samedi 30 janvier 2021

Les pervers : "les instituteurs immoraux"

 

Je viens de vous parler de deux grandes catégories de névrosés : les hystériques et les obsessionnels. Relevant d'une même espèce, si l'on peut dire, mais néanmoins bien différents.

A côté des névroses, Sigmund Freud isolait les psychoses et les perversions. Aujourd'hui, je vais donc évoquer la perversion ou plus simplement l'une de ses expressions en rapport avec les institutions. 

J'ai ainsi déjà précisé que, durant ma scolarité, j'ai eu  la chance d'échapper à la souffrance et aux brimades du cancre.

Mais ça ne valait que pour les disciplines principales parce que, s'agissant des matières secondaires, j'étais carrément lamentable. L'éducation musicale, le chant, la danse, le dessin, le piano, mes profs ont décrété que je n'avais aucun sens artistique. 

C'était quand même un peu mortifiant d'autant que ma sœur était, dans ces domaines, mon exact contraire. Mais il faut dire aussi que j'étais une grande rebelle et que je détestais mes profs dans ces matières. 

J'ai ainsi fait grande honte à ma mère qui voulait que je reçoive une bonne éducation slave avec des cours de piano et de danse. Et évidemment des profs russes. La prof de danse, c'était une méchante, une revêche; une vieille sèche, squelettique, aux lèvres pincées, qui s'exprimait d'une voix nasillarde. J'avais commencé, à l'époque, à lire le Marquis de Sade et je l'imaginais, alors, en impitoyable Mère Maquerelle, jouissant de nous prostituer, nous offrir à une concupiscence policée. Ou alors, je la voyais bien, dans le privé, se faire livrer, comme Marcel Proust, des rats qu'elle torturait avec des aiguilles. Elle ne me supportait pas, détestait mon caractère détaché, précieux, ma non implication. "Je vais t'apprendre à t'en fiche" qu'elle me disait et elle me tapait les chevilles avec son grand bâton. 

Quant aux cours de piano, c'était une torture d'être enfermée, tout un après-midi, dans une petite pièce avec un vieux garçon bedonnant qui puait la vodka, la sueur et le tabac. Le corps obscène, le "corps vil", voilà ce que j'ai retenu de mes cours de piano.

Je ne savais pas non plus dessiner, juste des choses horribles et sans formes. Quant à chanter, j'étais incapable de suivre une chorale. 

Je me rattrapais un peu en sport même si, en dehors de la course à pied, j'étais nulle. La gymnastique, par exemple, je détestais (et je continue de détester). Idem pour tout ce qui réclamait une bonne technique (les sauts, les lancers) ou bien les sports collectifs (le basket, le volley). On m'a quand même brièvement confiée à un entraîneur pour les courses de fond. Mais il m'a tout de suite déplu et disons que j'ai vite pris mes jambes à mon cou. Les profs de sport, les coachs, les entraineurs, je sais que c'est très à la mode mais je suis tout de suite réticente.

Et je ne parle pas des leçons d'instruction religieuse. Ma foi chrétienne était bien légère, je m'intéressais plus aux garçons qu'à Jésus-Christ, je risquais de mal tourner. Mais moi, les soit-disant "bons pères", je les avais en horreur. Ils étaient mielleux, chuchoteurs et souvent hurleurs. Je les percevais plus généralement crasseux et lubriques. Mais être à leurs yeux une figure du péché, ça a, aussi, presque été une révélation. Avec eux, je percevais, pour la première fois, le trouble, la gêne que je pouvais générer, les tourments rêveurs que je pouvais infliger. Je me suis ensuite continuellement appliquée à ça, ça a définitivement façonné mon goût de la provocation séductrice.

Quand je considère aujourd'hui cette période de ma vie, je me dis que j'entretenais une espèce de méfiance instinctive envers ces "drôles de profs". Je n'ai jamais été agressée, juste pelotée, je le souligne, mais je sentais bien qu'on se faisait réciproquement peur. Il y avait entre nous une espèce de tension dont je ne comprenais pas encore la charge sexuelle.

Tous ceux qui incarnaient la loi, la technique, tous ceux qui enseignaient une "discipline", je les percevais en fait comme des manipulateurs, guettant la moindre occasion pour exercer leur pouvoir. Ils adoraient s'adosser à l'ordre, au fais pas ci, fais pas ça, à l'exécution parfaite, à l'observance des règles. Mais ils n'étaient pas toujours, eux-mêmes, d'une vertu exemplaire.

