samedi 26 janvier 2019

La vie serait un jeu

On se déclare tous épris d'équité et de justice...

On dit qu'il faut que le travail paie davantage, on juge scandaleuses les rentes financières ou immobilières.

Mais pour ce qui concerne chacun de nous, on rêve tous, intérieurement, d'échapper aux dures lois de la vie économique, celles du travail et du mérite.

On n'éprouve ainsi aucun scrupule à rêver de devenir, un jour, gagnant du Loto ce qui est, pourtant, le comble de l'injustice car contraire à toutes les règles méritocratiques.


De cette aspiration à s'affranchir des contraintes de l'économie, témoignent, par exemple, les sommes importantes consacrées, chaque année, au jeu par les Français (source Ministère des Finances):

- Loto et autres jeux: 16 milliards d'euros
- Courses (PMU): 10 milliards
- Casinos: 13 milliards
- Jeux en ligne : 9 milliards.

Ça totalise donc 48 milliards et c'est bien sûr une activité qui pèse économiquement très lourd même si c'est, en grande partie, redistribué. C'est, par exemple,  plus que le Budget de la Défense (36 milliards) et près de cinq fois plus que le Budget de la Culture (10 milliards).


Si on se limite au seul Loto, on note qu'un peu plus de 17 millions de Français y joueraient régulièrement. Ils y consacreraient autant d'argent que pour l'achat de fruits et légumes, ou pour l'acquisition de meubles, ou pour l'ensemble du poste presse, livre et papeterie. Ça laisse rêveur...

Alors même qu'on est en période de crise, le chiffre d'affaires de la Française des Jeux progresse insolemment depuis 10 ans. C'est en fait une entreprise très rentable pour l’État car c'est un impôt qui ne dit pas son nom. Et le plus terrible, c'est que ce sont les catégories modestes (qui jouent le plus) qui s'en acquittent. C'est, en fait, un impôt sur les pauvres allégrement payé et dont personne ne s'offusque. Et puis, ça revient à cautionner un système parfaitement immoral où une grande masse de perdants enrichit quelques gros gagnants. C'est pire que le capitalisme le plus sauvage.




 Le jeu, ça n'est donc vraiment pas marginal dans une économie pourtant globalement dominée par l'échange marchand et la rationalité des prix.

Surtout qu'au-delà des jeux pour le peuple, ci-dessus évoqués, il existe les grandes activités spéculatives qui drainent des sommes beaucoup plus considérables: celles qui s'exercent sur le marché de l'Art et sur les marchés boursiers.

Les principes de fonctionnement de ces marchés sont cependant les mêmes que ceux des petits jeux: il y a les gagnants et il y a les perdants mais c'est une opposition frontale: le bonheur des uns fait le malheur des autres. Il n'existe pas, en effet, de marché où tout le monde serait gagnant ou bien tout le monde perdant. On est toujours gagnant ou perdant au détriment ou au profit d'un autre et c'est pourquoi, même quand un marché s'effondre, il n'y a pas que des perdants mais aussi de nombreux gagnants: la crise des subprimes ou le système Madoff n'ont pas appauvri tout le monde. Ce ne sont jamais les moutons qui gagnent mais les renards qui s'avancent à contre-courant.


Ces deux sphères, celles de l'Art et de la Bourse, sont aujourd'hui étrangement connectées, les chefs d'entreprise aimant s'afficher en esthètes et amateurs d'Art (Arnault, Pinault): c'est le capitalisme artiste accompagné de tous ses "requins, ses caniches et autres mystificateurs". La bulle dorée de l'art contemporain (Jeff Koons, Damien Hirst, Maurizion Cattelan, Murakami, Paul Mc Carthy) est issue de cette nouvelle ostentation.



