On peut maintenant envisager une réouverture prochaine des frontières et rêver, à nouveau, de voyages et d'aventures. Mais on se pose alors aussi, avec plus d'acuité peut-être, la question de la finalité d'un voyage.
A quoi ça rime finalement de s'imposer de grands circuits culturels ? Par exemple, un grand tour des musées italiens dans les quels on s'embête mortellement après avoir fait la queue pendant deux heures pour y entrer. Comme si, en subissant cette épreuve, on allait compenser ses vieilles frustrations scolaires, combler toutes ses lacunes et rejoindre, magiquement, les élites distinguées et cultivées.
Ou bien, les voyages distraction-repos dans lesquels la préoccupation première semble être de "tuer le temps". Aller se vautrer sur une plage en Thaïlande, à Phuket, à plus de 9 000 kilomètres mais où on n'est pas dépaysés puisque ce n'est guère différent de La Baule en Loire-Atlantique". Ou mieux, "plonger avec des requins, se promener à poil dans Tchernobyl, se faire tatouer au Sri Lanka". Ou faire la fête, une teuf, s'étourdir d'alcools et de musiques. Ce n'est pas le bonheur, ce n'est pas le malheur, c'est pire, c'est le vide épouvantable de l'ennui !
Mais je ne veux pas juger. Finalement, on choisit, tous, ses voyages pour affirmer sa distinction, sa différence : afficher comme on est original, curieux et cultivé. Mais on oublie qu'on échoue toujours parce qu'on devient, en même temps, le beauf, le sujet de moquerie, de quelqu'un d'autre.
Pour ma part, j'évite de nourrir de trop grandes ambitions pour mes voyages. Avoir un but, un objectif, ça m'apparaît même ridicule. Ceux qui prétendent avoir "fait" un pays m'épatent toujours un peu, comme si un pays, ça pouvait se résumer à quelques sites, musées, monuments incontournables, enrobés de quelques éléments folkloriques.
En fait, c'est le voyage qui, en lui-même, est un but. Le Prado, la chapelle Sixtine, l'Ermitage, les merveilles de la nature, on s'en fiche en réalité, ce n'est pas vraiment ça qui nous émeut..
Je suis comme tout le monde. Je voyage d'abord parce que je m'ennuie. Je m'ennuie à l'intérieur de la coquille dans la quelle j'ai l'impression de vivre. Et puis, j'en ai marre de parler français, de penser français, de vivre français. J'ai profondément besoin d'échapper à une cage, de changer de peau, d'identité. M'ouvrir à d'autres sensations, d'autres sons, d'autres couleurs.
Peu importent alors la destination, les centres d'intérêts. D'ailleurs, j'aime bien les régions et les pays moches où il n'y a, dit-on, rien à voir : les Hauts de France, la Moldavie, la Macédoine du Nord, le Kazakhstan, l'Ukraine, la Biélorussie. Là-bas, je suis à peu près sûre de sortir des autoroutes du voyage, de n'y croiser aucun touriste, aucun vacancier. Et puis, c'est souvent dans les pays les plus nuls que j'ai rencontré les gens les plus intéressants.
Ce qui compte, c'est le mouvement, le déplacement, le changement continuel de perspectives. Tracer son chemin simplement, "comme ça", sans programme, sans trop savoir pourquoi, juste peut-être pour la sonorité d'un nom ou l'appel d'une image. Les questions existentielles (pourquoi, dans quel but, jusqu'où ?), contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, ce n'est pas ça qui nous anime en fait.
Ou mieux encore, les longs voyages en train. Étudiante, j'adorais la carte Inter-Rail qui permettait de parcourir pendant un mois toute l'Europe : se coucher à Copenhague pour se réveiller le lendemain à Venise. C'était d'ailleurs l'occasion de faire pas mal de rencontres parce qu'il y a une espèce de disponibilité émotionnelle, érotique, voire criminelle, dans les trains de nuit.
Ou alors les anciens pays communistes où j'ai toujours adoré prendre le train : animation et spectacles garantis ! La meilleure initiation possible à un autre monde : des trafiquants, des vendeurs à la sauvette, des bonimenteurs, des douaniers corrompus, des provodnitsa (hôtesses de train) irascibles, de la "boustifaille" échangée et arrosée de bière et vodka et surtout des bavassages infinis au cours des quels on refait le monde.
Malheureusement, cette convivialité ferroviaire est en train de disparaître partout dans le monde. Cela, depuis que les wagons cherchent à ressembler à des cabines d'avion : on supprime les compartiments de 6 ou 8 voyageurs pour leur substituer des fauteuils en ligne, rangés par deux. Résultat : chacun s'isole, plus personne ne se parle.
