samedi 13 avril 2024

De la nouvelle guerre des sexes et de la protestation virile

 

On commence à prendre peur: depuis quelques années, on assiste à une montée de l'autoritarisme politique dans l'ensemble du monde. Les valeurs occidentales, celles de la démocratie, on les conteste et, même, on les passe par dessus bord. 


Un grand bloc anti-occidental vient de se constituer rassemblant la Chine, la Russie, l'Inde, l'Iran, la Turquie. Ils n'ont pas d'autre programme que la haine mais, à eux seuls, ils représentent tout de même  près de 40% de la population mondiale. Heureusement, ils sont eux-mêmes fragiles, des cocottes minutes sous pression.


Mais les pays occidentaux, eux-mêmes, commencent à vaciller. Les valeurs démocratiques, on prétend les démasquer comme une hypocrisie impérialiste. On est alors tous sommés de se sentir coupables et de faire repentance. Quant à l'économie, le laisser-faire, c'est ce qui est détesté à gauche comme à droite. Le libéralisme, c'est présenté comme l'horreur absolue. On réclame un interventionnisme accru de l'Etat.


Et surtout, il y a, en leur sein, une forte demande  d'ordre et de retour aux valeurs morales. Ca explique largement la résurrection de l'extrême-droite dans toute l'Europe (France, Allemagne, Italie, Portugal, Hongrie, Slovaquie). Ce qui était impensable il y a peu, la conquête du pouvoir, apparaît crédible aujourd'hui. 


Et ça concerne même des pays que l'on croyait immunisés en la matière: la Suède, le Danemark. Et que dire surtout du retour, que l'on pensait impossible, de l'affreuse bête immonde, Donald Trump ?


On ne sait plus trop que penser, on se perd en explications oiseuses. On parle de crise économique, d'inégalités accrues, d'incertitudes sur l'avenir. Mais tout cela n'est en rien étayé par les faits: on ne se porte pas si mal que ça et les perspectives sont plutôt bonnes. Le grand problème des Européens, c'est leur goût pour la complainte: leur ingratitude envers ce que leur offre le système et leur auto-apitoiement dans le déclinisme (le "c'était mieux avant"). Mais ils ne se rendent pas compte que, pour le reste du monde, l'Europe, c'est à la fois ce qui est enviable et ce qui doit être abattu.





























On évoque aussi le traditionnel conflit entre les générations, entre les plus et les moins de 50 ans, entre ceux qu'on appelle "les boomers" et les autres. Mais curieusement, par un étrange retournement, ce ne sont pas aujourd'hui les plus âgés qui sont les plus frileux et les plus conservateurs.


Il se révèle, en fait, que la guerre intra-sociale, elle est, depuis quelques années, beaucoup moins entre les générations qu'entre les sexes. Plus précisément, les jeunes femmes sont de plus en plus progressistes et libérales, tandis que les hommes du même âge se révèlent de plus en plus conservateurs et dogmatiques. Il s'agit d'un phénomène récent et inédit révélé par la presse anglo-saxonne.


Une étude récente du "Financial Times" révèle ainsi que "les Américaines de 18 à 30 ans sont de 30 points plus libérales que leurs homologues masculins. Il y a six ans, cet écart tant culturel que politique n'existait pas. Il est de 30 points également en Allemagne et de 25 points au Royaume-Uni. Il n'a pas d'équivalent chez les plus âgés et n'est pas propre aux Occidentaux: il est aussi prégnant en Corée du Sud, en Chine, ou en Tunisie". 











On s'était habitués à considérer les femmes comme plus conservatrices que les hommes. On assiste à un brusque et complet changement de décor. Les jeunes filles sont maintenant plus modernes et éprises, avant tout, d' émancipation, tandis que les garçons se crispent et se raidissent.



