samedi 27 janvier 2024

L'Emprise


L'emprise, c'est devenu la grande tarte à la crème de la psychologie victimaire. Ce serait l'irruption d'un autre qui nous imposerait son désir et sa volonté. Ca permet d'embrayer tout de suite en agitant cette bouteille à l'encre du consentement, un consentement forcément contraint.


Sauf qu'il ne s'agit pas d'un événement exceptionnel, accidentel. Chacun de nous se construit plutôt, tout au long de sa vie et depuis sa plus petite enfance, au travers de situations successives d'emprise. Parfois, tout à coup, on se met à accrocher, littéralement, avec quelque chose, avec quelqu'un. C'est, soudainement, une lumière, un regard, un visage, une voix qui semblent s'adresser à vous. Le monde devient hanté. Ce sont de grands coups de flash qui tout à coup illuminent votre vie la plus quotidienne.


Je suis moi-même très sensible à ça. Dans la rue, dans le métro, dans un café, je suis, parfois, subitement fascinée par quelqu'un, un homme, une femme. Ca ne s'explique pas, ce n'est, souvent, pas leur allure générale mais un simple détail qui m'attire en eux. J'ai alors envie de tout de suite les interpeller, leur adresser la parole. 


Ou bien, de manière plus triviale, c'est une simple musique, porteuse de réminiscences, qui me plonge dans une sorte d'euphorie. Parfois aussi, c'est un simple objet, totalement inutile, pour lequel je suis, subitement, prise d'une fièvre acheteuse. 


Le monde n'est pas neutre, indifférent. Il est fait de signes qui me parlent, m'interpellent, qui ont une force d'attraction, d'"emprise". Je me sens emportée par un effet d'aspiration: c'est bien sûr la puissance de lambeaux de souvenirs et d'émotions mais qui me parviennent confusément sans que je puisse les reconstituer. Mais c'est parfois suffisant pour qu'il m'arrive de passer à l'acte, malgré ma timidité, mes réserves et appréhensions. Evidemment, dans 99 % des cas, je suis très rapidement déçue. 


Mais la déception me fait, curieusement, du bien, elle m'apaise. Elle m'a appris quelque chose, elle m'a permis de mesurer la distance entre le rêve et la réalité. Parce que c'est de cela que l'on souffre : on ne cesse de contourner le réel, on invente mille subterfuges pour éviter de se le prendre dans la figure. Quand on parvient à comprendre qu'il est forcément décevant et qu'il faut s'en accommoder, alors on se sent mieux psychologiquement. On a gagné en lucidité.


C'est toujours à travers la médiation d'un autre qu'on découvre le monde. Notre éducation, elle se fait à force d'accrochages, d'étayages, avec un tiers. Ca débute avec notre mère quand on est petit enfant. C'est elle qui nous aide à appréhender le monde dans le quel nous venons d'être projetés, elle qui nous aide à l'identifier, le nommer (par l'accès au langage), qui nous guide dans l'apprentissage de nos besoins et de notre satisfaction.



Le problème, c'est qu'il faut aussi savoir décrocher de sa mère, de l'autre. Accrochages, décrochages, emprises, (dés) emprises, c'est ça qui doit rythmer notre vie. Il faut être capables de brûler ce que l'on a adoré.


Parce que le risque, c'est l'intrusion complète de l'Autre en vous, au point qu'il vous dévore ou que vous n'ayez plus d'autonomie propre. Je me sens bien incapable de porter un jugement sur l'affaire Gabriel Matzneff / Vanessa Springora, qui a tant fait couler d'encre, mais il me semble qu'elle était soumise à une double emprise. Celle exercée par Matzneff, bien sûr, mais aussi celle exercée par sa mère qui retirait une satisfaction, par procuration, de cette relation. Et Vanessa Springora, elle-même, ne s'identifiait-elle pas à sa mère ?


On vit une époque étrange. On hurle contre les relations incestueuses et la pédophilie mais, en même temps, on ne cesse d'effacer les frontières entre les générations. C'est le temps des parents copains à qui on peut tout raconter, tout dire, et qui, en retour, se confient à vous, vous font part de leurs déboires et démêlées. On vit dans une espèce d'obscénité familiale généralisée.