Je ne veux pas porter de jugement négatif sur l'Art contemporain. Comme l'a bien exprimé l'écrivain Pierre Lamalattie ("L'Art des interstices"), c'est plutôt sympa et rigolo. Mais il est évident que sa valorisation est déconnectée de toute réalité, de tout critère tangible. Les caniches risquent donc fort de se retrouver, un jour, brutalement tondus. La liste des artistes cotés est continuellement mouvante et une œuvre de Jeff Koons par exemple, victime d'une éventuelle désaffection, peut, dans quelques années, n'avoir qu'une valeur à la ferraille.


Quant aux marchés des actions, il suffit de noter que les capitalisations boursières nationales sont souvent égales au Produit Intérieur Brut (PIB) du pays concerné et parfois même très sensiblement supérieures (Etats-Unis avec plus de 150 %). Ça laisse donc augurer une belle dégringolade.  

On se rend compte au total que les chances de gagner, lorsqu'on s'adonne au jeu ou à la spéculation et que l'on n'est pas un expert, sont vraiment faibles. Le plus probable, c'est qu'on va se faire plumer.


Pourquoi s'y adonne-t-on malgré tout ? L'attrait irrésistible du jeu illustre sans doute l'infinie capacité humaine à s'illusionner et à nier le principe de réalité.
 
Peut-être aussi que si on joue, ce n'est  pas tellement pour gagner: on n'y croit quand même pas trop.

C'est d'abord pour entretenir une petite lueur dans la grisaille de sa vie quotidienne avec cette illusion que tout n'est peut-être pas définitivement figé, que notre vie propre peut encore basculer.

Freud indique enfin une deuxième piste: on joue non pas pour gagner mais pour perdre. Il suffit de relire Dostoïevsky. On joue pour éprouver son effondrement personnel, pour voir s'ouvrir le gouffre de sa déchéance et de sa mort. On joue finalement pour apprendre à maîtriser l'angoisse de sa mort.

Et c'est alors que le monde se trouve tout à coup paré d'une étrange beauté. 

"Tout est plus beau quand j'ai perdu, la mer, les arbres, les nuages comme si je ne devais jamais les revoir. Quand j'ai gagné, je ne regarde rien" (Jacques Dutronc à la fin du film "Tricheurs" de Barbet Schroeder).

Oeuvres de: Zao Wou Ki; Basilica Palladiana (Vicenze); Adam Martinakis; Marina Altares; Jeff Koons; Marc Ange; Sou Fujimoto; Andy Goldsworthy; Fondation Vasarely.

samedi 19 janvier 2019

Noir et Blanc


















On est généralement convaincus que la liberté politique, de pensée et de mœurs n'a jamais été aussi grande.

C'est toujours relatif. Simplement en matière de mœurs par exemple, éditerait-on aujourd'hui les écrivains libertins du 18 ème siècle pas seulement Sade mais ses innombrables conteurs et nouvellistes et aussi Crébillon, de Nerciat, Boyer d'Argens, Fougeret de Monbron, etc...?

Ou bien en matière politique, qui oserait se réclamer aujourd'hui des penseurs du 19 ème siècle: les utopistes (Charles Fourier), les anarchistes (Bakounine, Proudhon) ou les nihilistes (principalement des Russes et notamment Dostoïevsky et Sophie Kovalevskaïa) ? Qui se souvient des "comitadjis" bulgares et macédoniens, pourtant inventeurs du terrorisme moderne ?

 La force de subversion de ces textes et de ces mouvements révolutionnaires était incomparablement plus grande que ce que nous connaissons aujourd'hui. La littérature contemporaine tourne en rond; elle ne sait plus que décrire le "malaise dans la civilisation"; quant au niveau de la pensée politique, il est aujourd'hui consternant, enfermé dans la dénonciation victimaire des méfaits du capitalisme ou de la mondialisation.

Pourtant, il y a une véritable force émancipatrice de nos sociétés mais celle-ci est refusée, déniée. On est incapables de penser la modernité. La puissance subversive du capitalisme a pourtant été reconnue par Marx et célébrée par Gilles Deleuze.


