Il est une chose que je déteste par dessus tout: que l'on me dise que je ressemble à quelqu'un, une personne de ma famille ou de mon entourage. Que je puisse être comme mon père ou ma mère ou une de mes copines, c'est une idée qui me hérisse profondément alors même que je ne déteste nullement ni mes parents ni mes amis.
L'ethnologue Bronislaw Malinowski a ainsi relaté l'effroi et le malaise qu'il avait suscités chez les Trobriandais quand il avait déclaré qu'une femme était "tout le portrait de sa grand-mère". Il avait non seulement enfreint la tradition mais rendue impure la personne désignée, l'avait même avilie en comparant son visage à celui d'une parente.
C'est étrange : dans le monde occidental, on se plaît à se chercher et se trouver de multiples ressemblances avec les membres de sa famille. Ca touche jusqu'à la personnalité, l'intelligence, les talents. C'est comme si on croyait fermement que ces aptitudes et qualités étaient génétiquement transmises. On ne s'avise même pas que ces caractères dits héréditaires ne sont qu'une variation de la théorie des races.
Et c'est malheureusement de cela qu'il s'agit le plus souvent dans les relations humaines: néantiser l'autre, le soumettre à son pouvoir. "La vie est le théâtre de l'entre déchirement des êtres", disait Schopenhauer.
Plus simplement, la vie, c'est un conflit permanent y compris, et probablement surtout, avec les gens que l'on aime (l'amour est toujours "braque"). Et le conflit, il n'a même pas besoin de s'exprimer directement. Il peut se cacher rien que dans deux manières différentes de regarder la pluie. Ou dans un sourire qui n'apparaît pas sincère.
J'en sais quelque chose: j'ai sans doute contribué à tuer ma sœur parce que l'on ne cessait de nous comparer l'une et l'autre: une dingue qui a réussi et une, encore plus dingue, qui a échoué. Elle s'est mise, inconsciemment, à détester celle que j'étais devenue.
Mais j'irai plus loin. On est, en fait, rarement bienveillants envers les autres. L'autre, on le perçoit d'emblée comme un rival, un ennemi. Et si on n'ose plus l'éliminer physiquement aujourd'hui, on a du moins la solution de le détruire psychologiquement. Et à cette fin, tous les moyens sont bons. On ne cesse, ainsi, de travailler à sa déstabilisation-manipulation mentale de manière à le faire douter de lui-même, de son identité propre.
"L'effort pour rendre l'autre fou", c'en est la version paroxystique qu'a bien décrite, en 1965, le psychanalyste américain Harold Searles. Dans ce grand bouquin, il décrit bien les techniques les plus couramment employées (notamment celle des parents envers leurs enfants) :
- essentialiser l'autre, réduire son identité à quelques traits de personnalité ou à ce que l'on appelle un "caractère". On pratique à outrance la psychologie de bistrot et on catalogue les autres: l'un serait coléreux et pas franc, l'autre serait mégalo et narcissique, la troisième, enfin, serait douce et généreuse. Et s'agissant de ses enfants, on a vite fait de décréter que l'un a une sensibilité artistique ou littéraire tandis que l'autre est plutôt un matheux et le troisième davantage un manuel et un sportif. Rien de tel pour plonger chaque enfant dans l'angoisse et la désillusion parce que chacun d'eux va alors essayer de se se conformer à ce rôle qui lui est imparti. Si l'on est d'emblée désigné pas très doué, on s'engagera sur ces rails là. Psychologiser ses proches, ses collègues, ses supérieurs, les personnalités politiques, c'est une activité à laquelle on s'adonne avec délice. Mais on n'a pas, en fait, d'autre visée que rapetisser, humilier l'autre.
