samedi 27 août 2022

Amours canins


Souvent, de bonne heure le matin, je traverse le Parc Monceau. Et à ce moment là, c'est une espèce de grande fête parce que s'y retrouvent tous les chiens du quartier accompagnés de leurs maîtres. Ce ne sont alors que galopades effrénées, courses-poursuites et conversations débridées. Une ambiance joyeuse et conviviale, un lieu d'échange entre humains et animaux, qui fait du bien à tous, hommes et bêtes, n'en déplaise aux grincheux de Paris qui voudraient interdire les parcs aux chiens. Un chien, c'est d'abord créateur de lien social. Rien de mieux pour attirer femmes, enfants, personnes âgées.


D'animal domestique, je n'en ai pas. Et puis, je suis trop maniaque, trop "délicate" ou obsessionnelle, et il faudrait que j'aie du temps à lui consacrer et surtout que je renonce à voyager. Je me contente donc de nourrir les oiseaux de mon jardin. Mais je crois aimer sincèrement les animaux. 


Je porte notamment en moi le souvenir d'un chien exceptionnel, un labrador, qu'avaient possédé mes parents. Il avait une intelligence exceptionnelle, presque celle d'un petit enfant, à tel point que ma sœur et moi lui avions enseigné une quantité incroyable de mots. Rançon de son intelligence: il voulait parfois jouer au chef. Sa mort nous avait beaucoup attristés et nous avait fait percevoir, pour la première fois, ma sœur et moi, notre propre finitude.


J'aime donc les animaux mais je me refuse à suivre l'idéologie commune qui conduit à considérer les animaux comme nos semblables.  "Animal, mon frère", pourrait-on dire. On humanise ainsi les animaux, on va jusqu'à leur prêter une sensibilité, peut-être une angoisse de la mort, un langage, une capacité d'empathie envers les autres. 


Et cela va même encore au-delà.  L'animal domestique ne se hisse pas seulement aujourd'hui au rang de membre de la famille, il devient un prolongement, une projection de nous-mêmes. On entretient avec lui un rapport fusionnel, il nous accompagne tout le temps, on l'apprête presque comme nous, il devient un support affectif et émotionnel. 



Je refuse cette attitude. Aimer les animaux, c'est plutôt, pour moi, considérer leur différence. Il y a, sur cette terre, de multiples "manières d'être vivant". Les chiens en sont une expression parmi d'autres. Alors voilà ce que j'apprécie en eux.


- Ce que je trouve d'abord stupéfiant, c'est que les chiens se reconnaissent tous, immédiatement, d'une même espèce. Aucune autre, pourtant, n'affiche autant de diversité. Un molosse va tout de suite considérer comme son semblable un ridicule modèle réduit. Et son apparence physique n'a aucune importance. Un samoyède va approcher un lou lou de Poméranie, éventuellement jouer avec lui et ne l'attaquera pas. 


Ca suppose d'abord une insoupçonnée capacité d'abstraction mais c'est aussi une leçon extraordinaire pour nous, les Hommes, qui sommes, malgré tout, tellement "racialistes" et sensibles à la taille des autres, leur apparence physique, leur couleur de peau. Le plus curieux, c'est qu'on va jusqu'à classer les chiens en "races" alors que ceux-ci nous font justement savoir que les races, ça n'existe pas.


- Les chiens font preuve, vis à vis de leur maître, d'un amour inconditionnel et sans contrepartie. On peut même parler d'un véritable amour chrétien. C'est ce qu'appréciait Freud chez sa chienne Joffie, un chow-chow : son absence complète d'ambivalence, sa capacité d'un amour pur à la différence des hommes qui mêlent toujours l'amour à la haine dans leurs relations d'objet. Un amour délivré des contraintes et sujétions de la civilisation. Le maître peut être un vaurien et un tyran, le chien l'aimera pareillement, du moins s'il perçoit de sa part une même sincérité. 


Freud recevait ainsi ses patients en compagnie de Joffie et il guettait ses réactions. Il ira jusqu'à écrire: "Quelqu'un que n'apprécie pas Joffie a forcément quelque chose de louche". Le chien vous aime pour vous même et rien d'autre, peu importe votre rang social. C'est sans doute ce qui explique que tous les Présidents de la République en France s'exhibent souvent en compagnie d'un chien. Sans doute une manière d'entretenir un lien affectif authentique et entièrement spontané.


