samedi 29 juin 2019

Mythomanies



Quand je vais à la piscine ou bien au Parc Monceau pour me promener ou courir, je me fais souvent draguer. Mais j'ai une technique efficace: "Y'é souis Oukrrrainiène, y'é parrrleu mal frrrancés" que je dis. En général, on abandonne tout de suite cette pauvre fille sûrement pas très recommandable.


Mais quelquefois aussi, j'écoute ce que l'on me raconte. Et là, au début, ça a été la surprise. Les types qui m'abordent ont tous des activités prestigieuses: cadres dirigeants, PDG, acteurs, producteurs de cinéma, sportifs de haut niveau, écrivains, artistes. C'est vrai que le quartier est bourge mais quand même...


Évidemment, ça ne tient pas très longtemps. Le cadre ou le PDG sont des auto-entrepreneurs, les acteurs ont participé à quelques castings pour des publicités, les producteurs n'ont financé que leurs ébats familiaux sur la fonction video de leur smartphone, les écrivains et les artistes sont en attente perpétuelle d'un éditeur ou d'un acheteur, quant aux grands sportifs, je les ai semés après une ou deux accélérations.


Peut-être que j'encourage ce type d'affabulations parce qu'à l'inverse, j'ai plutôt tendance à me faire passer pour une godiche. Je ne parle jamais ni de mes études ni de ma profession. Je laisse simplement entendre que je travaille dans un vague bureau du genre sinistre de chez sinistre, style la Poste, la sécu ou les impôts.


Mais c'est vrai que la mythomanie est devenue la grande pathologie contemporaine. Ça peut se comprendre: la pression du paraître social est extrêmement forte surtout pour les types; les exclus de la compétition économique le sont aussi de la compétition sexuelle. C'est la grande dissymétrie avec les femmes: on peut encore se contenter de ses fesses pour séduire et un statut professionnel trop éminent constitue même un répulsif.


Mais les choses évoluent et les femmes elles-mêmes rentrent dans le jeu de la pression économique et du mensonge social. La mythomanie et le narcissisme se généralisent.

Cette passion effrayante et dévastatrice me trouble.


Certes, les mythomanes sont d'abord des menteurs. Mais qui ne l'est pas un peu ? Mentir est en effet nécessaire pas seulement pour manipuler les autres mais aussi pour se protéger soi-même, pour préserver son individualité.


On le sait, une société de  sincérité absolue et de transparence totale, où l'on se dirait absolument tout, consacrerait la mort psychique des individus: une société d'imbéciles heureux d'un effroyable ennui. On construit sa personnalité en apprenant à mentir et à manipuler. Un enfant qui ne ment pas, qui n'apprend pas à mentir, devient, adulte, un crétin complet, un ingénu que tout le monde fuit.


Le mensonge et la manipulation signent les comportements sociaux mais aussi la "nature humaine", essentiellement duplice. On peut le déplorer mais je trouve ça aussi rassurant: ça nous prémunit contre les dangers de l'intelligence artificielle et de l'informatisation généralisée. Il y aura toujours une part de nuit et de mystère au sein de la transparence du monde.




Il faut avoir le courage de réhabiliter le mensonge. La vérité est souvent plus destructrice que le mensonge; celui-ci facilite, en fait, souvent les relations sociales.

Mais le mythomane va au-delà du menteur qui continue de maîtriser plus ou moins les choses. Le vrai problème du mythomane, c'est qu'il ne sait plus qu'il ment. Il perd pied dans son identité, il croit lui-même à son personnage et à ses vantardises, il devient prisonnier de la fiction qu'il a créée. C'est pour ça que le mythomane a quelque chose d'émouvant: il y a un côté tragique en lui tant il court aveuglément au-devant de sa propre perte, tant il est d'abord victime de lui-même.


