samedi 26 octobre 2019

Livres Désirs




Me voilà revenue ! Comme à chaque retour de voyage, je me sens un peu perdue et il me faut un temps de réacclimatation. Est-ce que je n'aurais pas mieux fait de rester là-bas ? Oserais-je le dire ? Est-ce qu'on n'est pas plus heureux ou plutôt moins malheureux en Iran ou en Ukraine ? Mais ce qui m'arrête aussitôt, c'est cette question  : de quoi et comment je pourrais matériellement y vivre ?

C'est pour ça que, cette semaine, je ne vais pas vous parler de mon périple. Je préfère évoquer l'actualité littéraire. D'abord parce que j'ai pu pas mal lire pendant mes vacances. Ensuite, parce que c'est la période des Prix littéraires et que, même si c'est décrié, j'adore ça. Les Prix, les passions qu'ils déchaînent, c'est vraiment l'une des plus belles institutions françaises.


Tout d'abord, je me suis beaucoup réjouie de l'attribution du Prix Nobel 2018 de littérature à Olga Tokarczuk (prononcer tokarrtchouk en accentuant sur le a, c'est un nom ukrainien). C'est vraiment un Prix Nobel incontestable car je suis convaincue qu'un bouquin comme "Les livres de Jakob" restera dans l'histoire littéraire du 21 ème siècle. Un de ces bouquins étourdissants, un tour de force dont l'ampleur historique et la puissance évocatrice conduisent à se demander comment il a pu être écrit par une seule personne.


Et puis, c'est extraordinairement moderne : un roman-monde, un roman aventure, un roman histoire qui fait apparaître dérisoires tous les petits récits narcissiques et complaisants (les secrets de famille) aux quels la littérature de ces dernières décennies nous avait habitués.

Du coup, le Nobel 2019 de Handke apparaît, par comparaison, étrangement démodé et désuet. Handke, c'est déjà la littérature du passé: abstraite, introspective, ressassante et finalement morne et ennuyeuse. 10 pages de Handke et vous êtes encore plus déprimé qu'avant.

Mais mon propos n'est pas les Nobel. Je veux surtout vous présenter ma petite sélection pour les prix littéraires français qui vont être attribués prochainement (même si beaucoup de mes livres ne figurent sur aucune liste). Je dirai que cette rentrée littéraire 2019 est un bon cru et voici donc les livres que j'ai élus, aimés :

- Olivier ROLIN : "Extérieur monde". Je place ce livre par dessus tout, l'un des grands bouquins de ces dernières années. Il est merveilleux, c'est un voyage à travers des voyages, il évoque une multitude de pays, de villes, de cultures par petites touches faites de sons, d'odeurs, de couleurs, de visages. Jamais de dissertation, rien que des sensations, un récit bigarré, un kaléidoscope hypnotique. A changer sans cesse de lieu, de personnages, on peut avoir l'impression initiale d'un désordre complet mais pourtant tout s'ordonne, rentre en correspondance, "les sons et les couleurs se répondent". Olivier Rolin revendique clairement une influence proustienne : je ne suis pas le centre du monde, il ne sort pas de mon imagination, c'est lui qui me traverse et me forme. Ma vie, elle-même, est façonnée de l'"extérieur", elle est tressée de tous ces événements avec les quels je suis entré en collision et de tous les hommes et femmes que j'ai rencontrés, longuement ou furtivement. Un renversement des perspectives de l'écriture, le dehors plus important que le dedans !

Viennent ensuite trois romans féminins et même féministes mais sûrement pas à la manière me-too. 

- Violaine Huisman : "Rose Désert". J'avais déjà adoré "Fugitive parce que reine". J'ai encore plus aimé ce second livre. Il s'ordonne d'abord autour d'un voyage : le périple improbable d'une jeune femme seule qui, sans préparation et en toute inconscience, traverse le désert du Maroc au Sénégal. Un livre qui, au total, répond à une interrogation essentielle : qu'est-ce qu'être, devenir, une femme, quelles épreuves et périls faut-il affronter ? On dira sans doute que c'est un livre de "nana". Peut-être mais j'en conseille aussi vivement la lecture aux hommes; elle pourra les aider à comprendre les doutes et interrogations de leur compagne.