J'ai souvent l'impression que notre liberté moderne, affichée, revendiquée, n'est que l'expression d'un nouveau moralisme.

On n'exprime pas ses convictions ou ses fantaisies, mais on prend sans cesse position. On se déclare pour ou contre;  on ne fait que répondre, en réalité, aux injonctions sociales et médiatiques. De quel côté de la barrière te situes-tu ? Du côté du Bien ou du côté du Mal ?



On découpe, comme ça, toute la société en deux: le peuple et les élites, les pauvres et les riches, les provinciaux et les bobos, les ploucs et les intellos, les scientifiques et les littéraires, les déclinistes et les progressistes, les écolos et les pollueurs, les altermondialistes et les suppôts du grand capital.

Et ça va même au-delà: on oppose aussi les hommes et les femmes, les vegans et les mangeurs de viande, les fumeurs et les non fumeurs, les mangeurs de 5 fruits et légumes bios par jour et les bouffeurs de Big Mac, les culs de plomb et les sportifs, les déconnectés et les geeks. 

C'est une étrange grille de compréhension de la société, ultra simplificatrice. C'est le triomphe de la pensée binaire, des oppositions frontales. C'est la pensée noir et blanc.



Du reste, on ne cherche à comprendre rien du tout.  Il s'agit simplement d'imposer son point de vue, d'affirmer qu'on a raison et de culpabiliser l'autre.

Chacune de ces oppositions comporte une condamnation morale implicite. On cherche à instaurer un gouvernement des "purs", on a de plus en plus l'esprit cathare. L'ascèse, la mortification, voilà ce qui nous séduit. On se croit athées, libres penseurs, mais on conserve, en fait, l'aspect le plus détestable des religions: leurs rites obsessionnels. 

On n'arrête pas de promouvoir l'ensemble de tous ces "petits gestes" censés prolonger notre vie (même si elle devient misérable, vidée de tout plaisir) ou sauver la planète (au prix d'un contrôle généralisé des conduites déviantes). C'est la "tyrannie de la pénitence" dans l'attente d'une Apocalypse. On renoue avec l'esprit millénariste, jugeant chacun selon ses œuvres et condamnant les "impénitents de la race humaine".


Mais régenter le monde en exacerbant les oppositions n'est pas sans risque. C'est le syndrome d'Hubris qui déchaîne emportements, conflits et violences.

Les sociétés qui prônent la morale et la vertu, les sociétés qui pensent en noir et blanc, sont, en fait, des sociétés explosives vite emportées par les mécanismes terrifiants du bouc-émissaire.

 Gravures de Félix VALLOTTON (1865-1925)

Au cinéma, je recommande "Doubles vies" d'Olivier ASSAYAS. On aura évidemment vite fait de parler d'un film de bobos pour des bobos mais c'est beaucoup plus subtil que ça.

Enfin, si vous vous intéressez au nihilisme russe, je vous conseille: "Une nihiliste" de Sophie Kovalevskaïa".

samedi 12 janvier 2019

"Les liaisons dangereuses"


Régulièrement, je participe à des soirées de "copines". C'est une dizaine de nanas qui se réunissent autour d'une grande tablée. C'est un peu bizarre évidemment, ça n'existe pas en France, mais c'est habituel en Russie, en Ukraine où les relations entre les sexes ne sont pas les mêmes. Moi-même, a priori, je n'aimais pas trop mais j'y ai pris goût. D'abord, les femmes slaves se détestent et se jalousent peut-être moins entre elles que les Françaises et puis, l'alcool aidant, ça devient vite complétement débridé. C'est le grand exutoire, la parole libérée dans des hurlements de rire. Principaux sujets évidemment: le sexe, les amants, les amours et le fric. Et puis on se pavane, on exhibe ses fringues, ses bijoux, son maquillage en étant sûres qu'on va les remarquer et qu'on ne va pas vous les reprocher.

