samedi 29 février 2020

Quand le matin...


Je suis plutôt matinale.

Chaque matin, suivant l'inspiration, je me lève entre 4 heures et 6 heures, jamais au-delà. Ça énerve ceux qui sont chez moi de passage. T'es toquée, qu'est-ce que tu fabriques ? T'as tout ton temps avant ton boulot.

Je plains les gros dormeurs. On table généralement sur une espérance de vie voisine de 80 ans.  Mais en réalité, si on dort 8 heures par nuit, la vie effective est limitée à 56 ans. Moi, avec mes 5 heures au grand maxi, je gagne 8 ans. C'est gigantesque !


J'ai besoin d'assister au lever du jour, d'entendre le premier pépiement des oiseaux. Quelquefois aussi, je veux m'imprégner d'"une ville la nuit". Alors, je fais quelques pas dans les rues. A 4 heures du matin, il règne un calme impressionnant sur Paris: les fêtards sont rentrés et les "travailleurs" ne sont pas encore sortis. Pas un chat, ou plutôt si... rien que des chats et... des rats. C'est une toute autre ambiance. La méconnaître, c'est passer à côté de quelque chose. Vivre, c'est quand même chercher à tout savoir, tout voir, tout connaître.


Parfois, je prends ma bagnole et je la fais rugir dans les avenues. Ma grosse BM, elle est devenue singulière, rarissime, alors je ne passe inaperçue ni des rares passants, ni de la maréchaussée. Autrefois, je poussais même, dans cet équipage, jusqu'au Bois de Boulogne; peut-être par fascination, pour essayer de comprendre ceux qui le fréquentent la nuit. Aujourd'hui, je me contente, quand c'est possible, de me rendre dans les premières piscines ouvertes ou de galoper un peu dans la ville.


Mais en général, le matin, j'aime prendre mon temps, avoir l'impression d'être libre, de n'être soumise à aucune contrainte extérieure, à personne qui viendra m'embêter. C'est ma grande plage de liberté.

J'allume la radio. J'ai l'impression qu'on ne diffuse pas la même musique, qu'on réserve des "pépites" à l'intention exclusive des lève-tôt. Alors, je me trémousse et danse toute seule.


Ou bien, je regarde "Voyage au bout de la nuit" sur C8. Plus simple comme émission de télé, il n'y a pas. Une jeune et jolie fille, au look plutôt intello, lit plus ou moins laborieusement, assise ou allongée sur un canapé, une grande œuvre littéraire. C'est très imparfait, peut-être racoleur, mais ça irradie, à cause de ça (?), une espèce de sensualité et d'érotisme. Je me dis souvent que je devrais proposer ma candidature pour venir lire, la nuit, des bouquins. J'ai une voix et une diction suffisamment étranges pour ça.


Je m'abreuve aussi des "Replay" d'Arte. Pendant ce temps là, j'avale deux grands cafés (jamais de thé que je déteste), une banane, un ou deux kiwis, un jus de pomelo et c'est tout. Jamais de viennoiseries, œufs, charcutailles et autres cochonneries.


Aussitôt après, je commence à m'apprêter pour la journée. Il faut dire qu'il me faut toujours un temps fou pour savoir comment m'habiller et me maquiller. La culotte et le soutif, il me faut déjà un bon quart d'heure. Et puis le collant: uni ou avec des motifs ? C'est toujours ou trop sexy ou trop mémé. Après, c'est quel look adopter: russe ou français ? En général, c'est français en semaine et russe le week-end.


Mais entre temps, j'ai survolé la presse puis consulté mon ordinateur et mes messageries personnelles. J'écris, je réponds... C'est dans ces moments nocturnes que je bricole mon blog. Il faut donc imaginer que lorsque je vous écris, c'est généralement en petite tenue, sans doute impudique, entre une tasse de café et un bâton de mascara.

 Tableaux de Ludovic ALLEAUME (1859-1941), Ferdinand HODLER (1853-1918). Hodler, grand peintre suisse, fait aujourd'hui l'objet d'une redécouverte.

samedi 22 février 2020

La transparence meurtrière


On ne craint plus aujourd'hui d'exhiber sa vie, ses amours. D'évoquer ses parents, leur maltraitance non par violence mais par indifférence, omission. De donner les noms de ses amants, de dénoncer leurs turpitudes.  Ça donne lieu à tout un genre littéraire dont on est inondés, la confession-dénonciation. Libération de la parole ? Peut-être mais aussi obéissance à une nouvelle injonction, à de véritables mots d'ordre : "tout dire (au nom de la liberté), tout montrer (au nom de la vérité), se dénoncer les uns les autres (au nom de la justice)". C'est la marque d'une société insidieusement tyrannique.