- enfermer l'autre dans ce que l'on appelle la double contrainte (le "double bind"). La double contrainte, c'est exercer un rapport de domination en soumettant l'autre à une injonction contradictoire. Celle-ci relève du type: "sois spontané", "fais preuve d'initiative", "sois libre". Ces injonctions, ce sont notamment les parents qui exigent chacun qu'un enfant ait un lien exclusif avec lui. C'est aussi le patron qui demande à ses employés de dire s'il ne sont pas d'accord. Mais si quelqu'un souligne son opposition, il risque fort d'être accusé de déloyauté. C'est enfin le défi paradoxal du management: "innovez, soyez créatifs mais ne faites pas d'erreurs". La double contrainte, ça vous place dans une situation dans la quelle on est, de toute manière, "non gagnant". On est blâmé ou puni si on le fait et blâmé ou puni si on ne le fait pas. Et bien sûr, on vous dit qu'il ne s'agit pas d'une punition. Rien de tel pour que la victime s'emmêle l'esprit dans des dilemmes inextricables.
- une autre technique est celle de se montrer absolument imprévisible dans ses changements d'humeur. Tantôt charmant et enjoué, tantôt colérique et insultant. Ou bien, d'afficher une fausse sollicitude: dire régulièrement à quelqu'un qu'il n'a pas l'air très bien, qu'il semble fatigué voire épuisé (vous pouvez être sûr que si vous répétez sans cesse à quelqu'un qu'il semble malade, il le deviendra, effectivement, bien vite). Ces deux techniques sapent bien vite la confiance de l'autre dans la fiabilité de sa propre perception du réel.
On vit trop dans l'angélisme. L'amabilité, la sympathie, les amis, les copains, les copines et même les parents aimants, ce n'est généralement qu'une façade. La réalité, c'est plutôt celle des rapports de pouvoir et de domination entre les hommes. Et ça passe forcément par l'élimination de l'autre, son anéantissement psychologique.
De cela, il faut avoir bien conscience. Et si on veut soi-même survivre, conquérir une identité, il faut apprendre à détourner les mécanismes au travers des quels on cherche à nous enfermer, nous restreindre, nous diminuer.
Il faut savoir affirmer sa singularité, son unicité. Je fais mienne cette affirmation d'Ossip Mandelstam: le vivant est incomparable. On ne ressemble à personne, on ne reproduit rien, on existe pour la première fois et on ne représente que soi-même.
Ca implique, pour soi-même, un nouveau comportement. Apprendre à respecter l'autre, à lui donner toute sa place. Eventuellement, le guider, le soutenir dans sa démarche, plutôt que de lui faire barrage.
Parce que
l'amour, le véritable amour, c'est faire exister l'autre.
Images de Sarah MOON, Rebecka TOLLENS, Franz Von STUCK. La dernière image est, bien sûr, une évocation d'Anna Karénine.
Je recommande :
- Emily Brontë : "Les Hauts de Hurlevent". On n'a jamais aussi bien décrit la perversité qui s'attache aux relations de pouvoir.
- Sheridan le Fanu: "Oncle Silas". On vient de rééditer (chez José Corti) ce chef d'œuvre. Du bien tordu comme j'aime.
- Harold Searles: "L'effort pour rendre l'autre fou". Un grand classique mais d'une lecture aride.
- Mon post retraduit, en outre, certaines thèses de "l'école de Palo Alto" fondée, dans les années 50, par l'anthropologue Gregory Bateson. Pour vous initier à Palo Alto, je vous conseille les bouquins de Paul Watzlawick, notamment : "L'invention de la réalité", "Comment réussir à échouer", "Faites vous-mêmes, votre malheur". C'est drôle, pédagogique et intelligent. Ca se trouve facilement, notamment en poche.
Enfin, même si ça n'a pas de rapport avec mon post, je vous signale que l'Institut Ukrainien en France vient de lancer sur Internet un portail "Lire l'Ukraine" (fr.ui.org.ua/lire-lukraine). Son ambition est de familiariser avec la littérature ukrainienne contemporaine bien mal connue.