C'est évidemment pitoyable et lamentable. Beaucoup de mythomanes vont jusqu'à s'inventer des maladies graves. Ça en dit long sur le narcissisme exacerbé de nos sociétés mais surtout sur l'insécurité, le manque de confiance en soi et la demande d'amour qu'il génère. Quand on ne sait plus comment séduire, quand on a épuisé tous les mensonges possibles, on a recours à la séduction ultime, celle du mourant. Le narcissisme a un pendant forcément funèbre. La société mythomane n'a d'autre issue que la mort.

Images principalement de la peintre japonaise Chie Yoshii née en 1974 ainsi que de Charles Gates Sheldon (1894 - 1961) et Wladyslaw T. Benda (1873 - 1948).

Sur la mythomanie, il faut évidemment lire le remarquable bouquin d'Emmanuel Carrère: "L'adversaire" mais aussi "La fille à la voiture rouge" de Philippe Vilain (paru en 2017).

Sur le mensonge en général dans la vie, Proust est évidemment indépassable.

samedi 22 juin 2019

Ecrivains voyageurs


Il y a longtemps que je ne vous ai pas parlé de mes lectures récentes. On m'avait fait remarquer que ça donnait l'impression de chercher à masquer une panne d'inspiration.

Peut-être mais, chez moi, la vie quotidienne et personnelle est continuellement mêlée, associée, aux livres. Quand je me remémore par exemple un voyage ou bien des instants heureux ou malheureux, je les associe également aux livres qui m'accompagnaient. Et puis comment ne pas parler de ce qui a pu m'enthousiasmer ?

Alors tant pis, je vous recense aujourd'hui ce que j'ai aimé ces derniers mois mais je limite ça à la littérature de voyage. C'est de circonstance avec l'approche des vacances.


- Emmanuel RUBEN: "Sur la route du Danube". Un bouquin formidable, une magnifique randonnée à vélo tout le long du Danube, de l'embouchure à la source, d'Odessa à Fribourg en Brisgau. Ça complète très bien le livre-référence de Claudio Magris, trop universitaire et surtout oublieux des Balkans. Avec Emmanuel Ruben, on a d'abord un peu d'aventure et on découvre les villes provinciales de pays injustement méconnus, la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie notamment. On n'a qu'une envie: refaire le même voyage peut-être pas à vélo (quand il pleut, c'est trop déprimant) mais au moins en train.


- Christian GARCIN et Tanguy VIEL: "Travelling". Il s'agit carrément, cette fois ci, d'un Tour du Monde. Mais en se fixant deux contraintes: en moins de 100 jours et sans jamais prendre l'avion. On commence donc par traverser l'Atlantique, puis les États-Unis, le Pacifique, la Chine, le Japon, la Russie puis Riga, Auschwitz et Paris. C'est un mélange curieux de lenteur (les longues traversées en cargo d'un ennui abyssal) et de vitesse (les USA, la Chine, la Russie en quelques jours). Des fulgurances aussi et plein de choses singulières, inattendues. Samuel Beckett est judicieusement cité: "On est cons, mais pas au point de voyager pour le plaisir".


- Chantal THOMAS : "East Village Blues". Chantal Thomas est l'une de mes écrivains français préférés. On la connaît surtout comme une spécialiste du 18 ème siècle mais ce livre ci détonne carrément dans sa production. Elle y évoque sa jeunesse aventurière ( fugueuse et voyageuse) et sa découverte de New-York et plus particulièrement de l'East Village, au milieu des années 70. Une époque où tout le monde se rêvait poète, où se croisaient Allen Ginsberg, William Burroughs, Andy Warhol, Lou Reed et le Velvet Underground. Magie d'une époque ouverte à tout, magie d'un livre qui est une leçon de liberté et d'évasion. Un livre indispensable à tous les amoureux de New-York.


