samedi 29 juin 2024

Du meurtre symbolique

 
Il est une chose que je déteste par dessus tout: que l'on me dise que je ressemble à quelqu'un, une personne de ma famille ou de mon entourage. Que je puisse être comme mon père ou ma mère ou une de mes copines, c'est une idée qui me hérisse profondément alors même que je ne déteste nullement ni mes parents ni mes amis.


L'ethnologue Bronislaw Malinowski a ainsi relaté l'effroi et le malaise qu'il avait suscités chez les Trobriandais quand il avait déclaré qu'une femme était "tout le portrait de sa grand-mère". Il avait non seulement enfreint la tradition mais rendue impure la personne désignée, l'avait même avilie en comparant son visage à celui d'une parente.


C'est étrange : dans le monde occidental, on se plaît à se chercher et se trouver de multiples ressemblances avec les membres de sa famille. Ca touche jusqu'à la personnalité, l'intelligence, les talents. C'est comme si on croyait  fermement que ces aptitudes et qualités étaient génétiquement transmises. On ne s'avise même pas que ces caractères dits héréditaires ne sont qu'une variation de la théorie des races.



En revanche, dans certaines cultures, toute allusion à une ressemblance familiale ou amicale est perçue comme une offense ou une incongruité. Je comprends entièrement cette réaction: il n'est, en effet, pas de meilleur moyen pour tuer psychiquement quelqu'un, pour le faire sombrer dans la folie, que de lui ressasser qu'il est l'exact portrait de ses parents. Dire que je ressemble à quelqu'un, c'est en quelque sorte nier mon existence. 


Et c'est malheureusement de cela qu'il s'agit le plus souvent dans les relations humaines: néantiser l'autre, le soumettre à son pouvoir. "La vie est le théâtre de l'entre déchirement des êtres", disait Schopenhauer. 


Plus simplement, la vie, c'est un conflit permanent y compris, et probablement surtout, avec les gens que l'on aime (l'amour est toujours "braque"). Et le conflit, il n'a même pas besoin de s'exprimer directement. Il peut se cacher rien que dans deux manières différentes de regarder la pluie. Ou dans un sourire qui n'apparaît pas sincère.


J'en sais quelque chose: j'ai sans doute contribué à tuer ma sœur parce que l'on ne cessait de nous comparer l'une et l'autre: une dingue qui a réussi et une, encore plus dingue, qui a échoué. Elle s'est mise, inconsciemment, à détester celle que j'étais devenue.


Mais j'irai plus loin. On est, en fait, rarement bienveillants envers les autres. L'autre, on le perçoit d'emblée comme un rival, un ennemi. Et si on n'ose plus l'éliminer physiquement aujourd'hui, on a du moins la solution de le détruire psychologiquement. Et à cette fin, tous les moyens sont bons. On ne cesse, ainsi, de travailler à sa déstabilisation-manipulation mentale de manière à le faire douter de lui-même, de son identité propre.


"L'effort pour rendre l'autre fou", c'en est la version paroxystique qu'a bien décrite, en 1965, le psychanalyste américain Harold Searles. Dans ce grand bouquin, il décrit bien les techniques les plus couramment employées (notamment celle des parents envers leurs enfants) :


- essentialiser l'autre, réduire son identité à quelques traits de personnalité ou à ce que l'on appelle un "caractère". On pratique à outrance la psychologie de bistrot et on catalogue les autres: l'un serait coléreux et pas franc, l'autre serait mégalo et narcissique, la troisième, enfin, serait douce et généreuse. Et s'agissant de ses enfants, on a vite fait de décréter que l'un a une sensibilité artistique ou littéraire tandis que l'autre est plutôt un matheux et le troisième davantage un manuel et un sportif. Rien de tel pour plonger chaque enfant dans l'angoisse et la désillusion parce que chacun d'eux va alors essayer de se se conformer à ce rôle qui lui est imparti. Si l'on est d'emblée désigné pas très doué, on s'engagera sur ces rails là. Psychologiser ses proches, ses collègues, ses supérieurs, les personnalités politiques, c'est une activité à laquelle on s'adonne avec délice. Mais on n'a pas, en fait, d'autre visée que rapetisser, humilier l'autre.


