Depuis quelques mois, on ne cesse de se faire peur et de se lamenter à propos de l'endettement de l'Etat français. Surtout à droite à vrai dire, parce qu'à gauche, on continue de s'en fiche (la croissance sera tellement forte avec notre belle politique économique que les emprunts se rembourseront tout seuls).
Mais, à droite comme à gauche, tout le monde fait de la Morale à ce sujet. L'argument le plus ressassé, c'est qu'on va léguer un terrible fardeau à nos chers enfants. On serait d'effroyables égoïstes parce qu'on continue de consommer et de se baffrer à grands coups d'emprunts sans considérer que les générations à venir devront payer la facture de nos bombances. De vrais propos de Pères Jésuites au 19ème siècle.
On se croit un grand économiste quand on énonce cette "idée reçue". Saut qu'elle est une ânerie. D'abord parce que l'Etat ne cesse de "rouler" sa Dette en remboursant par de nouveaux emprunts ceux qui arrivent à échéance.
Et puis dans tout contrat d'emprunt, il y a un débiteur (l'Etat) et un créancier. Et le créancier, c'est majoritairement vous et moi, toutes les personnes qui "placent" leurs petites économies. Les malheurs de l'Etat font en quelque sorte le bonheur des épargnants et ce bonheur, il est sans doute bien réel puisque l'épargne française représente deux fois le montant de sa Dette.
Les chers enfants, on leur prépare donc plutôt un avenir de rentiers (la France est d'ailleurs déjà un pays de rentiers) puisqu'on va leur léguer des créances sur l'Etat. Mais ça n'est pas non plus complétement vrai parce que la maturité moyenne des emprunts d'Etat est inférieure à 10 ans, ce qui ne correspond qu'à une demi génération.
Est-ce que ça veut dire qu'il n'y a pour l'Etat aucun risque à emprunter ? Non bien sûr, parce que les financiers internationaux peuvent être saisis de défiance et réclamer une prime de risque pour continuer à acheter de la Dette française. Et ça peut se traduire par des surcoûts énormes en frais financiers.
Mais ça n'est pas l'objet de ce post. Ce qui m'apparaît important, c'est que dans le grand concert moralisateur d'aujourd'hui, j'entends surtout le retour de la vieille haine chrétienne envers l'usure, le prêt rémunéré. Cette haine qui a marqué tout le Moyen-Age et empêché son développement économique. Cette haine qui est aussi l'une des origines de l'antisémitisme puisque les Juifs n'étaient pas soumis à cet interdit et que l'une de leurs seules activités possibles était celle de prêteur.
Prêter de l'argent, ça revient à rémunérer le Temps dans la perspective chrétienne (puis musulmane). Mais le Temps, ça ne peut pas s'acheter parce que le Destin vers lequel on doit tendre, c'est celui du "rachat" de nos fautes prélude à la vie éternelle. Et l'éternité, ça ne peut pas s'acheter.
C'est pour cette raison que la Dette a d'emblée été assimilée, dans la pensée chrétienne et occidentale, au péché.
D'ailleurs en allemand, le mot Schuld, ça veut dire à la fois la Dette et la faute.
En fait, on est tous obsédés par la Dette. On se sent tous psychologiquement débiteurs et coupables.
Pour les Chrétiens, on l'est d'emblée avec le Péché originel. Et il faut attendre la venue du Christ pour "racheter" nos fautes.
Mais pour les Juifs, c'est terrible également parce qu'être désigné comme le peuple élu, ça crée une exigence morale terrible, une dette exorbitante. Comment se monter à la hauteur d'une pareille distinction ?
Et que dire du protestantisme dans le quel l'activité la plus quotidienne, ses moments les plus prosaïques, doivent être consacrés à son salut personnel.
Et il en va de même, peut-être en plus exigeant, dans l'Islam. C'est chaque geste (pur ou impur), chaque attitude, qu'il faut interroger.
Et aujourd'hui, avec la crise écologique, on ne cesse de nous culpabiliser et de nous dire qu'on est débiteurs envers les générations futures et même la planète toute entière.