- Emma Decker : "La maison". Un récit stupéfiant. Celui d'une jeune Française qui, à Berlin, a travaillé, durant deux ans, dans une maison close. Aucun misérabilisme, une démarche délibérée, volontaire, visant à "apprendre". Et effectivement, ce livre bien écrit nous en apprend beaucoup sur le désir, l'amour, la frustration, les relations entre les hommes et les femmes.

- Victoria Mas :"Le bal des folles". Un livre qui nous transporte à la fin du 19 ème siècle à l'Hôpital de la Pitié Salpêtrière dans le service du célèbre Professeur Charcot, l'un des pères spirituels de Sigmund Freud. C'est la naissance de la psychiatrie et de la psychanalyse avec des femmes cataloguées comme hystériques ou maniaques. Mais en organisant chaque année, à la mi-carême, un Bal des Folles, auquel il convie également la bonne société, le Professeur Charcot transforme ces malades en des femmes comme les autres.

Et maintenant, 2 romans d'écrivains-voyageurs, un genre littéraire que je prise beaucoup.

- Patrick Deville : "Amazonia". Je suis fan de Patrick Deville, à mes yeux l'un des grands écrivains français. Lui aussi est adepte de la littérature monde et histoire. Cette fois-ci, on remonte l'Amazone et tout le continent latino-américain, de Belém à Santa Elena, après avoir franchi la Cordillère des Andes. On refait toute l'histoire des premiers explorateurs et conquérants européens avec les fantômes de personnalités hors du commun : Aguirre, Darwin, Humbolt, Bolivar. Fascinant.

- Felix Macherez : "Au pays des rêves noirs". Un livre qui affiche la simple prétention d'être un journal, le journal d'un voyage au Mexique sur les pas d'Antonin Artaud parti, dans les années 30, à la découverte des Tarahumaras. Au final,  l'auteur affiche sa désillusion : les Tarahumaras n'existent plus, la modernité, la mondialisation ont détruit les rêves et la magie. Ne subsiste plus que la platitude du réel. Mais ce qu'il faut surtout souligner, c'est que l'écriture et les réflexions de Felix Macherez sont en parfaite symbiose avec les textes d'Antonin Artaud : un livre incandescent au sein de la banalité du monde.

Et voici mon rayon russe avec 4 bouquins :

- Ben Macintyre : "L'espion et le traître". Un formidable récit d'espionnage, que j'ai déjà évoqué, relatant la vie de l'espion Gordievsky. Je suis souvent réservée en ce qui concerne les livres écrits par des occidentaux sur la Russie ou l'URSS. Ça m'apparaît souvent caricatural dans la critique ou la louange et je ne m'y retrouve pas.  Mais ce livre est parfaitement documenté et décrit bien tous les rouages et mécanismes de cette immense machine qu'était le KGB. Le KGB qui employait, rappelons le, plus de 1 million d'agents parmi les quels un certain colonel Poutine.

- Julian Semenov : "La taupe rouge". On commence à éditer en français l’œuvre de  Julian Semenov (1931-1993) qui était un écrivain russe immensément populaire et un personnage hors normes. On le compare souvent à John Le Carré et il est vrai qu'il est son alter ego de l'autre côté du rideau de fer : ses livres s'appuient toujours sur une érudition historique impressionnante. "La taupe rouge" nous transporte dans l'Allemagne nazie à son agonie, de février à mars 1945. C'est incroyablement documenté. Mais il faut surtout savoir que Julian Semenov est l'un des écrivains préférés de Vladimir Poutine et on dit même que le héros de ses romans, Max von Stierlitz, est en quelque sorte son mentor qui a décidé de son entrée au KGB puis de sa conquête du pouvoir. Si vous voulez savoir ce qu'il y a "dans la tête de Vladimir Poutine", lisez donc Julian Semenov.

- Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri : "Barbarossa - 1941. La guerre absolue". Évidemment, ce gros bouquin (850 pages en petits caractères) ne s'adresse qu'à des gens comme moi ou à des spécialistes de l'URSS et de la seconde guerre mondiale. Néanmoins, ce livre fera date d'abord parce qu'il s'appuie sur une masse nouvelle d'archives militaires, diplomatiques, mémoires, journaux etc... en russe et en allemand. Et puis, il met bien en évidence le caractère "inouï", aux proportions monstrueuses, de cet affrontement entre les deux régimes les plus brutaux et les plus violents : en seulement 200 jours, les combats font plus de 5 millions de morts dans les populations civiles et militaires. Faut-il enfin le dire ? Le nazisme a été la "chance" de Staline et du communisme. La "victoire" a en effet permis à l'Union Soviétique de survivre encore une quarantaine d'années. Aujourd'hui encore, Poutine ressert   la "grande guerre patriotique" alors que cette victoire est tout sauf glorieuse.

- Erika Fatland :  "La frontière - Un voyage autour de la Russie de la Corée du Nord à la Norvège". J'avais beaucoup aimé le premier livre de la Norvégienne Erika Fatland "Sovietistan" consacré aux Républiques un peu ubuesques d'Asie Centrale. L'idée, cette fois ci, c'est de raconter la Russie à partir de ses frontières et de tous les pays qui la bordent : 14 États et plus de 20 000 kilomètres. C'est donc un bouquin très ambitieux dans le quel on voyage énormément (y compris sur l'Océan Arctique). Néanmoins, c'est très réussi grâce, en particulier, aux grandes qualités pédagogiques et de synthèse d'Erika Fatland. Elle arrive à résumer brillamment l'Histoire longue en quelques paragraphes. On ne s'ennuie jamais et on apprend plein de choses. Une seule réserve : c'est plus un livre de journaliste que d'écrivain.


































Je termine enfin avec le livre star de la rentrée qui dépassera peut-être le record (2,5 millions exemplaires) du précédent "Capital au 21 ème siècle".

- Thomas Piketty : "Capital et idéologie". Ça étonnera peut-être mais je recommande quand même la lecture du dernier bouquin de Piketty.  Si on parvient à faire abstraction d'un style lourd comme du plomb, encore pire que du Bourdieu, et d'un rabâchage continuel sur 1 200 pages (sans doute pour faire sérieux et scientifique), le principal attrait du bouquin réside dans le vertigineux panorama spatio-temporel des inégalités auquel nous convie Piketty. Tout est passé en revue et c'est, en plus, agrémenté d'une foule de graphiques parlants sur l'évolution dans le monde de  la répartition des revenus et des patrimoines. On démarre avec les sociétés "trifonctionnelles" (théorisées par Dumézil) caractérisées par leur organisation en trois classes : les prêtres, les guerriers et les producteurs et marchands. Elles ont duré, en gros, jusqu'à la Révolution française. On passe ensuite aux système de sanctification de la propriété et aux régimes colonialistes et esclavagistes du 19 ème siècle et du début du 20 ème. On aboutirait à la social-démocratie d'après 1945 puis à l'"hyper-capitalisme" contemporain depuis 1980. Pour appuyer ses démonstrations, Piketty nous promène dans la Chine des Qing, l'Inde des castes, la France de l'Ancien Régime puis de la Révolution puis de Balzac, le Japon de l'ère Meiji, l'Afrique du Sud de l'apartheid, etc... Tout cela est étourdissant, stimulant et instructif.


Le problème, c'est que cette l'histoire longue des inégalités tend à démontrer l'exact contraire de la thèse centrale du livre selon la quelle les inégalités observées dans les sociétés "hyper-capitalistes" contemporaines auraient atteint un niveau insupportable. C'est absolument évident pour un pays comme la France où on se prend à penser qu'il est vraiment doux de vivre dans la société dite "ultra-libérale" de Macron en comparaison de l'Ancien Régime, de la Belle Époque ou même des années 70, celles de la fin des 30 Glorieuses. Faut-il mentionner que les 10 % de Français aujourd'hui les plus riches (qui comprennent nombre de fonctionnaires, d'enseignants ou d'hommes politiques tels Mélenchon) appartiennent aux 2 % les plus riches de la planète ? Il y a sans doute parmi ces 10 % nombre de belles âmes éprises d'égalité mais sont-ils prêts à tirer les conséquences de cette situation inique à l'échelle mondiale ?