- Amin MAALOUF: "Le naufrage des civilisations". Des livres plus ou moins fumeux, souvent très érudits, sur l'islamisme radical, il y en a déjà eu des tonnes d'écrits. Amin Maalouf a pris le parti de la simplicité. Il évoque sa vie propre, d'abord au Levant (Égypte, Liban, Syrie). Ce Levant, autrefois havre de paix et de cohabitation harmonieuse, qui a enregistré les premières secousses du monde arabo-musulman (notamment en Égypte après la prise du pouvoir par Nasser). Le livre de Maalouf est très vivant, très concret, mais aussi très convaincant dans son explication des événements qui se sont enchaînés. Il émet en particulier l'hypothèse neuve d'un "grand retournement". Cette idée de "grands retournements" que vivraient, périodiquement, les sociétés m'apparaît très féconde: même en Europe, on en fait l'expérience.


- Jean-Marie BOUISSOU: "Les leçons du Japon - Un pays très incorrect". Vous voulez en savoir plus sur le Japon, notamment après l'affaire Ghosn. Pas d'hésitation, ce livre est fait pour vous. Il aborde, avec une grande pédagogie, tous les aspects de la société japonaise. Il ne cache rien des difficultés rencontrées (crise endémique, normalisation de pensée) mais il souligne aussi qu'en dépit de  ces difficultés, le Japon demeure un pays très agréable à vivre: un "paradis des services et de la courtoisie". La très bonne idée de ce livre, c'est aussi de comparer le Japon et la France. On a beaucoup de leçons à recevoir parce que le Japon, c'est, le plus souvent, une "anti-France".


- Jennifer LESIEUR: "Tu marcheras dans le soleil". C'est une biographie consacrée au célèbre écrivain-voyageur britannique Bruce Chatwin décédé prématurément en 1989. La vie de Chatwin est réellement fascinante, un éloge du voyage et de la création. Un véritable livre d'aventures qui doit nous inciter à relire "En Patagonie", "Le chant des pistes" et "Qu'est-ce que je fais là" (mon préféré).


- Andrea MARCOLONGO: "La part du héros". J'avais dit beaucoup de bien du premier livre d'Andrea Marcolongo: "La langue géniale". Celui ci est, peut être, encore meilleur par sa dimension humaine et poétique. A priori, il apparaît rébarbatif: il s'agit de revisiter le mythe des Argonautes (Jason et la Toison d'Or). C'est en fait une réflexion personnelle sur le courage d'aimer: "la victoire ne tient souvent qu'à une étincelle. Celle avec laquelle nous devons mettre le feu à nos peurs, à nos hésitations, à nos doutes pour enfin tout laisser derrière nous".



- Jean TALON: "Explorateurs, touristes et autres sauvages". Un autre auteur italien qui relate plein d'histoires incroyables et merveilleuses, celles des rencontres entre "sauvages" et civilisés: un thème très actuel. Un petit livre magnifique qui donne à réfléchir. Je recommande vivement ce livre qui est un vrai bouquin d'ethnologie (Jean Talon a une solide formation en la matière) à la fois drôle et déroutant.


- Lauren ELKIN: "Flâneuse". Une américaine (journaliste littéraire) qui consacre ce livre à un simple plaisir: celui de la déambulation dans des villes. Pour le goût simple de s'ouvrir aux rencontres et aux souvenirs. De très belles pages consacrées à Paris, New-York, Londres, Venise. Un point de vue absolument iconoclaste et féroce sur le Japon et Tokyo. Le pouvoir émancipateur, le potentiel créatif, d'une "bonne balade".
 

- Peter FRANKOPAN: "Les nouvelles routes de la soie". Le centre économique et politique du monde est en train de basculer. L'avenir n'est plus en Europe ou en Amérique du Nord mais en Asie. Ce basculement, ce virage vers l'Est, tout le monde n'en a pas encore pris conscience mais Peter Frankopan l'esquisse magistralement. Le trait est peut-être forcé mais à nous d'être vigilants.
 