Mais peu importe ! "Si j'avais plus de temps, d'argent,...j'irais tout le temps dans un pays étranger. Pour pénétrer dans des endroits semblables mais différents. Pour pénétrer dans un espace étrange semblable à un rêve ou à une renaissance. Pour s'étonner que le monde n'ait pas de fin. Qu'on puisse recommencer beaucoup de choses depuis le début. Oui. Que ce soit comme une nouvelle vie. Même si elle dure un, deux ou trois jours, qu'elle a un goût de poussière et qu'elle est floue à cause de l'air tremblant de chaleur" (Andrzej STASIUK).
La vie comme un voyage en train, c'est peut-être, finalement, ce qui me convient le mieux. La vie perpétuellement changeante, mouvante, chatoyante. Ouverte à l'imprévu, au hasard, aux rencontres, au meilleur comme au pire.
Un post pour partie de circonstance. Je vais profiter du déconfinement pour m'absenter, enfin, un peu : 15 jours. Mais je ne vais pas bien loin, juste au bord de la mer en France (donc sans natation possible). Nouveau post le 19 juin.
S'agissant des voyages en train, je suis réservée sur le Transsibérien qui fait beaucoup plus rêver les Occidentaux que les Russes. Si vous passez par un Tour Operator, vous allez, de plus, vous retrouver entre touristes (c'est le même problème avec les croisières fluviales). Et puis tout dépend de votre voisin de cabine : une semaine de promiscuité et d'hygiène douteuse, ça peut être l'Enfer. Quant aux paysages, ils sont d'une lancinante monotonie.
Préférez les petits trains régionaux, c'est beaucoup plus pittoresque et rigolo. Concernant les trains internationaux, j'affectionne personnellement : le "Varsovie-Vilnius" (via la Biélorussie), le "Cracovie-Lviv", le"Sofia-Belgrade". Je rêve également de faire, un jour, le Trans Asia Express qui se rend d'Istanbul à Téhéran dans des paysages impressionnants mais la ligne est, malheureusement, aujourd'hui suspendue en raison du contexte de guerre. On vient pourtant d'annoncer sa réouverture cette année avec, même, la possibilité d'aller jusqu'à Islamabad. Je suis dubitative et je me vois mal seule dans un train au Pakistan mais ça ne m'empêche pas de rêver.
Concernant les livres, j'ai déjà parlé de ma passion pour les écrivains voyageurs (Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Anne-Marie Schwarzenbach, Bruce Chatwin). J'ajoute aujourd'hui :
- Eric Newby : "The big red train ride". Je ne pense pas qu'il y ait une traduction française. A défaut, on peut se reporter à son hilarant : "Un petit tour dans l'Indou-Kouch".
- Paul Theroux : "Railway Bazaar", "Patagonie Express", "Voyage excentrique et ferroviaire autour du Royaume-Uni", "la Chine à petite vapeur", "Les colonnes d'Hercule", "Safari noir". Je suis une grande fan de Paul Theroux. Ses livres commencent à dater mais demeurent toujours très justes et pertinents.
- William Darlymple : "Sur les pas de Marco Polo - Voyage à travers l'Asie Centrale".
- Paolo Rumiz : "Aux frontières de l'Europe"
- Olivier Rolin : "Extérieur monde" et "Baïkal Amour" (le Trans Baïkal, c'est effectivement plus intéressant que le transsibérien).
Enfin, trois titres très récents :
- Andrzej Stasiuk : "Mon bourricot". En guimbarde et sans arrêt jusqu'au Kazakhstan, dans le style inimitable du grand écrivain polonais (auteur culte de "Sur la route de Babadag").
- Julien Blanc-Gras : "Envoyé un peu spécial". Par l'auteur de "Touriste", une série de cartes postales et d'aperçus sur une trentaine de pays. C'est à chaque fois un peu dingue mais très juste.
- Bruno Léandri : "J'aime pas les voyages - Aventures d'un anti-aventurier". De l'humour, de la nostalgie, par l'un des grands collaborateurs de "Fluide Glacial".
Une référence musicale enfin : "Warszawa" de David Bowie avec un arrangement musical de Brian Eno. C'est peu connu mais c'est vraiment puissant (ça se trouve facilement sur Internet). A l'occasion d'un voyage en train Berlin-Moscou, en 1977, David Bowie a profité d'un arrêt à Varsovie pour faire une promenade dans les environs de Warszawa Gdanska. La mélancolie de la ville lui a alors inspiré cette composition. De l'incidence du voyage sur l'inspiration !