celle de prêteur.

Prêter de l'argent, ça revient à rémunérer le Temps dans la perspective chrétienne (puis musulmane). Mais le Temps, ça ne peut pas s'acheter parce que le Destin vers lequel on doit tendre, c'est celui du "rachat" de nos fautes prélude à la vie éternelle. Et l'éternité, ça ne peut pas s'acheter.

C'est pour cette raison que la Dette a d'emblée été assimilée, dans la pensée chrétienne et occidentale, au péché.

D'ailleurs en allemand, le mot Schuld, ça veut dire à la fois la Dette et la faute.

En fait, on est tous obsédés par la Dette. On se sent tous psychologiquement débiteurs et coupables. 

Pour les Chrétiens, on l'est d'emblée avec le Péché originel. Et il faut attendre la venue du Christ pour "racheter" nos fautes. 

Mais pour les Juifs, c'est terrible également parce qu'être désigné comme le peuple élu, ça crée une exigence morale terrible, une dette exorbitante. Comment se monter à la hauteur d'une pareille distinction ?

Et que dire du protestantisme dans le quel l'activité la plus quotidienne, ses moments les plus prosaïques, doivent être consacrés à son salut personnel. 

Et il en va de même, peut-être en plus exigeant, dans l'Islam. C'est chaque geste (pur ou impur), chaque attitude, qu'il faut interroger.

Et aujourd'hui, avec la crise écologique, on ne cesse de nous culpabiliser et de nous dire qu'on est débiteurs envers les générations futures et même la planète toute entière.

Tous coupables..., on n'arrive pas à sortir de la sujétion du péché religieux. On nous fait sans cesse honte et reproche.

Etre débiteur et coupable, c'est devenu la condition même de l'homme occidental. Et c'est affreux parce qu'on est bien incapables de faire face à ça et qu'on est donc de plus en plus angoissés.

C'est le philosophe Nietzsche qui a le mieux décrit cet avènement du monde moderne dans "La Généalogie de la Morale". Il y montre que le grand bouleversement politique et social du monde, il est intervenu quand on s'est mis à établir des relations de créancier à débiteur entre tous les hommes. Et cela s'est effectué de manière cruelle, en utilisant la contrainte physique, au besoin par le châtiment et la torture. C'est, par exemple, la terrifiante machine de la colonie pénitentiaire de Kafka.


Pour "faire société", il a fallu "dresser" les gens à faire des promesses et à tenir leurs engagements. Et on sait bien que ça n'est pas facile et même angoissant.

Mais c'est à partir de là, aux alentours de la fin du 15ème siècle, qu'est née la Dette, puis le Capitalisme. L'avènement de celui-ci n'a d'ailleurs, contrairement à l'opinion commune, pas grand chose à voir avec "L'éthique protestante" de Max Weber". Bien plus décisives sont la naissance des banques, de la comptabilité en partie double, des émissions obligataires, des sociétés par actions.

Et avec le Capitalisme, c'est vraiment terrible. Tant qu'on était encore religieux, on pouvait encore nourrir un petit espoir. On pouvait espérer qu'avec le Jugement dernier, toutes nos dettes et toutes nos fautes seraient effacées, même nos escroqueries financières, même nos crimes et délits les plus affreux.

Mais c'est fini tout cela ! Le capitalisme est d'une impitoyable cruauté: ni les dettes, ni les fautes ne seront jamais rachetées. Il faut impérativement payer, sans détours ni contours possibles.

On pourra juger que c'est un insupportable asservissement  et réclamer, en conséquence, l'annulation de toutes les dettes (David Graeber). Ca revient à oublier que la Dette, c'est ce qui a permis à l'humanité de sortir de la misère économique. 

Je recommande:

- Friedrich Nietzsche: "La Généalogie de la Morale". Avec le Zarathoustra, c'est le bouquin de Nietzsche à lire absolument. Une grande histoire de l'humanité soumise à un processus cruel de domptage/domestication. Cette vision d'une société disciplinaire a influencé, de manière décisive, Michel Foucault et toute "la pensée 68".