- Alexandre LEVY: "Carnets de la Strandja - 1989-2019 d'un mur à l'autre". La Bulgarie, ce pays mystérieux, et sa frontière avec la Turquie. Une frontière qui avait été démantelée au lendemain de la chute du communisme puis érigée à nouveau avec l'afflux migratoire. On revisite ici l'Histoire ou plutôt les histoires des Balkans, entre Est et Ouest, Orient et Occident. C'est aussi l'histoire de la jeunesse de l'auteur durant la Guerre Froide.



- Maylis DE KERANGAL: "Kiruna". Y-a-t-il au monde, après Norilsk en Russie, un lieu plus singulier et désolé que Kiruna en Laponie suédoise ? L'une des plus grandes mines de fer encore exploitées. Comment y vit-on ? Un livre qui est un reportage littéraire mais qui s'attache aussi à dresser le portrait des hommes et des femmes qui ont fait l'histoire de ces lieux.


- Christophe et Nathalie PRINCE: "Nietzsche au Paraguay". On le sait, la sœur de Nietzsche, Elisabeth, et son mari, le docteur Förster, ont eu le projet fou de créer au Paraguay une nouvelle Allemagne concrétisant une utopie aryenne et antisémite. L'expédition a rapidement tourné au désastre (maladie, folie, violence) et Förster finira par se suicider. Ce livre est le récit halluciné et épouvanté de cette expédition. On se croirait dans un film de Werner Herzog ("Aguirre" ou "Fitzcarraldo"). Remarquable et poignant.


 Je suis fan des couvertures du New-Yorker, toujours poétiques et fulgurantes.

samedi 15 juin 2019

La guerre des sexes



J'ai bien rigolé, la semaine dernière, à la suite de la déclaration du philosophe Alain Finkielkraut qu'il n'allait pas regarder la Coupe du Monde de football féminin et qu'il ne fallait pas non plus lui demander d'assister à un match de boxe ou de rugby féminin.


"Quel vieil idiot !", tout le monde a dit avec des accents profondément outrés. C'est pas possible d'être à ce point sexiste et misogyne. Il a tout de suite été sommé de venir confesser son indignité sur plusieurs chaînes de télévision.

Pour ce qui me concerne, pas plus que je ne regarde le football masculin et encore moins le rugby (que je déteste carrément et je ne parle même pas de la boxe), je ne vais regarder des matchs féminins.


D'abord, parce que je n'arrive à m'intéresser à un sport que si je le pratique ou l'ai pratiqué. Le football, je ne suis donc pas capable d'avoir une appréciation technique. Et puis, oserais-je le dire, est-ce que le football, c'est vraiment un sport ? Un jeu plutôt, un jeu réclamant de l'habileté mais peut-être pas plus. En tant que coureuse à pied, je sais bien que les footballeurs comme les rugbymen n'ont qu'une endurance physique limitée: au-delà de 100 mètres, ils sont rincés. Leurs capacités athlétiques, c'est comme pour les joueurs de tennis, elles sont très relatives.


Mais surtout, les sports médiatiques sont devenus les supports du chauvinisme et de la beaufitude les plus hideux. Les groupes, les foules, c'est souvent horrible et il faut bien reconnaître que les femmes savent être les égales des hommes dans le domaine de la stupidité. Les bandes de filles, c'est aussi bête que les bandes de mecs. Tant pis si j'apparais odieusement élitiste en ces temps de "giletjaunisme" généralisé.


Voilà quelques-uns des motifs qui me rendent absolument insensible à cette injonction d'admiration et d'adoration obligatoires du foot féminin. Pourtant, je trouve ça bien que les femmes fassent du sport. Je suis même la première à en faire car ça brise tous les clichés et c'est un peu d'autonomie conquise. Je trouve même bien qu'elles occupent des emplois peu recommandables: la police, l'armée. Ça peut contribuer à pacifier un monde de brutes.