On nous dit pourtant que parler, se raconter, ce serait salvateur. Ça permettrait de recoller les morceaux de soi-même. Recenser les traumatismes subis, ça permettrait d'y voir plus clair, nous assure la vulgate psychologique.


Ça permet sans doute, en effet, de trouver une réassurance, de s'exonérer de toute culpabilité. Mais on ne s'avise surtout pas que le réel, la vérité, sont sans doute inatteignables et qu'on ne substitue souvent qu'un scénario, plus valorisant, à un autre scénario.

Savoir à quoi s'en tenir, savoir à qui on a affaire, ça semble devenu la première préoccupation dans toutes les relations sociales et affectives. C'est la "transparence" moderne qui bannit le mystère, la dissimulation, en catégorisant, en objectivant, les autres..


J'ai du mal à me conformer à cette exigence.

Je serais bien embarrassée si l'on me demandait d'évoquer mes parents. Je ne pourrais en parler que de manière neutre, sans jugement. Pas méchants, bienveillants sans doute, mais plein de défauts aussi. Quant à leur vie personnelle, je n'en ai jamais rien su ni rien voulu en savoir. Mon père avait-il des maitresses, ma mère des amants ?  Je ne m'y suis jamais intéressée, j'ai été éduquée dans la différences des générations et des sexes où chaque chose était à sa place.  Les parents, ce sont surtout, à mes yeux, des modèles ou des contre-modèles. On se positionne par rapport à eux, on veut être comme eux et différents d'eux. Mais s'identifier à eux, jamais ! La fusion apparaît redoutable, mortelle. Envisager leur vie sexuelle, c'est un effroi.


Pareil pour mes amants. Difficile de les épingler, de les juger. Des crapules, des manipulateurs, des lavettes, j'en ai bien sûr rencontré. Mais je prenais largement part au jeu aussi et n'étais sans doute pas plus recommandable : personne, en fait, n'est capable d'énoncer la vérité d'une relation !

De toute manière, une rencontre, elle n'a jamais lieu entre des gens pleins d'eux-mêmes, bouffis de leur suffisance. On ne s'intéresse pas à la perfection de quelqu'un, ça nous révulse même. Ce qui nous attire, nous aspire, ce sont plutôt ses failles, sa fragilité, tout ce qu'il n'a pas et qu'on croit pouvoir lui offrir. C'est pour ça que l'amour, ça n'est jamais très glorieux parce que ça ne se passe jamais entre des icônes mais plutôt entre des déglingués.


Le flou, l'indécision, l'ambiguïté, voilà plutôt la façon dont je perçois ceux qui m'entourent et ceux qui me séduisent. J'ai du mal, je me refuse même, à caractériser les gens: j'ai l'impression, qu'ils sont complexes, qu'ils peuvent me surprendre. Ceux qui se prétendent exemplaires, droits dans leurs bottes, ne m'intéressent pas, je préfère ceux qui peuvent me conduire là où je n'irais pas.

J'aimerais que l'on réhabilite le mystère, l'ambiguïté voire le mensonge et la dissimulation. La passion amoureuse se nourrit d'incertitude et  d'effets de surprise. Qui es-tu ? se demandent parfois les amants.  Mais une réponse tranchée les figerait. L'étonnement préside à la naissance de l'amour.


Mais aujourd'hui, on vit une véritable dictature de la transparence. On devrait n'avoir pour partenaires que des gens "clean", entièrement prévisibles, bien dans leur tête. Exit, surtout, les "pas nets", les pervers, les paranos, les manipulateurs, les névrosés. Chacun devient expert en psychologie. L'amour, ça devient une affaire entre gens sains.

Quant aux anciens dissidents, les homosexuels par exemple, on les a bien vite récupérés: on leur a offert le mariage pour tous. A eux de se couler dans le moule de cette institution popote. Comme ils sont gentils, ces nouveaux petits couples !


On est en train d'énoncer une nouvelle pureté sans se rendre compte que cette obsession débouche aussi sur l'exclusion et l'épuration. On "pétrifie" les autres, on fige leurs identités.

