samedi 28 septembre 2024

Normalisation de la déviance


Les troubles mentaux, on en fait maintenant une priorité politique nationale et ça ne semble guère soulever d'interrogations. Comme si c'était évident, urgent, indispensable. Pourtant, on ne sait déjà pas trop bien les définir, ni en établir les frontières. Quels symptômes, quelles pathologies, quelles gradations ? Du déprimé au schizophrène, y a-t-il un continuum ?


Comme de coutume, on ne cesse de dresser un panorama effroyable de la santé mentale des Français. Et puis, on évoque une progression forte et continue des troubles psychiques, notamment chez les jeunes. Une majorité de personnes, adultes et adolescents, serait au bord du gouffre, de la rupture. Il est réclamé à l'Etat protecteur et maternant de les sauver. Et en fait, tout le monde est potentiellement concerné parce qu'on ne reconnaît pas tous ou n'avoue pas toujours son malaise, alors qu'on est tous à la merci de cette affection sournoise, tapie en nous, qui, un jour, brutalement, s'éveille.


On réclame donc, à cor et à cri, des moyens supplémentaires: structures de prise en charge et  thérapeutes de l'âme (psychologues et psychiatres). Mais les institutions se révèlent rapidement débordées par une clientèle sans cesse croissante.

En France même, près de 350 000 personnes seraient ainsi, chaque année, hospitalisées à temps complet dans un établissement psychiatrique. S'y ajoutent près de 30 millions d'actes et consultations réalisés dans les secteurs public et libéral de la psychiatrie. On va jusqu'à estimer que 13 millions de Français (dont 1,6 million enfants et adolescents), soit un cinquième de la population, sont touchés par des troubles psychiques. Et que dire des 16 millions de personnes qui prennent des psychotropes et anti-dépresseurs ?

Qu'est-ce qu'on peut penser de cette complaisance à se considérer tous malades, de cet empressement de l'Etat à se préoccuper de notre santé mentale ? Face aux chiffres évoqués, on se dit, en effet, qu'il n'y a plus de séparation du normal et du pathologique. Ou plutôt qu'il n'y a plus que du pathologique et qu'à l'exception de quelques réfractaires, tout le monde a besoin d'une assistance médicale et médicamenteuse. C'est la zombification progressive de nos sociétés. Elles seront bientôt majoritairement composées d'individus qui ne tiennent, ne survivent, que grâce à des béquilles psychologiques, à grands coups de stimulants puis de sédatifs alimentés par des consultations chez un "spécialiste". "Tous dépressifs", c'est la nouvelle bannière de ralliement.

Loin de moi l'idée de dire que la maladie mentale, ça n'existe pas. Que s'il y a des fous, c'est parce qu'il y a des psychiatres, que l'institution produit la pathologie. Mais entre le déprimé et le schizophrène, il y a tout de même bien un gouffre. Pourtant, on semble considérer aujourd'hui la maladie mentale comme une vaste pathologie homogène dont les variations ne sont affaire que de degrés. 

La déviance, elle s'exprimait autrefois à travers la figure asociale du Fou. Dès la fin du Moyen-Age, ont ainsi été donnés une expression sociale et un miroir à la Folie. Tout l'Art pictural, jusqu'aux vitraux des cathédrales, est alors envahi par la figure insolente et colorée du Fou. Il y a aussi les nombreux carnavals des fous dans les quels tous les rôles sociaux sont inversés. Le Fou, c'était le miroir et la figure clé du passage aux temps modernes, le porteur d'une nouvelle Liberté (il est même le seul autorisé à ridiculiser les puissants). 

Le Fou, c'était l'Autre et le Proche. Et cette figure duplice, elle a encore été renforcée au 19ème siècle, celui d'une accélération de la modernité et de la naissance de la psychiatrie. Et cela s'est prolongé jusqu'au surréalisme et à l'Art brut. 

Mais depuis, la figure du Fou, comme étrangeté/familiarité, s'est effacée de la production picturale. L'Art contemporain est absorbé dans son formalisme, il est dépourvu d'extravagance et de  sensualité. L'œuvre se suffit à elle-même, il n'y a plus d'ailleurs, d'hétérogénéité. Nos sociétés sont devenues monochromes, une espèce de gris-bleu généralisé, convenable et bienséant. 