Mais est-ce que ça marque vraiment l'achèvement de l'émancipation des femmes ? Est-ce que l'égalité parfaite sera atteinte lorsque les femmes seront comme des hommes ? Que les filles soient presque des mecs, c'est cela que l'on veut ? Qu'elles jurent, qu'elles crachent, qu'elles se battent, qu'elles puent ? Pourquoi pas mais ce sera une victoire du modèle masculin.

Est-ce qu'il n'y a pas plutôt une ruse et une imposture de l'Histoire ?


La vérité, c'est qu'on s'attache aujourd'hui à dénier la différence des sexes, leur fracture. On fait comme si le féminin et le masculin étaient interchangeables, substituables, on entretient leur confusion, leur indifférenciation.

L'Unisexe ! Tel est notre grand fantasme.


Avec l'unisexe, on espère d'abord vivre dans la Paix perpétuelle. Un monde sans aspérités, sans conflits, sans incompréhensions, le monde de la belle indifférence et de l'échange généralisé.

L'unisexe pour mettre fin à l'immémoriale et fatale guerre des  sexes.


Comme si la vie pouvait s'arrêter, se figer. Mais on le sait, la vie, elle déborde sans cesse d'elle-même, elle est toujours faite de conflits, de dissensions et même de tragédies.

Moi, je préfère la guerre à cette paix sourde de l'égalité et de l'indifférence, la paix du refoulement. La guerre, et notamment la guerre des sexes, est au principe même de la vie et c'est son piment. Ce n'est pas la Bible, ni la Tragédie grecque, ni la littérature universelle, ni Freud, ni Lacan, qui me contrediront.


Et la vie, elle appartient d'abord bien sûr aux femmes puisqu'elles la donnent. Mais transmettre la vie, c'est aussi transmettre la mort. La vie est une maladie à coup sûr mortelle, dit-on. C'est l'un des secrets les mieux gardés: les femmes sont les gardiennes du Temple, celui qui abrite la vie et de la mort. Et là-dessus, les hommes et les femmes n'ont pas fini de se disputer dans les décennies à venir. De plus en plus, en effet, on pourra procréer, fabriquer des corps, en dehors de tout rapport sexuel. La vie devient techniquement transmissible de même que  la mort. Mais il s'agit là d'un autre sujet dont je parlerai peut-être plus tard.


En attendant, je ne vais pas aller jouer au football ce week-end. Après une séance de démonstration-exhibition à la piscine, je vais sortir mes belles affaires d'été pour arpenter, légère et court vêtue, les boulevards parisiens. Telle est ma contribution à la guerre des sexes. Et la guerre, croyez-moi, c'est un Art, un Art de stratégie et de dissimulation-séduction.



Tableaux de Florence Obrecht ("Emilie" 2018) et Céline Berger ("Capitaine Hérode" 2006) figures montantes de l'Art Contemporain.

Images des dessinateurs de BD François Bourgeon (principalement "le cycle de Cyann"), Annie Goetzinger, Georges Pichard.

Il y a longtemps que je n'ai pas parlé cinéma. Je n'ai, à vrai dire, rien vu d'extraordinaire mais je recommande quand même:

- Jim Jarmusch : "The dead don't die"
- Agnieszka Smoczynska: "Fugue"
- Bong Joon-Ho: "Parasite"  - Une palme d'or méritée.
- Elise Otzenberger: "Lune de miel". Un film curieux pour moi. L'une de ses prétentions est de parler de la Pologne. C'est à la fois arrogant et étrange tellement c'est vu avec des œillères mais c'est quand même drôle.

samedi 8 juin 2019

La prostituée, l'épouse et la courtisane


En Iran, la prostitution est, pour celles qui s'y adonnent, punie de la peine de mort.