Vouloir savoir à qui on a affaire, ça peut être une préoccupation dangereuse. Comme le rappelait l'historienne Mona Ozouf, c'est aussi, au nom de ça, qu'on a imposé aux Juifs le port de l'étoile jaune. L'identité, la transparence, meurtrières...

Tableaux du peintre espagnol Federico-Beltran MASSES (1885-1949)

samedi 15 février 2020

L'argent révolutionnaire


Il y a, en France, un véritable tabou concernant l'argent. C'est à tel point que c'en est gênant. Pas question de demander à quelqu'un, à brûle-pourpoint, combien il gagne et paie d'impôts ou comment il place ses économies. Ça apparaît presque obscène.

La règle est celle du silence et de la dissimulation.


Il est vrai aussi que les rancœurs et les jalousies sont exacerbées. La haine des riches et des élites est devenue florissante. Dans les entreprises, on déblatère sans cesse, collègues de bureau, syndicalistes, sur les chefs et leur train de vie supposé pharaonique. Vos voisins, ils observent votre voiture et votre mise.

Mieux vaut ne pas dire qu'on "a réussi" dans sa petite entreprise. On vous soupçonne alors d'immoralité, d'être égoïste, sans scrupules.


Curieusement, la seule richesse admise, la seule qui semble morale, c'est celle que l'on a héritée. Avoir du bien "de ses parents", surtout s'il s'agit d'immobilier et pas d'"actions", ne semble pas poser de problèmes.

Ça prouve qu'on n'est peut-être pas si égalitaires que ça et qu'on est encore très imprégnés de l'esprit "Ancien Régime". Je me dis souvent  qu'en France, les "petits marquis" continuent de pulluler, rêvant de vivre retirés dans leur gentilhommière, à l'écart du tumulte du monde mais bénéficiant d'une considération "naturelle".


Parce qu'il faut bien le dire : l'argent est sans doute haïssable. Un mauvais maître quand il devient seule finalité de l'existence. Une grande part de la littérature du 19 ème siècle (Balzac et Zola) est ainsi alimentée par la dénonciation de l'argent corrupteur.

Tout cela, c'est vrai mais il faut aussi avoir à l'esprit que l'ascension de l'argent, elle est finalement très récente. On peut la dater de la Révolution industrielle et de... la Révolution Française.


Avant, sous l'Ancien Régime, les choses étaient claires: votre naissance établissait votre place dans la société sans espoir d'en changer. Quant à l'argent, il était limité, il y avait peu d'échanges monétaires.

Après la Révolution, l'argent s'est répandu et est devenu un formidable moteur de bouleversement des classes sociales. Tout à coup, un "manant", un "domestique", "un employé", pouvaient, s'ils faisaient preuve d'audace et d'esprit d'entreprise, devenir, un jour, des puissants et considérer "les nobles" avec condescendance. Cette destruction de l'ordre ancien a sans doute été un énorme bouleversement psychologique dont on continue, je crois, d'éprouver les effets. Dans la haine des riches, il y a souvent la nostalgie d'un temps où les choses étaient fixes, légitimées par la naissance. Un riche, il manquerait forcément de bon goût, d'éducation, essaie-t-on de se justifier. Il n'aurait que des préoccupations bassement matérielles, il n'aurait, en un mot, aucune noblesse d'esprit. Être un parvenu, c'est ainsi, en Europe, la faute majeure, impossible à effacer.


Il faut avoir l'honnêteté de le reconnaître: il y a une puissance révolutionnaire de l'argent qui bouleverse les hiérarchies existantes. Qu'il génère des inégalités, qu'il soit le nouveau marqueur des classes sociales, sans doute ! Mais du moins ces inégalités sont-elles provisoires à la différence de celles liées à la naissance. L'argent est devenu cet aiguillon permanent d'une vie où, désormais, plus rien n'est fixe et où chacun se trouve exposé aux risques de la déchéance ou de la réussite. L'argent, grand moteur de l'histoire, des ses gloires et de ses fracas.

J'ajouterai même que l'argent est inséparable de la démocratie. Sans aller jusqu'à évoquer le Cambodge de Pol-Pot qui avait supprimé l'argent, on peut rappeler que la société soviétique était une société quasiment sans argent. La monnaie ne permettait d'à peu près rien acheter et personne ne voyait l'intérêt d'épargner. Mais finalement, il manquait surtout, en Union Soviétique, la puissance du rêve, cette puissance que pouvait concrétiser l'argent.