Ces "instituteurs", il me semble aujourd'hui qu'ils incarnent bien le rapport ambigu que certains d'entre nous entretiennent avec la Loi. On s'en réclame d'autant plus qu'on s'éprouve soi-même fragile à cet égard, assailli de sombres pensées.

Je me souviens ainsi des étudiants en Droit que j'ai pu côtoyer, de l'étrange passion qu'il semblaient porter à leurs Codes indigestes. Comment peut-on s'intéresser à ça, me disais-je, à ce qui est fait pour nous embêter et nous restreindre ?


 Plus tard, au contact de "juristes d'entreprises", j'ai compris que le Droit, ce n'était pas seulement la connaissance de ce qu'il est interdit de faire mais surtout la connaissance, dans un contexte réglementaire, de ce qu'il est permis et possible de créer, d'échafauder: un véritable jeu d'échecs, c'est la forme, la démarche, qui l'emportent. Et de ce savoir, de cette maîtrise des possibilités, même monstrueuses, de la vie, j'ai l'impression que l'on peut retirer une grande jouissance. C'est le caractère "Démiurgique" du Droit.

Le Droit, c'est une violence confisquée, analysait Sigmund Freud. C'est à compléter par Max Weber pour qui l’État détient le "monopole de la violence physique légitime".  

La Loi et la violence sont profondément intriquées.

Ça explique peut-être que des citoyens "au dessus de tout soupçon", épris d'ordre et de règlement, se révèlent porteurs de pulsions criminelles, antisociales. L'affaire Olivier Duhamel, grand juriste qui faisait autorité en matière d'action publique, qui énonçait le licite et l'illicite, est, à cet égard, exemplaire. L'abuseur incarne souvent l'autorité.

Comme l'analyse bien le psychanalyste Jean-Pierre Winter : "On peut vouloir organiser la vie sociale, la diriger, s'y imposer, et être animé d'un profond désir d'anarchie." Ainsi, "les rigoristes se recrutent souvent chez les transgresseurs", des transgresseurs qui "en font souvent trop dans le sens de la loi".

Tableaux de Leonor Fini (1907-1995). Leonor Fini, c'est un peu mon adolescence. Ma mère en était fan et il y avait chez nous plein de ses reproductions. Pourquoi ? Je ne saurai jamais mais c'est vrai que ça changeait de l'Union Soviétique. 

J'ai brièvement évoqué l'affaire Duhamel mais je n'ai aucune opinion le concernant. Je souligne que j'ai en horreur cette justice médiatique, fondée sur la délation, qui se généralise aujourd'hui. Hors des prétoires, la justice est indigne.

A l'appui de ce post, je recommande les ouvrages suivants :

- Matthew Gregory Lewis : "Le moine" . On pourra préférer l'adaptation d'Antonin Artaud.

- Philippe Artières : "Un séminariste assassin - L'affaire Bladier 1905" (CNRS éditions). Ça vient de sortir. Le récit d'un meurtre affreux, incommodant, suivi d'une analyse du crime, à la croisée de l'histoire et de l'anthropologie.

- Catherine Rodière-Rein : "Naissances inconscientes du droit" (Gallimard)

samedi 23 janvier 2021

La Société Obsessionnelle

 

Je viens d'avouer mon caractère hystérique.

Une hystérie joyeuse, voire fantaisiste, avec la recherche éperdue de mon désir et de sa satisfaction. Et aussi mon goût des apparences et de la séduction.

Étrangement, c'est complétement en dehors de l'esprit du temps. Être moderne, c'est plutôt prôner la jouissance, la transparence et le "cool".  

Je suis donc peut-être complétement ringarde ou alors franchement subversive. Ce qui est sûr, c'est que je me sens peu d'atomes crochus avec certaines figures de la modernité qui, aujourd'hui, prolifèrent.

Il s'agit d'abord des obsessionnels.Ceux là, ils m'effraient, je me sens une incompatibilité totale avec eux. Une hystérique et un obsessionnel, ça ne peut pas faire bon ménage. C'est d'ailleurs une autre déclinaison de la guerre des sexes parce que les obsessionnels sont surtout des hommes tandis que les hystériques sont surtout des femmes. 

A mes yeux, les obsessionnels, ce sont tout simplement des gens qui préfèrent renoncer au désir et à la vie, qui se barricadent même contre le risque de leur émergence. Ils sont les produits achevés de nos sociétés bureaucratiques, de l'administration générale de nos pensées et de nos sentiments, de leur complète normalisation. 