- David Graeber: "Dette 5 000 ans d'histoire". David Graeber est aujourd'hui porté au pinacle mais j'ai vraiment du mal à adhérer à ses bouquins bavards et confus. On sent qu'il part toujours d'une idée préconçue et qu'il "déroule" ensuite à partir de là (un peu comme Piketty et son présupposé d'inégalités qui s'accroissent sans cesse). Ici, l'histoire de la Dette serait inséparable de la construction du pouvoir et les débiteurs en seraient évidemment les assujettis. Conclusion: il est légitime d'effacer les dettes. C'est un peu simple parce qu'on oublie que les créanciers sont souvent aussi les perdants de l'affaire.

A ces élucubrations, je préfère de véritables économistes:

- Michel Bourgeois : "Si l'argent nous était conté - Grandes Histoires et petites anecdotes de la monnaie physique". Par un économiste belge: c'est donc souvent drôle et amusant.

- Jacob Goldstein : "La véritable histoire de la monnaie - De l'âge de bronze à l'ère numérique". Un panorama très complet. L'histoire de "la fiction" la plus remarquable de l'humanité.

- Jean-Marc Daniel: "Nouvelles leçons d'histoire économique - Dette, inflation, transition énergétique, travail". Le tout dernier bouquin de ce véritable économiste. Pour ne plus s'endetter, il faut cesser de privilégier la consommation au détriment de l'investissement.




samedi 21 décembre 2024

Du persiflage


Je suis toujours un peu mal à l'aise quand je suis conviée à des soirées entre collègues ou "amis".

L'essentiel des conversations tourne autour de notre entourage, de nos relations professionnelles, de nos connaissances communes. Et à ce sujet, on se met à faire de la psychologie à outrance, à tirer le portrait de chacun. A grands coups d'anecdotes, on passe en revue toutes les petites manies et les ridicules des autres, on en rit, on s'en moque. 

Un tel est complétement dingue, imprévisible, irascible. Un autre est apathique, lunaire, ailleurs, probablement dépressif. Un troisième est carrément mégalo, narcissique. Quant au dernier, il est complétement parano. 

Au total, on n'a vraiment pas peur de faire de la psychologie sauvage.

Ca déborde bien vite sur la sphère politique. On fait comme si on connaissait personnellement les grands de ce monde. Tous sont nuls, veules et fous. Ils profitent des "ors de la République" pour s'accorder du bon temps. Ce ne sont que rumeurs et railleries. On ferait tellement mieux à leur place, on serait non seulement désintéressés mais on redresserait le pays en trois coups de cuiller à pot.

On fait assaut de méchancetés et plaisanteries vachardes. C'est à qui trouvera le "bon mot" le plus ravageur.

C'est la pratique du persiflage, tellement prisée autrefois dans les salons littéraires et de conversation qui ont animé, du 18ème siècle au début du 20ème, la vie sociale des élites . C'est l'ancien monde, me direz-vous. Sans doute, mais j'ai l'impression que ça s'est curieusement propagé dans le temps au point d'irriguer, aujourd'hui, toutes les couches de la société française.

Ces salons, généralement tenus par des femmes, ça a été une institution absolument extraordinaire qui a largement façonné l'esprit français (la politesse, le goût des joutes intellectuelles, les relations de séduction entre les sexes) et contribué à la propagation des idées des Lumières. On peut regretter leur disparition mais ils demeurent en fait, étrangement, le prototype des mentalités d'aujourd'hui mais peut-être pas dans leurs aspects les plus sympathiques. L'esprit de salon, il faut bien reconnaître que les Français en sont, aujourd'hui encore, profondément imprégnés: l'entre soi, l'arrogance, l'esprit assassin, le goût du paraître.


Ca me dérange parce que jouer les beaux esprits en petit groupe, c'est amusant, certes, mais qui aime-t-on au total ? 

Je n'ose d'abord songer aux horreurs que l'on doit colporter sur mon compte mais il y a longtemps que j'ai cessé de tabler sur la bienveillance des autres et j'ai "blindé" en conséquence ma vie.

La médisance, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est plutôt cette facilité à énoncer des diagnostics, à psychologiser, psychiatriser, l'autre qui me déconcerte et m'effraie.