A titre personnel, je me suis souvent interrogée sur ma légitimité à gagner de l'argent en France. Est-ce que je ne devrais pas plutôt me contenter d'emplois modestes mais vertueux, dans l'enseignement, l'humanitaire, le social ? Me faire la plus humble, discrète, désintéressée, possible.

Et puis, je me suis rendu compte que l'argent, ça me permettait d'acquérir une identité sociale. Mon premier souci, ça a ainsi été d'acquérir un logement, de trouver un endroit qui pouvait me définir, où je pouvais me retrouver. Et puis aussi d'être débarrassée de l'angoisse d'être un jour sans abri.


C'est mon instinct propriétaire qui est peut-être aussi un instinct identitaire et l'expression d'une crainte de l'avenir. J'ai besoin d'un minimum de sécurité pour pouvoir me sentir moi-même.

De ce point de vue, je diffère de ceux qui dépensent sans compter, qui "craquent" ou "brûlent" de manière somptuaire tout ce qu'ils possèdent. C'est le joueur de Dostoïevsky ou bien la romancière Françoise Sagan. Dans cette folle consumation de leur richesse, il y a peut-être le refus d'assumer une identité stable, définie une fois pour toutes. Comme un négatif, cette attitude artiste, cette posture, me fascine, je l'avoue, même si je ne sens pas capable de l'emprunter.


Tableaux de Thomas Couture, Albrecht Dürer, Quentin Mettys, Marius Van Reymerswaele, Jérôme Bosch.

Dans le prolongement de ce post, outre "De la démocratie en Amérique" d'Alexis de Tocqueville, je recommande vivement  :

- "Les seigneurs de l'argent - Des Médicis au bitcoin " de Guillaume Maujean. Ça vient de sortir. Ce sont les portraits des grands financiers qui ont façonné l'histoire économique du monde. Ce n'est bien sûr pas le genre de bouquin que lira un disciple de Piketty, mais j'ai trouvé ça personnellement fascinant. Plein d'histoires extraordinaires portées par des types hors du commun et sans doute moins odieux qu'on ne l'imagine. C'est très facile à lire et ça peut être une bonne initiation à la Finance.

samedi 8 février 2020

Splendeur et décadence des nations


La Grande-Bretagne vient de quitter l'Union Européenne, c'est très triste.

Il faut bien le reconnaître, l'idée européenne n'arrive pas à prendre. Partout, ça n'est qu'une abstraction et presque tout le monde a le sentiment d'appartenir d'abord à une nation plutôt qu'à cette vague entité abstraite de l'Europe.


De l'histoire, on n'arrive pas à se défaire. L'Histoire ou plutôt ses récits particuliers, mythiques et enjolivés, que l'on raconte aux écoliers de chaque pays, la petite histoire nationale. Je l'ai déjà dit, l'Histoire qui est enseignée aux petits Français n'a pas grand chose à voir avec celle qu'étudient les petits Allemands, Russes etc... Tant qu'on n'arrivera pas à construire une histoire commune à tous les Européens, l'idée de nation, archaïque et étriquée, sera toujours prédominante.


Pourtant, les nations, c'est souvent éphémère et fragile. Pour les Français, ça apparaît très simple : la nation coïncide avec un territoire à peu près stable depuis plusieurs siècles et le pays a toujours été une puissance dominante avec une langue unique. Mais c'est une situation qui n'a rien d'évident et qui est même exceptionnelle pour la plupart des pays, ceux notamment d'Europe Centrale.


Avant même la catastrophe de la seconde guerre mondiale, la confusion, la grandeur, la décadence, voire l'effondrement et l'horreur, ont plutôt marqué ces pays. Ça a façonné les consciences de manière anxieuse et méfiante. Je me contenterai de recenser quelques événements marquants qui continuent de hanter les esprits mais sont souvent méconnus en France.

- La horde d'Or et le "joug mongol". Il est fascinant de se rendre aujourd'hui en Mongolie et dans son ancienne capitale, Karakorum. Le pays semble misérable, vide, désolé. Pourtant, pendant plus de 3 siècles (1 200-1500), les Mongols ont dominé et ravagé le monde (en s'avançant jusqu'en Galicie) et soumis les principautés russes au joug tatar. Le rapport des Russes au pouvoir en serait encore aujourd'hui affecté.