Les obsessionnels sont de parfaits citoyens, ils font d'excellents fonctionnaires, méticuleux et organisés, avec des dossiers bien classés et une procédure pour chaque chose. C'est peu dire qu'ils sont bien adaptés, ils sont sur-adaptés. Le capitalisme aventure, initiative, c'est fini. On est rentrés dans l'ère du capitalisme obsessionnel avec l'infinie prolifération de normes et de règles, de business-plans et de tableaux de suivi et d'évaluation. 

A titre individuel, des obsessionnels, on connaît surtout les manies, les rites compulsifs infinis.On en pratique tous d'ailleurs quelques-uns et c'est anecdotique. De petites bêtises quotidiennes prennent une importance démesurée, mon destin est suspendu à quelques rites ou un signe minuscule. L'obsessionnel est minimaliste, mais c'est tout l'ordre du monde qui est ici en jeu. Il s'agit de s'assurer de sa solidité, de son bon agencement, de sa sécurité. En fait, l'obsessionnel est constamment agité par la trouille que les échafaudages ne s'écroulent, qu'il y ait une faille dans le système, une faille au travers de laquelle s'engouffrera l'imprévu. 


 Les obsessionnels, ça produit ainsi beaucoup d'écolos avec leurs "petits gestes", leurs "grands déséquilibres", l'homme responsable (et donc coupable). Et puis aussi des "collapsologues" et des "complotistes". Et enfin, l'immense cohorte des victimes de toutes sortes, tous ceux qui se sentent continuellement menacés. Quant à la pandémie actuelle, c'est une période bénie pour les obsessionnels : les gestes barrières, l'humanité fautive.

L'imprévu, c'est, pour l'humaine condition, d'abord la Mort, bien sûr, mais c'est aussi, à un premier degré, le désir puis la jouissance (le fameux couple Éros/Thanatos). Et c'est de cela dont l'obsessionnel ne veut justement absolument pas entendre parler. Ce qui terrorise l'obsessionnel, c'est la perte de son identité avec l'irruption du désir, son agitation, sa perturbation. La sexualité lui est un poids, un fardeau. Quant à l'amour, la passion, il faut surtout les éviter.


 Si l'hystérique recherche sans fin son désir et sa réalisation, l'obsessionnel, lui, veut s'en prémunir absolument en le déclarant, d'emblée, tout simplement impossible. Il lui faut s'en protéger à tout prix mais, pour ça, il n'est jamais sûr que les barrières qu'il a érigées sont suffisantes, qu'elles ne vont pas céder sous la pression. C'est pourquoi il est dans le "doute permanent" : est-ce que les choses ne vont pas subitement se casser la gueule ? 

La préoccupation première de l'obsessionnel, c'est d'abord celle d'un monde stable, immuable. Toute innovation devient alors impossible, irréalisable, à ses yeux. Il faut préserver le monde, obéir à la Nature, ne pas en transgresser les règles, ne pas sortir de sa coquille, de l'ordre établi. La répétition, la routine, c'est son refuge. 

Une conversation avec un obsessionnel, c'est désespérant. Tout est d'emblée impossible. Il n'y a que des obstacles et pas de solutions. Avec un obsessionnel, vous êtes sûr d'aller déjeuner tous les dimanches chez vos beaux-parents et de passer toutes vos vacances à la Baule. Pas étonnant non plus que beaucoup d'obsessionnels soient des juristes mais des juristes "tordus" davantage préoccupés parce que l'on ne peut pas faire plutôt que par ce que l'on peut faire.

 Inutile de préciser que l'obsessionnel répugne d'abord à l'action. A la question que faire ? il préfère ne pas apporter de réponse ou déléguer à l'autre la responsabilité du choix. Parce que décider, c'est s'exposer, c'est se mettre en jeu, risquer une partie de son existence. La procrastination infinie, c'est la marque de l'obsessionnel et d'ailleurs, il n'achève jamais rien. Tout reporter sans cesse, c'est sa manière d'éviter de réaliser ses désirs.

Après tout s'enchaîne. Voyager ? Oui, mais pas en dehors de sentiers étroitement balisés, en lieux de connaissance ou avec un programme détaillé. Lire ? Oui, mais des bouquins en prise avec les grands problèmes d'actualité (le réchauffement climatique, la montée des inégalités). 

