samedi 27 mars 2021

Libération de la parole ou de la délation ?

 

 Dans le prolongement de la dénonciation des violences sexuelles (à l'encontre des femmes et les crimes d'inceste), on assiste aujourd'hui à une extraordinaire floraison de témoignages.


 Chaque semaine, une nouvelle histoire "glauque" vient alimenter l'actualité. Et même la presse dite "sérieuse" en fait son miel. Je ne parle même pas de Médiapart, qui se substitue volontiers aux services de police, mais du journal "Le Monde" qui délivre maintenant régulièrement des portraits "croustillants" de personnalités (récemment Marc Guillaume, Christophe Girard, Olivier Duhamel, Jean Veil, Richard Berry, Gérard Louvin, Patrick Poivre d'Arvor). C'est bien sûr élégamment et habilement écrit (Ariane Chemin, Raphaëlle Bacqué) et nul doute que ça dope les ventes du quotidien. Et puis, après lecture de ces affaires, notre conviction est faite : on a bien affaire à de tristes sires.

Moi-même, je m'en repais mais, à la fin, je suis tout de même saisie d'un vertige. C'est, malgré tout, construit à partir de propos soutirés à des "proches", de multiples racontars et ragots absolument invérifiables. Que serait d'ailleurs un portrait de moi-même élaboré à partir d'informations venant de ceux qui m'entourent dans ma vie professionnelle ? Ce ne serait peut-être pas très joli.

Mais nul ne s'en offusque. Le pli est désormais pris. Les médias se substituent à la justice. Le monde se confond désormais avec l'événement, le fait divers, l'actualité. Le monde comme vaste "journal", comme information continuelle ou plutôt désinformation générale. Nulle distance n'est plus requise, on est conviés à rejoindre de multiples meutes.

Et partout, on n'arrête pas de ressasser ça : il faut parler, parler. La parole serait libératrice, elle seule permettrait d'extirper nos maux et tourments, tous ces traumatismes que nous aurions refoulés, occultés. On ne se souviendrait plus d'ailleurs des violences subies; seul le travail de la parole permettrait de les ressusciter même si elles sont très anciennes.

Une grande psychanalyse collective se met ainsi en place. Autrefois décriée, la discipline redevient tendance. Tout le monde s'improvise thérapeute ou analyste. 

Mais s'agit-il bien de psychanalyse ? Cette simple injonction de parler, de tout déballer en place publique, n'est-elle pas simplement de la "psychanalyse pour les nuls" (Michel Schneider) ? 

C'est évidemment bien que l'on prenne aujourd'hui conscience de la violence ancestrale exercée notamment sur les femmes et les enfants. Le problème, c'est que c'est devenu une pensée "mainstream" déclenchant un infernal tohu-bohu, avec une écoute systématiquement compatissante, au sein du quel le quidam moyen est bien incapable de se forger un avis éclairé.

La psychanalyse, la vraie psychanalyse, c'est d'abord un dialogue strictement privé entre deux personnes. Avec une mise en question continuelle des attitudes et des propos de manière à repérer ce qui insiste, se répète en nous. Rien n'est jamais accueilli tel quel, la vérité n'est pas simplement celle des faits bruts rapportés. Les perspectives sont démultipliées, les choses sont retournées continuellement. Ça repose sur un long échange, qui s'effectue dans le scepticisme et les larmes, avec une écoute "critique" et pas automatiquement approbatrice.

Du reste, la notion de traumatisme est très complexe en psychanalyse. S'il s'agit bien d'un événement "réel", avéré,  il ne serait d'ailleurs, contrairement à ce qu'on a tendance à affirmer généralement, jamais rejeté dans les trappes de l'oubli avant de ressurgir, éventuellement plusieurs années plus tard. "Les victimes ne sont pas malades de l'oubli mais au contraire de souvenirs impossibles à effacer". Et Freud est même allé jusqu'à dire que les récits d'abus sexuels n'étaient pas toujours la reconstitution du réel mais l'expression de fantasmes. Ça relèverait (parfois, souvent ?) de nos propres fantasmes de séduction et de la culpabilité associée.

 Il reste qu'enfants, adolescents, presque tous je crois, on a été confrontés à des gestes ambigus de la part d'adultes : une main qui s'attarde sur les cuisses, dans la culotte, un baiser arraché. Ce n'est pas un viol, bien sûr, mais ça interroge, ça rend méfiant.

