Tout le monde se réjouit, aujourd'hui, de la chute de Bachar el Assad. On ne peut qu'être sensibles, en effet, à ces scènes de liesse dans toute la Syrie, à l'immense joie de ces familles qui retrouvent leurs parents, leur amis, après l'ouverture des prisons. A la détresse, également, de ceux qui apprennent qu'il n'y a plus d'espoir, que leur proche est mort, froidement exécuté sous la torture.
On peut s'interroger, évidemment, sur la personnalité de Bachar el Bassad. Comment celui qui était un jeune homme timide, éduqué (trilingue), qui ne s'intéressait initialement qu'à la médecine (l'ophtalmologie), a pu devenir un grand criminel de sang froid ? Sans doute parce qu'il prenait bien soin de s'abriter derrière la "machine institutionnelle", de ne surtout jamais rencontrer aucune de ses victimes afin qu'elles demeurent totalement abstraites.
On peut s'interroger aussi sur le nouveau pouvoir qui se met en place. On observe qu'il prend d'abord soin de se donner du temps, beaucoup de temps: 2 ans pour élaborer une nouvelle constitution, 4 ans pour organiser de nouvelles élections. D'ici là, beaucoup d'eau aura coulé sous les ponts et le régime aura eu toute latitude pour "remettre les choses en place". Dans quel sens, dans quel ordre, nul ne le sait aujourd'hui.
Mais pourquoi je joue à la journaliste, pourquoi je vous parle de la Syrie aujourd'hui alors que je n'y ai jamais mis les pieds ? C'est vrai que je n'y connais pas grand chose mais le Moyen-Orient, ça a toujours été une réalité proche pour moi qui suis originaire de l'Europe Centrale.
Pour des Français, les Turcs, ça a toujours été un Empire très lointain, tellement lointain qu'il ne faisait pas très peur. Au point que, dès François 1er (alliance franco-turque de 1536 avec Soliman le Magnifique), on s'est montrés très accommodants avec lui. Au point, aussi, de lui avoir prêté main forte, au 19ème siècle, dans la guerre de Crimée contre la Russie.
Quant à l'Iran, la Perse autrefois, c'était carrément Terra Incognita. Il a fallu attendre Napoléon 1er pour envisager de renouer des relations diplomatiques. Et surtout, de concevoir, à partir de là, un projet démentiel: envahir l'Inde, sous domination anglaise, par une coalition des armées françaises et russes qui auraient fait leur jonction en Perse. L'assassinat de Paul 1er, ce Tsar délirant, a mis fin à cette aventure qui aurait changé la face du monde (la France et la Russie maîtres des Indes).
Depuis la France donc, on ne se rend pas du tout compte que le Moyen-Orient, ça a toujours été une grande marmite bouillonnante, toujours prête à exploser et source de conflits et d'angoisses. Et au sein de cette grande marmite, les protagonistes principaux (la Turquie, la Perse, la Russie, l'Europe Centrale) n'ont quasiment jamais cessé de se redouter ou de se haïr et de se faire la guerre. Mais aujourd'hui encore, en Europe Centrale, les Turcs demeurent associés à des images d'effroi.
Et il est vrai qu'en Europe Centrale, jusqu'à la bataille de Vienne, en 1683, l'avancée turque semblait irrésistible. Elle est allée, effectivement, très loin vers l'Ouest et vers le Nord. je pense souvent à une plaisanterie de mon père: "aujourd'hui, on va se promener en Turquie" et il y avait, en effet, à quelques kilomètres de notre ville de Lviv, plusieurs anciens postes-frontières avec l'Empire ottoman. Les populations concernées vivaient dans l'angoisse, tremblaient de peur. On évoquait les supplices, les massacres perpétrés. Les mentalités en ont été durablement marquées, avec une association de l'horreur et du tragique. Et on a bien oublié, en Europe de l'Ouest, que ce n'est que récemment, que les territoires des actuelles Grèce, Serbie, Roumanie, Bulgarie ont été libérés de l'envahisseur turc.
Et cette libération, il faut bien reconnaître qu'elle s'est largement faite avec le concours de la Russie. Parce que le plus grand ennemi de l'Empire ottoman, ça a été la Russie. Depuis le 16ème siècle, les deux Empires n'ont cessé de se faire la guerre (13 guerres russo-ottomanes au total). On peut ainsi rappeler que la fameuse Crimée était ottomane jusqu'à Catherine II. Il n'y avait certes aucune générosité, aucune compassion, de la part des Russes envers les peuples soumis. Outre une garantie de leur accès à des mers chaudes, leur motivation était essentiellement religieuse: restaurer la prééminence de l'orthodoxie, faire revivre Byzance. Ce sont ces innombrables guerres de religions qui ont forgé, dans les pays des Balkans, le mythe du "Tsar libérateur". Ca explique, en partie, leur attitude ambiguë, leur complaisance, envers la Russie aujourd'hui.
Et ces relations compliquées de la Turquie avec ses voisins, ça concerne, aussi, son principal rival à l'Est, l'Iran. Je connais assez bien l'un et l'autre, mais c'est étrange, en effet, à quel point ces deux pays musulmans sont si différents. Les paysages, les villes, les mœurs, rien n'est pareil. Il ne faut pas oublier que du 16ème au 19ème siècle, les deux Empires n'ont cessé de se bagarrer et il y a eu au moins 9 guerres ottomano-persanes. Quasiment, là encore, une guerre perpétuelle alimentée, elle aussi, par un conflit religieux (entre chiites et sunnites). On mentionne ça rarement mais sans cet état de guerre permanent qui a détourné une grande partie de ses forces armées, l'Europe toute entière aurait probablement été envahie par les Turcs. Quoi qu'il en soit, Turcs et Iraniens (sunnites et chiites) continuent de se combattre et se détester. Et Bachar El Assad s'est d'autant plus fait haïr qu'il appartenait à une minorité religieuse, celle des Alaouites apparentée aux Chiites (donc aux Iraniens).