D'abord parce qu'on est, soi-même, rarement exemplaire. On n'est pas faits d'un bloc, on a tous une personnalité composite: en chacun de nous coexistent l'admirable et l'odieux, l'intelligence et la bêtise.

Mais quand on se met à parler des autres, on perd tout sens de la nuance. L'autre, on le "choséifie" en quelque sorte: on le résume à un diagnostic et une identité supposée.

Et "caractériser" l'autre, le classer dans une pathologie (fou, névrosé, obsessionnel, pervers etc...), je trouve ça extrêmement dangereux. Je crois même qu'on doit s'interdire absolument de diagnostiquer, psychologiser, l'autre.

Parce que résumer l'autre, le figer dans une identité, c'est le meilleur moyen de le déstabiliser. Il ne peut s'empêcher d'y croire et il commence alors à douter de lui-même. Au point qu'il commence à se haïr et à sombrer psychologiquement. Ca va jusqu'à sa mort psychique, une mort que l'on a, en fait, soigneusement programmée. C'est la tactique, décrite par Harold Searles, de "l'effort pour rendre l'autre fou". Cette manipulation perverse à la quelle on se livre trop facilement, en toute bonne conscience, mais qui fait de nous des "criminels innocents".

Et notre propension à psychologiser l'autre, elle s'étend bien sûr à toutes les personnalités politiques. Les bouquins consacrés à "ces malades qui nous gouvernent" rencontrent ainsi un grand succès. Hitler, Staline, ça semble évident mais à peu près personne ne semble en fait y échapper. Tous les chefs d'Etats seraient des dingues et des mégalos.

Là encore, je refuse absolument ce point de vue. Décréter fou quelqu'un, c'est s'interdire de le comprendre, de déchiffrer la grammaire de son comportement. 

Hannah Arendt a plutôt développé cette idée de la banalité du Mal. Les Nazis, la population allemande qui les suivait, n'étaient pas fous ou pervers. C'étaient plutôt des gens d'une consternante banalité, épris avant tout d'ordre et de normalité. Des gens à l'esprit bureaucratique comme Eichmann qui, à l'occasion de son procès, s'est même réclamé de l'impératif catégorique de Kant.

Et Hitler lui-même n'était pas fou. C'était un affreux petit bourgeois, ultra névrosé, mais dont les discours avaient une logique et une rationalité, même si elles étaient bien éloignées des nôtres.

Et il en va de même de nos politiciens contemporains. Ce ne sont pas des fous (même Trump, même Poutine). Ce sont, en fait, des gens hyper normaux, hyper adaptés. Simplement mégalos et narcissiques.

C'est plutôt leur banalité, leur excessive normalité qui sont effrayantes. Ne l'oublions pas, Trump et Poutine expriment les convictions de l'Américain et du Russe "moyens". Avec cette volonté bureaucratique de "plier le Réel", de remodeler le monde, de revenir en arrière pour retrouver les "vraies valeurs". Leur démarche est donc, avant tout, celle d'hypocrites "puritains". 

Cessons donc de nous ériger, nous-mêmes, en psychiatres ou psychologues. C'est ainsi qu'on devient les agents volontaires et zélés d'une répression générale des Mœurs. Et nos diagnostics en disent d'ailleurs plus sur nous-mêmes que sur la personne que nous visons.

J'en suis convaincue, ce dont on a avant tout besoin en ce bas monde, c'est d'un peu de fantaisie. Parce que ce dont on crève, c'est de banalité, de normalité. Les gens trop normaux, je le répète, sont les plus inquiétants, ceux dont on doit, à tout prix, se méfier. Parce que ce sont eux qui préparent et édifient les sociétés totalitaires.

Images, principalement, de Julia SOBOLEVA, une jeune artiste originaire de Lettonie. Deux images, également, de l'Américain Guy Pêne-du-Bois.

Ce post m'a été inspiré par l'écrivaine canadienne Nancy Huston. Relatant son adaptation parfois difficile à Paris, elle a ainsi mentionné qu'elle avait été particulièrement troublée et même choquée par la manie du "persiflage" dans les milieux autoproclamés "intellectuels". Je me suis reconnue là-dedans, moi qui viens d'un pays nul et ai fait des études nulles..