Et de déviance, il n'y a plus ou plutôt, la déviance, elle est en passe de devenir aujourd'hui la normalité sous la forme de la dépression, du mal-être, de l'anxiété. C'est le grand "spleen" de la modernité. Le monde apparaît plat, atone, sans intensité. On est enfermés dans des sociétés dites de consommation sans profondeur, dans les quelles tout est réglé par la valeur marchande. En fait, tout se vaut, tout est interchangeable, tout est hyper réel, plus réel que le réel.

On a potentiellement accès à tout mais tout est neutre, indifférent. C'est le paradoxe de la fausse liberté des temps modernes qu'avait dénoncée Dostoïevsky. Si plus rien n'est interdit, plus rien n'est également permis, car sans interdit, il n'y a plus rien à désirer, plus rien dont on puisse rêver. On ne cesse de se cogner, de buter, sur le Réel.

C'est dans cette ambiance générale que le mélancolique et le dépressif sont devenus les deux grandes figures de notre modernité. Leur drame, c'est qu'ils vivent dans la platitude de l'existence, son apparence cotonneuse, indistincte, atone. Leur attitude générale, elle s'apparente alors à la catatonie: négativisme, passivité, inertie. Cela parce qu'ils n'éprouvent pas "cette joie pure, essentielle, que certains ressentent du seul fait d'être en vie". Et le plus troublant, c'est que rien, aucun accident, aucune carence, n'expliquent généralement leur état. Leur vie se caractérise, au contraire, par sa banalité. Les dépressifs sont souvent même des gens qui n'ont manqué de rien, y compris de parents aimants.

Et peut-être que c'est justement de cette excessive normalité et de ses injonctions dont ils souffrent le plus. Rien n'est plus triste, en effet, que de devoir reproduire le modèle qui vous a été tendu. On sent tout de suite un décalage, un hiatus, entre l'image proposée et ce que l'on vit intimement. Et le gros problème, c'est qu'on n'a généralement pas de réponse parce qu'on est infichus d'identifier et d'exprimer ce que l'on désire. La clé de son Destin, on n'est pas capables, ou on refuse, de l'identifier.


Et j'ai bien peur que les prises en charge médicamenteuses ou les thérapies du "feel good" aujourd'hui proposées ne permettent pas au déprimé de sortir vraiment de la nasse. A trop vouloir son bien-être, à lui demander d'évacuer ses mauvaises pensées, on l'inhibe encore plus.

La normalisation de la vie à force d'anesthésie médicamenteuse et d'humeurs positives, ça me fait plutôt frémir. On fabrique des gens dont on ne sait pas s'ils sont vivants ou morts. Des obsessionnels bétonnés, fortifiés, caparaçonnés de leurs doutes, leurs incertitudes, leurs interdits. Souvent sur adaptés, des bureaucrates modèles, mais évidemment sans joie de vivre, mortellement ennuyeux.

C'est cela justement qui m'inquiète. Moi, j'ai eu la chance d'avoir une vie plutôt chahutée et je n'aspire pas, en conséquence, à devenir quelqu'un de normal, d'équilibré. Mon mal-être, mon anxiété, j'y tiens. Ils sont aussi le carburant de ma vie et ce qui signe peut-être mon originalité. Ma part d'ombre, ma dinguerie, je les aime, elles me constituent, je ne veux pas les refouler.

A l'opposé des obsessionnels, j'ai, comme beaucoup de femmes, des côtés hystériques: notamment une théâtralité étudiée qui peut être horripilante. Mais disons que je carbure au Désir, même si (et probablement parce que) j'en ignore le véritable objet. Du Désir, je fais ma boussole et j'échafaude sans cesse, à son sujet, des montages complexes. Evidemment, j'irrite, je suscite rancune, je passe pour une allumeuse compliquée parce qu'on se méprend sur mes tactiques. C'est la rançon compréhensible de ma belle indifférence.


Mais qu'importe ! A l'encontre de l'anesthésie générale des esprits, je revendique, avec vigueur, le droit à une certaine anormalité. Le droit, pour ce qui me concerne, à être une hystérique exaspérante qui ne sait pas quel est son désir. 