L'obsessionnel a les deux pieds sur terre, il est concret, engagé, pragmatique, il aime le bricolage, les travaux d'entretien. Et puis les collections de tout et n'importe quoi : des timbres aux boîtes de camembert, peu importe la qualité esthétique des objets, l'essentiel, c'est que ce soit complet, saturé.  Et enfin, toutes les choses simples et saines dans les quelles l'obsessionnel pourra se retrouver, se ressourcer : la cuisine, l’œnologie, le yoga, la gymnastique, la méditation. Beaucoup de femmes apprécient les obsessionnels parce qu'ils assurent et rassurent, comme on dit, mais une vie pareille, ça m'apparaît plutôt l'antichambre de la mort.

L'ambition finale de l'obsessionnel, c'est de s'organiser un terrier, un terrier au sein du quel tout est bien en place, la famille, les amis, le travail, les loisirs. Un monde gelé, pétrifié, momifié. Le problème, c'est que ces infinies préventions contre l'imprévu, le désir, ne font qu'ajouter au fardeau de son existence et qu'à bétonner sa vie, il ne fait qu'accroître son égarement. Et qu'à refouler le Désir, on en vient finalement à désirer la Mort.

Photographies principalement d'Anka Zhuravleva et Ellen Sheidlin. Les deux dernières images, c'est un peu moi : "l'anti-obsessionnelle".

J'avoue que ce post est une diatribe contre les obsessionnels, presque un règlement de comptes; c'est peu dire que je ne les aime pas ces apathiques, épris d'ordre et de normalité; ils me font profondément suer, ils m'empoisonnent la vie. Mais il faut bien reconnaître qu'ils sont en train de gagner le combat : l'inertie obsessionnelle contre la fantaisie hystérique.

Si vous vous intéressez aux obsessionnels, il existe deux textes essentiels :

- Sigmund Freud : "L'homme aux rats" avec l'évocation d'un impressionnant supplice chinois.

- Alain Abelhauser : "Un doute infini - L'obsessionnel en 40 leçons". Ça vient juste de sortir. Excellent ! Ça en apprend beaucoup sur le fonctionnement général du psychisme humain. Une seule réserve : il faut déjà être familiarisé un peu avec la psychanalyse.


samedi 16 janvier 2021

Hystérique

 

Dans mon précédent post, j'affirmais ne pas me sentir redevable de mes racines, de ma filiation. Je ne me reconnais dans aucune identité.

C'est évidemment un peu plus compliqué que ça parce que je ne voudrais pas jouer à la grande affranchie romantique et je n'oserais pas dire que je suis entièrement libre. J'ai quand même bien ma manière de fonctionner qui m'est propre et dont la répétition, l'insistance, "font symptôme" comme dirait un psychanalyste. Mais ça n'a rien à voir avec mes  origines.

Si je suis lucide, je dois bien reconnaître que je suis une grande hystérique. Hystérique ? Mais ça n'existe plus aujourd'hui, allez-vous me dire. Je ne crois pas. Il n'y a simplement plus de manifestation somatique mais l'inadéquation au monde demeure.

Être hystérique, c'est d'abord vivre dans le manque, l'aspiration et surtout l'insatisfaction. Être hystérique, c'est chercher sans cesse son désir et sa réalisation et, bien sûr, ne jamais les trouver. C'est très fort chez moi et je lutte sans cesse avec ça. 


 Je ne suis jamais pleinement contente, pleinement satisfaite. Jouir de l'instant, m'éclater, être cool, apaisée, ces mots d'ordre contemporains, ça m'est étranger. Je me sens plutôt toujours sous tension, en mouvement permanent. La bougeotte, l'agitation perpétuelles. Flemmarder, jamais.

Si je suis en vacances à Kotor, je me demande, dès l'arrivée, si je n'aurais pas mieux fait d'aller à Riga ou Helsinki. Pareil dès que je m'attable dans un café, un restaurant : est-ce que ça ne serait pas mieux à côté, en face ? Et ce film, cette exposition, ce musée. Je change évidemment aussitôt de plan, de projet. Je peux apparaître capricieuse mais rester en place, ce n'est pas possible. Je ne sais littéralement pas ce que je veux. Incapable de me réjouir d'être quelque part sans aspirer aussitôt à ne plus y être, sans prétexter devoir me sauver. Toujours mieux ailleurs ! Un programme, ça n'est pas fait pour moi. Mon seul plaisir, c'est de le bousculer. L'imprévu, c'est ce que j'aime.