Partout dans le monde, se creuse, en fait, un fossé inquiétant, potentiellement explosif, entre les jeunes femmes et les jeunes hommes. La guerre des sexes vient d'être rallumée mais l'initiative appartient cette fois ci aux plus faibles.


































La Révolution, elle vient maintenant des jeunes femmes : elle a été initiée par les "Femen" en Ukraine, prolongée par les "Pussy Riot" en Russie, puis par "Me Too" aux USA.  La forme la plus achevée, celle qui était la plus impensable, c'est maintenant le mouvement "Femme, Vie, Liberté" en Iran. Tous ces mouvements ont libéré la parole des femmes, les ont incitées à dénoncer les rapports de domination et, surtout, légitimé leur sentiment d'injustice.


Et bien sûr, ça fait beaucoup de dégâts cette Révolution féministe. Ca inquiète même franchement les hommes. Ils avaient commencé par en rigoler, en ricaner, demeurer fiers de leur assurance. Mais ils sentent maintenant que le Pouvoir risque de leur échapper. 







Pourquoi ? Parce que les femmes, et notamment les Européennes, sont aujourd'hui plus éduquées et plus diplômées que les hommes: 46 % des Européennes de 25 à 34 ans sont aujourd'hui titulaires d'un diplôme de l'enseignement supérieur. Cette proportion n'est que de 35 % pour les hommes. On peut en déduire que les femmes sont, mécaniquement, appelées à prendre le pouvoir dans les sociétés occidentales. Leur sort devient, globalement et à certains égards, plus enviable que celui des hommes.


Mais il n'est, malheureusement, pas sûr qu'elles parviennent jusque là. Parce que ce mouvement de bascule suscite beaucoup d'angoisse, surtout chez les jeunes mecs plutôt déshérités qui pouvaient au moins se reposer sur la certitude de leur supériorité virile. Même ça, ça fiche le camp aujourd'hui, se disent-ils. Ils se sentent donc doublement déclassés: économiquement et symboliquement.


On assiste donc à un retour de bâton, à un "backlash". Il est manié par tous ceux qui se sentent mal à l'aise avec cette émancipation en cours des femmes. Ce sont les "jeunes hommes en colère" qui se manifestent maintenant: ruraux, banlieusards, étudiants ratés. La haine des jeunes femmes, ça fait même le ciment des gouvernements autoritaires dans le monde (Russie, Chine, Iran, Inde, Turquie). 


C'est cela qui alimente principalement, me semble-t-il, la recomposition de l'échiquier politique mondial et la progression des mouvements autoritaires. En France même, les militants Le Pen ou Mélenchon sont en effet, avant tout, de jeunes hommes un peu paumés qui ont besoin de revanche.


C'est inquiétant même si je me dis qu'il faut bien en passer par là avant d'envisager une victoire du féminisme. Ce qui me désole surtout, c'est que de l'Europe, de ses valeurs, on s'en fiche complétement et qu'on s'apprête à émettre, en juin prochain, un vote protestataire massif faisant la part belle aux extrêmes. On veut bien profiter du système mais pas le défendre. Voila qui va réjouir le bloc des affreux (Russie, Chine, Iran, Turquie, Inde). On est incapables de penser l'Europe comme puissance, ce qu'elle est pourtant. Pas seulement sur le plan économique mais aussi et surtout culturel. 


Je le répète: pour le reste du monde, l'Europe, c'est ce qu'il y a de plus enviable et de plus détestable à la fois. La liberté des mœurs et de pensée y est, en particulier, considérée avec fascination/répulsion. Et cette liberté, elle concerne d'abord la condition des femmes. 

Il faut bien avoir cela à l'esprit. Voilà pourquoi voter contre l'Europe, pour un Parti Autoritaire, c'est aussi voter contre soi-même, contre les femmes. 