Toutefois, je ne suis pas sûre que porter ses traumatismes en place publique ait l'effet d'une thérapie salvatrice. Je crains plutôt que ça vous enferme, que ça vous bloque définitivement dans votre statut de victime. Il ne reste plus qu'à ressasser son infortune et se dire que sa vie est définitivement détruite. La parole libérée, ce n'est pas celle des dénonciations, c'est celle qui permet de réélaborer son identité à la lumière du déchiffrement du code de nos conduites et de nos paroles.

La parole n'est jamais simple, elle vaut autant par ses dits que ses non-dits. La parole, ce n'est qu'une partie du réel et de la vérité du psychisme. Elle ne rend pas compte, à elle seule, de l'impact des traumatismes subis. C'est à mettre en relation, à en reconstituer les emboîtements, avec nos propres élaborations inconscientes. C'est comprendre ça, explorer cette voie de rédemption, qui est libérateur. Non ! la vie n'est pas déterminée une fois pour toutes par des traumatismes; non ! on n'est pas enfermés dans un statut perpétuel de victime.

Tableaux de Jacques Truphémus (1922-2017), un peintre français sans doute injustement méconnu, s'inscrivant dans la lignée de Balthus et Bonnard. Il a, jusqu'à l'âge de 40 ans, été ouvrier à la chaîne avant de s'adonner à la peinture.

Dans le prolongement de ce post, je devrais bien sûr recommander les livres de Vanessa Springora et Camille Kouchner mais je ne les ai pas lus. Je suis réticente, peut-être à tort. Les livres-témoignages, je ne sais trop qu'en penser. Est-ce que c'est de la littérature d'ailleurs ?

De même le livre, un peu plus ancien : "La fabrique des pervers" de Sophie Chauveau retraçant la reproduction de génération en génération, au sein d'une famille de comportements incestueux et prédateurs, ne m'a pas convaincue. Cette thèse des "secrets de famille" aujourd'hui à la mode, secrets qui hanteraient toute la descendance avec leurs effets pathogènes (cf. Anne Ancelin : "Aïe, mes aïeux") apparaît séduisante mais peut-être un peu simple, voire simpliste.

Beaucoup plus subtils, je recommande en revanche, sans réserves, les livres, tous en poche, de Vanessa SCHNEIDER : "Tâche de ne pas devenir folle", "La mère de ma mère", "Tu t'appelais Maria Schneider". On peut également se reporter aux livres, nombreux, de son père (Michel Schneider), un psychanalyste subtil et accessible.

Je recommande, pareillement et chaudement, l'écrivain d'Israël  : Eshkol NEVO en particulier "Trois étages" et le tout récent : "La dernière interview". On est à mille lieux de cette psychologie "à la hache" que l'on aime tant pratiquer aujourd'hui. Un livre d'une extraordinaire modernité.

Et aussi, en contrepoint de Vanessa Springora, le petit livre, paru l'an dernier à la même époque, de l'Ukrainienne, Marila RYBALCHENKO : "Éloge érotique de Richard M.". Un livre (directement écrit en français), malheureusement inaudible aujourd'hui mais qui témoigne pourtant de la persistance d'une liberté de pensée.

Je rappelle enfin, à nouveau, l'excellente série de Nakache et Toledano : "En Thérapie", toujours visible, en Replay, sur Arte.

samedi 20 mars 2021

Back to U.S.S.R. 2

 

Ma copine Daria, elle me dit : "En Russie, de plus en plus de gens ont la nostalgie de Brejnev".

Brejnev ? Quoi ? Cette momie, cette baderne ?


 A mes yeux, la principale qualité de ce père Ubu, bête mais pas méchant, ça a été  de fournir à tout le bloc communiste une inépuisable source de plaisanteries. On ne l'appelait pas Brejnev d'ailleurs mais "Lionka" (en accentuant sur le o). Quelles bonnes parties de rigolades on a pu avoir, parents, enfants, copains, avec Lionka ! C'est d'ailleurs le seul dirigeant soviétique dont on ait rigolé.

Brejnev, il était perçu, dans le bloc soviétique, comme incompétent, médiocre, s'exprimant laborieusement en faisant plein de fautes. Et puis paresseux, jouisseur, collectionnant les belles bagnoles occidentales. Et aussi ridiculement infantile et narcissique, persuadé d'incarner un modèle de séduction virile. Et que dire de ses embrassades avec les dirigeants des "pays frères" (cf. l'image iconique avec Honecker) et de ses uniformes recouverts d'un tapis de médailles et de décorations ?  