Tous coupables..., on n'arrive pas à sortir de la sujétion du péché religieux. On nous fait sans cesse honte et reproche.
Etre débiteur et coupable, c'est devenu la condition même de l'homme occidental. Et c'est affreux parce qu'on est bien incapables de faire face à ça et qu'on est donc de plus en plus angoissés.
C'est le philosophe Nietzsche qui a le mieux décrit cet avènement du monde moderne dans "La Généalogie de la Morale". Il y montre que le grand bouleversement politique et social du monde, il est intervenu quand on s'est mis à établir des relations de créancier à débiteur entre tous les hommes. Et cela s'est effectué de manière cruelle, en utilisant la contrainte physique, au besoin par le châtiment et la torture. C'est, par exemple, la terrifiante machine de la colonie pénitentiaire de Kafka.
Pour "faire société", il a fallu "dresser" les gens à faire des promesses et à tenir leurs engagements. Et on sait bien que ça n'est pas facile et même angoissant.
Mais c'est à partir de là, aux alentours de la fin du 15ème siècle, qu'est née la Dette, puis le Capitalisme. L'avènement de celui-ci n'a d'ailleurs, contrairement à l'opinion commune, pas grand chose à voir avec "L'éthique protestante" de Max Weber". Bien plus décisives sont la naissance des banques, de la comptabilité en partie double, des émissions obligataires, des sociétés par actions.
Et avec le Capitalisme, c'est vraiment terrible. Tant qu'on était encore religieux, on pouvait encore nourrir un petit espoir. On pouvait espérer qu'avec le Jugement dernier, toutes nos dettes et toutes nos fautes seraient effacées, même nos escroqueries financières, même nos crimes et délits les plus affreux.
Mais c'est fini tout cela ! Le capitalisme est d'une impitoyable cruauté: ni les dettes, ni les fautes ne seront jamais rachetées. Il faut impérativement payer, sans détours ni contours possibles.
On pourra juger que c'est un insupportable asservissement et réclamer, en conséquence, l'annulation de toutes les dettes (David Graeber). Ca revient à oublier que la Dette, c'est ce qui a permis à l'humanité de sortir de la misère économique.
Je recommande:
- Friedrich Nietzsche: "La Généalogie de la Morale". Avec le Zarathoustra, c'est le bouquin de Nietzsche à lire absolument. Une grande histoire de l'humanité soumise à un processus cruel de domptage/domestication. Cette vision d'une société disciplinaire a influencé, de manière décisive, Michel Foucault et toute "la pensée 68".
- David Graeber: "Dette 5 000 ans d'histoire". David Graeber est aujourd'hui porté au pinacle mais j'ai vraiment du mal à adhérer à ses bouquins bavards et confus. On sent qu'il part toujours d'une idée préconçue et qu'il "déroule" ensuite à partir de là (un peu comme Piketty et son présupposé d'inégalités qui s'accroissent sans cesse). Ici, l'histoire de la Dette serait inséparable de la construction du pouvoir et les débiteurs en seraient évidemment les assujettis. Conclusion: il est légitime d'effacer les dettes. C'est un peu simple parce qu'on oublie que les créanciers sont souvent aussi les perdants de l'affaire.
A ces élucubrations, je préfère de véritables économistes:
- Michel Bourgeois : "Si l'argent nous était conté - Grandes Histoires et petites anecdotes de la monnaie physique". Par un économiste belge: c'est donc souvent drôle et amusant.
- Jacob Goldstein : "La véritable histoire de la monnaie - De l'âge de bronze à l'ère numérique". Un panorama très complet. L'histoire de "la fiction" la plus remarquable de l'humanité.
- Jean-Marc Daniel: "Nouvelles leçons d'histoire économique - Dette, inflation, transition énergétique, travail". Le tout dernier bouquin de ce véritable économiste. Pour ne plus s'endetter, il faut cesser de privilégier la consommation au détriment de l'investissement.