Cette fausse intimité est probablement destructrice. Comment se dépêtrer de ses parents, conquérir son autonomie, dans une telle ambiance ? On vit sous leur emprise, on en devient les jouets précieux, les petites merveilles, qui ont pour mission de réparer, par procuration, tous leurs échecs.


Sur ce point, j'ai reçu une éducation à l'ancienne, celle de la vieille Europe Centrale. Je n'ai jamais rien su et, surtout, jamais voulu rien savoir de la vie intime, personnelle, sentimentale de mes parents. Et de mon côté, je ne leur racontais surtout rien de mes nombreuses aventures. Quant à mes ancêtres, grands parents et autres, je m'en suis toujours fichue complétement. La généalogie, l'héritage, ce n'est pas pour moi.


Mais c'est comme ça que j'ai vite conquis mon indépendance. Moi et ma sœur, dès le début de l'adolescence, on est devenues de "sales gosses" qui n'en faisaient qu'à leur tête et critiquaient tout. Des "pas gentilles", des indociles. Qui à tout instant, s'amourachaient de quelque chose, de quelqu'un.


C'était une vraie compétition entre ma sœur et moi: les copains, copines, amants, ça défilait. C'était à celle qui en aurait le plus. Ca nous a rendues cruelles et sans doute infectes, arrogantes, quand on jetait, sans ménagement, les autres. Mais finalement, on était, peut-être, des filles libres: l'emprise, on n'a jamais trop connu ça ou, simplement, de manière provisoire. Notre problème, c'est qu'on était incapables de se fixer sur quelqu'un: sitôt conquis, sitôt déçues. D'éternelles insatisfaites ...


Mais les conquêtes, ça nous a tout de même beaucoup appris. Savoir d'abord qu'on était désirables, qu'on échappait à la malédiction de la fille moche, c'était d'abord rassurant. Mais il fallait aussi savoir séduire au-delà de son apparence physique. Parce que c'est là, sur un plan plus intellectuel, que se jouent les véritables rapports de pouvoir et de domination entre les sexes.


La vie sentimentale, c'est une véritable éducation, c'est aussi important que la formation scolaire. Il faut avoir des tocades mais il faut aussi savoir s'en déprendre.


C'est particulièrement important  pour les filles qui rencontrent toutes, dès leur plus jeune âge, un loup ou un tyran prêts à les dévorer (le Petit Chaperon Rouge et Barbe Bleue). Mais les garçons, aussi, rencontrent, presque dès le départ un loup ou un tyran : le père castrateur qui les inhibe complétement (Kafka et autres), qui les rend inadaptés.



Les loups et les tyrans sont rusés, cauteleux, menteurs. Et les loups et tyrans doucereux sont les plus dangereux. Ils séduisent en donnant l'illusion à l'autre qu'ils ont besoin de lui et qu'ils sont, en sa compagnie, dans une relation double, entièrement partagée: on est les mêmes, on voit les choses exactement de la même manière, affirment-ils. Et l'autre est entièrement disposé à croire ça. Se sentir reconnu, ça lui donne une petite assurance, ça conforte son narcissisme même si ça se fait au prix de l'abandon de sa liberté. On préfère souvent une trompeuse sécurité à l'angoisse et aux doutes sur soi-même. C'est en exploitant cette fragilité que se forgent les dictatures et les situations d'emprise.


Les flatteries, ça a toujours éveillé ma méfiance et j'ai toujours détesté cette idée d'être, éventuellement, le double de quelqu'un. Et puis, le fait d'être, malgré tout, "étrangère" m'a quand même inculqué cette conviction que je ne pouvais quand même pas être le miroir d'un autre. 


C'est peut-être pour cette raison que j'ai toujours aimé le Petit Chaperon Rouge qui incarne une forme de désobéissance civile et amoureuse en se promenant librement dans la forêt sans craindre les loups cauteleux. Et le petit chaperon rouge vit sans crainte parce qu'elle est, elle-même, une rouée.