Je recommande:

- Claude-Henry DU BORD: "Les Rois Fous". Je n'aime pas cette qualification de "Fou" mais, en l'occurrence, il en est fait, ici, un usage pertinent. Ca va de Caligula à Louis II de Bavière. Ce qui est surtout intéressant, en fait, c'est l'étonnante résistance des monarchies à ces folies furieuses.

- Patrick WEIL: "Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef d'Etat". Etrangement, Sigmund Freud s'est lui-même essayé à une application de la psychanalyse sur un homme d'Etat. Il s'agit du Président américain Wilson qui a participé à la négociation du Traité de Versailles. Ce livre de Patrick Weil (mars 2022) relate toute l'histoire de l'élaboration du livre cosigné par Sigmund Freud et William Bullit paru seulement fin 1966.

- Et il y a, enfin, toute la littérature issue des salons. Ca a donné lieu à deux "monuments": Saint-Simon, et Marcel Proust. Mais tous les écrivains du 18ème siècle au début du 20ème fréquentaient les salons. Sur ce point, je recommande à nouveau le récent bouquin de Dan Franck: "Le roman des Artistes".

- Et parmi les "salonards", il ne faut pas oublier "les Goncourt" et leur sulfureux Journal. Des personnages entièrement paradoxaux. A la fois odieux et sublimes. Il faut lire à leur sujet: "L'indiscrétion des frères Goncourt" de Roger Kempf et "Les infréquentables frères Goncourt" de Pierre Ménard




samedi 14 décembre 2024

La Vengeance et le Pardon


La vengeance, elle a retrouvé droit de cité. Elle est même autorisée à s'exprimer dans le discours public.

En France, l'un des films qui a rencontré, cette année, le plus grand succès, ça a été "Le Comte de Monte-Cristo" d'Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte. Inspiré, bien sûr, d'Alexandre Dumas. C'était un bon film, esthétique et séduisant, mais c'est tout de même le récit d'une implacable vengeance et ça n'a suscité aucun questionnement. Sans doute parce que ça épouse bien l'air du temps.

Mais ça n'est qu'un symptôme bénin. Plus inquiétante est la réélection, aux USA, de Donald Trump. On le croyait politiquement mort, il y a seulement 2 ans. Mais il a réussi à revenir de nulle part en étant simplement porté par son désir de vengeance. Et ses électeurs se sont, viscéralement, reconnus dans ce désir. Plus on dévoilait ses infâmies, plus ils adhéraient au personnage et à ses outrances et transgressions. Il est comme nous, nous les revanchards.

Et que dire de Poutine et de la Russie ? Le fond du problème, c'est qu'on y entretient et attise la haine de l'Occident. On ressasse cette idée que l'Occident ne nous aime pas. Qu'il nous méprise même et cherche à nous humilier. Pourquoi ? Parce que nous, les Russes, ne sommes pas dévorés par le matérialisme et sommes plus éduqués et encore porteurs de valeurs spirituelles. C'est cette haine de l'Occident qui alimente l'arrogance russe et son messianisme à la Dostoïevsky: la Russie, sauveur du monde et de sa spiritualité. C'est évidemment idiot mais ça marche.

De plus en plus, la vengeance politique apparaît, dans le monde contemporain, comme le meilleur exutoire aux frustrations et humiliations. Toutes les petites haines et rancœurs se coalisent C'est le libre cours donné à ses instincts et impulsions. C'est le retour de l'axiome "œil pour œil, dent pour dent".

C'est évidemment contraire aux préceptes des quatre grandes religions reposant sur le Pardon et à l'instauration des sociétés démocratiques fondées sur le Droit et la Justice.

Et en matière de pardon, le Christianisme est sans doute la religion qui est allée le plus loin possible. Non seulement, tout pêcheur est susceptible d'être pardonné (même Hitler, même les violeurs et tueurs d'enfants) mais le Pardon doit être accordé sans condition. Plus fort encore, le Pardon doit être accordé au service du Bien spirituel de la personne en faute. Ce sont les paroles du Christ : "Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre".