Et puis, il y a ce souci dévorant de mon apparence qui ne répond jamais complétement à mon attente. Quand, après moult recherches, je m'achète une nouvelle robe, le soir même j'ai des réserves et, dès le lendemain matin, je cours m'en acheter une autre, puis une autre et encore une autre (mais je les garde toutes et n'échange pas). 


Même chose pour les accessoires décoratifs, les bijoux, les montres; un premier achat en initie toujours toute une série d'autres, différents mais de même style, des variations sur un modèle. Après, c'est l'interrogation quotidienne, infinie : le quel mettre aujourd'hui, demain, étant entendu que je dois, absolument, en changer chaque jour ? Avec les escarpins, les bottes, c'est également affreux parce que c'est très connoté sexuellement et que le choix de la bonne hauteur de talons est une torture: jusqu'où je peux aller ?  

 Même les choses triviales sont compliquées : choisir une culotte et un soutien-gorge me prend non seulement beaucoup de temps et d'analyse comparative, mais je ne peux pas me contenter d'acheter un seul ensemble. Il m'en faut tout de suite 10 dans le même genre (chic et sexy). Inutile de dire que je suis dépensière et que mes armoires ont tendance à craquer. Ça devient même ruineux d'autant que pour limiter la profusion, j'ai tendance à avoir pour parade d'acheter ce qui est le plus cher. Ça me semble être une garantie que je ne me suis pas trompée. Les soldes, les bonnes affaires, le bon marché, ça éteint tout désir en moi. Tant pis si vous me jugez une parfaite idiote.

 

Acheter, adopter, une apparence, ça devient ainsi un problème existentiel, presque métaphysique. Il en va de ma différence, de mon unicité. Être normale, banale, c'est l'horreur. Une véritable frénésie me saisit régulièrement, je suis alors sous une tension extrême : une acquisition supplémentaire m'apparaît impérative, indispensable même, pour apaiser ma frustration. Mais ça ne colle jamais complétement et ça ne résout presque rien. Bien vite, je rentre dans la surenchère et j'en fais trop. La simplicité, c'est impossible.

 Au delà de ces choses matérielles, cette insatisfaction essentielle s'étend évidemment à ma vie personnelle. Ma vie amoureuse, elle est ainsi programmée pour l'échec. Un amant occasionnel, ça peut être merveilleux, affectivement et sexuellement. Mais dès qu'une routine s'installe, c'est fini, il m'énerve, je n'arrive plus à éprouver de désir, de satisfaction encore moins. Ses insuffisances (il est franco-français, il ne connaît que son boulot, il est avare) se mettent à m'exaspérer et je deviens sans pitié. C'est ensuite et à nouveau le défilé..., la recherche toujours déçue de celui qui pourra combler mon incomplétude... 

Ça explique que je sois une séductrice en diable dans mon attitude, mon apparence, ma façon de m'exprimer. Je ne veux pas apparaître fondue dans la masse, je cherche à appeler l'attention sur ce qui me distingue des autres. Je suis donc sans doute ce qu'on appelle une "allumeuse"mais j'ai bien sûr ma manière propre et j'espère ne pas être trop évidente. A la différence de la plupart des hystériques, je ne suis ainsi ni exubérante, ni communicative. Je suis même très réservée, peut-être hautaine, plutôt dans le style "éthéré", mais ça plaît aussi. Enfin, j'ai tendance à érotiser les relations même si c'est trompeur et que mon interlocuteur risque de s'y casser  les dents. Même mon blog, j'espère qu'on y trouve une dimension érotique. Ne jamais oublier que je m'appelle Carmilla.

J'aimerais bien toutefois avoir la flamboyance, l'extravagance, d'insupportables hystériques comme Isabelle Adjani ou Arielle Dombasle, l'une pleurnicharde, l'autre rigolote. La théâtralité féminine, le goût des apparences, ça m'apparaît un combat estimable parce que c'est ce que le puritanisme contemporain cherche à éradiquer aujourd'hui. L'artifice, la séduction, ça fait aussi la beauté du monde et des relations individuelles. Les filles prosaïques, toutes simples, engagées, écolo-responsables, c'est désespérant.