C'est ce dont on manque le plus aujourd'hui: d'altérité, de différence. Plus rien, ni personne, pour nous apporter la contradiction, nous bousculer, nous retourner, nous rentrer dedans. On est tous polis, on évite les conflits, on se fait tout petits, on est tous des zombies dépressifs. On a tous rendu les armes même si on continue de s'entredéchirer de manière feutrée.


 Retrouver l'esprit de la confrontation, du combat, c'est peut-être la solution. Le combat pour la reconnaissance, l'affirmation de soi, le désir d'être désiré, c'est ce qui nous empêche de nous noyer et nous permet de retrouver notre souffle. De retrouver l'essence de la vie. 


Images d'Emile SIGNOL, Nicolas WINTER, Jeanne-Marie TEINTURIER, Pieter BRUEGEL l'Ancien, Jean METSYS, Ambroise TARDIEU, Max ERNST, Jacques MONORY, Richard ESTES, Ilya REPIN, Max REICHLICH, Lucas CRANACH, Jean-Jacques SEMPE, Bruno SCHULZ. Le dernier tableau, très évocateur pour moi, est célébrissime en Pologne mais inconnu, je pense, en France: "Stanczyk" de Jan MATEJKO (1838-1893). 

Je recommande:

- Rebecca LIGHIERI: "Le club des enfants perdus". L'un des très bons bouquins de cette rentrée. Les enfants perdus, ce sont tous ceux qui n'accrochent à rien, à qui tout est indifférent, en dépit de l'attention et de l'amour qui leur ont été portés. Ces ectoplasmes dont on ne sait pas s'ils sont vivants.

- Victoria MAS : "Le bal des folles". Un livre très intéressant sur le plan historique. L'internement à la Salpêtrière, dans le service du célébrissime Pr Charcot, de jeunes filles hystériques. Un bal annuel y était donné et y était conviée la bourgeoisie parisienne.

* Sur l'histoire de la Folie, il y a bien sûr le livre de Michel Foucault, d'une remarquable qualité d'écriture. Mais ses thèses ont été démontées, de façon convaincante, par Gladys Swain et Marcel Gauchet: "La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la Révolution démocratique". Dans le prolongement de cet ouvrage, je recommande vivement le bouquin de Claude Quétel : "Histoire de la Folie - De l'Antiquité à nos jours". Passionnant. Il est en poche et donc facile à trouver.

* Enfin, si vous ne redoutez pas les queues et les foules, je vous signale la remarquable exposition du Musée du Louvre: "Figures du Fou - Du Moyen-Âge aux Romantiques".





samedi 21 septembre 2024

Les Voleurs - Prédateurs et obsessionnels





















Parmi les incidents franchement désagréables de la vie, il y a le fait d'être, un jour, volé. 

Comme à presque tout le monde, ça m'est bien sûr aussi arrivé. 


Ce qui est curieux, c'est que ça dépasse très largement l'aspect matériel des choses. Même si la perte financière est faible, on est chamboulés, on vit ça comme un véritable viol, c'est notre intimité qui a été profanée. Qu'un inconnu ait pu examiner mes petites affaires, accéder à mes petits secrets, amoureux ou financiers, ça m'a profondément troublée. 

Et puis, on est impressionnés par l'audace des voleurs. Parce qu'en règle générale, ils tablent sur l'effet de surprise pour réussir leur coup : les failles de votre attention, votre sentiment fallacieux de sécurité. Vous vous rendez compte que la quiétude du monde est trompeuse, qu'elle peut se désagréger en un instant. On se met alors à prendre peur, on devient presque parano, parce qu'on a l'impression d'être sous domination. Une domination qui s'exerce par le regard et nous met à la merci potentielle de gens très rusés, éventuellement puissants, qui vous épient et vous observent continuellement.


Un vol, il faut du temps pour s'en remettre. Mais c'est aussi une occasion de réfléchir sur la psychologie de nos agresseurs et plus largement de ceux qui nous côtoient en société.

La majorité des voleurs opèrent "de sang froid", pour le simple appât du gain facile. Leurs victimes, ils n'éprouvent absolument aucune compassion pour elles, ils les déshumanisent entièrement. Ils auront peut-être moins de scrupules à agresser des bourgeois mais la justice sociale n'est pas leur première préoccupation. C'est "l'occasion qui fait le larron" et tant pis si l'agressé est lui-même un misérable.