C'est agréable, ça permet de donner libre cours à son hystérie, à sa demande d'amour, ce qui devient de plus en plus difficile aujourd'hui. On sort réconfortées de ces soirées, avec un regard autre sur soi-même. Ça permet de débrouiller pas mal de choses parce qu'on se critique et se recadre gentiment les unes les autres, c'est une vraie thérapie collective.



Le plus souvent, évidemment, les filles évoquent leurs malheurs et déboires amoureux. Elles seraient tombées sur des types affreux, des méchants, des tyrans, des avares, des violents. Très à la mode bien sûr aujourd'hui, un bipolaire, un pervers narcissique ou un obsessionnel.

Toutes ces descriptions, moi, ça me laisse de marbre et je prends alors plaisir à leur voler dans les plumes.

Tes histoires, je n'y crois qu'à moitié, que je dis. Ça te réconforte évidemment de raconter que t'es tombée sur un salaud ou un pervers. Ça te permet de te présenter en victime et de t'exonérer de toute responsabilité. Mais il faut aussi que tu arrives à reconnaître ta propre participation à cette relation pourrie. Les salauds ou les pervers à l'état pur, ça n'existe pas, ou plutôt on les construit ensemble, à deux, si je puis dire. Les mecs, ils ne valent peut-être pas grand chose mais les femmes, ça n'est pas mieux. Quand ça se met à tanguer dans une relation de couple, on aime bien essentialiser, catégoriser, l'autre ("t'es qu'un nul, qu'un salaud"), le réduire, presque, à un objet, lui dénier toute profondeur, toute subjectivité ("avec toi, on a vite fait le tour"). C'est la stratégie perverse par excellence et c'est à force de considérer l'autre comme un objet, qu'on abandonne si vite tout scrupule, toute attention envers lui (ce n'est qu'un pauvre con sans intérêt) et qu'on sombre rapidement dans la haine. Mais on peut trouver aussi une sombre satisfaction dans cette haine et elle cimente souvent un couple entraîné dans la folie perverse.


Les relations entre les hommes et les femmes, de toute manière, c'est un jeu de pouvoir, de domination-sujétion. Quand on est pris dans l'engrenage, il faut savoir en être l'élément moteur ou parvenir à s'en déprendre. C'est un jeu cruel dont j'ai, je crois, perçu, très jeune, la logique. L'un des livres-révélation de mon adolescence, ça a été "les liaisons dangereuses" de  Choderlos de Laclos. La passion amoureuse soumise à la froide Raison, au calcul cynique et égoïste. C'est terrifiant, ça va à l'encontre de tous les romantismes,  mais c'est, peut-être, salvateur.


J'ai toujours ainsi été très dure avec les autres et notamment avec les hommes.  Mais j'ai toujours considéré que c'était pour ma survie. Il faut dire que les sollicitations ne manquent pas et qu'on a vite fait de se retrouver encagée.

La nana compatissante, à l'écoute, pleine de compréhension pour les "suicidés de la société", les trop sensibles qui ne peuvent supporter la dureté des temps modernes, ce n'est pas moi. Les types velléitaires, il n'y a rien de plus dangereux; ils sont innombrables et ils rêvent de vous mettre le grappin dessus, de vous assujettir, pour s'assurer une vie peinarde. Il ne faut donc surtout pas faire traîner les choses. Il ne faut pas s'attendrir, il faut absolument éviter de se faire manipuler, dominer.


Je ne suis peut-être pas très sympathique mais j'ai plutôt pour habitude, pour tactique générale, de mettre, d'emblée, l'autre sous pression. Je fais ça, évidemment, de manière détournée, pas trop directe. Avec moi, de toute manière, on n'est pas dans le registre de la compréhension mutuelle mais dans celui de la compétition, émulation.