C'est vrai qu'on se pose tous, sans cesse, cette question ? Comment se comporter face à celui qui vous a agressé(e), violenté (e) ? Est-ce qu'on peut vraiment tendre l'autre joue ?

Sur cette question cruciale, j'ai d'abord été marquée, autrefois, par le récit de l'expérience extrême d'Ingrid Betancourt prisonnière des FARC pendant 6 longues années (2002-2008) dans la jungle amazonienne. Humiliée, enchaînée, violée, affamée, vivant sans cesse dans les tensions relationnelles, la peur et l'angoisse. Et pourtant, le livre relatant sa captivité ("Même le silence a une fin" publié en 2010) ne porte nulle trace de haine envers ses bourreaux. Elle affirme qu'elle a, durant sa captivité,  découvert la force du pardon et de la foi religieuse qui lui ont permis de survivre. "Pour pardonner, il faut de l'amour", va-t-elle jusqu'à écrire.

Avec Ingrid Betancourt, j'ai cru réentendre les ultimes propos du Christ sur la Croix: "Pardonne leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font".

Mais j'ai vraiment du mal à faire mien ce point de vue. Il subsiste, dans nos sociétés, cette idée religieuse d'une vertu rédemptrice du pardon. Qu'on ne pourrait se sentir en paix avec soi-même et avec les autres que lorsque l'on a réussi à pardonner.

Mais est-ce qu'on peut, vraiment, tout pardonner ? Au point de quasiment placer sur un pied d'égalité le bourreau et la victime. On entretient ainsi une confusion presque indécente, comme si les torts étaient partagés ou que la victime avait plus ou moins consenti. On perd de vue qu'il n'y a qu'une seule réalité, celle d'un agresseur qui a agressé. 

Ce qui me gêne donc le plus dans le Pardon, c'est que sa charge repose exclusivement sur les épaules de la victime. Le bourreau, lui, il n'a qu'à attendre un geste de bonne volonté de la part de l'autre.

Allez raconter à une femme qui a été violée, violentée, qu'elle doit pardonner. Une pareille recommandation ne peut que la bloquer, la tétaniser, la plonger dans une dépression encore plus profonde. L'empêcher de retrouver assurance et confiance en elle-même.

Allez raconter cela, aussi, en Ukraine. Je n'y ai écho, chaque jour, que de récits de malheur: des civils soumis à des bombardements incessants, des femmes et des hommes torturés, massacrés, des enfants orphelins, sans abri. Mais curieusement aussi, la population ne s'appesantit pas sur sa détresse. C'est moins une habitude acquise qu'un reflexe de survie.

Aujourd'hui les Occidentaux croient pouvoir imposer la paix en Ukraine. Mais ils se trompent lourdement s'ils pensent que cela peut se faire sans que la Russie soit punie de ses crimes.

Il ne faut pas humilier la Russie, dit-on, il faut savoir lui faire des concessions. Est-ce qu'on imagine qu'après cela, les Ukrainiens seront tout contents de vivre dans une paix illusoire et s'empresseront de pardonner aux Russes ? Le sentiment d'injustice sera effroyable. 

On ne peut pas se contenter de prôner la réconciliation parce qu'on ne peut pas, mentalement, pardonner un crime. Pardonner, ça n'est se soucier que du bien-être de l'agresseur. Il faut inverser le rapport: que ce soit, de la part de l'agresseur que soit faite réparation. Il faut, en réalité, qu'une vengeance puisse s'exercer en faveur de la victime et cela, pour son bien-être propre.

Certes, prôner la vengeance, ça peut sembler extrêmement dangereux. Mais je dirais qu'il y a deux types de vengeance:

- Il y a une vengeance associée à la haine essentiellement collective et politique: celle de Trump ou celle de Poutine. Leur esprit de vengeance se développe indépendamment de tout réel préjudice subi, juste quelques petites vexations, humiliations narcissiques. Cette vengeance politique est effectivement à proscrire, éradiquer.