Ces voleurs impitoyables et cyniques, qui s'arrogent le droit de dépouiller les autres, considèrent leurs victimes comme de simples objets, des "proies". Ces prédateurs indifférents correspondent très exactement au portrait du "criminel apathique", sans passion, dressé par le Marquis de Sade. Leur personnalité est simplement antisociale.


Mais il existe aussi une autre catégorie de voleurs pour les quels l'enrichissement personnel n'est pas la première préoccupation. Il s'agit des voleurs compulsifs, obsessionnels, que l'on appelle aussi cleptomanes (ou kleptomanes).

Ils sont souvent remarquablement efficaces, peut-être même plus que des professionnels, parce que chez eux, tout est soudain et improvisé et qu'ils agissent par impulsion. La surprise est donc maximale.

Ce qui est intéressant chez eux, c'est que le vol ne correspond ni à un besoin utilitaire, ni à un motif économique. Ce n'est pas l'objet volé, souvent insignifiant, qui compte, c'est l'acte même du vol. Et d'ailleurs, les kleptomanes ne s'en prennent généralement pas à des gens.


Avant même de passer à l'acte, ils sont envahis d'une tension extrême, une impulsion soudaine et irrépressible. C'est l'obsession de voler qui ne peut être soulagée que par la compulsion de l'acte de dérober l'objet. Et après la réussite du vol, ils éprouvent une sorte de soulagement et de joie intense. Mais c'est  provisoire et le soufflé retombe très vite. Du reste, le kleptomane ne se fait pas d'illusions. Il sait qu'un jour, il sera pris en flagrant délit et arrêté. Et dans la punition qui suivra, il trouvera souvent une rédemption.

Le vol compulsif, c'est souvent même un rite initiatique de l'adolescence. Je me souviens moi-même, comme si c'était hier, du seul et unique vol de ma vie: un livre qui n'était même pas intéressant (des cahiers marxistes). Dans le feu de l'action, j'ai éprouvé une émotion terrible, à en inonder ma culotte. Immédiatement après, ça a été un immense soulagement et presque un sentiment de triomphe. Mais les jours suivants, je me suis sentie coupable et j'ai été tenaillée par l'envie d'aller rendre le livre.

Mais cette expérience a quand même été salvatrice. Elle m'a permis de comprendre que, comme toutes les adolescentes, j'étais un peu dépressive à l'époque. Voler, c'était alors un éclair dans ma vie, une manière de lutter contre ces affects négatifs. L'excitation éprouvée me mettait la tête hors de l'eau, me permettait de combler ce sentiment de vide et d'aliénation qui m'envahissait. 

Je n'étais heureusement pas suffisamment déprimée pour m'engager dans la surenchère. Mes aventures de toutes sortes, voyages et amours, m'ont plus efficacement sortie de la grisaille.

Il existe ainsi de nombreux voleurs qui n'ont rien à voir avec le crime organisé. Des pauvres gens (une mère de famille, un petit retraité) qui sont plutôt des dépressifs et des obsessionnels. Des personnes un peu perdues qui trouvent dans le vol une occasion d'illuminer, durant un instant, leur vie.

Des obsessionnels, nos sociétés en produisent à la pelle. Des personnages de Sempé, un peu perdus et inhibés. Des gens qui s'interdisent de réaliser leurs désirs, qui évitent l'amour et le sexe, qui voient dans la répétition le seul refuge contre les embarras et complications de la vie. Tout est perçu comme une menace et il faut donc se protéger. On bétonne sa vie pour se prémunir du hasard. On meurt à petit feu mais, à un moment, ça devient insupportable. On a besoin de se raccrocher à quelque chose et, alors, on craque pour la possession d'un objet.

Je ne saurais trop, à ce sujet, recommander le récit de la vie de Stéphane Breitwieser. Un jeune Alsacien qui a été le plus grand voleur d'Art de ces dernières années. En peu de temps (entre 1994 et 2001) et quasiment sans aucun matériel, il a commis plus de 250 vols dans des musées français, suisses et belges. Cela en plein jour et au nez et à la barbe des gardiens et visiteurs avec, pour seul outil, un couteau suisse. Le montant de ses vols a avoisiné plusieurs dizaines de millions d'euros. Il ne revendait rien et se contentait d'entasser ses œuvres d'Art dans le grenier d'un petit pavillon de banlieue. Toute sa personnalité, son individualité, il la transposait, d'une certaine manière, dans ces objets inertes dont il avait l'exclusivité de la jouissance. Il a plus tard justifié ses vols en affirmant que lui seul était capable de comprendre et d'apprécier ces œuvres d'Art.