Le Marquis de Sade avait bien vu le problème: "Il n'est d'infamie que le loup n'invente afin de capturer sa proie", écrit-il. Comment, dès lors, ne pas finir dans le lit du loup ? Il n'y a que deux stratégies possibles. La première consiste à se résigner à sa condition de victime (ça a donné "Justine ou les malheurs de la vertu"). La seconde à devenir maîtresse de sa propre destinée ("Juliette ou les prospérités du vice").


Il faut savoir se montrer encore plus rusée que le loup et le tyran. Et à cette fin, apprendre à mentir.  J'aime beaucoup ce titre d'une nouvelle d'Aragon: "Le mentir-vrai".  Il y a dans le mensonge une vérité plus grande que dans le réel. Marcel Proust avait bien compris cela: l'artiste est un menteur.


L'idéologie actuelle est celle d'une transparence généralisée: on se dit tout, on ne se cache rien. 

Mais la vérité peut-être effroyablement destructrice. Si on dit tout, si on ne cache rien, on n'a plus d'intimité, d'identité. On n'est plus qu'un mort-vivant, une simple mécanique, vivant sous la domination du regard des autres.  


Mais j'en suis convaincue, pour construire son identité, pour conquérir une liberté, il faut parvenir à se soustraire à l’oppression de la réalité et de la vérité. Il faut pouvoir rêver et mentir. C'est comme ça qu'on peut battre, sur leur terrain propre, les loups et les tyrans et s'en dépêtrer . Et du reste, les femmes les plus séduisantes ne sont-elles pas les plus énigmatiques ?


Images de Katrien de BLAUWER, Francesco del COSSA, Francisco PAGANI, Francisco de ZURBARAN, Rafaele SANZIO, Marc BURCKHARDT, Paul LAURENZI, François BOUCHER, Félix LABISSE, Siegfried HANSEN.

Dans le prolongement de ce post, je recommande :

- Alain FERRANT: "Les dédales de l'emprise - Entre tyrannie et création". C'est surtout un bouquin de psychanalyse mais clair et sans jargon. Et le bouquin débouche sur quelques analyses littéraires intéressantes: Maupassant, Céline, Cendrars, K Dick.

- Alberto MANGUEL: "Monstres fabuleux". Manguel est un extraordinaire bibliophile et critique littéraire. Il évoque ici Dracula, Alice, Faust, Don Juan, les contes. C'est, à chaque fois, éblouissant. C'est plein d'enseignements pour nous guider sur le chemin de la vie. Ca vient de paraître en poche.

- Philippe SOLLERS, Julia KRISTEVA: "Du mariage considéré comme un des Beaux Arts". La vie commune de l'un des couples les plus singuliers de la littérature et de la pensée critique française. Un couple formé de deux étrangers: une différence nationale doublée de la différence radicale de l'homme et de la femme. Il s'agit de permettre que l'autre soit aussi étranger que vous-mêmes.

- Elitza GUEORGUIEVA: "Odyssée des filles de l'Est". Elitza est née en Bulgarie (mais écrit en français). Elle s'était déjà fait remarquer avec un premier livre burlesque : " Les cosmonautes ne font que passer". Ici, elle évoque les destins parallèles d'une étudiante et d'une prostituée bulgares en France. C'est drôle et acide. Je me suis tout à fait reconnue là-dedans. Mais je me demande ce que peuvent en penser des lecteurs français. 



samedi 20 janvier 2024

Culture et Lutte des classes


La lutte des classes, on dit maintenant que c'est du marxisme attardé, que c'est une époque révolue.

La preuve: la classe ouvrière est en forte contraction, elle ne représente plus qu'une petite part (19 % en France) du total des "travailleurs". Ce ne sont donc plus les "rapports de production" qui déterminent la logique des sociétés. Il n'existerait plus qu'un grand ensemble social assez homogène.


Ca semble à peu près vrai, en effet. La grande marche du monde fait qu'aujourd'hui, quoi qu'en disent les sectateurs de Piketty ou d'Oxfam,  toutes les sociétés convergent vers davantage d'égalité économique. C'est particulièrement manifeste en Europe.


Est-ce à dire qu'on vit dans des sociétés de concorde, dépourvues d'affrontements, oppositions ? Est-ce que la barrière ne passe pas plutôt ailleurs, hors du champ purement économique ?