- enfermer l'autre dans ce que l'on appelle la double contrainte (le "double bind"). La double contrainte, c'est exercer un rapport de domination en soumettant l'autre  à une injonction contradictoire. Celle-ci relève du type: "sois spontané", "fais preuve d'initiative", "sois libre". Ces injonctions, ce sont notamment les parents qui exigent chacun qu'un enfant ait un lien exclusif avec lui. C'est aussi le patron qui demande à ses employés de dire s'il ne sont pas d'accord. Mais si quelqu'un souligne son opposition, il risque fort d'être accusé de déloyauté. C'est enfin le défi paradoxal du management: "innovez, soyez créatifs mais ne faites pas d'erreurs". La double contrainte, ça vous place dans une situation dans la quelle on est, de toute manière, "non gagnant". On est blâmé ou puni si on le fait et blâmé ou puni si on ne le fait pas. Et bien sûr, on vous dit qu'il ne s'agit pas d'une punition. Rien de tel pour que la victime s'emmêle l'esprit dans des dilemmes inextricables.


- une autre technique est celle de se montrer absolument imprévisible dans ses changements d'humeur. Tantôt charmant et enjoué, tantôt colérique et insultant. Ou bien, d'afficher une fausse sollicitude: dire régulièrement à quelqu'un qu'il n'a pas l'air très bien, qu'il semble fatigué voire épuisé (vous pouvez être sûr que si vous répétez sans cesse à quelqu'un qu'il semble malade, il le deviendra, effectivement, bien vite). Ces deux techniques sapent bien vite la confiance de l'autre dans la fiabilité de sa propre perception du réel.


On vit trop dans l'angélisme. L'amabilité, la sympathie, les amis, les copains, les copines et même les parents aimants, ce n'est généralement qu'une façade. La réalité, c'est plutôt celle des rapports de pouvoir et de domination entre les hommes. Et ça passe forcément par l'élimination de l'autre, son anéantissement psychologique. 


De cela, il faut avoir bien conscience. Et si on veut soi-même survivre, conquérir une identité, il faut apprendre à détourner les mécanismes au travers des quels on cherche à nous enfermer, nous restreindre, nous diminuer.


Il faut savoir affirmer sa singularité, son unicité. Je fais mienne cette affirmation d'Ossip Mandelstam: le vivant est incomparable. On ne ressemble à personne, on ne reproduit rien, on existe pour la première fois et on ne représente que soi-même. 


Ca implique, pour soi-même, un nouveau comportement. Apprendre à respecter l'autre, à lui donner toute sa place. Eventuellement, le guider, le soutenir dans sa démarche, plutôt que de lui faire barrage.

Parce que

l'amour, le véritable amour, c'est faire exister l'autre.

Images de Sarah MOON, Rebecka TOLLENS, Franz Von STUCK. La dernière image est, bien sûr, une évocation d'Anna Karénine.

Je recommande :

- Emily Brontë : "Les Hauts de Hurlevent". On n'a jamais aussi bien décrit la perversité qui s'attache aux relations de pouvoir.

- Sheridan le Fanu: "Oncle Silas". On vient de rééditer (chez José Corti) ce chef d'œuvre. Du bien tordu comme j'aime.

- Harold Searles: "L'effort pour rendre l'autre fou". Un grand classique mais d'une lecture aride.

- Mon post retraduit, en outre, certaines thèses de "l'école de Palo Alto" fondée, dans les années 50, par l'anthropologue Gregory Bateson. Pour vous initier à Palo Alto, je vous conseille les bouquins de Paul Watzlawick, notamment : "L'invention de la réalité", "Comment réussir à échouer", "Faites vous-mêmes, votre malheur". C'est drôle, pédagogique et intelligent. Ca se trouve facilement, notamment en poche.