Et ça ne va pas mieux en ce qui concerne les relations entre l'Iran et la Russie. Il y a eu 5 guerres entre la Russie et l'Iran au 18ème et au 19ème siècles à l'issue des quelles la Perse a perdu tous les territoires du Caucase (notamment ceux de la Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan). Et ça s'est terminé, en 1945-1946, avec une tentative sécessioniste, appuyée par l'URSS, de l'Azerbaïdjan iranien. Toutes ces guerres perdues restent, aujourd'hui encore, en travers de la gorge des Iraniens qui continuent d'éprouver rancœur envers les Russes. L'alliance récente irano-russe, dans le cadre de la guerre contre l'Ukraine, celle de deux parias internationaux, me laisse dubitative.
Tout ce beau monde (Russes, Turcs, Iraniens) se déteste donc cordialement. Ils n'ont qu'un seul point commun d'entente : la haine de l'Occident.
Leur terrain d'affrontement indirect a donc été la Syrie. Mais il n'en ressort, aujourd'hui, qu'un grand vainqueur: la Turquie. Les deux autres, dépités, honteux, se gardent bien de s'exprimer.
D'ores et déjà, le nouveau Gouvernement syrien a annoncé une collaboration accrue avec la Turquie. Et Erdogan sera le premier des grands dirigeants à se rendre à Damas. Il ira, notamment, y prier à la Grande Mosquée des Omeyades et visiter le tombeau de Saladin.
On a déjà oublié, en Occident, qu'il a converti, en 2020, la Basilique chrétienne Sainte-Sophie en mosquée. Et on a oublié aussi qu'il a promis d'aller prier dans la mosquée de Jérusalem.
On revient plus d'un siècle en arrière lorsque l'Empire ottoman était encore tout puissant et s'étendait jusqu'en Egypte. Mais sa grande erreur a été de se ranger aux côtés des Empires Centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) au cours de la 1ère Guerre Mondiale. La France et la Grande-Bretagne se sont alors associées, en représailles, pour dépecer ce grand "homme malade" qu'était le Califat turc. Et ses diplomates (accords Sykes-Picot) ont alors "joué" les Arabes contre les Turcs pour créer des Etats complétement artificiels: l'Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine.
Comme on le sait, le résultat a été désastreux dans cette partie du Moyen-Orient que l'on a arabisé. Des guerres et attentats perpétuels, la catastrophe économique, la quasi disparition des importantes communautés juives et chrétiennes. Un beau succès de la diplomatie franco-anglaise que l'on n'évoque jamais.
Mais aujourd'hui, alors qu'on contemple cet effroyable chaos (celui du Panarabisme, des Frères musulmans et de Daech), on commence à se dire que le retour sinon de l'Empire ottoman, du moins du Grand Turc et du Grand Califat, se révèle une perspective plutôt rassurante pour l'Occident. Un islamisme plus soft, moins radical, plus pragmatique, plus en phase avec l'évolution des mœurs. Un emballage beaucoup plus aimable.
Peut-être, mais ça ne veut pas dire que l'Occident n'a pas de soucis à se faire et qu'il trouvera un véritable partenaire. La voie européenne qui s'offrait à la Turquie est désormais bien écartée et ce grand Califat turc qui est en train de se reconstituer ne renoncera probablement jamais à ses rêves de domination. Le Panturquisme renaît et, depuis la chute de l'URSS, il a repris, fermement, pied dans toute l'Asie Centrale (avec deux grosses têtes de pont: l'Ouzbékistan et le Kazakhstan). La priorité, c'est maintenant de retrouver son assise arabe au Moyen-Orient. Et ça peut constituer un nouveau Grand Pôle du monde, puissant et expansionniste.
Un post sûrement trop long et sûrement pas très professionnel. C'est sans doute très subjectif mais j'écris à partir de mon histoire propre, celle de l'Europe Centrale. Je connais donc tout de même assez bien ces 3 Etats voyous que sont l'Iran, la Russie et la Turquie. Je les déteste et les aime à la fois.
Je recommande:
- Mikhaïl LERMONTOV: "Un héros de notre temps"
- Youry TYNIANOV; "La mort du Vazir Moukhtar"
Ces deux bouquins, qui ont pour cadre le Caucase et l'Iran, font partie pour moi des plus beaux livres de la littérature russe.
- Olivier GUEZ: "Mésopotamia". Un grand livre, déjà évoqué, mais dont on a trop peu parlé. Il montre bien à l'issue de quelles douteuses manœuvres, Français et Anglais se sont "amusés", durant la 1ère Guerre mondiale, à redécouper le Moyen-Orient. Avec toutes les fatales conséquences que l'on sait aujourd'hui. Mais je n'ai pas l'impression qu'on en ait tiré la moindre conséquence.
Enfin, je me rends, la semaine prochaine, dans celle qui fut "La Babylone de l'Europe". Je ne suis pas sûre de trouver le temps de poster.