- Les chiens sont toujours joyeux. Une grande joie continuelle et exubérante dès qu'il vous voit. On se méfie de la joie dans les sociétés occidentales parce que ça fait un peu benêt. Et d'ailleurs, on a tendance à considérer les chiens comme un peu stupides et maladroits. C'est l'image de Ran Tan Plan. A la différence d'un chat, un chien, ça ne vous permet pas de vous afficher comme un intellectuel.


Pourtant la joie du chien est communicative. Surtout, par sa spontanéité, elle réenchante le monde, arrache chacun de ses instants à la grisaille et la monotonie. C'est une joie entièrement positive, comme le précise la philosophe Audrey Jougla, cette joie qu'avait célébrée Spinoza, celle qui donne la force d'exister.


Curieusement, le chien a peu inspiré les peintres. C'est sans doute son image un peu simplette qui le dessert. On reconnaître néanmoins des œuvres de Paul Gauguin, Jeff Koons, Coolidge, Alex Colville, une représentation de Saint Roch et son chien.

Deux petits livres :

- Bruno DAVID-Guillaume LECOINTRE: "Le monde vivant". Une encyclopédie du monde vivant, microscopique ou gigantesque, végétal ou animal. J'ai d'abord compris que j'étais radicalement ignorante. Mais ce livre est d'une lecture très agréable et reprend la forme des chroniques diffusées sur France-Culture. On apprend une foule de choses en se distrayant.

- Audrey JOUGLA : "Montaigne, Kant et mon chien". Un petit bouquin de philosophie canine délicieusement intelligent. Plein de réflexions intelligentes sur la vie humaine elle-même: le changement n'est pas toujours la condition d'une vie réussie; une vie ordinaire, simple, monotone, répétitive, peut également, en compagnie d'un chien, se révéler magnifique. Il faut apprendre à se réjouir de la répétition.


samedi 20 août 2022

Du sentiment de l'imposture


Ilia Iachine, opposant russe, compagnon de route d'Alexei Navalny, placé récemment en détention, rapportait récemment la psychologie de Vladimir Poutine au "syndrome de l'imposteur".


Je ne raffole pas de ces analyses expliquant le comportement des dirigeants politiques par un supposé dérèglement mental. C'est une espèce de paresse intellectuelle qui conduit à négliger la logique et la rationalité d'un pouvoir.


Mais en l'occurrence, c'est assez convaincant. Il faut tout de même rappeler que Poutine est devenu Président de la Fédération de Russie, en mars 2000, en bénéficiant de ce qui pouvait paraître une chance absolument incroyable. Quelques mois auparavant, il était totalement inconnu, y compris d'Eltsine.


Il a vécu sa jeunesse dans la misère et la promiscuité d'un appartement communautaire de Saint-Pétersbourg. Il s'est surtout livré à la petite délinquance, goûtant les bagarres et la violence. Elève médiocre, il a tout de même pu accéder à l'Université où il a fait quelques études de Droit. Il est également parvenu à réaliser son rêve, intégrer le KGB, mais ne s'y est pas révélé un agent de grande valeur et n'y est pas devenu un officier de haut rang. Après la chute de l'URSS, il a tout de même intégré la mairie de Saint-Pétersbourg grâce à l'appui de son Maire, Anatoli Sobtchak, qui est devenu un ami. Il aurait commencé à s'y enrichir considérablement grâce à la pratique des pots de vin absolument normale en Russie à cette époque.


Au regard de ce passé très médiocre, voire misérable, l'accession au pouvoir suprême de Poutine apparaît donc effectivement quasi miraculeuse. Les "Ors du Kremlin" offerts à un beauf qui parle même un russe brutal et quelquefois vulgaire. Nul doute que lui-même ne se pose continuellement des questions et ne s'interroge sur la réalité et la légitimité de ce qu'il vit. Est-ce que quelqu'un ne va pas déchirer un jour le voile et dénoncer la supercherie ? C'est d'autant plus plausible que l'histoire russe abonde en faux tsars et en imposteurs (notamment le faux Dimitri reconnu, au début du 17ème siècle, par le Roi de Pologne, une histoire que tous les Russes connaissent et continuent de ruminer).


C'est le syndrome classique de l'imposteur qui conduit à attribuer sa réussite non à ses qualités propres mais au hasard et à la chance. Même si la modestie n'est pas sa qualité première, on peut quand même penser que Poutine redoute, probablement, que tout ne s'écroule comme un château de cartes. 