Mais je crois que je ne suis heureusement pas trop insupportable parce que je n'ai pas une haute opinion de moi-même. Je ne suis jamais contente de moi. L'orgueil, j'ai l'impression que ça m'est étranger; je ne prétendrai jamais, ainsi, que j'ai réussi ma vie. Je pourrais par exemple être fière de ma relative réussite professionnelle et universitaire. Mais je vis ça, en fait, dans une complète indifférence. Mon boulot, je préfère ne jamais en parler, ne jamais en faire exhibition, à mon entourage. Ce n'est qu'une petite partie de moi-même et d'ailleurs ma vie professionnelle, elle n'est pas achevée, elle demeure encore à accomplir, à finaliser.

Mais Carmilla, ce que tu nous décris là de ta vie d'hystérique, ça semble un véritable Enfer. 

Et bien non, pas du tout ! Je n'ai absolument pas envie de guérir, de cesser d'être hystérique. C'est vrai qu'il y a deux faces de l'hystérie : l'une, négative, qui vous fige; l'autre, positive, qui vous dynamise. C'est évidemment dans la seconde que je me reconnais. 

Le danger, le risque de l'hystérie, c'est, en effet, de s'enfermer dans le registre de la plainte, de pleurnicher sans cesse, de se mettre à en vouloir au monde entier de son infortune. Elle peut alors vous paralyser, vous tétaniser dans la rumination. Vous devenez sinistre, une tragédienne éplorée (Isabelle Adjani). C'est l'hystérie morne, dépressive. Mais si on contrôle ça, l'hystérie, ça devient un formidable carburant, un instrument d'agitation permanent. C'est l'hystérie joyeuse.

L'hystérie, c'est donc d'abord pour moi la fantaisie, la loufoquerie, la dinguerie (Arielle Dombasle). Le plaisir de briser les codes de bonne conduite, d'affirmer sa singularité. J'aime ma copine Daria parce qu'elle est encore plus hystérique, plus extravagante, que moi et qu'on adore se retrouver pour s'exhiber, délirer et faire des bêtises ensemble. On irrite parfois un peu et c'est vrai qu'on est puériles et manipulatrices. C'est vrai aussi que ça correspond au désir de s'afficher plus désirables que les autres et c'est finalement très prétentieux. Mais j'en retiens surtout la joie éprouvée à se moquer des conventions.

Surtout l'hystérie, sous sa forme joyeuse, ça vous booste, ça vous met sans cesse en mouvement. Être déçu, insatisfait, c'est un aiguillon permanent. Je ne reste jamais en place. Je galope comme ça tout le temps à la recherche de mon désir et de sa réalisation. Bien sûr, je n'y arrive jamais, je suis à chaque fois déçue mais je ne m'appesantis pas, je réamorce tout de suite la pompe à rêves et repars pour de nouvelles découvertes, aventures, errances.

 C'est cette insatisfaction continuelle qui aiguise, j'en suis convaincue, ma curiosité intellectuelle. Vous avez sans doute remarqué que j'étais une effroyable touche-à-tout, essayant de parler d'à peu près tout et de n'importe quoi. Être spécialisée dans un unique domaine, ce n'est vraiment pas ma tasse de thé. J'ai en fait besoin d'aller voir un peu partout et tant pis si je brasse beaucoup et suis évidemment superficielle.

On dit que ce sont surtout les femmes qui sont hystériques. C'est sans doute vrai. J'ai en effet tendance à penser que le monde est décevant pour une femme parce qu'elle n'y retrouve pas le regard que portait autrefois sur elle son père : un regard admiratif mais dénué de concupiscence (ce que l'on appelle le "juste regard"). Depuis qu'elle a cessé d'être une petite fille, la femme cherche désespérément à retrouver ce regard. 


 Tableaux d'Apolonia SOKOL (née en 1988). Une franco-polonaise (son nom veut dire "faucon"), étoile montante de la nouvelle peinture figurative. Actuellement pensionnaire à la Villa Médicis. Elle se plaît à jouer de  multiples influences. A aussi la nostalgie des Femen (version initiale) et des Pussy Riot.

 Un post qui déconcertera peut-être mais que je dédie à plusieurs de mes lecteurs avec qui je partage une passion : la psychanalyse. Mon texte est évidemment sans prétention, un peu de la psychanalyse de bistrot. Le plus gros défaut, c'est qu'en fait, je ne m'y livre pas, ne laisse pas parler mon inconscient.