 Le grotesque le disputait au sinistre. Comment peut-on donc regretter ça, cette époque de sénilité générale, celle d'un dirigeant et d'une société toute entière ? Peut-être qu'il peut y avoir, en effet, "une aspiration au totalitarisme, un goût de la soumission" (Annette Wiewiorka) ? Peut-être qu'on a parfois envie de s'abandonner au Pouvoir, qu'on se met alors à préférer un peu de tranquillité à l'incertitude et que, pour ça, on renonce à soi-même : "on se débarrasse de soi, on laisse les autres penser à votre place".


 De ce point de vue, les années 60/70 ont en effet offert aux sociétés communistes une relative stabilité et un certain réconfort. Ça intervenait d'abord, il faut le rappeler, à la suite de plusieurs décennies d'épouvante. Qu'on nous fiche la paix, qu'on nous laisse tranquilles, c'était devenu l'aspiration principale.

 A cette préoccupation, la société communiste offrait une réponse adéquate. Fini de s'inquiéter, l'Histoire, avec ses incertitudes venait de s'arrêter, on était embarqués pour un avenir de toute manière radieux.

Et c'est vrai que, dans la société communiste, tout devenait entièrement prévisible. Les affres du chômage, on ne connaissait pas. Un boulot, même s'il était minable, on était sûrs d'en avoir un jusqu'à sa retraite et d'ailleurs la Direction du Plan vous adressait régulièrement un plan d'évolution de carrière et de rémunération sur plusieurs décennies.

Et puis, c'était généralement cool. Beaucoup pratiquaient la résistance passive en faisant semblant de travailler pour un État qui faisait semblant de les payer. 

Même des vacances, on n'avait pas à se préoccuper. Les syndicats y pourvoyaient avec leurs centres de repos.


 Il était donc facile de s'abandonner, de renoncer à toute initiative propre et de se laisser guider sur les rails d'une vie tracée par le Parti. C'était d'autant plus tentant qu'on ne se sentait nullement comptable de la médiocrité de notre vie. Si celle-ci était nulle, ce n'était pas de notre faute, c'était celle de l'Autre, d'un Parti stupide et incompétent, incapable de reconnaître nos qualités propres. C'était ça le premier génie du communisme : déculpabiliser les hommes, les déresponsabiliser de leur Destin. En faire des opprimés accommodants, ayant bonne conscience.

 La seconde force du système communiste, c'est qu'il avait réussi à promouvoir, il faut le reconnaître, un égalitarisme général. Ça trouvait une traduction dans l'échelle des rémunérations vraiment très resserrée (et un ouvrier gagnait effectivement mieux sa vie qu'un médecin ou un professeur) mais aussi dans la possibilité pour chacun d'accéder à l'université (grâce, notamment, au système des bonifications sociales) ou plus simplement à l'Opéra, au théâtre, au cinéma. Je sais bien qu'on parlait, à l'Ouest, de "nomenklatura", d'une caste privilégiée qui bénéficiait d'une multitude d'avantages matériels. C'était sans doute vrai pour ceux qui détenaient les rênes du pouvoir mais c'était quand même très limité et le niveau de vie d'un Bonze du Parti, ça n'était pas grand chose, ça n'était même pas celui d'un cadre occidental.

 

La Réalité, c'est qu'on vivait tous pauvrement mais de manière très égalitaire.  Pas besoin de décrire son logement à des amis, il était le même que celui de tout le monde. Même les bibelots qui le décoraient, ils étaient pareils. On n'avait rien à envier, rien à jalouser. Le preuve ? Les vols, les cambriolages, ça n'existait quasiment pas.

 

Les rancœurs, les haines sociales, elles étaient bien tièdes et réservées aux membres du Parti. L'ambiance générale, c'était plutôt la solidarité et la convivialité. Les gens passaient leur temps à bavasser ensemble et à se rendre visite.

Certes, la vie matérielle était minable, c'était la pénurie généralisée, on ne mangeait que des cochonneries (des cornichons, des harengs, un bout de saucisson, le tout arrosé, évidemment, de vodka).

