Je trouve ça sidérant ! Cette Coupe du Monde de Football au Qatar, c'est surtout l'occasion, à l'Ouest, d'afficher sa belle âme, d'exprimer avec autorité ses convictions progressistes.
On ne va tout de même pas regarder ces matchs joués dans des stades climatisés construits par des Pakistanais surexploités et aux alentours des quels on ne peut même pas boire une Kronenbourg en étreignant sa copine ou, pire, son copain.
La Coupe du Monde au Qatar, ce serait un bras d'honneur aux Droits de l'Homme, à l'écologie, à Me Too et aux LGBT.
Sur le Qatar, un pays qui inonde pourtant généreusement de ses capitaux notre beau pays, on ne raconte que des horreurs. C'est le pays punching-ball de notre ardeur écolo-démocratique. On s'est empressés de ricaner de son élimination prématurée. On se défoule d'autant plus qu'on n'a pas peur de ce pays confetti, on ne craint pas de mesures de rétorsion.
Je regrette d'abord qu'on n'ait pas exprimé la même réprobation lors de la dernière Coupe du Monde en Russie. On peut même dire que presque tout le monde a chanté les louanges de la Russie. C'est vrai qu'on y était "libres" : on pouvait s'y soûler à mort, draguer les filles et se bagarrer dans les rues. Et puis, on s'est montrés polis. On n'a pas eu l'indécence de vouloir afficher, à tout prix, des bannières arc-en-ciel ou de se promener, le soir, en tenant la main de son ou sa partenaire. Quant à la Crimée récemment annexée, on ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elle devienne russe.
Surtout, j'avoue que je trouve d'une arrogance incroyable les propos aujourd'hui tenus sur le Qatar. C'est sans doute une horrible dictature et ce n'est certes pas un pays dans lequel je pourrais envisager de passer des vacances mais qu'est-ce qu'en connaissent ceux qui s'expriment aujourd'hui avec tant d'assurance ? Je suis sûre qu'ils n'y ont, pour la plupart, jamais mis les pieds.
Pour ma part, je n'y ai fait qu'une longue escale en 2012. J'ai surtout été fascinée par l'extraordinaire cosmopolitisme du pays. C'est toute l'Asie que je pouvais, tout à coup, côtoyer: jusqu'au Japon, les Philippines, l'Indonésie, en passant par l'Afghanistan, l'Inde, l'Ouzbékistan. Ca créait tout de suite, entre nous, des liens et il était alors très facile d'échanger et de partager nos expériences.
Du Qatar, je n'ai donc qu'un excellent souvenir mais je me garderai bien d'exprimer un quelconque jugement. Je n'en sais rien, n'y connais rien. Quant à la Coupe du Monde, j'y vois surtout, de leur part, une volonté d'évolution, de s'ouvrir encore davantage au monde. Refuser de reconnaître cela ne peut être que contre-productif.
Le mépris affiché envers les Qataris m'évoque trop les temps coloniaux: ces Arabes incultes qui, il n'y a encore pas si longtemps, conduisaient leurs chameaux, il faut les éduquer. Et il est vrai qu'à la fin du 19ème siècle, on assignait à la colonisation une mission civilisatrice. On ne se prive donc pas de donner une bonne leçon de Droits de l'Homme au Qatar.
Le problème, c'est d'abord qu'on n'est jamais soi-même parfaitement exemplaires en la matière. Qui peut oser prétendre qu'aucune violence, qu'aucune discrimination ne sont exercées dans les pays occidentaux. On est toujours en décalage par rapports aux principes affichés. Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de dénoncer ce qu'est devenu chez nous le Football : l'instrument privilégié de la crétinisation des masses avec la promotion de valeurs imbéciles, d'un nationalisme virulent ? Est-ce que ce n'est pas une autre forme, plus insidieuse, de dictature ?
Et puis, la stigmatisation du Qatar relève, me semble-t-il, d'une stigmatisation générale des pays qui "ne comptent pas", sans poids politique. Il y a vraiment, dans tous les esprits, une classification implicite des pays selon la considération qu'on leur porte. Il y a les pays du haut du panier et les pays insignifiants. Avec ces derniers, on peut tout se permettre. Présentez un passeport iranien ou moldave à un poste frontière, vous comprendrez tout de suite.
J'en sais moi-même quelque chose, moi qui viens d'un pays de seconde catégorie. En arrivant en France, j'ai tout de suite été informée que la Pologne ou l'Ukraine, ou la Roumanie, ou la Bulgarie, étaient des pays insignifiants de l'Europe de l'Est, des clochards mendiants et incultes. La Russie, c'était mieux parce que c'était un monstre menaçant et puis il y a la littérature et l'âme russes. Serviles avec les puissants, impitoyables ou négligents avec les faibles, ce sont les comportements qui orientent les relations internationales. A cette aune, on se doute bien que l'Ukraine ne va pas pouvoir embêter trop longtemps les grandes puissances. Il va falloir que ça cesse à un moment.
Au début, je me sentais honteuse, j'avais envie de me cacher. Mais j'ai vite compris que je n'étais pas systématiquement la plus nulle et, rapidement, ça m'a fait rigoler quand on me disait : "Ma femme de ménage est aussi Ukrainienne"; ou bien: "Comment tu t'appelles ? Grzb ? Quoi ? C'est impossible à prononcer"; ou bien : "Le cyrillique, t'arrives à lire ça ?"; ou encore: "Vous les filles de l'Est, vous en faites un max pour séduire, avec votre maquillage et vos talons aiguille"; et puis: "La prostitution, c'est un vrai business chez vous". Et enfin: "La démocratie, au sortir d'une dictature, on n'y accède pas instantanément".
Mais le plus souvent, c'est de la simple commisération: "Vous avez du beaucoup souffrir".
Economiquement, c'est vrai ! Mais il ne faut pas non plus imaginer que la vie sous une dictature est une longue période d'affliction et de prostration.
Etrangement, on n'y est pas forcément plus malheureux que dans un pays riche et démocratique. On peut même y être heureux parce que les solidarités sont plus fortes.
Ce paradoxe, l'actrice iranienne Mina Kavani l'a résumé en une simple phrase que je trouve magnifique et qui me sert de conclusion.
"En Iran, notre vie est petite mais nos rêves sont immenses".
Images notamment du Douanier Rousseau, de Nicolaï Kouznetsov, August Macke, Félicien Rops, Paul Klee. Photographies de Laura Stevens et d'Olivier Metzger, récemment décédé accidentellement.
Je recommande :
- Julien BLANC-GRAS : "Dans le Désert"
- Emilio Sanchez MEDIAVILLA : "Une datcha dans le Golfe"
Deux bons bouquins pleins d'humour dans lequel les pétromonarchies du Golfe remettent sans cesse en question nos points de vue d'Occidentaux.
- Ouvrage collectif : "Filles de l'Est, Femmes à l'Ouest". Une série de textes émanant de femmes issues de l'ancien bloc de l'Est qui témoignent de leur écartèlement culturel. Evidemment beaucoup de pans sombres mais pas seulement. Un livre très juste.