Images de Paul DELVAUX, Ferdinando SCIANNA, Paolo ROVERSI, Fernand HODLER, Rainer FASSBINDER, Nick ALM, Jules TOULOT, Shae De TAR, Severino MACCHIATTI, Thomas Hart BENTON, Lucien CLERGUE, William MORTENSEN, Edmund KETING, Apolonia SOKOL

Je recommande:

- Jean-François COLOSIMO: "Occident, ennemi mondial n°1".

- le film documentaire "Apolonia, Apolonia" de Léa Glob. Apolonia Sokol (dernière image de ce blog) est l'une des nouvelles stars de la peinture contemporaine. Elle est à la fois danoise, polonaise (son nom veut dire "faucon") et française. Elle a été liée au mouvement des Femen. Elle incarne bien, me semble-t-il, cette nouvelle génération qui émerge: celle de jeunes femmes sans concession, plutôt rugueuses.

Je signale enfin que je m'envole, mardi prochain, pour une mission en Pologne. Je dois y rester au moins 15 jours avec deux points d'attache: Varsovie et Olsztyn (ancienne Prusse-Orientale). Il y aura donc une petite pause dans mes posts mais on peut toujours m'écrire (je ne garantis pas une réponse le jour même).



samedi 6 avril 2024

Evadée des Ténèbres

 


C'est une question que je me pose souvent: aurais-je aimé vivre à une autre époque que la mienne ?


A de multiples égards, la réponse est évidemment non. A contre-courant du stupide déclinisme ambiant, je crois au Progrès avec un grand P.  Je suis et demeure, en effet, une inconditionnelle adepte de la philosophie des Lumières. Jamais l'humanité n'a atteint un tel niveau de développement matériel et culturel et je suis convaincue que le mouvement n'est pas près de s'arrêter ou de se retourner. Les grands dangers, c'est le repli sur soi, l'esprit de ressentiment et le nihilisme. C'est ce qu'avait théorisé Alexis de Tocqueville sous la forme de la contagion généralisée de la jalousie et de la haine. On commence malheureusement à être submergés par ça aujourd'hui.


J'aime donc le monde dans lequel je vis et je n'ai pas envie de l'échanger. Ma grande réserve, c'est cette impression que j'ai souvent de vivre dans un monde gris et atone. Celui de la banalité dans le quel il est souvent englué et où tout se vaut, tout est indifférent. Celui de la marchandisation générale grâce à laquelle tout peut s'acquérir, tout peut s'échanger. Les choses sans prix, inéchangeables, ça n'existe plus. Tout peut s'acheter par l'argent, même les émotions. 


Le 20ème siècle et son prolongement actuel, c'est celui de la naissance de l'ennui et de la dépression qui sont devenus les formes vides de nos existences. On vit désormais sous anesthésiants permanents (thérapies du bien-être, loisirs grégaires, addiction au monde virtuel des réseaux sociaux). C'est le triomphe du conformisme et de la pensée commune. Et d'ailleurs, on ne pense plus mais on juge, on cloue au pilori les dissidents.



C'est ce que Spinoza appelait "les passions tristes", celles qui composent la vie sans intensité qui est la nôtre .



La saveur de la vie, voilà ce qui nous manque aujourd'hui. Cette "âpre saveur de la vie" qu'évoque admirablement l'historien J. Huizinga dans son "Automne du Moyen-Age". Cette époque sans doute cruelle et violente mais au cours de la quelle tout était vécu avec une extraordinaire intensité parce que les contrastes étaient plus forts (la vie et la mort, les saisons, les couleurs) et que chaque événement était ritualisé (des fêtes délirantes et magnifiques). Le Moyen-Age était d'une extraordinaire vitalité avec une interpénétration constante de l'imaginaire et de la réalité. Chaque instant vous scarifiait, vous marquait au fer rouge, tant il était éprouvé avec force.