Ca ne serait pas trop grave si les gens affectés par ce syndrome de l'imposteur n'avaient justement tendance à vouloir trop en faire pour compenser leur angoisse et leur incertitude. Et c'est là qu'ils deviennent redoutables, notamment quelqu'un comme Vladimir Poutine. Il est capable de tout pour prouver, à tout prix, sa valeur, pour parvenir à persuader les autres qu'il est bien un vrai Tsar, qu'il n'est pas un imposteur. Son ambition : s'inscrire dans l'Histoire russe comme l'un de ses dirigeants majeurs, à l'égal de Pierre Le Grand ou de Catherine II. Mais j'ai bien peur qu'on ne conserve de lui que le souvenir d'un Paul 1er (le fils de Catherine). Un Empereur plein de méfiance et de rancune, militariste, au comportement étrange, qui finira assassiné. 


Je ne crois pas, et j'espère, ne rien avoir de commun avec Poutine, mais j'avoue que je comprends très bien cette attitude. Parce que je pense que, comme beaucoup de gens, je suis affectée par ce syndrome.

C'est sans doute lié à mon histoire. Je me demande toujours ce que je fiche là, aujourd'hui, à Paris.  Ca n'est pas dans le prolongement naturel de ce qu'aurait dû être ma vie. C'est plutôt la conséquence de hasards incroyables.


Est-ce que je ne devrais pas plutôt être en Ukraine, ou bien en Pologne comme réfugiée, ou bien en Iran ? Je me demande bien ce que je ferais si j'étais restée là-bas. Je ne serais sûrement pas dans la finance. Peut-être prof (de je ne sais pas quoi) ou institutrice. Sûrement avec un mari et des gosses parce que la famille, c'est très important là-bas.


Souvent même, je n'ose pas dire que je suis Française, tellement j'ai conscience que ça peut susciter l'incrédulité.

Mon look d'abord, peut-être pas toujours du bon goût parisien. C'est beaucoup lié aux images de la féminité qui ne sont pas les mêmes.


Et puis ma façon de parler. Non pas que j'aurais un accent ou ferais des fautes (je ne crois pas ou, du moins, sûrement pas trop). C'est plutôt que je parle (et aussi écris) comme dans un livre, de manière trop correcte ou appliquée. Un vrai Français sait parler négligemment, jouer d'une certaine spontanéité, créativité. Pas moi. 

Mais voilà, contre toute attente, j'ai quand même réussi à faire mon trou à Paris. J'étais une telle dingo adolescente puis étudiante, avec mes tendances punk-gothiques, que ça n'était pas évident. Mon regret: que mes parents n'aient pas su que je m'en étais sortie. 


J'avais heureusement besoin de sécurité et puis l'économie politique, ça m'intéressait. Et c'est alors que j'ai eu une chance insensée en réussissant un grand concours pour le quel je n'étais pas préparée (parce que je ne savais pas en quoi ça consistait vraiment). Techniquement (le Droit par exemple), je n'étais vraiment pas au point, voire carrément nulle. Et même les maths, il y a vraiment bien meilleur que moi. 


Je suppose que ce qui m'a sauvée, ce sont les épreuves de culture générale et, probablement, mon charme à l'oral. Mais cette réussite m'a presque sidérée, rendue inquiète. J'avais l'impression de n'être plus la même, de rentrer dans une autre peau, de trahir, presque, celle que j'étais. Et puis, je doutais des résultats : est-ce que quelqu'un ne va pas  déposer un recours, arguant que je n'avais pas le droit de participer à ce concours ou que j'étais tellement lamentable dans certaines matières que j'aurais du avoir des notes éliminatoires ? 


Evidemment,  j'ai été bien étonnée, après, quand je me suis retrouvée dans une Ecole Nationale en compagnie d'élèves-collègues avec lesquels je ne me sentais rien de commun. Et ensuite dans des ministères pour y bidouiller mes projections financières. Comment était-ce possible ?  J'ai étonné tous mes amis. Moi haut fonctionnaire, une folle comme moi ! On va tout de suite se rendre compte qu'il y a erreur. Et puis mes élucubrations, on n'a pas besoin de ça pour torpiller l'Etat. 


C'est sûr que l'administration française, c'était plus dépaysant que tout ce que j'avais connu jusqu'alors, même l'URSS, même la République Islamique d'Iran. Ca a été difficile mais, curieusement, j'ai réussi à m'accommoder à cet univers désincarné, très hiérarchisé, pas drôle du tout, où l'on n'est considéré qu'à proportion du concours que l'on a réussi. Ca m'a sacrément recadrée. Mais on y fait de vous de belles mécaniques et on s'est, étrangement, toujours montrés ouverts à mes bidouillages et théories. 