Par contraste avec ces trésors accumulés, la vie de Stéphane Breitwieser était particulièrement médiocre: pas d'études, des petits boulots épisodiques, un niveau de vie très modeste aux crochets de sa mère. Seules satisfactions : les vols compulsifs et l'entassement, pour lui seul, de ses œuvres d'Art.

Ca en dit long sur la solitude et la détresse humaine.

Un ensemble disparate d'œuvres (Modigliani, Braque, Edvard Munch, Caspard David Friedrich, Cézanne, Picasso, Matisse, Vinci, Rembrandt, Le Caravage, Velazquez, Vermeer, De Heem) qui ont pour lien d'avoir tous été volés dans un musée. Le plus extravagant, c'est la sculpture d'Henry Moore qui pesait tout de même plusieurs tonnes. Certaines œuvres ont été retrouvées mais la plupart ont disparu.

Je recommande :

- Michael FINKEL: "Le voleur d'Art - Une histoire d'amour et de crimes". Un bouquin très récent consacré à Stéphane Breitwieser. Un parcours de vie qui fait beaucoup réfléchir. J'ai été enthousiasmée.

- Alain ABELHAUSER : "Un doute infini - L'obsessionnel en 40 leçons". Un excellent livre sur les personnalités obsessionnelles. C'est le type psychologique dominant aujourd'hui. Et d'ailleurs, commençons par nous interroger sur nous-mêmes.

- Morgan SPORTES: "L'appât" qui a été suivi d'un film de Bertrand Tavernier (1995). La crapulerie lamentable et  inconsciente. Il faut aussi rappeler que Morgan Sportes est un très bon écrivain, trop peu connu.

- On trouve, par ailleurs, une foule d'articles et livres sur le vol rocambolesque de "la Joconde", en août 1911, par un ouvrier italien. Ce vol a probablement contribué à la gloire de la Joconde.

Mais on a étrangement oublié "le casse" du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en janvier 1990. Il est vrai que ça n'est pas très glorieux pour les services de sécurité du Musée. Cinq toiles de maître (Braque, Léger, Matisse, Modigliani, Picasso) ont alors été dérobées. Elles n'ont jamais été retrouvées et on pense même qu'elles ont fini dans les poubelles de la ville de Paris.

- Enfin, ça n'a rien à voir avec ce post mais vous penserez à moi en écoutant le dernier disque du groupe rock britannique Tindersticks: "Soft Tissue". Je m'y retrouve largement.

samedi 14 septembre 2024

"A ma sœur et unique"- De la violence des filles

 

La photo ci-dessus m'a évoqué les deux dingos qu'on était (en plus longilignes), ma sœur et moi, à l'âge de 15/16 ans. De quoi inquiéter grave nos parents. Mais, à nous deux, on se pensait toutes puissantes, on se croyait tout permis et d'ailleurs, il suffisait d'un claquement de doigts pour obtenir ce qu'on voulait. Je ne sais pas quelles bêtises, des mecs aux soûleries et aux addictions diverses, on n'a pas faites ensemble.


Avoir une sœur à peu près du même âge, je crois qu'il n'y a rien de plus formateur dans une éducation à la vie. Et je pense que ça vaut également, même à un moindre degré, pour un garçon qui a une sœur proche. Il y a une profondeur vraiment viscérale de la relation. Evidemment, c'est violent, très violent, parce qu'on se balance, sans cesse, les pires horreurs. T'es conne, t'es moche..., on est d'une lucidité et d'une cruauté impitoyables.  

Mais au moins, on se dit absolument tout, sans aucune censure, et ça, ça vaut toutes les thérapies et toutes les psychanalyses. On se raconte, en particulier, toutes nos histoires de cul avec une franchise totale. On est sans honte, on ne craint pas d'être très crues, voire obscènes. Je crois que ça m'a tout appris: sans ma sœur, je pense que je serais restée largement coincée, une oie blanche, en la matière.