Enfin, même si ça n'a pas de rapport avec mon post, je vous signale que l'Institut Ukrainien en France vient de lancer sur Internet un portail "Lire l'Ukraine" (fr.ui.org.ua/lire-lukraine). Son ambition est de familiariser avec la littérature ukrainienne contemporaine bien mal connue.





samedi 22 juin 2024

Des Empires mortels, forcément mortels










On vient de voter, avec les brillants résultats que l'on sait, pour les élections européennes.


Le sentiment, c'est que l'Europe, cette grande idée universaliste, ça n'arrive pas vraiment à prendre. On en revient vite à la nation, à ce que l'on appelle les "racines ancestrales" des peuples (même si on est bien incapables de définir ça).


Et je ne sais pas non plus si on peut aller jusqu'à prôner, comme Kant, ce statut d'un "citoyen du monde".  Oui mais quel monde ? Il y a tout de même bien une spécificité de l'esprit européen qui repose sur l'idée d'émancipation, d'affranchissement d'une autorité, de servitudes ou de préjugés.


Inutile de préciser à quel point m'attriste ce retour des peuples. Mais il faut essayer de comprendre ça. Chaque pays vit en fait sur sa mythologie propre, sa grande Histoire fantasmée, forcément glorieuse. On se considère tous un peu comme le flambeau de la civilisation et c'est au point qu'on n'imagine pas qu'ailleurs dans le monde, on a un tout autre point de vue. 


Ca m'amuse presque mais l'un de mes premiers motifs de différends dans des discussions avec des Français, c'est l'Histoire. Et ce n'est pas qu'on n'est pas d'accord sur des faits, c'est surtout qu'on n'a pas le même imaginaire, le même cadre de perception.

Moi,  mon histoire personnelle fait que j'éprouve plutôt une espèce de nostalgie pour les Empires. Ca relève de mon aversion pour les nations.

- ce qui m'a ainsi d'abord influencée, c'est l'ancienne Autriche-Hongrie dont, sans les fracas de l'histoire, j'aurais pu être citoyenne. C'est curieux, pour les Français, l'Autriche-Hongrie, c'est nul. Et c'est vrai que l'histoire "officielle" contemporaine présente cet Empire comme arriéré, sénile et dépassé comme s'il se réduisait à cette vieille baderne de François-Joseph.  Moi, au contraire, je suis sûre qu'à bien des égards j'aurais aimé vivre en Autriche-Hongrie. Cet extraordinaire  pays, le plus cosmopolite du monde, dans lequel se côtoyaient une multitude de langues et de religions. On pouvait le parcourir facilement en train, se rendre, par exemple, en moins d'une journée et sans formalités, de Lemberg à Trieste (c'est quasiment impossible aujourd'hui). 

Et surtout, l'Autriche-Hongrie produisait, comme des petits pains, une foule de génies dans tous les domaines: peinture (toute la Sécession), architecture (Otto Wagner), musique (Mahler, Schoenberg, Berg, Webern), littérature (Karl Kraus, Musil, Stefan Zweig, Leo Perutz, Arthur Schnitzler, Joseph Roth), philosophie et sciences humaines (Wittgenstein et Freud). Au début du 20ème siècle, la modernité, elle était davantage à Vienne qu'à Paris.


- ce qui m'a, en second lieu, préoccupée, turlupinée, c'est l'Empire des Khazars. Ca, ça se rapporte à ma période adolescente, iranienne. Là-bas, à Téhéran, un vieux professeur persan, connaissant mes origines, ne cessait de me tarabuster (était-ce seulement pour m'instruire?) avec cette histoire. Il faut dire qu'en persan, la Mer Caspienne s'appelle la mer des Khazars. Et il est vrai aussi que ce peuple, apparenté aux Turcs, qui a établi un puissant Empire entre la Mer Noire et la Mer Caspienne du VIIème au Xème siècle, a tout pour faire rêver tant il est mystérieux. Il a soudainement disparu  au Xème siècle et on l'a alors complétement oublié. 