- le péril Ottoman. Aux Mongols, ont immédiatement succédé les Ottomans après la prise de Constantinople en 1453. On l'a oublié mais il a fallu un véritable miracle, en 1683 devant Vienne, pour éviter une conquête presque complète de l'Europe. Il y a eu ensuite les incessantes batailles russo-turques qui n'ont pris fin qu'au début du 20 ème siècle. Toute l'Europe Centrale, jusqu'au Nord, en Pologne et en Ukraine, porte encore aujourd'hui la marque des innombrables places-fortes et châteaux érigés pour se défendre des Turcs. L'épouvante ottomane a été une longue réalité.


- La Suède et les guerres du Nord. Quand on évoque les Suédois aujourd'hui, on pense à des gens ultra-pacifistes et non-violents. Pourtant, ils ont ravagé, au 18 ème siècle, l'Europe du Nord (Danemark, Saxe, Russie, Pologne, provinces baltes), y semant le terreur et la destruction, sous la conduite insensée de leur jeune roi Charles XII (18 ans). C'est la célébrissime bataille de Poltava (Ukraine 1709) qui a initié leur déclin et l'émergence de la Russie. Mais on continue, en Europe Centrale, de dire "les Suédois sont passés par là" face à un paysage de chaos. Je m'amuse beaucoup à ressortir cette expression à des Français; visiblement, on ne me comprend pas.


- L'Union Polono-Lituanienne. Il est troublant de se promener aujourd'hui dans Vilnius, paisible petite capitale de Lituanie. Comment imaginer que ce si petit pays, la Lituanie, était, aux côtés de la Pologne, une puissance dominante en Europe (plus même que la Russie)  jusqu'à la fin du 18 ème siècle ? Son territoire s'étendait de la Baltique à la Mer Noire. Pourtant, on considère aujourd'hui les Lituaniens et les Polonais avec beaucoup de condescendance et on n'imagine pas une seconde que les rôles pourraient être inversés.


- La dislocation de l'Empire d'Autriche-Hongrie. A la suite de la 1ère guerre mondiale, on a eu pour premier souci, en particulier la France, de démembrer l'Empire d'Autriche-Hongrie.Comme s'il avait été la cause de tous les maux et que la priorité était alors de faire droit aux nations et aux peuples. Est-ce qu'on ne s'est pas alors lourdement trompés et est-ce qu'on ne paie pas aujourd'hui les conséquences de cette funeste décision ? L'Autriche-Hongrie, c'était aussi un État multiculturel et malgré tout démocratique : à la pointe de la modernité technique et artistique, rassemblant, en assez bonne entente, une multitude de langues, de cultures, de religions et de communautés. Il est consternant de se rendre aujourd'hui dans les pays de l'ancienne Autriche-Hongrie. L'esprit cosmopolite de Vienne a disparu au profit des rancœurs nationalistes.


Voilà ce que j'ai principalement retenu de l'Histoire de l'Europe Centrale. J'aurais pu ajouter les chevaliers Teutoniques qui ont préfiguré, au Moyen-Age,  la menace germanique sur l'Est avant d'être écrasés, par l'armée polono-lituanienne, au cours de la bataille de Tannenberg mais il s'agissait d'un ordre religieux (cependant Tannenberg demeure très évocateur en Allemagne).
Quoiqu'il en soit, ma vision de l'Histoire ne coïncide sans doute pas avec la vision française de l'Histoire ou celle d'Européens de l'Ouest. A l'Est, c'est sûr, on est davantage torturés et souvent endoctrinés par l'Histoire.


Mais l'essentiel n'est pas là. Ce qui est inquiétant aujourd'hui, c'est que la mémoire historique est aujourd'hui, à l'Est, utilisée comme instrument de propagande. Elle autorise l'affichage, au nom d'une ancienne gloire nationale, d'une volonté de revanche. Revanche sur l'Occident et sur l'Europe. C'est particulièrement vrai en Russie et en Turquie où on rêve d'un "rééquilibrage". Ça l'est un peu aussi dans les anciens pays de l'Est où on se vit souvent comme méprisés, traités comme quantité négligeable (moi-même, je l'avoue, j'éprouve cela). Bizarrement, ça ne semble pas beaucoup préoccuper à l'Ouest où l'Allemagne et la France se montrent souvent d'une arrogance insupportable en s'érigeant en véritables chefs de l'Europe et en modèles vertueux et "donneurs de leçons".