C'est la question que je me posais récemment en consultant la liste annuelle des 50 personnalités préférées des Français. C'est vraiment surprenant. Le champion incontestable, ça demeure Jean-Jacques Goldman (13 titres, dont 7 d'affilée). Peu importe qu'il ne chante plus et vive retiré depuis 20 ans. Vient ensuite toute une flopée de chanteurs et acteurs : Florent Pagny, Omar Sy, Vianney, Soprano, Francis Cabrel, Grand Corps Malade, Dany Boon, Julien Doré, Kad Merad, Jean Reno, Jean Dujardin, Frank Dubosc, Michel Sardou. 


J'avoue que je les connais à peine et qu'aucun ne m'a jamais fait rêver. Que des gens sympas, authentiques et sincères. Tous discrets, évitant de choquer ou de faire la morale. Mais aussi que des hommes, plutôt des "vrais mecs", un peu rigolards et probablement bons vivants. Professant tous des idées généreuses et engagés dans des actions caritatives mais sans appeler à la Révolution. 


Si je prolonge, je trouve, bien classés, deux cuisiniers (Philippe Etchebest et Cyril Lignac), des sportifs (footballeurs et rugbymen) et puis des personnalités du monde médiatique et télévisuel (Stéphane Plaza et Stéphane Bern, deux défenseurs de la propriété immobilière et du Patrimoine).


La première femme, c'est Sophie Marceau (15ème), une actrice populaire de même que Virginie Effira, Josiane Balasko et Valérie Lemercier. Et puis quelques chanteuses: Mylène Farmer, Louane, Vanessa Paradis, Françoise Hardy. Et surtout des personnalités du monde télévisuel: Karine Lemarchand, Evelyne Délhiat, Alexandra Lamy, Mimmie Mathy.


Là encore, je me sens larguée. Et mon trouble s'aggrave quand je consulte le palmarès des 10 écrivains les plus lus par les Français: Guillaume Musso, Joël Dicker, Mélissa Da Costa, Virginie Grimaldi, Marc Lévy, Bernard Werber, Franck Tilliez. J'avoue que je n'en ai lu aucun sauf Pierre Lemaître (que j'ai d'ailleurs trouvé intéressant).


Et l'estocade finale, elle m'est portée quand je consulte le palmarès des plus grosses entrées au cinéma: le premier film que j'ai vu figurant dans le box-office 2023 ne se situe qu'à la 31ème place. Il s'agit d'"Anatomie d'une chute" de Justine Triet qui ne m'a d'ailleurs pas emballée. Et puis, il y a cette grande mode des séries qui se développe sur toutes les plateformes. Mes copains-copines ne me parlent que de ça mais je n'y arrive vraiment pas. Ca m'apparaît bavard, paresseux et puis comment trouver le temps de regarder 10-12 épisodes ?


Curieusement, on ne porte guère attention à ces palmarès. Juste un regard amusé, ça ne serait qu'anecdotique. J'ai plutôt tendance à penser que ça vaut tous les sondages et enquêtes d'opinions réalisés et que ça dresse un tableau assez juste des "mentalités" françaises.


Evidemment, c'est troublant parce que la Grande Culture, celle dont on se targue si souvent en France, elle est complétement absente de ces palmarès. Même pas l'un de nos trois Prix Nobel de littérature toujours vivants, même pas nos médailles Fields en mathématiques (4 médailles d'or pour la France au cours des vingt dernières années), même pas l'une de nos cinéastes Palme d'Or à Cannes (Julia Ducournau et Justine Triet), ni nos grands peintres, ni nos grands musiciens (Messiaen, Xenakis, Boulez, Henry, c'était tout de même quelque chose), ni nos grands metteurs en scène de théâtre.


A la place, ces palmarès établissent plutôt le portrait d'une France culturelle chloroformée, sous-anesthésie. La culture, elle est majoritairement perçue sous l'angle de la détente et du divertissement. On veut simplement "se distraire", s'amuser un peu, de manière entièrement passive. Ca explique qu'on soit friands de grandes productions en streaming qui vont nous transporter dans un monde virtuel et réconfortant. On n'a surtout pas envie de se "prendre la tête", de se remettre en cause. 