C'est évidemment dissuasif. Mais pour tenir compte des réalités, la République Islamique autorise, dans sa grande bienveillance, une solution unique au monde: "le Sighé" ou mariage temporaire. C'est une pratique que la religion chiite a conservée au fil des siècles et que le régime actuel favorise. Ce mariage permet de légaliser les relations sexuelles entre les deux sexes: un contrat de mariage est établi, le plus souvent devant un mollah, autorisant l'homme à coucher avec une femme mais aussi à se séparer d'elle à l'échéance fixée. Ce contrat peut durer de 15 minutes à  99 ans ! Il va de soi qu'il est assorti d'une compensation financière (dissimulée bien sûr) ce qui l'assimile à une prostitution légalisée.


Quand j'ai parlé du "sighé" à ma copine Daria, elle s'est montrée enthousiaste. "C'est formidable", qu'elle m'a dit, "comme c'est dommage que ça n'existe pas en Europe !". "Ça en éviterait des embêtements: tous ces amants éconduits qui vous pourrissent la vie en vous relançant sans cesse; toutes ces procédures sordides de divorce où l'on est prêts à s'assassiner pour 3 sous"; toutes ces accusations de viol".

C'est vrai qu'on hésite de plus en plus, aujourd'hui, à entamer une aventure amoureuse. Ça fait vraiment réfléchir quand il faut gérer l'"après": quand ça foire et qu'on se déchire dans de véritables crises d'hystérie, quand on n'arrive plus à se débarrasser de l'autre et qu'on reste finalement avec lui par pitié.


Avec le "sighé" iranien, au moins les choses sont claires: le contrat est-il ou non toujours valide ? Décide-ton ou non de le prolonger ?

Est-ce qu'on ne devrait  pas largement diffuser en Europe ce type de contrats ?

J'imagine que beaucoup d'entre vous jugent mes propos insensés et purement provocateurs.


Peut-être, mais je veux surtout appeler l'attention sur la totale hypocrisie entretenue en Europe, et surtout en France, concernant la prostitution. Il y a un grand paradoxe: jamais on n'a autant affirmé la liberté sexuelle et sentimentale de chacun et jamais on n'a autant condamné la prostitution.

Il y a quelque chose qui semble devenu intolérable dans la prostitution et c'est un rejet qui est somme toute assez récent. Il y a peu de temps en France, on s'accommodait fort bien des maisons closes, elles pullulaient. Ce n'était pas que des lieux d'abattage, c'était aussi des lieux d'échange et de convivialité sensuelle et esthétique.


Et puis, la prostitution est devenue, au milieu du 20 ème siècle, l'ennemie publique numéro 1. Ça s'est d'abord concrétisé par la fermeture des maisons de "tolérance" en 1946 avec une pénalisation des proxénètes et surtout des prostituées avec le délit de "racolage".

Progressivement, toutefois, la condamnation des seules prostituées est apparue inique alors qu'il fallait plutôt les considérer comme des victimes. C'est pourquoi la France a décidé de rejoindre le camps des pays puritains et abolitionnistes (Suède, Norvège, Islande) en pénalisant non plus la prostituée mais son client et les proxénètes (Loi du 13 avril 2016).



Finalement en Europe aujourd'hui, il y a 4 régimes réglementant la prostitution:

1/ Les pays abolitionnistes (France, Islande, Norvège, Suède) où le client est pénalisé,
2/ Les pays où la prostitution est légale et non encadrée (Pologne, Espagne, Italie, Portugal, Belgique, Bulgarie, Royaume-Uni, République Tchèque, Slovaquie, Danemark, Finlande, Estonie, Slovénie),
3/ Les pays où elle est légale et réglementée (Allemagne, Autriche, Hollande, Suisse, Turquie, Grèce, Lettonie, Hongrie)
4/ Les pays où elle est entièrement illégale (pénalisation du client et de la prostituée): Ukraine, Russie, Roumanie, Lituanie, Biélorussie, Serbie, Croatie, Bosnie, Albanie, Macédoine, Moldavie.