J'ai bien conscience du risque d'être cataloguée, à la suite de ce post, dans la catégorie "épouvantable connasse". Mais essayez de faire le même effort de sincérité vis à vis de vous mêmes et surtout de ce qui vous taraude. C'est rarement glorieux, c'est souvent petit et mesquin. Et puis, est-ce qu'on n'est pas tous, à des degrés divers, un peu hystériques parce que le manque et la frustration signent tout de même bien l'humaine condition ? Les gens satisfaits, contents d'eux et de leurs réalisations, sont ou très bêtes ou très menteurs. Je préciserai enfin, à ma décharge, que dans la vie réelle, je ne crois pas être une connasse "chieuse" : j'ai pour principe d'éviter surtout d'embêter les autres avec mes états d'âme et je ne suis jamais dans le registre de la plainte.

Enfin, si vous vous intéressez à l'hystérie, je vous conseille "le cas Dora" de Sigmund Freud (in "Cinq Psychanalyses") qui peut aussi être lu comme un merveilleux roman d'amour (ou un roman policier), cynique et cruel. Un très grand texte littéraire, finalement. Vous pouvez aussi vous reporter, après apprentissage, à Jacques Lacan: "Le séminaire. Livre VI. Le désir et son interprétation".


samedi 9 janvier 2021

Sans identité

 

Presque tous, on pense être assurés de son identité. On s'y reconnaît.

C'est le point d'appui de nos assurances, de nos certitudes. Ça permet d'exhiber fièrement un "statut".

On nous a d'ailleurs rabâché que la recette de l'équilibre, du bonheur, c'était d'abord d'apprendre à se connaître soi-même. L'introspection, la méditation, les thérapies "zen", c'est très à la mode. Et puis, il y aurait aussi la vérité de ses "racines" : à la fois le lieu, la région, d'où l'on vient ( notre origine ethnique) et aussi notre ascendance sociale et familiale (éventuellement ces fichus "secrets de famille" dont on se délecte et qui expliqueraient tout). On aime bien, à partir de là, construire sa mythologie personnelle, son "auto-fiction", le roman de ses origines dans le quel on joue évidemment un rôle héroïque.

Il faudrait que, chez nous, l'intime et le social se confondent.  Il faudrait s'épanouir, s'accomplir, trouver sa voie, un sens à sa vie. C'est la recette du "feel good".

C'est comme ça que notre époque est celle du triomphe du narcissisme. L'auto-satisfaction est de rigueur, on se dépêche de l'afficher sur Instagram et Facebook. Réussir sa vie est le mot d'ordre contemporain. Ça signifie surtout que notre identité sociale épuise notre moi profond.

 Presque personne ne semble s'aviser de ce qu'une vie "ratée" est aussi estimable qu'une vie réussie. Et d'ailleurs, en ratant sa vie, on s'épanouit peut-être davantage qu'en la réussissant. Ma sœur et moi, on a, par exemple, incarné ces deux pôles mais je me dis souvent qu'elle a sûrement vécu plus intensément que moi: elle était le feu, j'étais la glace.

 Et puis, on n'arrive pas non plus à considérer que l'homme peut être une énigme pour lui-même. On croit généralement qu'il est de nature simple, taillé tout d'un bloc, ce qui formerait son "caractère", sa personnalité. Psychologie d'astrologue et de courriers du cœur.

La vérité, c'est que l'homme est traversé d'une faille, qu'une béance s'ouvre en lui. C'était le message du Christianisme : on est tiraillés d'impulsions contraires, entre crime et châtiment. On n'est jamais des purs, on est toujours un mélange de saint et de canaille. Ça a été repris, de manière paradoxale (parce que Freud a violemment dénoncé les religions), par la psychanalyse: nous sommes habités par la pulsion de  mort. A l'encontre du narcissisme contemporain, le christianisme et la psychanalyse, ce sont de sacrées leçons d'humilité. On est bien loin des niaiseries actuelles, du "bien dans sa tête" et du contentement de soi. 

On peut prolonger. "Toute vie est, bien entendu, un processus de démolition", écrivait Francis Scott Fitzgerald. Durant toute notre existence, nous combattons, avec plus ou moins de succès, ces forces, ces impulsions, qui travaillent à notre décomposition, à la destruction de notre belle harmonie. Malheureusement, on fait fuite de partout ! Par rapport à ça, à cette débandade généralisée, notre belle identité affichée ça n'est qu'une vaste plaisanterie, une complète escroquerie.