 Mais personne ne mourait non plus de faim. Et puis la misère, elle n'était pas issue d'un manque d'argent. De l'argent, ce n'est pas ça qui manquait et d'ailleurs, faute de possibilités d'emploi et d'une énorme inflation déguisée, on n'y attachait guère d'importance. Si on voulait devenir riches, il suffisait de se livrer à un petit trafic minable, au marché noir qui rapportait davantage que n'importe quelle activité salariée (mais ne donnait pas  non plus accès à grand chose). Un monde sans argent ? La prophétie marxiste avait été quasiment réalisée dans le bloc soviétique.

Et puis la pénurie réservait de multiples petites joies. Dénicher un produit introuvable, un tire-bouchon, un arrosoir, du papier hygiénique, des oranges, suffisait à vous mettre de bonne humeur et on s'en vantait tout de suite auprès des voisins.

 Le monde était totalement prévisible. Les règles du jeu, tout le monde les connaissait. Ces règles, on savait d'ailleurs comment les assouplir (pour obtenir un logement ou une voiture par exemple) : en utilisant l'arme de la petite corruption. La corruption, c'est universellement décrié aujourd'hui dans les pays démocratiques mais il ne faut pas oublier que ça contribue aussi à nouer des liens symboliques forts entre les parties prenantes. Ça renforce paradoxalement les solidarités.

Un monde stable et bien identifié, délivré des angoisses de l'avenir, c'est ce qu'offrait le système communiste. Les médias eux-mêmes (télévision, presse) étaient réconfortants : tout allait bien, on était les meilleurs, il n'y avait que de bonnes nouvelles : que des trains qui arrivaient à l'heure et que des prouesses économiques, sportives et scientifiques.Ce contraste complet avec les médias occidentaux, tellement anxiogènes et qui ne connaissent que les catastrophes, me laisse d'ailleurs parfois rêveuse. Est-ce qu'on n'aurait pas besoin de ça, quelquefois, à l'Ouest ?


 On s'en fiche de toutes tes histoires, Carmilla. Tout ça, c'est du passé !

Sans doute mais j'ai l'impression que, même dans les sociétés, l'aspiration à un monde gelé, pétrifié, sans incertitudes, est de plus en plus forte. Être tranquille, ne plus avoir à lutter pour son destin, être débarrassés des élites honnies, beaucoup de gens sont prêts à sacrifier leur liberté pour ça.

Tableaux d'Oskar RABIN (1928-2018), Gueorgy NISSKY (1903-1987) et Nadia LEGER (1904-1982), l'épouse de Fernand Léger, d'origine biélorusse et peut-être injustement oubliée. Il ne faut pas non plus omettre d'évoquer l'effroyable misère culturelle et artistique de l'URSS (hormis durant la décennie qui a suivi la Révolution).

Un post qui se veut un hommage à tous ceux (famille, amis, rencontres) qui m'ont fait le récit des temps soviétiques. Je précise, en outre, que l'adhésion au système variait beaucoup selon les pays. On peut même parler d'une dissidence massive dans les "satellites" (Pologne, États Baltes, Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie). L'adhésion était sans doute plus forte en RDA, Bulgarie, URSS, sans jamais être totale.

Dans le prolongement de ce post, je recommande : 

- Andreï Kosovoï : "Brejnev - L'anti héros". Un livre tout récent, une des premières biographies françaises consacrées à ce dirigeant qui ne fait vraiment rêver personne. Kosovoï montre cependant qu'il était moins bête et plus habile qu'il n'en avait l'air. Il le compare même, en conclusion et de manière éclairante, à Poutine. Un bon livre mais que je recommanderai seulement aux passionnés de l'histoire soviétique.

- Amandine Regamey : "Prolétaires de tous pays, excusez-moi" (2007). Un florilège de blagues sur les dirigeants communistes. On peut aussi se reporter au site :  Blagues soviétiques - librecours.eu

- Vladimir Fédorovsky : dans ses nombreux livres, l'écrivain et diplomate évoque souvent, à petites touches, Leonid Brejnev dont il a été le traducteur et le conseiller. C'est souvent féroce. 

- Jean-Jacques Marie : "Vivre dans la Russie de Lénine" (avril 2020). Un livre que je recommande à tout le monde. Terrifiant. Ça peut sembler loin de Brejnev mais c'est bien à ce moment qu'ont été jetées les bases d'un système qui ambitionnait de renverser le capitalisme.

samedi 13 mars 2021

"Back to USSR 1"

 

Je viens de me rendre compte qu'en Europe Centrale, les gens qui ont vraiment connu la société communiste sont en passe de devenir minoritaires. Au mieux, il s'agit maintenant de souvenirs d'enfance, d'adolescence.