Et puis, il a tout à coup ressurgi à la fin du 20ème siècle déchaînant d'infinies spéculations et controverses. Il faut dire que la grande aventure des Khazars fut leur conversion au judaïsme vers 740, sans doute pour échapper à l'influence islamique et chrétienne de leurs puissants voisins. On s'est mis alors à voir en eux (notamment Arthur Koestler) les ancêtres des Juifs Ashkénazes d'Europe Centrale. Moi la Galicienne, ça m'a évidemment beaucoup intéressée mais la polémique est devenue tellement forte sur le sujet que je m'en suis peu à peu détournée.

- troisième influence forte, quand on est slave-esclave, c'est, bien sûr, la domination mongole. On en porte tous sur soi la marque au fer rouge. J'ai bien rigolé quand, au mois de février dernier, l'ancien Président Mongol a raillé Poutine qui, voulant démontrer que l'Ukraine n'avait jamais existé, évoquait l'histoire de la Grande Russie depuis le IXème siècle. Le Président mongol lui a, alors, aimablement rappelé la petite taille de la Russie sous le joug tatar (de 1237 à 1480). Il précisait aussi, en souriant, que la Mongolie était devenue pacifiste et n'envisageait pas de demander la restitution de ses terres.


Et c'est vrai que les Mongols ne cessent de faire frémir tous les Slaves. Plusieurs siècles après, on en demeure sidérés. D'ailleurs, par quoi, les Mongols étaient-ils animés ? D'abord par une soif inextinguible de conquêtes territoriales. Partout où ils passaient, ils laissaient rivières de sang et villes brûlées. Mais ensuite, ils demeuraient pragmatiques. Ils exigeaient certes un impôt de toutes les principautés conquises mais, pour le reste, ils se montraient très pragmatiques: ils ne cherchaient pas à imposer leurs croyances ou à faire vivre comme eux les peuples conquis. Finalement, ils se mêlaient peu du mode de vie de leurs administrés et étaient plutôt tolérants à l'égard d'autres cultures et religions. C'est au point que ce sont finalement eux qui ont été progressivement absorbés par ceux qu'ils gouvernaient. Finalement, les Mongols ont constitué l'Empire le plus "ouvert" de l'Histoire au point que ça a initié leur effacement progressif, sans même qu'ils cherchent à se maintenir. Poutine ferait bien d'en prendre de la graine.


- et enfin, mon dernier horizon historique, c'est évidemment Byzance. Tout le monde, à l'Est de l'Europe, connaît la date de sa chute: 1453. Mais plus à l'Ouest, l'ignorance est presque totale. Comme si le Grand Schisme s'était implanté dans les esprits.  L'orthodoxie, c'est perçu comme une religion un peu brumeuse, empêtrée dans un cérémonial archaïque. Ca n'est pas complétement faux. Mais, à mes yeux, l'orthodoxie, c'est d'abord une autre conception de l'homme: le pêcheur y est plus proche de Dieu que le Saint. Cette vision, étrangement paradoxale (le crime et la débauche vous ouvrent les voies du Salut), continue d'imprégner les mentalités. C'est en partie pour cette raison qu'on rencontre davantage de gens un peu dingos ou fantaisistes  en pays orthodoxe. 


Et puis l'orthodoxie, c'est une esthétique. L'Art byzantin n'est pas figuratif, il ne représente pas le monde extérieur, il est un reflet du divin. Pourquoi pas me direz-vous ? Sauf que l'esthétique byzantine est largement à l'origine  du mouvement d'abstraction, formalisation (avec Kandinsky et Malevitch notamment, puis tous leurs innombrables successeurs), qui nourrit largement ce que l'on appelle aujourd'hui l'Art Moderne.

Voilà ainsi résumés les Empires que je porte en mon cœur. Mais ma vision est peut-être déjà obsolète, complétement dépassée. Parce que, tout est passager, y compris les Empires. Y compris, peut-être donc, l'Europe. Les alliances changent, d'autres maîtres font leur apparition, les frontières se désagrègent, des fractures internes brisent les Empires de l'intérieur. On ne peut résister au mouvement de l'Histoire. J'espère seulement qu'il ne va pas consacrer le retour des Nations.