A partir de là, j'ai compris que je pouvais m'adapter à presque tout. Ensuite, ça s'est enchaîné. La société française est une société de réseaux; une fois qu'on est lancé, il suffit de les suivre. Je vis donc maintenant confortablement en France. Mais curieusement, cela m'inquiète aussi. Est-ce que ma situation est juste et méritée ? Est-ce qu'elle n'est pas insolente vis-à-vis des Français ? Est-ce que quelqu'un ne va pas me dénoncer comme usurpatrice ?


Des questions peut-être absurdes mais il est vrai que je n'ai jamais une complète confiance en moi et que j'ai toujours peur que tout ne s'écroule brutalement. La chance peut, à tout moment, cesser de me sourire. Mais ce sentiment d'insécurité a aussi son côté positif. J'essaie de tout faire pour compenser mon angoisse : montrer que je ne suis pas si nulle et que ma situation n'est pas totalement imméritée. Mais c'est vrai qu'une telle attitude est dangereuse et qu'elle débouche vite sur l'extrémisme.

  

Tableaux de Gérard GAROUSTE (né en 1946), à me yeux l'un des grands peintres français contemporains. Le premier a été peint en hommage à l'Ukraine.

Je recommande :

- Parick AVRANE : "Les imposteurs". Le livre de référence sur la question par un psychanalyste. Il faut toutefois préciser qu'il traite davantage de ceux qui usurpent réellement l'identité d'un autre plutôt que de ceux qui ont le sentiment de l'imposture de leur vie, ce qui est bien différent. Le véritable imposteur a une absolue confiance en lui, ce qui n'est pas le cas de celui qui éprouve le sentiment d'imposture.

- Masha GESSEN : "Poutine - L'homme sans visage". Par une journaliste russo-américaine, une étude bien documentée notamment du Poutine d'avant 2000. 

- Sergeï JIRNOV : "L'éclaireur". J'ai déjà évoqué le livre de cet ex-espion du KGB qui a côtoyé Poutine et en est un absolu contempteur.

- Herman KOCH : "Jours de Finlande". Un livre qui ne parle pas beaucoup de la Finlande mais est plutôt un roman autobiographique : le récit de la construction d'un individu dans son adolescence et sa jeunesse;  tout ce qui l'a conduit à devenir, inévitablement, écrivain. Herman Koch est très connu en Hollande où il rencontre un succès phénoménal. Je l'aime bien parce qu'il est très différent de la plupart des écrivains français (des profs de lettres qui méditent dans leur chambre). Herman KOCH se situe, quant à lui, au plus près du concret des choses.

samedi 13 août 2022

La société du renoncement


Les ambiances d'été à Paris sont, chaque année, plus étranges.


Ca devient la Grande Tétanie ! On est d'abord pétrifiés de chaleur : 30-35° tous les jours sans une ombre ni une goutte de pluie depuis deux longs mois. Alors, on s'efface soi-même. Les soucis d'apparence passent d'abord au second plan. S'apprêter, au moins ça va vite. Une robe légère, une culotte aussi légère, même pas de soutif, on sort presque nues. Même se maquiller, ça n'a plus grand sens : ça fond et dégouline tout de suite. Quant à un projet sentimental ou érotique, avec ces températures dingues, on renonce d'avance; la chaleur, il n'y a pas de pire tue-l'amour. Du coup, on s'enferme chez soi.


Et quand on se risque à sortir, on a l'impression d'être transportés dans un tableau de Chirico. De grands espaces urbains, quasi-déserts, accablés de lumière, avec des contrastes blessants. Sur l'esplanade de la Défense, je m'amusais à faire résonner mes talons. Mais je ne percevais que leur écho, personne pour me siffler. Pas un chat ! Le sentiment d'un grand vide général. L'impression que tout le monde s'est enfui, a mis les voiles. 


Difficile d'ailleurs de trouver ouverts un commerce, un restaurant, une boulangerie, un cabinet médical, un artisan. Une malencontreuse fuite d'eau s'est invitée dans mon appartement mais on m'a rembarrée tout de suite : "Ma pauvre dame, il faut attendre septembre !".  Même mes piscines municipales sont fermées pour grèves ou travaux. Tant pis pour les idiots qui sont restés à Paris et aiment nager ou cherchent un peu de fraîcheur. En France, les vacances, c'est la vacance généralisée. 


Cette véritable débandade estivale, je trouve d'ailleurs que c'est une bonne illustration de l'évolution des mentalités et de l'état d'esprit général de la population. 