Sans remonter jusqu'au Moyen-Age, on peut aussi évoquer, au risque d'indigner et d'être taxée d'affreuse réactionnaire, le 18ème siècle, le dernier âge de la monarchie absolue. C'est très compliqué... certes l'existence était rude sous le règne des Bourbons: des hiérarchies immuables, un poids écrasant de la religion, la mort et la faim omniprésentes. Mais, en même temps, un "air de liberté" a soufflé sur l'esprit du siècle et une multitude d'écrivains, de peintres, de musiciens témoignent d'une existence heureuse et d'une véritable douceur de vivre. 


Un "art de vivre" à la française, un art raffiné (notamment d'un féminisme audacieux et avancé) dans le cadre duquel la liberté des mœurs et de pensée a été portée au plus haut. Qu'est-il d'ailleurs, de plus beau, de plus puissant, que la littérature française du 18ème siècle, à la fois limpide et subversive ? Des bouquins qui nous font rougir encore aujourd'hui et même nous scandalisent. Ce fut le siècle des Libertins. En comparaison, la littérature contemporaine française, sociale, sociétale, engagée, apparaît mièvre et popote: une littérature de bonnes sœurs pleurnichardes. Ca ne m'aurait donc pas déplu de vivre au 18ème siècle à condition, bien sûr, d'être une marquise et de tenir, au lieu d'un misérable blog aujourd'hui, un salon littéraire.


Changement de décor complet au 19ème siècle avec la naissance de la société démocratique et industrielle. C'est aussi l'éclosion du monde petit-bourgeois et calculateur. La réduction de chaque chose à son aspect utilitaire, mercantile. Celui de la rapacité économe, de l'avarice sordide. L'aplatissement général des passions et de l'imaginaire, la banalisation de la vie et de l'amour.


Là-dessus, Balzac a tout écrit. Le 19ème siècle a inauguré le "désenchantement du monde" et, aujourd'hui encore, on n'est pas sortis du processus et de ses conséquences psychologiques. C'est le message de Nietzsche dans "le Gai Savoir" ("L'insensé"): 


Dieu est mort mais "nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y-a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ?"


Le retrait des dieux du monde, de tous les dieux, c'est effectivement l'événement le plus important de l'histoire de l'humanité. Mais en tuant Dieu, on a aussi tué le mystère, le sacrilège, la passion.


Tout est plat aujourd'hui, sans profondeur, ni transcendance. C'est l'épuisement du "règne de l'invisible". Il n'existe plus que des choses claires et compréhensibles. Rien que des gens bien peignés, sans zones d'ombres, entièrement prévisibles. Evidemment incapables de grands sentiments, de dépassement d'eux-mêmes.


L'art et la littérature sont à l'image de ce nouveau monde: de plus en plus abstraits, désincarnés, puritains. Baignés dans la lumière de leur fausse clarté, de leur mensongère évidence.


De ténèbres, il n'y en aurait plus. Mais c'est précisément ce que je me refuse à penser. On continue tous d'être tiraillés, j'en suis convaincue, par "cette part obscure de nous-mêmes" qui nous effraie et nous fascine à la fois. On sent bien qu'on est à la fois soi-même et un(e) autre. Qu'on est capables du pire comme du meilleur, qu'on est à la fois des saints et des criminels.


Nous nous croyons modernes parce que, dans nos sociétés occidentales, le visible aurait effacé l'invisible. On est devenus incapables de considérer que ces deux dimensions continuent de coexister, qu'elles sont même étroitement imbriquées, et que l'invisible ne cesse d'affleurer, de toquer à la porte de notre vie consciente. Etrangement, c'est dans un pays aussi moderne que le Japon que l'on continue de considérer que le réel ne se réduit pas à son apparence mais qu'il est littéralement hanté, peuplé de fantômes et de monstres.


Moi, ça m'a toujours beaucoup travaillée et ça continue de le faire. J'ai déjà évoqué ma passion gothique adolescente et mon goût pour le roman noir. J'étais évidemment outrancière mais je renie pas ça. Bizarrement, j'avais surtout du succès auprès de messieurs bien installés. Je crois que je les secouais gravement.