Images de "L'Atlas Catalan", de Gustav Klimt, Ludwig Holwein, Kolo Moser, Alfred Roller, Anastasia Davidova, Vassily Kandinsky

Je recommande: 

- "Les Empires Médiévaux": ouvrage sous la direction de Sylvain Gouguenheim. Ca vient de sortir. Un grand livre d'Histoire qui dessine un Moyen-Age fascinant. De multiples  Empires (Carolingien, Byzantin, Serbe, Bulgare, Germanique, Mongol, Vénitien, Chinois, Normand, Khazar, Abbaside) qui n'ont, en fait,  pas cessé d'exister.

- Bjorn BERGE: "Atlas des Pays qui n'existent plus - 50 pays que l'histoire a rayés de la carte". Paru en 2019 aux éditions Autrement.

- Gideon DEFOE: "Rayés de la carte ou la remarquable (et parfois ridicule) histoire de pays aujourd'hui disparus".  Ca vient tout juste de sortir. C'est d'un humour très britannique mais c'est sans doute salutaire à une époque où on demeure hantés par le culte du drapeau et le Droit su sang.

- Sur les Mongols, je rappelle qu'il faut absolument avoir lu Guillaume de Rubrouck (facile à trouver en poche), le 1er écrivain-voyageur mais aussi le 1er anthropologue. Et puis l'épopée du Baron sanglant, Von Ungern-Sternberg, relatée notamment par Leonid Youzefovitch.

Ca peut être complété par "le retour de Bouddha" de Vsevolod IVANOV (aux éditions Noir sur Blanc) et "Le grand réveil mongol - Entre Chine et Russie (1911-1921)" de Iaroslav LEBEDYNSKY.

- Sur les Khazars, Milorad PAVIC : "Le dictionnaire Khazar". Par le grand écrivain serbe (1929-2009), un livre à nul autre pareil. Un dictionnaire qui est aussi un roman d'aventures, un roman-policier, un ouvrage cabalistique, un récit fantastique.

- Arthur KOESTLER: "La treizième Tribu". C'est le livre qui, en 1976, a vraiment fait redécouvrir au monde les Khazars. C'est passionnant mais les thèses en sont aujourd'hui âprement critiquées.




samedi 15 juin 2024

De la mémoire: hypermnésie et Korsakoff

 

Comme à peu près tout le monde, j'ai mes petites bizarreries.  Parmi les plus marquées, je suis ainsi capable de me remémorer, sans effort, quasiment tous les jours de ma vie personnelle (il y a 10 ans, il y a 20 ans, etc....) jusqu'à un moment précis de mon enfance.



Demandez moi ce que je faisais à telle date, où j'étais, avec qui j'étais, de quoi nous avons parlé, aucun problème, je retrouve ça rapidement. 

Ou bien, si quelqu'un me recontacte vingt ans après, c'est, pour moi, comme si on s'était quittés hier.


Ca s'appelle de l'hypermnésie, une mémoire personnelle dans laquelle quasiment rien ne s'efface. Avant que ça ne me soit diagnostiqué, je n'y prêtais pas attention parce que j'étais persuadée que tout le monde était comme moi. Je m'étonnais même: "Comment est-il possible que tu aies oublié ça ? Bien sûr qu'on était à Kosice le 23 septembre il y a 15 ans, puis à Levoca, puis à Zilina, puis à Walbrzych, puis à Dresden et on a terminé à Meissen. C'est tout récent." Je suis une grande spécialiste du temps et des dates.


Mais je le précise, l'hypermnésie, ça n'a rien à voir avec l'intelligence ou les capacités de mémorisation. En ce qui concerne la mémoire au sens traditionnel du mot, je ne pense pas être plus douée qu'un autre. Ma mère était par exemple capable de retenir des listes invraisemblables de noms, du style toutes les lignes et toutes les stations de tous les grands métros européens. Cela, je ne pense pas en être capable.