J'ai beaucoup aimé, à cet égard, le dernier Prix Goncourt : "Anomalie" d'Hervé Le Tellier. C'est justement une réflexion subtile sur l'identité, sur ce socle que l'on croit immuable et déterminé une fois pour toutes. Dans un épisode de science-fiction, on assiste à la génération de doubles parfaits d'un groupe de voyageurs. La seule chose qui les différencie, c'est que les doubles sont produits avec un décalage de trois mois et qu'ils ont, en quelque sorte, "zappé" une fraction de l'existence de leurs modèles. L'idéologie actuelle du déterminisme (les gènes, l'ascendance familiale, la culture, la classe sociale) affirmera que ça ne change rien, que le cours d'une existence ne peut s'en trouver modifié. Hervé Le Tellier montre au contraire qu'en trois mois, on peut emprunter de multiples chemins de traverse, on peut diverger au point que la copie ne ressemble plus du tout au modèle, qu'ils en viennent même à se détester. C'est la prolifération généralisée des identités.

On est bien incapables de se définir soir-même. Moi la première. Je ne me sens rien en particulier. Ni jeune, ni vieille. Ni slave ni française. Ni empathique, ni méchante. Je suis mal à l'aise avec tout ce qui est censé me déterminer. Je n'y crois tout simplement pas. Je ne pense pas être façonnée par des éléments extérieurs (un rattachement, une affiliation, une classe sociale) et des traumatismes (agressions, humiliations) qui m'auraient définitivement tétanisée. On conserve malgré tout et en toutes circonstances,  une liberté de choix, même éventuellement réduite,. On s'invente chacun un parcours de vie qui permet de supporter le fardeau de l'existence et même d'en retirer plaisir. Et ce parcours, il est irréductible à toute définition, catégorisation.

Gamine, j'adorais David Bowie, Prince, Mickaël Jackson. L'art de jongler avec toutes identités et de les récuser. Plus tard, j'ai été fascinée par les vies de Greta Garbo et Marlène Dietrich.

Greta Garbo ne se sentait ainsi absolument pas concernée par son existence sociale. Les femmes belles sont des privilégiées mais plus que d'autres, elles se sentent aussi étrangères à elles-mêmes. Greta Garbo se jugeait une actrice ridicule, se vivait indifférente à son insolente beauté, ne savait pas si elle était homme ou femme, lesbienne ou hétérosexuelle. Elle a sans cesse fui le monde, ses spectacles, l'amour, le mariage, la maternité, les engagements politiques. Elle refusait tous les interviews, elle vivait dans des intérieurs dépouillés, n'avait qu'un groupe limité de relations. Difficile d'être plus asociale. Les 50 dernières années de sa vie, elle les a passées à ne strictement rien faire. En bref, Greta Garbo se vivait sans substance, un effroyable abîme à elle-même. Totalement insaisissable, une béance absolue. La seule chose qu'elle prenait au sérieux, c'était l'argent, cet équivalent universel qui ne dit rien de votre personnalité.


 On nous contraint aujourd'hui à être une seule et même personne tout au long de notre existence, quelles que soient nos errances et nos contradictions. On adore la sociologie (le malheur d'une enfance pauvre), la psychologie et les romans familiaux et on se plaît à y rattacher la généalogie et la responsabilité de la totalité de nos actes. Peu importe que nous changions sans cesse, que nous exprimions des regrets, qu'en une même journée nous nous montrions stupides puis avisés, anges puis démons. Et puis le malheur, ça n'est pas toujours perçu comme tel, ça n'est pas un grand bloc uniforme que l'on peut objectiver, ça laisse la place, aussi, à des instants de grâce et d'illumination.

Décliner son identité en toute transparence, c'est la grande passion sociale de tous ceux qui voudraient qu'on se sente bien dans sa tête. "Des sociétés qui préfèrent l’être au désir, la chair à la volonté, l’unité au multiple, la fixité des origines à l’anarchie festive de l’avenir".  

Mais qui est malade au fond  ? Est-ce Greta Garbo, de son néant et de son absence d'identité ? Ou est-ce notre société pleine d'assurances et de certitudes ?

Faire de sa vie une œuvre d'Art, c'est une formule grandiloquente de Nietzsche qui prête bien sûr à sourire. Je n'oserais jamais exprimer pareille ambition. Mais ça peut au moins vous aider à ne pas prêter attention à l'opinion que les autres se forgent de vous. C'est déjà libérateur.

 

Photographies notamment d'Elena Kulikova, Martin Barraud

En complément de ce post, je conseille deux très bons livres:

- René de Ceccaty : "Un renoncement" consacré à Greta Garbo en disséquant sa personnalité "asociale".

- Hervé Le Tellier: "Anomalie', le Prix Goncourt 2020