Il va de soi que le régime n°2, celui des pays où la prostitution est légale et non encadrée (sans autorisation de proxénétisme et de maisons closes toutefois), est le moins hypocrite et le plus libéral. Dans la pratique, en outre, tous les régimes d'interdiction sont aisément contournés par Internet et bénéficient de la plus ou moins grande bienveillance ou corruption de la police: il n'y a pas moins de prostituées en Russie et en Ukraine qu'ailleurs, tout s'y achète.



 En France, cependant, il y a aujourd'hui un certain progrès: le racolage est, depuis plus de 3 ans, redevenu autorisé. Ce qui ne l'est plus en revanche, c'est la transaction financière dont le client doit assumer l'entière responsabilité.

Une prostituée n'encourt donc plus de risques judiciaires en France sauf si elle ne déclare pas ses revenus au fisc. Comment ne pas s'en féliciter même s'il n'est sûrement pas facile de remplir les formulaires des impôts qui ne prévoient pas de case "revenus issus de la prostitution" ?
  
En revanche, pour le client, ça craint ! L'amende encourue (1 500 € tout de même, voire 3 750 € en cas de récidive) est presque accessoire en regard du risque de voir sa vie privée étalée sur la place publique. Il est vraiment jeté sur le banc d'infamie, cloué au pilori. La peine est vraiment disproportionnée surtout si l'on sait que plus d'un homme sur trois a eu recours, dans sa vie, aux services d'une prostituée.

La conséquence paradoxale de cette Loi du 13 avril 2016, tout à la fois protectrice et vengeresse, est qu'elle a accru  la précarité des prostituées. Dans la pratique en effet, les clients ont "pris leurs précautions" et la prostitution est devenue de plus en plus clandestine et cachée. Et clandestinité accrue implique forcément des conditions d'exercice plus sordides et plus dangereuses (violences et meurtres). Il faut vraiment être très courageuse ou désespérée pour exercer aujourd'hui, en France, la prostitution.


La solution de bon sens, ce serait bien sûr de dépénaliser le client mais ça va à l'encontre de l'image de la femme forcément victime d'un prédateur.

C'est à tel point qu'il est impossible d'avoir un débat dépassionné sur la prostitution. Parmi les féministes elles-mêmes, il y a celles, les plus audacieuses qui affirment le droit des femmes à se prostituer s'il s'agit d'un choix libre et consenti: la prostitution, c'est un travail qu'il faut sauvegarder.

Et puis, il y a les intransigeantes qui considèrent que la prostitution est, par nature, une exploitation du corps d'autrui et qu'il faut donc l'abolir complétement et de manière radicale. Ça ne pourrait pas être assimilé à un travail puisque c'est la misère et la précarité qui pousseraient les femmes à se prostituer.

Curieuse rhétorique parce que je n'ai vraiment pas l'impression que les femmes qui passent  des journées entières dans un bureau à traiter des dossiers le font par simple passion esthétique et désintéressée. On en conviendra, l'immense majorité des gens qui travaillent le font parce qu'ils y sont économiquement contraints.


En fait, si on s'excite et s'échauffe tant sur la prostitution, si on est incapables d'en parler de manière pondérée, c'est qu'il existe, aujourd'hui, une volonté féroce de la punir et de  la stigmatiser.

La prostitution dérange en effet et si elle dérange, c'est qu'elle énonce d'intolérables vérités en regard du modèle de l'amour aujourd'hui consacré dans nos sociétés.

On ne parle plus en effet que d'égalité et de parfaite symétrie entre les sexes, d'échange transparent entre citoyens libres et éclairés.


Mais est-ce vraiment si simple ? On sait bien, même si on se refuse à l'avouer, que les couples ne se forment pas sous les seuls auspices d'un amour pur et désintéressé mais aussi, et le plus souvent, sous ceux de la hiérarchie, de la domination et de l'inégalité. L'évolution récente toutefois, c'est que les hommes ne sont plus systématiquement dominateurs et que c'est souvent la femme qui occupe maintenant le dessus du panier.