 
Entre sœurs, on s'aime et on se déteste de manière absolue et sous toutes nos facettes. Après s'être engueulées, on essaie de se consoler en dormant parfois dans le même lit. C'est un amour bouffant, dévorant, fusionnel. Au point qu'on aimait échanger nos fringues, de manière à passer l'une pour l'autre. On peut tout faire avec sa sœur, même faire pipi ou vomir devant elle. C'est une relation très étrange, probablement la seule relation passionnelle dépourvue de toute implication sexuelle. 


Et notre complicité était renforcée par la langue absolument unique que nous parlions entre nous : une effroyable tambouille polono-persano-russo-française. Je pense vraiment qu'à peu près personne ne pouvait nous comprendre. On avait ainsi l'impression de participer à une société secrète, celle de véritables amies du crime. C'est une langue morte aujourd'hui.

Le problème, c'est que la compétition entre sœurs dégénère souvent en reproduisant des schémas établis. Une hiérarchie, d'origine sociale, finit par s'installer. Il y a, d'un côté, la révoltée, belle, séduisante (qui a tous les mecs à ses pieds), plutôt anarchiste et toxico mais que la famille et l'école répriment férocement.  Et de l'autre côté, il y a la bonne élève plus conformiste, qui fait la fierté de ses parents et qui est louangée par ses profs. A celle-là, on passe à peu près tout et on la rend dingue d'orgueil.

J'ai été complice de cette mécanique perverse, de cette effroyable injustice. En laissant s'établir cette hiérarchie, j'ai contribué à assassiner "psychologiquement" ma sœur. Et maintenant qu'elle est disparue physiquement, c'est toute une partie de moi-même qui est également morte.


Mais cette absence renforce ma conviction ; c'est cette capacité à n'avoir aucun tabou social, à absolument tout se dire, même l'inavouable, même le scandaleux, qui fait la force de certaines relations entre filles et surtout entre sœurs. Je n'ai pas l'impression que ce soit la même chose dans les amitiés masculines. Montaigne et La Boétie, ou bien "Les frères Karamazov", ça n'a pour moi absolument rien à voir avec ce qui peut se nouer entre femmes.

Etrangement, je rejoue largement ce schéma de la sororité avec ma copine Daria. On s'engueule, on se balance des horreurs, mais ça n'a pas d'importance, ça nous fait progresser l'une et l'autre. Et puis, il y a entre nous une sensualité qui n'est pas directement sexuelle. On fait effort pour bien s'habiller, bien se présenter à l'autre, pour recevoir des compliments de sa part. Inconcevable d'être négligées ou avachies quand on est ensemble. On peut aussi s'embrasser, dormir dans le même lit, sans pour autant se sentir lesbiennes.

Et c'est surtout cela que je voudrais souligner. Les filles sont beaucoup moins policées qu'on ne l'imagine. Elles sont souvent même d'une violence terrible lorsqu'elles se sentent fortes d'un lien entre elles. 


Un symbole: le film "Grave" de la célèbre réalisatrice Julia Ducournau (2016). Deux sœurs dans une même école vétérinaire, deux sœurs hantées par le cannibalisme et le goût du sang. Pour assouvir leur passion, elles vont jusqu'à provoquer des accidents de voiture. Et puis, elles avalent les chairs crues des animaux soumis à dissection. Un film impressionnant, très beau esthétiquement, mais qui n'a eu absolument aucun succès jusqu'à ce que Julia Ducournau remporte la Palme d'or du Festival de Cannes (en 2021 pour "Titane").


"Les petites filles modèles", ça n'a, en fait, jamais existé et d'ailleurs, je me suis surtout identifiée au personnage de Sophie chez la comtesse de Ségur. L'expression de la noirceur russe, de son sadisme et de sa cruauté: découper les poissons adorés de sa maman, laisser fondre sa poupée au soleil puis l'enterrer, abandonner un poulet pour qu'il soit dévoré par un vautour. Ca a plutôt été pour moi un manuel d'éducation à l'envers.