Un sondage édifiant, diffusé cette semaine, indiquait ainsi que les Français consacraient plus de 4 heures par jour à regarder des vidéos. On a beau jeu de dénoncer les stupidités des médias. Mais finalement, le formatage de nos cerveaux, on s'y abandonne bien volontiers et même avec délectation.


Et puis, dans ces palmarès, on se montre conservateurs, nostalgiques. On y semble hantés par le "bon vieux temps". Cette époque où les gens étaient, dit-on, polis et bien éduqués. On n'aime donc pas du tout les personnalités "disruptives", mal coiffées. On leur préfère les " belles personnes" selon l'expression aujourd'hui à la mode. Celles qui ressuscitent l'ancienne charité chrétienne mais en l'exhibant (restos du cœur, téléthon, pièces jaunes, concerts). Il est bien sûr interdit de s'interroger sur l'efficacité de ces dispositifs.


Ces belles âmes sont bien sûr adeptes du bien vivre, de la bonne bouffe, des distractions et des loisirs sains. C'est un peu la France du rugby, celle du terroir, des amitiés viriles, des rigolades et du patrimoine.


Pourquoi pas ? Mais la nostalgie, elle est aussi inséparable du déclinisme. Et une nette majorité de Français serait, en effet, persuadée, contre toutes  les évidences et données économiques, que c'était mieux avant et que la France serait en déclin. C'est le fameux pessimisme français, on broie du noir et on essaie de se consoler avec des bluettes.


Et surtout, cette France nostalgique, c'est largement celle que promeut le Front National. Et significativement, son premier bateleur, Jordan Bardella, est le seul homme politique à figurer dans le palmarès. S'agit-il d'un sombre présage ?


Il faut bien le reconnaître, en fait. Les sociétés occidentales sont traversées par une fracture culturelle profonde. C'est, à la fois, une fracture du goût et une fracture des finalités de la culture. C'est la question : la culture pour quoi faire ? Se distraire, s'amuser, ou se remettre en cause pour affronter les dures réalités de la vie ?


Une évidence s'impose aujourd'hui. La grande culture, la culture légitime, celle qui est soutenue par l'Etat, les "masses", le Peuple, s'en détournent largement. 

Ce serait l'émergence d'une nouvelle confrontation liée aux différences d'éducation.


On a complétement occulté le grand bouleversement culturel de ces dernières décennies dans les sociétés démocratiques. Jusqu'à une époque récente, peu de gens avaient fait des études supérieures. Mais on respectait ces quelques privilégiés pour leur culture. On essayait même, tant bien que mal, d'en adapter ou reproduire les codes. Chacun essayait de se constituer une petite bibliothèque, littéraire et musicale, des grands classiques.
 

Aujourd'hui, environ 30% des jeunes générations ont fait des études supérieures, ce qui est considérable et représente toute une nouvelle classe sociale fondée sur le diplôme. Et ce tiers de la population, cette espèce d'élite de masse, il a tendance à vivre ensemble, replié sur lui-même, avec ses propres codes et valeurs. C'est la société des "bobos", pétrie de convictions, d'idées reçues et d'une certaine arrogance.


Mais les "bobos" n'inspirent nullement "les masses" (le peuple). Celles-ci les rejettent voire les détestent, au contraire, et vont puiser ailleurs leurs modèles culturels.


C'est ainsi qu'a pris naissance, dans les sociétés occidentales, une nouvelle confrontation sociale, une nouvelle lutte des classes. Tout s'y joue aujourd'hui non plus sur le plan économique mais sur le plan symbolique. Qu'aimes-tu, que détestes-tu ? Et ce que tu détestes est probablement plus révélateur de toi que ce que tu aimes.


Et ce petit jeu va très loin. Moi-même, j'en ai été, j'en suis, victime. Et c'est vrai que je n'ai pas beaucoup d'estime pour ces élites auto-proclamées qui se croient lucides et raffinées. Il m'est, ainsi, arrivé de me retrouver dans des assemblées d'artistes ou de littéraires. Et j'ai alors dû endurer la moue de dégoût de mes interlocuteurs quand j'ai eu la bêtise de décliner ma profession. Quelle pauvre fille bornée je devais être ! Finalement, on est toujours le beauf ou l'inculte d'un autre.