Pour moi, ce sont surtout les récits de mes parents et puis une multitude petits souvenirs faits de détails concrets.


 - l'odeur omniprésente de désinfectant et de misère, les magasins où il n'y avait que du vinaigre et de la vodka;  les rares bananes qu'on essayait de faire mûrir en les plaçant, pendant un mois, sur le radiateur; le café qui n'était qu'un horrible substitut, un ersatz à base de céréales. Dans les commerces, parfois des arrivages étranges venant de "pays frères" : des poulpes congelés, des têtes de mouton ?

- les robinets qu'on hésitait à ouvrir parce qu'ils déclenchaient une symphonie de vrombissements dans tout l'immeuble, l'eau non potable (c'est toujours le cas) et malodorante; les interrupteurs et les prises sur les quels on s'électrocutait, les éclairages glauques et lugubres des lieux publics (les ampoules, introuvables dans le commerce, étaient systématiquement pillées), une pénombre continuelle et générale. 


 - les aspirateurs qui soufflaient, les réfrigérateurs qui chauffaient, les téléviseurs qui explosaient, les machines qui lavaient plus gris que gris.

- les cages d'escaliers sordides et les ascenseurs toujours en panne; les poubelles ramassées de manière aléatoire et déversées partout.


 - les façades lépreuses des bâtiments que l'on essayait de dissimuler en les badigeonnant de couleurs "pétantes". C'était tellement pétant que ça nous plongeait dans une insondable mélancolie. Les lieux d'accueil (administrations, commerces, musées) continuellement fermés pour travaux, des travaux dont on ne voyait jamais la fin.

- les téléphones dans les quels il fallait hurler quand on obtenait enfin une communication; les voitures pétaradantes, fumantes, cahotantes et zigzagantes quand elles daignaient marcher; les trains aux horaires imprévisibles et pris d'assaut par des foules qui s'entassaient jusque dans les couloirs.

- les vêtements ridicules, en matière synthétique avec des couleurs flashy et uniquement disponibles en tailles d'éléphant; les sous-vêtements de bonne-sœur, des serviettes et pas de tampons, des préservatifs ballons de baudruche, des parfums répugnants, des cosmétiques gluants, des lunettes qui vous défiguraient.

- l'entassement dans les logements avec la privation complète d'intimité : la queue pour se rendre à la salle de bains, les regards réprobateurs sur la casserole du voisin; les mille petites haines remuées. La chaleur saharienne dans les appartements qui empêchait de dormir. Avec la promiscuité, le désarroi sexuel aggravé par une éducation faite "sur le tas" et l'absence de romans érotiques. Et puis peu de lieux de rencontre (cafés, restaurants). Après, c'était la grande question : comment et où faire l'amour ? Il fallait des trésors d'ingéniosité. On rêvait d'évasion, d'excursions fluviales ou en forêt ou au bord de la mer pour pouvoir s'isoler. 


 - la bousculade généralisée dans les rues, les invectives et querelles continuelles, les gueules et les mines sombres, dénuées de sourire, l'absence de civilité. Et la nuit, les groupes d'hommes s'accrochant les uns aux autres et titubant en rythme sous l'effet de la vodka.

Je me souviens enfin d'un dernier voyage apocalyptique à Lviv, avec notre mère, juste avant la chute du régime. Après un voyage cahotant, sur des routes défoncées, on s'est retrouvées à l'hôtel George, censé être l'un des plus beaux de la ville. Là, on était entourées d'une multitude de prostituées et de trafiquants et il fallait sans cesse "graisser la patte" d'un "responsable" pour obtenir quelque chose. Ma sœur et moi, on ne comprenait pas qui étaient ces femmes et ces hommes mais on n'arrêtait pas de râler et de torturer notre mère. "Qu'est-ce qu'on vient fiche dans ce trou ? On serait bien mieux sur la plage de Nice. Tout est minable et dégoûtant, on n'ose même pas aller dans les toilettes ou la salle de bain. Quant à la nourriture, aucun chien français n'en voudrait. Et puis, ici, les types sont vraiment chelous, c'est vraiment pas là qu'on va se trouver des amoureux". Bref, le pétage de plombs intégral et, en plus, il pleuvait tout le temps.


 C'est bien basique et ras des pâquerettes ce que tu nous racontes là, allez-vous me dire. Sans doute ! Mais d'abord, je n'étais évidemment pas sensible à la question politique dans mon enfance.