Piketty a-t-il voyagé ailleurs que dans des livres ? Il souligne qu'une "kleptocratie" s'est installée dans les sociétés post-communistes. C'est vrai en Russie et en Ukraine mais même dans ces pays personne n'a la nostalgie de l'égalité dans la crasse et la misère qui y sévissait. Que dire également de la Chine, de l'Inde et même de l'Afrique qui vivent un décollage économique foudroyant grâce au capitalisme libéral tant honni. Les inégalités, elles sont relatives et multiples (revenus, patrimoine, éducation, sexes) mais elles sont également évolutives  : ce que ne dit pas par exemple Piketty, c'est que les 1% ou les 10 % d'une société qui s'accaparent, à un moment donné, une part importante du revenu national ne tiennent jamais définitivement le haut du panier; il y a un recyclage permanent, les élites d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier.


En fait, Piketty fait bien partie de ces "spécialistes", de ces "chercheurs" innombrables, qui ne sont pas des économistes et qu'aucune boîte privée ne recruterait comme directeurs financiers. Son bouquin n'est pas un bouquin d'économie mais plutôt un bouquin d'histoire dans lequel il donne libre cours, non sans talent, à sa marotte et à sa thèse simple : l'accroissement continuel des inégalités. Mais à vouloir tout comprendre au travers de ce seul prisme, il s'interdit de comprendre les logiques de développement des sociétés. Il est ainsi frappant de constater qu'il s'écarte complétement de la thèse marxiste selon la quelle les "infrastructures" (économiques) déterminent les "superstructures" (idéologiques). C'est le contraire chez Piketty : ce qui est déterminant, ce sont les idéologies de légitimation des inégalités. Peut-être ! Mais on ne comprend pas bien comment l'histoire s'enchaîne et surtout d'où procèdent, à partir de là, les institutions.

Ce grand flou culmine lorsque Piketty énonce, en fin d'ouvrage, son programme politique pour "dépasser et abolir le capitalisme" et refonder (rien que ça !) le système économique mondial. Les propositions sont d'une candeur et d'une simplicité confondantes : un impôt sur les revenus très fortement progressif, une transformation de "la propriété privée en une propriété sociale et temporaire", un héritage pour tous avec l'attribution à chaque citoyen d'un capital de 120 000 euros à l'âge de 25 ans. On peut dire qu'il ne va pas dans la demi-mesure mais est-ce que ce n'est pas détourner l'impôt de sa fonction première (le financement de dépenses publiques soit les pouvoirs régaliens de L’État), de lui assigner un objectif de correction des inégalités ? Il pourrait être utile aujourd'hui de réfléchir à cette dérive.


Quoi qu'il en soit, le programme de Piketty est effectivement radical. Beaucoup vont s'extasier et crier au génie mais, à mes yeux, ça ne vole pas plus haut que les propositions économiques formulées récemment dans le cadre du "grand débat" français. Piketty ne fait pas d'économie ou, du moins, il ne sait l'appréhender que comme un problème de fiscalité et de redistribution. C'est vraiment trop simple parce que les vrais problèmes de l'économie ne sont pas là : ils sont plutôt ceux de la production de richesses, de la formation du capital, de la dette, des taux d'intérêt, de la régulation monétaire, etc...

Vous ne trouverez pas un mot là-dessus dans le bouquin de Piketty qui ne comporte aucune théorie économique. Et puis, je formulerai une dernière considération iconoclaste : une société parfaitement égalitaire serait-elle vivable ? L'Union Soviétique était proche de cet idéal mais la vie n'y était pas seulement misérable, elle était également morne et sinistre, dépourvue de toute part de rêve. La force du capitalisme en revanche, Gilles Deleuze l'avait démontré en son temps, c'est de distiller la jouissance. En fait, la passion égalitaire n'est souvent que l'envers de la haine et du ressentiment. On peut rappeler que Marx s'est beaucoup inspiré de Hegel  et de la dialectique du maître et de l'esclave (en la simplifiant fortement) pour expliquer le moteur de l'Histoire. Ce qui anime le monde, le fait bouger, c'est le conflit, la confrontation à l'autre, le Désir...


Images (Ex-Libris) d'Alphonse INOUE (né en 1941 ?), énigmatique artiste japonais. J'aime beaucoup son approche sensuelle, presque érotique, de la lecture. C'est entièrement la mienne.

J'espère que vous me pardonnerez la longueur de mon développement consacré à Piketty. Il y aura suffisamment de flatteurs du "grand économiste" pour contrebalancer mes maigres propos.