La mémoire hypermnésique, c'est une mémoire simplement autobiographique, surtout affective, sensorielle. Il ne s'agit que de souvenirs individuels, principalement des images visuelles, qui envahissent continuellement et de manière incontrôlée (sans sélection) mon cerveau. A ces images est associée une intensité émotionnelle.



Ca offre quelques avantages: comme je me souviens d'à peu près tout,  je ne m'embête pas à prendre des notes, à avoir un agenda, à tenir un Journal ou à constituer des dossiers. Je fais du zéro paperasse. C'est comme si je photographiais tout et que tout se retrouvait dans ma tête, chronologiquement classé. C'est aussi simple que ça mais ça fait qu'il est sans doute difficile de travailler avec moi: je déprime les secrétariats parce que mes classements par dates, il n'y a que moi qui puisse m'y retrouver. 


Et puis, ça donne quelquefois lieu à des incompréhensions relationnelles: on peut me juger désinvolte et je-m'en-foutiste ou alors pleine d'assurance et arrogante.


Mais sachez du moins, chers lecteurs, que je me souviens de tous vos messages et mails et de la date à la quelle vous me les avez adressés. Ca ne se perd donc pas aussitôt dans le sable de l'oubli.


Mais ça a aussi de nombreux inconvénients. Beaucoup d'hypermnésiques se sentent oppressés, angoissés, par ce flot débordant de souvenirs, même les plus insignifiants. Pourquoi je retiens ces bêtises là ? C'est ridicule et ça ne me sert à rien, je me dis souvent. L'hypermnésie, c'est, en fait, un don et une malédiction.

Ca devient surtout encombrant. On comprend vite que pour avoir une existence sereine, la mémoire doit savoir sélectionner et, surtout, effacer. Ne rien oublier, c'est terrible parce que ce ne sont pas seulement les événements heureux qui ressurgissent mais surtout tous les malheurs, petits et grands, et toutes les blessures, humiliations et vexations, subies. Toutes les agressions verbales et physiques, les embêtements, les contrariétés, je ne cesse de les ruminer, même 20 ans après. Comme rien n'est effacé, c'est, en fait, plus difficile de pardonner et il faut donc faire grand effort pour ne pas devenir rancunière.



Peut-être que les gens qui souffrent moins du poids de la mémoire (parce qu'elle est mauvaise ou qu'ils la perdent avec l'âge) sont plus heureux, plus insouciants. Ils oublient les blessures subies et ont donc moins de raisons d'en vouloir aux autres et au monde. Mais ça n'est pas sûr: il semble que ceux qui débutent une maladie d'Alzheimer vivent, initialement, une terrible période d'angoisse.



Dans ce registre de la perte de mémoire, je me suis intéressée au syndrome de Korsakoff. Korsakoff, c'était un neurologue russe (1854-1900) qui vivait dans une petite ville de province, à 250 kms à l'est de Moscou. Il a étudié l'étrange phénomène de la disparition, à partir d'un événement traumatique, de la mémoire immédiate chez certaines personnes (principalement chez les grands alcooliques mais pas seulement). C'est au point que ces malades peuvent lire un article de journal, assister à un spectacle, en en oubliant aussitôt le début.

Je me disais que les "Korsakoffs", c'était un peu mon négatif: l'absence, le vide, plutôt que le trop plein de mémoire. Mais ce n'est pas ça non plus. Le plus curieux, c'est, en effet, que ces "Korsakoffs" compensent généralement la vacuité éprouvée par une grande prolifération imaginaire.  Ils ne cessent de s'inventer des destins et aventures. C'est leur façon de se délivrer du grand "trou noir" qui les habite. C'est au point que ce grand "trou noir", il les ronge, certes, mais ils se dépêchent de s'en délivrer par la fabulation.

Les "Korsakoffs" démontrent, en fait, que l'identité de chaque individu se construit d'abord à partir de sa mémoire et de l'imaginaire qui s'y attache. Privés de ça, on n'est plus rien.