Et puis je me rends compte que tous ces petits aspects de la vie quotidienne ont été effacés, oubliés. Des livres sur la vie au jour le jour dans les pays communistes, il n'y en a quasiment pas. C'est peut-être regrettable.

Pourtant, même un enfant était affecté par le Paradis communiste et en comprenait la réalité. Une réalité souvent grotesque et cocasse. Mais le rire s'étranglait vite. Le sentiment vraiment éprouvé, c'était l'humiliation généralisée faite de laideur, de déglingue et de crasse. Et puis cette frustration lancinante et la fascination aliénante ressenties vis-à-vis de l'Ouest fantasmé.

Tableaux de D. Shmarinov (1907-1999) et d'Ilya Glazounov (1930-2017). Deux peintres soviétiques officiels, très connus. Glazounov, en particulier, est le peintre préféré de Vladimir Poutine. Même si c'est archi-classique, je lui reconnais une capacité à émouvoir. 

 Les propos de ce post seront complétés par un second volet, peut-être plus complexe.

Sur la vie réelle en U.R.S.S., je recommande les livres de :

- Elena Balzamo  : "Décalcomanies", "Cinq histoires russes", "Triangle isocèle". A lire absolument. J'adore.

- Iegor Gran : "Les services compétents". Le fils de Siniavski. Le formidable esprit de dérision de ceux qui ont connu les dictatures. On lira aussi avec joie ses pamphlets ravageurs consacrés à l'écologie ("L'écologie en bas de chez moi") et au Covid ("Ces casseroles qui applaudissent aux fenêtres").

- Gary Shteyngard : "Mémoires d'un bon à rien"


samedi 6 mars 2021

Le jeu, l'enfance, le défi

 

De mon travail, je parle le moins possible à mon entourage.

D'abord parce que je trouve ça très triste les gens qui ne savent parler que de leur boulot et puis, pour ce qui me concerne, ça reviendrait un peu à essayer de parler de couleurs à des aveugles, comme le dit ma copine Daria.


 D'ailleurs, en général, on me plaint beaucoup. Qu'est-ce que ça doit être ennuyeux de passer ses journées dans des tableaux de chiffres !

Je ne dis rien, je n'ose pas raconter que ça m'excite beaucoup au contraire et même presque sensuellement. Que la gestion financière, c'est d'abord pour moi un formidable jeu qui me permet de renouer avec l'exaltation de l'enfance. Mes affreux tableaux ? Il y a d'abord le plaisir, pour moi, de parvenir à comprendre rapidement, à partir de quelques chiffres, ce qui se passe quelque part, dans une entreprise en l'occurrence. Quand on a réussi à décrypter les messages diffusés par les chiffres, c'est une véritable révélation. On est, alors, comme des gosses qui viennent de casser un code secret.


 Et puis après, il y a le plaisir de s'amuser à recomposer les choses, d'ajuster, de comprimer d'un côté, de gonfler de l'autre, de tirer des plans sur la comète pour un avenir radieux. Là aussi, on retrouve la ferveur de l'enfant confronté à de multiples choix de vie et à qui tout le champ des possibles est ouvert.

Au boulot, je me sens donc une gamine qui s'amuse. C'est l'essence de la passion pour les chiffres, c'est l'instinct démiurgique que nous avons tous en commun et qui nous pousse à refaire sans cesse le monde. 

 Exercer son travail comme un jeu, je me dis, finalement, que c'est une grande chance. Parce que je suis convaincue que le jeu n'est pas un simple dérivatif qui permettrait d'échapper, momentanément, à l'ennui de la vie. 

C'est exactement le contraire : c'est le jeu qui est plutôt la pulsation même de la vie; et c'est le monde du travail et la morne quotidienneté qui viendraient se greffer sur ce grand jeu universel et l'interrompre. 


 J'ai compris ça en observant les groupes de chiens qui se retrouvent, tous les matins, au Parc Monceau. Ils passent leur temps à jouer ensemble et on les sent emplis de joie. L'animalité, ça ne se réduit donc pas à des comportements stéréotypés mais ça peut aussi être un débordement allègre et continu des limites et des contraintes. 

 Je parle ici bien sûr du jeu comme re-création, recomposition du monde et non du jeu hasard, chance.