La tragédie de l'Europe Centrale, elle est incontestable et il faut la reconnaître, ce qui n'a sans doute pas été suffisamment fait. Mais toutes ces vicissitudes, toutes ces horreurs, ces fausses gloires et ces chutes fracassantes, il faut maintenant les dépasser. Plutôt que de chercher à affirmer aujourd'hui son identité nationale, à mettre l'accent sur ce qui nous différencie, il faut peut-être d'abord penser à ce que nous avons en commun. Pourra-t-on, à partir de là, voir enfin une Europe unie avec un gouvernement unique et une politique économique et sociale unifiée pour la construction d'une véritable identité européenne ? Il y a urgence parce que nombreux sont ceux (Russie, Turquie, Chine) qui rêvent de la dislocation de l'Europe et de l'effondrement de ses valeurs démocratiques.

Tableaux de Vassily Kandinsky (1866-1944) relevant de sa première période "figurative". Tableau également de Malevitch : "la cavalerie rouge" (1932)

samedi 1 février 2020

Sur les rives de l'Achéron


Cette semaine,  j'ai été hospitalisée pour une petite intervention chirurgicale. C'était bénin mais cela suffit à plonger des gens anxieux comme moi dans des abîmes d'inquiétude.


Le choc, c'est d'abord de se trouver brutalement immergés dans un autre monde. A l'Hôpital, on se retrouve tout à coup de l'autre côté d'une frontière, celle qui sépare les bien-portants des malades et des mourants.

Et puis, contrairement à ce qu'on imagine, l'Hôpital n'est que secondairement un lieu de compassion et de sollicitude. C'est d'abord une énorme machine technique et bureaucratique dont la fonction première est de "produire des soins" au bénéfice de populations considérables. L'Hôpital-Charité, ça n'existe plus depuis longtemps, c'est l'Hôpital-Usine.


Certes, c'est inévitable : c'est la simple Loi des chiffres. On peut le rappeler : le nombre annuel de séjours hospitaliers en France est supérieur à 18 millions pour un peu plus de 12 millions de malades. Cela concerne donc, chaque année, près d'un Français sur cinq. Dans ces conditions, il n'y a aucune place accordée à l'improvisation : chaque instant y est mesuré, paramétré, procéduré pour une efficacité et une rentabilité maximales.


A son corps défendant, l'Hôpital, c'est donc quand même bien le prototype de la société bureaucratique et totalitaire, l'une des principales institutions de ce que l'on appelle aussi la société disciplinaire.

Nulle part ailleurs, en effet, l'individu n'y est à ce point dépouillé de son libre arbitre. Il se trouve brutalement placé en état d'absolue dépendance. Il n'est plus un sujet mais un objet aux mains des médecins et des personnels soignants. Il est dans un rapport complet de pouvoir  parce qu'il n'a ni la compétence ni le savoir pour exprimer son point de vue.


On guette donc désespérément l'avis du chef de service ou du spécialiste qui vont statuer sur notre sort en nous renvoyant dans l'un ou l'autre monde. De manière étrange, mon chirurgien me dit : "C'est formidable d'opérer des gens comme vous. Comme vous n'avez pas du tout de graisse, on voit tout distinctement à l'intérieur de votre corps. C'est magnifique". Je me mets alors à penser à la poésie de mes intestins. Comme c'est bizarre, jamais on ne m'avait draguée comme ça.

C'est le grand paradoxe. La médecine s'est formidablement technicisée. Elle voit tout, elle sait tout. Mais elle est devenue anxiogène car elle nous laisse sans voix, sans réponse.  Nous n'avons d'autre choix que d'obéir à ses verdicts.


Mais c'est alors, encouragés par ces petits mots, hébétés, ahuris, que l'on s'insère péniblement dans la cohorte des malades, attendant sagement et avec angoisse notre tour, livrés à la grande machine hospitalière qui va nous broyer ou nous sauver. On est poussés dans la  file, dans son fauteuil ou son lit roulant, vers l'entrée du bloc opératoire. On est alors moins que des enfants, on fait simplement partie d'une grande foule que l'on trie et sélectionne. On se situe "entre deux eaux".

On se dit alors que vivre, c'est d'abord parvenir à survivre.
 

Tableaux de Victor Borissov-Moussatov (1870-1905), Tijana TITIN, Christian SCHAD (1894-1982) Vincent Van GOGH (1853-1890), Edvard MUNCH (1863-1944), Jose Benlliure  y Gil (1855-1937)