Notre humanité, ce qui rend chacun de nous singulier, c'est d'abord notre mémoire et tout ce qu'on brode autour d'elle. Et il y a autant de mémoires qu'il y a d'individus. A preuve: on n'est jamais capables de s'entendre sur la description d'un événement. On ne voit jamais les mêmes choses et chacun projette son affectivité sur le réel. Tout est affaire de perspective, de point de vue.


Il est à cet égard significatif que les deux plus grands explorateurs de la "psyché" humaine, Marcel Proust et Sigmund Freud, aient consacré leur œuvre à la mémoire et aux souvenirs qui viennent s'inviter à la surface de notre conscience. J'aime, en particulier, beaucoup cette idée de Freud ("Malaise dans la civilisation") : "Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé, tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances favorables."

J'ai déjà dit l'intérêt que je portai aux animaux. Les chiens, en particulier, me fascinent. Ils ont l'air toujours heureux, porteurs d'une allégresse perpétuelle, une espèce de Joie à la Spinoza. Peut-être parce qu'ils vivent dans une complète immédiateté, quasiment sans souvenirs et, évidemment, sans projets.



Mais est-ce qu'on peut rêver de ça, d'une vie consacrée à la joie ? La joie, ça devient vite profondément ennuyeux. Est-ce qu'il n'est pas préférable d'être aiguillonnés par l'angoisse, la peur de la séparation et de la Mort fichées au cœur ? 

Images de Max KLINGER, Anna et Elena BALBUSSO, Mikhaïl ZABRODZKY, Rebecka TOLLENS, BASSANO, Paul DELVAUX

Je recommande :

- Douwe DRAISMA: "Quand l'esprit s'égare". C'est paru en septembre 2014 mais je crois que c'est encore facile à trouver. Ce bouquin retrace l'histoire des grands découvreurs des maladies neurologiques: Alzheimer, Parkinson, Asperger, Korsakoff. On y découvre une foule d'histoires fascinantes.

- Didier BLONDE: "Oslo de mémoire". Un livre récent et magnifique. Comment une lettre récemment reçue ravive les souvenirs du narrateur et le replonge dans un voyage effectué en Norvège il y a 40 ans. Vertigineux. Didier Blonde fait partie de ces écrivains français discrets mais très originaux, diffusant une petite musque attachante. Lisez aussi: "Leilah Mahi 1932" et "L'inconnue de la Seine".

- Eric FOTTORINO : "Korsakov". C'est, je crois, le seul roman consacré à ce syndrome. Il a 20 ans mais j'ai pu le trouver. Je ne lai lu qu'en diagonale mais il me semble juste et intelligent.


Quant à l'hypermnésie, je précise que ce n'est pas une maladie. On s'accommode bien de vivre avec ça. Je ne connais donc pas d'études scientifiques qui lui soient consacrées. Ca a inspiré quelques œuvres littéraires ou artistiques: Pierre Péju ("La petite Chartreuse", Francis Ford Coppola ("l'homme sans âge"), Enki Bilal ("Le monstre"). Parmi les personnalités hypermnésiques, on peut citer: Isabelle Carré, Jean-Marc Roberts, Eduard Limonov, Nicolas Tesla.


Et pour compléter ces lectures, je recommande 2 films :


- "Memory" de Michel FRANCO. Saul est un "korsakoff" et Sylvia est hantée par un traumatisme sexuel. Ils se sont croisés (rencontrés ?) quand ils étaient étudiants. On pourrait craindre le pire avec la désignation évidente d'un bourreau et d'une victime. La subtilité du film est justement de ne jamais trancher et d'entretenir l'indécision.

- "La morsure" de Romain de Saint-Blanquat. Se souvenir, quand on est adulte, de son passé de jeune fille. Il s'agit, en l'occurrence, d'une province française en 1967. La vie est sinistre dans un pensionnat de bonnes sœurs mais on est d'autant plus révoltées.  Et on est travaillées par deux choses: les garçons et la Mort. J'ai adoré.