- Et puis, il y a une vengeance personnelle, existentielle. Celle-ci a une dimension morale, elle est une exigence de Justice et de réparation. Cette vengeance là, elle est une vengeance juste, on doit lui faire Droit.

Il faut en finir avec l'hypocrisie du Pardon. On ne peut pas se réconcilier et pardonner sans condition. Et d'abord, le Pardon ne se commande pas. Si je peux pardonner, c'est que ce n'était finalement pas si grave. Et pourquoi d'ailleurs, est-ce à la victime de pardonner, de faire un travail de réparation ? Ne faut-il pas plutôt abandonner ce mot de victime qui laisse entendre qu'elle a été "partie prenante" ? La victime n'est pas victime, elle est d'abord et fondamentalement innocente.

Et je le dis tout net. Il y a de l'impardonnable, de l'inoubliable, de l'imprescriptible dans l'histoire personnelle et dans la grande Histoire. Cela parce qu'il y a du Bien et du Mal entre les hommes. C'est une réalité incontournable par rapport à la quelle demander à une victime de pardonner ne peut que la bloquer. Je dirais même que cette exigence du pardon n'est pas licite. 

Il faut se souvenir du philosophe Vladimir Jankélévitch qui était un grand germaniste. Après la seconde guerre mondiale, il a tout simplement cessé de parler et de lire en allemand, d'écouter de la musique allemande, de voir des films allemands, de se rendre dans le pays.


 Il y a des choses qu'on ne peut ni oublier ni pardonner, qui ne peuvent s'effacer d'un simple coup d'éponge. 

Simplement parce qu'il y a du Mal dans le monde et que le Mal est plus fort que le Pardon. Quelle réponse apporter ? Je ne sais pas..., il faudrait pouvoir bâtir une morale sans Pardon.

Je terminerai avec des considérations personnelles. J'ai la chance de n'avoir jamais été une victime, juste quelques offenses et humiliations comme tout le monde. Mais vis-à-vis de ceux qui me font tort, j'adopte une conduite simple: je ne pardonne pas, je ne me venge pas directement. Je me contente de rayer de mon existence la personne, de l'effacer. Je me comporte comme si elle était morte à mes yeux. Mais faire comme si quelqu'un était mort à ses yeux, est-ce que ça n'est pas l'expression d'une vengeance ?

Images de Pierre-Paul Prudhon, Mickaël Lyam, Volker Rossenbach, Mickaël Thom, Francisco Hayez, Philippe Berthier, Artemisia Gentileschi, Le Caravage, Ilya Repin, Sebastian Vrancx, Pieter Brueghel l'Ancien, Edgard Degas, Franz von Stück, Fernand Khnopff, Félicien Rops, Lucien Levy-Dhürmer, William Bouguereau.

Je recommande:

- Alexandre DUMAS: "Le Comte de Monte-Cristo". J'ai récemment essayé de lire le livre mais je n'ai pas réussi. Je crois que j'ai passé l'âge. Le film, lui, ne m'a pas trop déplu.

- "Limonov" d'Alexandre Serebrinnikov. C'est un autre film intéressant, inspiré, avec distance, du livre d'Emmanuel Carrère. J'ai bien aimé parce que l'arrogance, les détestations et la rancœur perpétuelle de Limonov expriment bien l'âme russe contemporaine.

- Jules Barbey d'Aurevilly: "La vengeance d'une femme". Une nouvelle des "Diaboliques". L'histoire d'une femme altière qui se prostitue.

- Alphonse Daudet: "Les lettres de mon moulin". Il s'agit de la nouvelle "La mule du Pape", cette brave mule qui attendit patiemment 7 ans avant de se venger de son tourmenteur.

- Bruno Bettelheim : "Le cœur conscient". Un grand livre étrangement un peu oublié. Bettelheim, grand psychanalyste, fut témoin direct de Dachau et Buchenwald. Il y développa une méthode de survie pour échapper à la Folie et à la Mort. Il montre en particulier que les rapports bourreau/victime reposent toujours sur une essentialisation de l'autre (le Nazi/le Juif). Et cette polarisation enclenche vite un cycle de meurtres et de vengeances.