Mais c'est ça la vraie vie: ne pas se laisser réduire à sa façade sociale, trouver des portes de sortie, un appel d'air. Oser remuer ses ténèbres et leur donner expression.






































Images de Edward OKUN (cet enterrement étrange, peint en 1914, a pour titre: "les quatre cordes d'un violon"), Jerzy ROJKOWSKI, BRUEGHEL l'Ancien, FRAGONARD, Caspard David FRIEDRICH, Salvador DALI, Carlos SCHWABE.

Je recommande :

D'abord deux bouquins d'histoire (sociale et littéraire)

- Agnès WALCH: "La vie sous l'Ancien Régime". Un livre absolument singulier qui ose évoquer la "douceur de vivre" sous l'ancien régime. Sont notamment évoqués l'amour, les fêtes, les sens, le paraître, la violence, les lettres.

- Annie LEBRUN: "Les châteaux de la subversion.". Le grand livre consacré au roman gothique du 19ème siècle.



Enfin deux nouveautés marquantes :

- Sheridan Le FANU: "Oncle Silas". Les éditions Corti viennent de rééditer ce grand thriller gothique du 19ème siècle. Sheridan le Fanu (l'auteur de "Carmilla") était admiré par James Joyce et Jorge-Luis Borges. Dans l'"oncle Silas", il décrit admirablement la peur d'une jeune fille, ses émotions les plus intenses et sa perception altérée du réel.

- Olga TOKARCZUK : "Le banquet des Empouses". Un grand bouquin par la Prix Nobel 2018. Ca démarre par une espèce de parodie de "la montagne magique" de Thomas Mann dans une "pension pour messieurs" des Sudètes polonaises. La grande occupation, c'est un concours de propos misogynes. Mais bien vite, ça prend une dimension fantastique en se peuplant d'"empouses", ces vampires femelles, ces succubes, de l'Antiquité. Une ambiance résolument gothique qui nous interroge sur la puissance déstabilisante du féminisme.

Je vous conseille, en outre, d'aller voir l'excellent film d'Elise Girard: "Sidonie au Japon" avec Isabelle Huppert. Il y est bien montré que pour les Japonais, le réel ne se réduit pas à sa dimension prosaïque mais est toujours à double tiroir, ouvrant accès aux spectres et revenants. Le monde demeure enchanté au Japon. C'est sans doute lié à l'influence, qui demeure très forte, de leur religion principale, le shintoïsme.



samedi 30 mars 2024

Le Songe et l'Eveil

 

Parmi mes bizarreries, il y a sans doute mes horaires "décalés". Je suis souvent à pied d'œuvre dès 3 heures du matin et je me mets aussitôt à fureter, m'activer. Et 3 heures, c'est le début de la vraie nuit: si l'on sort dans la ville, on est à peu près sûrs  de ne croiser absolument personne. Ca explique probablement que je n'ai pas encore pu trouver d'âme compatible. Mais c'est un mode de vie auquel je tiens absolument: "mes nuits sont plus belles que vos jours" dit-on.


Notre rapport au sommeil, ça dit, en fait, beaucoup de nous-mêmes. Je trouve ainsi significatif que, dans la littérature contemporaine, absolument plus personne n'ose évoquer ses rêves ou son sommeil. Un écrivain peut d'ailleurs être sûr que s'il fait cela, son lecteur va se dépêcher d'en sauter le récit. On ne connaît plus que la vie éveillée aujourd'hui.


Pourtant, on se plaisait au 19ème siècle, durant la période du romantisme allemand et du roman gothique, à raconter ses rêves et, surtout, ses cauchemars. Et ça s'est prolongé, au début du 20ème siècle, avec les surréalistes et, bien sûr, Marcel Proust. Ce dernier n'hésite même pas à démarrer "la Recherche" en dissertant longuement sur ses problèmes de sommeil. Difficile de trouver une entrée plus rebutante, plus "hard". Un éditeur exigerait, aujourd'hui, de grandes coupes. 