Je regardais ainsi, un peu atterrée cette année, les traditionnels reportages sur les départs en vacances. On nous présente longuement des "héros de la route" qui se sont levés tôt (6H du matin), ont patienté interminablement, dans une chaleur d'étuve, aux péages et dans des bouchons, assommés par les criailleries des enfants et les aboiements de l'épouse et du chien. Enfin est venue, tard dans la soirée, l'heure de la "délivrance" avec l'installation sur leur coin-camping. De là, ils ne vont plus bouger pour se reposer, tout oublier, "profiter" comme on ne cesse maintenant de dire, une expression que je trouve moralement obscène. 


Mais pourquoi pas ? De quel droit puis-je ricaner ? Suis-je à ce point une affreuse conne pour juger que ça n'est pas respectable ? Il est vrai qu'au spectacle de ces migrations estivales se superposent pour moi les images de tous ces Ukrainiens adultes et enfants déportés en masse (près de 2 millions de personnes selon les estimations), dans des régions lointaines de Russie. Ou bien ces habitants de Kharkiv qui "campent" depuis 6 mois dans le métro pour se protéger des bombardements et ont aujourd'hui peur de regagner l'air libre.


Ce qui me désole, c'est peut-être cette impression de démission générale, d'enfermement collectif dans un grand cocon. On aime citer ces propos attribués à Lucrèce : "Il est doux de ne rien faire quand tout s'agite autour de vous". 

Mais on ne prend pas la peine de se reporter au texte original, infiniment plus complexe et, au total, glaçant : "Il est doux, quand la mer est haute et que les vents soulèvent les vagues, de contempler du rivage le danger et les efforts d'autrui : non pas qu'on prenne un plaisir si grand à voir souffrir le prochain, mais parce qu'il y a une douceur à voir des maux que soi-même on n'éprouve pas. Il est doux aussi, dans une guerre, de voir les grands combats qui se livrent en plaine sans que soi-même on ait part au péril".


Ce plaisir trouble à regarder les autres crever quand on se tient, soi-même, bien peinard dans son coin. C'est de cela dont il est question chez Lucrèce et il est vrai que cela explique bien des comportements actuels et passés.
 

Vivre et se laisser vivre, se détourner des autres pour "profiter" et se recentrer sur les petits bonheurs simples. Le repli, il y a déjà quelques bonnes décennies que l'Europe l'a choisi. Notamment en France où l'on a renoncé à toute ambition économique, politique, culturelle. Plus question d'être des porte-paroles, d'exprimer un message émancipateur.


Le recul économique de la France, sa désindustrialisation, ça n'émeut pas grand monde. Il y a d'abord trois choses que l'on a en horreur absolue : la mondialisation, la finance et le libéralisme. On est absolument convaincus que ce sont les trois maux à combattre en priorité même si on n'a qu'une idée très vague de ce qu'ils recouvrent. 


Impossible de toute manière d'en discuter, de suggérer que la mondialisation, c'est aussi la modernité; que la finance, c'est ce qui permet aujourd'hui à l'Etat français de continuer à rémunérer se fonctionnaires; et, enfin, que la France est tout sauf un Etat libéral (c'est tout de même le pays développé qui consacre la plus grande part de ses richesses aux dépenses publiques, ce qui en fait une U.R.S.S. qui a plutôt réussi, comme on disait d'elle autrefois; et je ne parle pas de son "génie" administratif et réglementaire). Aux grandes ambitions économiques, on préfère une sécurité modeste mais tranquille, celle d'un statut d'employé à vie.


La promotion internationale des valeurs démocratiques ? Etrangement, le pays a plutôt honte de lui-même et prend plaisir à "se gratter la conscience". Louis XIV, Napoléon, le colonialisme, quelles horreurs ! Cette mise en doute du "camp démocratique" fait qu'aujourd'hui, on trouve facilement des excuses à Poutine. Les plus grands méchants, ce seraient d'abord les USA et l'OTAN. Et puis, il ne faudrait surtout pas que nos positions politiques aventureuses se traduisent par une ponction de notre pouvoir d'achat. L'Ukraine, elle commence à me gonfler quand je dois payer mon litre d'essence plus de 2€.


Quant à l'ambition culturelle, intellectuelle, inutile de développer. On se réjouit d'un taux de réussite au baccalauréat général de 96,1 % cette année. Ca veut dire que tout le monde l'a. Mais ça veut dire aussi que plus personne ne l'a.