Sans doute sans le savoir, la Comtesse de Ségur reproduisait, en fait, le schéma de la grande histoire de deux sœurs, Justine et Juliette, longuement développée par le Marquis de Sade. D'un côté, Justine, une femme prude et vertueuse mais malheureuse. De l'autre, Juliette, sans tabous et ivre de puissance, qui jouit pleinement de la vie. Deux bouquins qui m'avait secouée. On préfère Juliette mais on en est effrayées: on a quand même du mal à admettre ses sombres tréfonds.


Et puis, j'ai été absolument fascinée par les sœurs Brontë. Une misère matérielle, sociale, sexuelle, à peu près totale. L'ombre de la maladie, la tuberculose, qui les emportera toutes très jeunes. Un frère à peu près dément, une nature hostile (les landes du Yorkshire). Trois tristes demoiselles, en apparence, dans un univers glauque et sépulcral. Trois sœurs mélancoliques dont s'est inspiré, un peu plus tard, Tchekhov. Et pourtant Anne, Emily et Charlotte, toutes les trois profondément liées, ont tout compris, pas seulement de la psychologie féminine, mais du caractère retors et vengeur des relations humaines. Le prétendu Amour, l'attention portée aux autres, ce n'est pas le souci du Bien qui les fonde, c'est l'attrait du Mal.

Et enfin, celle qui a contribué à me libérer, c'est Virginia Woolf, celle qui a révolutionné l'écriture du roman en transcrivant non pas le monde extérieur mais "le flux" de sa conscience. A une prose démonstrative, elle a substitué une écriture sensitive, émotionnelle, un jeu d'intensités. Sous des abords conventionnels, elle a été, certes au prix de tourments continuels, une grande révolutionnaire dans le domaine artistique, social et sexuel. Virginia Woolf avait deux sœurs, notamment une aînée, la peintre Vanessa Bell. Elles étaient inséparables et ont réuni autour d'elles toute l'aristocratie intellectuelle anglaise du début du 20ème siècle.


Les solidarités féminines, je crois qu'on assiste aujourd'hui à leur explosion. Ces solidarités, on peut aussi appeler ça des sororités. Ca se révèle de plus en plus violent et agressif. Ca commence même à effrayer, pas seulement les hommes. C'est qu'il s'agit de renverser l'histoire du monde et de la domination masculine. Et il y a déjà un basculement politique majeur qui s'opère dans les sociétés occidentales: pour la première fois, les jeunes femmes votent plus à gauche que leurs homologues masculins.


Ca a évidemment des côtés déplaisants: ça a de forts relents puritains et puis on s'écarte d'une vision universaliste de la condition humaine (ce qui est important, c'est d'abord ce que l'homme et la femme partagent en commun). Je me sens ainsi personnellement bien plus proche d'Emma Becker et d'Abnousse Shalmani que des sinistres "redresseuses de torts" actuelles. Mais il faut bien reconnaître que les sororités, c'est ce qui imprime le mouvement de l'Histoire: ça grignote, petit à petit, l'ordre social avant de provoquer, bientôt, un effondrement complet dans un grand fracas.

Photos notamment de Francesca WOODMAN et Lucia O'Connor. L'avant-dernière photo, c'est, bien sûr, l'une des scènes finales de "Thelma et Louise".

Je recommande :

 - Elisabeth BARILLE : "Les sœurs et autres espèces vivantes". Elisabeth Barillé, c'est une écrivaine avec la quelle je me sens en complète empathie. Ce dernier bouquin, qui montre bien les relations complexes que l'on a avec une sœur d'âge proche, m'a enthousiasmée et m'a incitée à rédiger ce post.  

- Blanche LERIDON: "Le château de mes sœurs". Les sœurs rivales, complices ou sorcières. Un très vaste panorama non seulement littéraire mais aussi médiatique : les sœurs Kardashian, Venus et Serena Williams, les sœurs Halliwell etc...C'est convaincant et bien documenté: une leçon d'histoire.

- Dominique BONA : "Les yeux noirs". C'est l'histoire fascinante des trois sœurs Heredia.

C'est à compléter par le récent et remarquable livre d'Abnousse Shalmani; "J'ai pêché, pêché dans le plaisir" et par le très beau film "Curiosa" réalisé par Lou Jeunet et sorti en 2019.

Et je rappelle enfin le très bon bouquin "A ma sœur et unique" de Guy Boley consacré à l'étrange amour entre Nietzsche et sa sœur.