Et puis, il y a évidemment Freud dont le livre fondateur ( paru significativement en 1900, année charnière) est "L'interprétation du rêve".


Le rêve est l'une des productions les plus signifiantes de nos vies, souligne Freud. Il est même "la voie d'accès royale à l'inconscient". La vulgate affirme que nos rêves sont l'expression de nos désirs profonds. Ils seraient donc généralement de "beaux rêves" aimables et plaisants. C'est, en fait, plus compliqué et moins agréable : les rêves sont à l'image de la condition humaine, ils ne sont pas heureux. Ils sont même "torturants" et pleins d'angoisse car ils traduisent surtout le sentiment de culpabilité que nous éprouvons vis-à-vis de nos impulsions et désirs. 


On ne se sent jamais bien après un rêve, presque déchirés par le sentiment de faute qu'il charrie. On n'est pas des gens simples en fait. On n'a pas une personnalité monobloc. On est toujours tiraillés par des exigences contradictoires, on vit un conflit intérieur permanent. Notre identité, elle est toujours double et duplice.

Mais la modernité n'admet pas du tout ça. La modernité, c'est "la transparence" et les choses univoques. Les états d'âme, la vie nocturne et ses tourments, ça n'est donc pas une préoccupation. On a ainsi évacué tous les problèmes du sommeil. Ou plutôt, on les a simplifiés. Bien dormir, ça relèverait d'abord d'une bonne hygiène de vie. Mais ça se révèle, bien sûr, une thérapie inefficace. Et d'ailleurs, un Français sur trois dit mal dormir et 10 millions d'entre eux ont recours aux somnifères. 


A travers l'insomnie, on cherche bien à échapper à quelque chose. Mais ce quelque chose, qui nous tourmente et nous empêche de dormir, il est devenu quasiment impossible d'en parler aux autres, de l'exprimer.


Alors, on préfère s'abrutir de somnifères et rejeter le sommeil comme un élément perturbateur et secondaire de nos vies. On adopte le train-train de la vie laborieuse, celle qui ne connaît que la vie diurne et valorise les individus francs et directs, tous ceux qui n'ont que de bonnes pensées. Le repoussoir, ce sont les gens "pas clairs", "pas nets", tous ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent ni qui ils sont.


Je rentre évidemment dans cette dernière catégorie. Je préfère l'ombre et le flou à la transparence. La nuit au jour. Et je ne suis d'ailleurs pas une insomniaque même si je dors peu. Parce que j'ai su affronter les monstres qui m'ont rendu visite durant mon sommeil,  je m'éveille toujours avec les idées claires et je carbure aussitôt à plein. 


C'est peut-être cela, d'ailleurs, mon hygiène de vie, ce qui me permet de faire face, cahin-caha, aux vicissitudes de l'existence. Savoir me considérer sans ménagement dans tous les aspects les moins recommandables et les moins "jolis" de ma personne: il ne faut surtout pas entretenir des illusions sur soi-même. Mes rêves, ça m'en apprend donc beaucoup en la matière.

 

J'en tire deux enseignements :

- d'abord que l'on n'éprouve jamais d'amour parfaitement normal. Un amour normal, ce serait celui où le courant tendre, affectueux, romantique, coïnciderait avec le courant sensuel, érotique. Mais ça ne se présente, en fait, jamais comme ça, ça ne colle jamais complétement. En réalité, on est presque tous incapables d'aimer parce qu'on est enfermés dans une terrible contradiction: là où on aime, on ne désire pas et là où on désire, on n'aime pas (Freud, "L'homme aux loups"). 