On sait bien aussi que le domaine amoureux n'échappe pas à la sphère de l'échange économique. L'échange sentimental et sexuel a une contrepartie financière même si celle-ci est déguisée. Oserais-je l'avouer ? J'aime bien Melania Trump; elle ose afficher, en toute franchise, la vérité et la vénalité du mariage moderne.

La liberté d'aimer est une fantastique supercherie. D'abord parce qu'on est très discriminants en matière sentimentale: on choisit généralement quelqu'un de la même classe sociale, de la même communauté, de la même origine. On n'est pas si démocrates et si anti-racistes que ça.


Et puis qu'est-ce que la liberté d'aimer de quelqu'un, homme ou femme, qui est moche, vieux, handicapé, immigré ? Tous ceux là, ils sont quotidiennement humiliés, rabroués, exclus de la compétition sexuelle. Même moi, j'évite d'avouer que je suis d'origine ukrainienne parce que je sais que ma séduction s'effondre alors subitement.

Derrière tous les beaux mots, derrière toutes les belles proclamations, se cache un marché qui ne dit pas son nom, cruel et inégalitaire. C'est celui de l'échange économico-sexuel dont tirent en premier lieu avantage les plus beaux et les plus riches. Les autres, ils doivent se reporter sur les derniers choix.

De ce marché, on ne veut rien savoir aujourd'hui pour préserver la fiction d'un amour libre et désintéressé. C'est pour ça qu'on promeut cet idéal niais et bêta du mariage pour tous comme accomplissement de toutes les sexualités.

C'est pour ça aussi qu'on dénonce et stigmatise avec tant de violence la prostitution. Ce n'est pas l'exploitation du corps humain qui dérange, c'est la transaction financière directe et explicite. Cette transaction, elle est devenue indirecte et dissimulée  dans le mariage moderne mais cela n'abolit pas cette réalité incontournable: tout est échange, rien n'échappe, même les sentiments et les passions, à l'emprise des calculs et stratégies économiques.


Mariage pour tous, proclame-t-on aujourd'hui comme des moutons.

La réalité, elle est plutôt celle de la prostitution universelle, comme l'avait analysé au 19 ème siècle Charles Fourier.

Prendre acte de cette réalité, ça pourrait contribuer à beaucoup pacifier les relations entre les hommes et les femmes. On conclurait des contrats économico-sexuels, de durée variable, de quelques jours à plusieurs mois.

Moi, ça me conviendrait très bien. Le mariage et les enfants, je n'en ai rien à fiche et ça ne m'intéresse pas, ça m'angoisse même. Quant à la vraie prostitution, ça m'apparaît vraiment trop glauque et dangereux.

Mais être escort ou courtisane, dans le cadre d'un contrat à durée limitée et sans les inconvénients d'une relation sentimentale, je crois que ça me plairait assez. Et dans ce métier, j'ose penser que je n'aurais pas seulement les atouts de mon apparence. Celui qui louerait mes services en aurait pour son argent:  look sexy + connaissance de nombreux pays + grandes capacités sportives + bonne culture générale + plusieurs langues parlées + experte en économie/finances, j'ai tout de même un bon C.V.. Mes défauts: je suis réservée et plutôt hautaine, mais ça plaît aussi.

Images du magazine allemand "Jugend" qui a beaucoup contribué à la diffusion de la sensibilité esthétique (notamment du Jugendstil) au début du 20 ème.

Tableaux également d'Adolf Münzer (1870-1953), Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), Jeanne Mammen(1890-1976) , Kees van Dongen (1877-1925), Paul Rieth (1871-1925).

Dans le prolongement de ce post, je renvoie également à l'excellent livre du philosophe François De Smet: "Eros Capital" qui n'hésite pas à bouleverser toutes les idées lénifiantes sur l'amour.