Le jeu magique, ça m'a en fait toujours turlupinée. L'un des premiers jouets réclamé à mes parents, ça a été un Rubik's Cube. D'abord parce qu'il avait été inventé par un Hongrois et ensuite parce qu'il comportait une combinaison secrète, promesse d'un savoir merveilleux. Je m'en suis malheureusement vite désintéressée après qu'on m'ait enseigné les manipulations nécessaires.


 Mais au-delà de la magie, le jeu comporte une dimension beaucoup plus trouble, celle du défi. J'ai éprouvé cela dans la relation avec ma sœur. On était très cruelles l'une avec l'autre. On ne se bagarrait pas mais, pire, on voulait à tout prix convaincre l'autre qu'elle était une complète idiote, une nulle qui ne comprenait rien à rien. Alors, on n'arrêtait pas de se poser des questions, des colles, des devinettes. Ça plongeait dans une vraie crise de nerfs celle qui ne savait pas répondre. 

D'avoir été à ce point odieuse avec ma sœur, quand j'étais gamine, j'en ai des remords aujourd'hui encore. Je me suis appliquée à la déprécier, à la vaincre méthodiquement. 

C'était sûrement très moche. Mais il est vrai que, si le jeu est un moteur essentiel de l'existence, il est très lié à une puissance redoutable, celle du goût humain irrépressible pour la confrontation, la contradiction. Dès que deux personnes sont réunies, tout de suite, même à propos des plus petites choses, s'instaure un défi entre elles et s'engage une véritable joute agonistique. On a besoin de sans cesse guerroyer, de contredire à chaque fois son interlocuteur et même de le rabaisser pour s'affirmer. C'est la fameuse dialectique du maître et de l'esclave, terrifiante mais dévorante.

J'ai compris ça quand, dans mon adolescence, je me suis mise à jouer au tennis et aux échecs. Je n'étais, à vrai dire, que très moyennement douée dans ces deux disciplines mais je me souviens surtout du malaise que j'éprouvais  à la fin de chaque partie, gagnée ou perdue. Toujours l'impression d'une mise à mort symbolique vis-vis de mon adversaire, toujours l'impression d'approcher l'un des abîmes du psychisme humain. La rivalité mimétique, non seulement ça devient vite une addiction mais surtout, ça peut vous rendre fou. On peut devenir un criminel innocent.

La confrontation, le défi, ça a commencé à me faire horreur. Le déclic, ça a été une partie d'échecs disputée avec mon père. Il me flanquait des raclées presque à chaque fois mais, un jour, j'ai senti que j'étais sur le point de le battre. Je me suis alors dit que ce n'était pas possible et j'ai commencé à haïr les conflits, les affrontements.

D'une manière générale, j'évite aujourd'hui de m'engager, d'avoir des convictions. Je refuse la lutte, je ne prends jamais parti, quitte à passer pour indéchiffrable ou idiote. J'ai préféré me retirer de toute compétition et me tourner vers les sports et les jeux solitaires : la course à pied (dans la quelle il n'y a pas de conflit parce que les hiérarchies sont incontestables) et les jeux de logique. 

Aujourd'hui, par exemple, je suis devenue une grande fan, presque une championne, de sudoku japonais. Le sudoku, c'est à vrai dire très bête mais ça correspond bien à ma mentalité. Voir le monde comme un grand espace logique où sont déterminés le possible et l'impossible, le permis et l'interdit. C'est mon côté ultra-rationnel, voire technocrate. Élaborer de beaux échafaudages afin de tout prévoir, tout anticiper. Mais ça devient finalement le contraire même du jeu et  ça peut, aussi, conduire à un véritable délire bureaucratique. La Raison peut devenir folle.

Tableaux, principalement, du peintre italien, Carlo Carrà (1881-1966). Il est, en France, beaucoup moins connu que de Chirico dont il partage les inspirations. Il a été co-fondateur du futurisme italien et en a accompagné les errements : libertaire puis nationaliste.

Dans le prolongement de ce poste, je conseille

- Denis Grozdanovitch : "La vie rêvée du joueur d'échecs". Ça vient de sortir. Un essayiste trop peu connu, toujours brillant, allègre et profond. Un enchantement.

- Vladimir Nabokov : "La défense Loujine"

Par ailleurs, j'aime bien m'amuser avec des casse-têtes logiques et des jeux d'énigmes. On en trouve énormément. Si vous voulez vous y essayer, je recommande l'un des plus célèbres :

- Raymond Smullyan : "Le livre qui rend fou"