On ne se sent excités que par des personnes que l'on n'aime pas. Probablement parce que pour désirer, il faut en même temps haïr et qu'en général, on ne hait point ceux que l'on aime. C'est cela qui ressurgit dans nos rêves. Le Grand Amour, ça n'est d'ailleurs qu'une projection sur l'autre de notre propre idéal narcissique. C'est nous-mêmes, en mieux, que l'on croit percevoir chez l'autre. Et ça explique que, dans cet amour que l'on croit partagé, chaque satisfaction érotique est suivie d'une diminution de l'idéalisation de l'autre. La tendresse initiale, elle a vite fait de disparaître. C'est pourquoi, on dit que la chair est triste. C'est pourquoi aussi, il vaut peut-être mieux ne pas avoir de relations sexuelles avec les personnes que l'on aime. Les plus beaux amours, ce sont les amours distants.


- en second lieu, nos rêves nous font éprouver notre part d'immortalité. Immortalité, en ce sens que le passé n'est jamais définitivement séparé, expurgé de nous, et qu'on peut le retrouver.


On a tendance à croire, en effet, que l'on vit simplement dans le présent, dans l'ici et le maintenant. Et que tout s'efface, au fur et à mesure de nos vies. Ce sont les sentiments d'irréversible et de nostalgie.


Mais on découvre que tout ce que nous avons vécu émotionnellement, même et surtout dans notre petite enfance, n'est jamais entièrement perdu. C'est au point que Freud affirme que "l'inconscient ignore le temps" et que rien ne s'y efface jamais. De notre passé, nous conservons ainsi une multitude d'"impressions", de traces sensorielles qui viennent frapper au seuil de notre conscience: le chant de la pluie, l'intensité des couleurs, la première illusion d'un regard. 


Les Impressionnistes ont bien traduit cela. Et Marcel Proust a décrit cette effraction du passé sous le registre de la joie. Sigmund Freud l'a plutôt associée à une angoisse originaire. Mais ce qui est important, c'est cette imbrication étroite du passé et du présent dans nos vies. Sans cesse, le passé, tout mon passé, s'invite à la table de ma vie quotidienne et colore celle-ci d'une étrange tonalité, affective, sensuelle. Il nous appartient de lui faire bon accueil. C'est cela qui est à l'origine de l'Art et fait la beauté de la vie.


Tableaux de Rafal OLBINSKI, Marc CHAGALL, Odilon REDON, Yves KLEIN, Paul KLEE

Je recommande:

- Jean-Yves TADIE: "Le lac inconnu - Entre Proust et Freud". Innombrables sont les points de rencontre entre Proust et Freud: le rêve, les signes du corps, la mémoire, le temps, la mort, la jalousie. Un bref essai par le grand spécialiste de Proust.

- Mircea CARTARESCU: "Solénoïde". Une brique de 800 pages parue en 2019. Un livre monstre du grand écrivain roumain (nobélisable). Un long, très long, rêve-cauchemar. Un bouquin monumental dans l'ombre de Kafka et de Borges. Mais je reconnais qu'il faut vraiment s'accrocher pour parvenir à aller jusqu'au bout de ce bouquin ultra-déprimant.

- Lola GRUBER: "Horn venait la nuit". L'un des grands livres de ce début d'année. Comment nous sommes hantés par l'histoire, la vie de nos familles, de tous ceux qui nous sont, à la fois, si proches et si lointains.  Le réel se tisse sans cesse du souvenir et de ses marques. Un bouquin qui se passe en Moravie (République tchèque), en Slovaquie et en Hongrie.

Au cinéma, je recommande, sur ces thèmes de la nuit, du rêve et du temps : "La bête" de Bertrand Bonello (Le grand film de ces derniers mois) et "Vampire humaniste cherche suicidaire consentant" de la cinéaste québécoise  Ariane Louis-Seize (incroyable de s'appeler comme ça). Ce dernier film (qui n'est pas un film d'horreur) est vraiment original et pose plein de questions essentielles notamment celle-ci: toutes les sociétés reposent sur le crime.