La lutte des classes sociales est aujourd'hui remplacée par une lutte des classes éducatives. Ca n'augure probablement rien de bon parce que les haines sont fortes et la réconciliation quasi impossible.


Le sociologue Bourdieu à longuement théorisé là-dessus ("L'amour de l'Art", "La distinction"). La classe sociale supérieure n'aurait que des pratiques distinctives, pas seulement dans l'Art et la littérature, mais dans les loisirs, le langage, l'habillement, l'alimentation etc...On cherche sans cesse à se différencier, à affirmer sa prééminence.


Ce n'est pas faux, j'en conviens. Mais quelle conséquence en tirer ? Cela veut-il dire que, pour me rapprocher du peuple,  je dois me commander les œuvres complètes de Guillaume Musso, regarder Michel Drucker à la télé, assister au spectacle du Puy du Fou, m'habiller continuellement d'un jogging et de Nike, passer mes vacances dans un Club Med ? Quoiqu'on en dise, en matière artistique et littéraire, il y a quand même bien des valeurs objectives incontournables. Mireille Matthieu, ce n'est pas La Callas. La culture populaire, c'est aussi un instrument d'aliénation des masses.


Je crois quand même à la Grande Culture, celle qui vous permet de vous arracher à la gangue de vos certitudes et d'affronter la réalité. 


La France s'enorgueillit, certes, de posséder un Ministère de la Culture. Ca signerait son "exception culturelle". Mais c'est vrai que ce joujou ne finance que des projets élitaires qui ne concernent qu'une toute petite fraction de la population (Opéras, Grands Musées et Instituts, Grands Festivals). A se préoccuper davantage des artistes que du public, on renforce finalement une culture de l'entre-soi, celle de "tribus" de professionnels arrogants souvent financés à grands frais.


Favoriser l'accès du peuple à la culture, ça doit être ça la priorité. Mais pas une culture populaire, au rabais, dans la quelle on ne cherche qu'une confirmation de ses certitudes et préjugés. Plutôt une culture qui vous ouvre à l'étrangeté du monde, qui vous conduit à changer de cadre, à vous interroger sur vous-même.


Images de:  Alessandro SICIOLDR, Alan Mac DONALD, Boris IVANOV, Carole SCNEEMANN, Daniel GREENE, Leonora CARRINGTON, Claude CAHUN, Agnès THURNAUER

Mes recommandations de lecture :

- Tiphaine RIVIERE: "La distinction - Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu". Il s'agit d'une BD (mais j'aime bien les BD). Celle-ci est tout à fait remarquable parce qu'elle constitue une juste adaptation, actualisation, du gros bouquin fastidieux de Bourdieu. Celui-ci, paru en 1979, décrit tout de même un monde ancien.

Et aussi quelques bouquins percutants écrits par des femmes:

- Violaine HUISMAN: "Les monuments de Paris". C'est la 3ème enquête familiale de l'écrivaine. Il s'agit, cette fois, de son grand père et de son père. Des gens toujours un peu dingos et iconoclastes comme je les aime. Et puis, c'est une réflexion sur la mémoire personnelle qui s'entrecroise avec l'Histoire. 

- Lina WOLFF: "La prise du diable". Hormis les auteurs de romans policiers, on connaît mal la littérature scandinave. Et pourtant, je vous assure qu'elle déménage. Rien de plus tordu et dérangeant que les bouquins de la Suédoise Lina Wolff. Dans ce livre, elle évoque cette vulnérabilité, en chacun de nous, qui consiste à aimer celui qui veut nous détruire. C'est autre chose que les bavardages moralisateurs actuels sur "l'emprise".

- Gabriele TERGIT: "Les Effinger - Une saga berlinoise". J'en ai déjà parlé mais j'insiste. C'est l'un des bouquins majeurs de la littérature allemande du 20ème siècle. Ca fait plus de 900 pages mais ça se dévore. C'est une révélation, du niveau de Thomas Mann mais avec un point de vue surtout féminin et en développant une galerie de portraits inoubliable. 

Si me lire ne vous déplaît pas trop, vous aimerez forcément ces 3 bouquins ci-dessus.