L'ambition personnelle, professionnelle, c'est perçu comme une attitude élitaire. Gagner convenablement sa vie, c'est rejoindre le camp des oppresseurs. Des élèves issus de grandes écoles déclarent, en fin d'études, ne pas vouloir se consacrer au monde de l'entreprise. Ils préfèrent rechercher leur épanouissement personnel ou s'investir dans l'humanitaire ou l'écologie. On serait, paraît-il, tous des gens formidables mais dont la créativité serait bridée par le système. La modestie, le simple réalisme, ça ne nous étouffe pas.


Evidemment, ces nobles idéaux affichés sont d'une sincérité douteuse. Si on veut se rendre vraiment utile à son pays, c'est quand même bien en participant à la création de ses richesses et non en cherchant à atténuer sa culpabilité de "nanti". En fait, on ne veut plus d'une vie de labeur, affrontant la difficulté et la contrariété, mais on recherche plutôt une vie centrée sur soi et ses petits plaisirs. 


Paul Lafargue, le gendre français de Karl Marx, proclamait "le droit à la paresse", c'est à dire à l'oisiveté, pour chaque citoyen. Il y voyait l'attitude permettant de s'affranchir des chaînes du travail et d'exprimer son individualité. Simone Weil, la philosophe (que je connais très mal), a critiqué cette démarche avec justesse, me semble-t-il. Les marxistes n'ont qu'une vision réductrice, matérielle et mécanique du travail. Ils ne le voient donc que comme une aliénation. Mais il est également possible de conférer une dimension "spirituelle" à son travail et d'en faire ainsi le moteur d'une émancipation personnelle.


Un point de vue qui n'est partagé par presque personne aujourd'hui. On ne veut plus s'impliquer pour autre chose que sa satisfaction propre. Le désengagement est général. Ca concerne d'abord le monde du travail qui fait l'objet d'un rejet massif. On ne veut plus que du "modulable" en fonction de sa vie personnelle, on ne tolère plus que le télétravail. L'idéal, c'est de ne plus avoir à côtoyer de collègues ou de chefs. On ne s'avise pas qu'un chef et des collègues, c'est évidemment bien embêtant mais la confrontation avec eux, ça permet quand même de freiner notre hubris narcissique.


Tout devient égal, indifférent. Rien n'a vraiment d'importance, tout se vaut. On se réfugie dans l'abstention : plus de 50 % des Français viennent de renoncer à leur droit de vote. Et près de 50% de ceux qui ont voté ont porté leur voix sur de sinistres guignols extrémistes, aux programmes absurdes.


La confusion est telle que, petit à petit, ceux qui crient le plus fort, ceux qui proclament que tout est possible, que l'Etat peut pourvoir à tout, ceux-là s'installent et prennent possession de l'opinion. Afficher un peu de rationalité et de modération, c'est s'exposer au rejet et à la haine. La clameur et l'indignation deviennent les expressions de la vie politique. Le processus semble irréversible ... jusqu'à la déflagration finale. Pas de contraste plus saisissant qu'entre des Ukrainiens et des Européens de l'Ouest : entre ceux qui rêvent d'Europe et de valeurs démocratiques et ceux, emportés par le grand renoncement, qui se cherchent de nouveaux maîtres.


Tableaux de peintres (américains pour la plupart) qui ont été influencés par Edward HOPPER, même s'il faut reconnaître qu'ils ont moins de talent. Il s'agit notamment de Ralston Crawford, R. Kenton Nelson, Louis Guglielmi, George Ault, Sally Storch, Clark et Pougnaud.

J'ai conscience que ce post pourra apparaître "réactionnaire". Il est, pour ce qui me concerne, influencé par la situation internationale et mon attachement à l'esprit des Lumières et sa vision du progrès ainsi qu'à la pensée émancipatrice de la Révolution française.

Mes conseils :

- Andrzej BOBKOWSKI : "Douce France". J'ai déjà signalé ce livre iconoclaste évoquant la déroute française de 1940. Durant cette période, les Français voulaient continuer à vivre comme avant, "normalement", et ils ne comprenaient donc pas ce qui se passait. C'était, peut-être, la même attitude qu'aujourd'hui.

- Anne SEBBA : "Les Parisiennes - Leur vie, leurs amours, leurs combats 1939-1949". La vie quotidienne à Paris durant l'occupation. Un mélange de débrouillardise, compromissions, indifférence et aussi de courage et volonté.

- Cyril EDER : "Les comtesses de la Gestapo". Le noir du noir, mais comment comprendre, comment juger ?