C'est peut-être détestable et c'est sans doute déstabilisant. Mais qu'est-ce qu'on retire d'une relation dans la quelle on passe son temps à se dire qu'on est les mêmes ? Je préfère les relations dans les quelles on est contraints de sortir de sa coquille et de se botter les fesses. Il y a les relations qui vous amoindrissent et celles qui vous transforment.

Images de: Francesco del Cossa, Andrey Remnev, Francis Delamare, Leonora Carrington, Pierre-Amédée Marcel-Béronneau (1869-1937).

Au cinéma, je recommande trois très grands films, de ceux qui laissent une empreinte durable en vous:


- "Asako I et 2" du Japonais Ryûsuke Hamaguchi; le retour et la répétition dans l'amour
- "In my room" de l'Allemand Ulrich Köhler; du besoin, ou non, de l'autre
- "Border" de l'Irano-Suédois Ali Abbasi; du monstre

samedi 5 janvier 2019

Le bel avenir: contre les prophètes de malheur


Comme j'avais un peu plus de temps libre ces derniers jours, j'ai suivi les informations télévisées.

Oh la, la ! J'ai trouvé ça effrayant. Je crois vraiment que si on se shoote à ça tous les jours, on en sort non seulement décervelé mais surtout complétement déprimé.

La mode c'est maintenant l'information en continu (style BFM, CNews, LCI ). On croit qu'en relatant tout, on est plus objectif mais on oublie complétement que l'événement, ce n'est pas l'information. La véritable information, elle, elle a besoin de distance, de regard critique, de sélection.



Mais avec l'actualité en continu, il n'y a plus aucune hiérarchie, tout est mis sur le même plan : l'accessoire comme l'essentiel, les bêtises comme les choses intelligentes, le trivial comme le tragique, l'art comme le divertissement. Une formidable lessiveuse, totalement abrutissante.

On ne vit plus que dans l'immédiateté, l'émotion, on est sans cesse sommés de prendre parti, d'avoir un avis, de se déclarer pour ou contre.

Surtout on ne rigole vraiment pas; on est plutôt entretenus dans une angoisse permanente: on n'entend parler que d'horreurs, de choses épouvantables.


On vivrait d'abord dans un monde de misère, de désespoir et de pauvreté croissante. Même en France, beaucoup de gens souffriraient de la faim. Ce serait la faute à un capitalisme financier ultralibéral qui repose sur la prédation et l'explosion des inégalités.

Et puis, c'est l'insécurité généralisée: il faut beaucoup de courage pour oser sortir de chez soi, tellement il y a de violence à l'extérieur: on risque, à chaque pas, d'être agressé, volé, violé, violenté ou simplement victime d'un terroriste.

Il y a aussi ces terribles épidémies, le SIDA, la grippe H1N1, mais aussi tous ces cancers qu'on attrape à cause de la malbouffe, de la viande rouge, des sucres ou des pesticides.

Quant à l'avenir, il est noir de chez noir: avec le réchauffement climatique, on va finir grillés comme de vulgaires côtelettes ou noyés, submergés par les eaux. Grande évolution de la pensée: Malthus est de retour; on commence à évoquer un nécessaire contrôle des naissances (ce qui, à vrai dire, serait plus efficace que les économies ubuesques que l'on préconise avec "les petits gestes").


On a le sentiment d'un monde crépusculaire, dominé par la peur, dans l'attente d'une catastrophe imminente. Peur de l'avenir, de l'homme, du monde, de la vie tout ensemble.

Une attraction de l'humanité pour le néant attisée par la grande frousse écologique. C'est "Melancholia" de Lars von Trier.

Il faudrait interroger plus en détail cette grande pulsion de mort collective mais comment s'étonner, dans ce contexte, de la montée des populismes, des haines et de l'ignorance ?

La parole des démagogues et des charlatans a acquis droit de cité. Elle est mise sur le même plan que celle des scientifiques et des historiens. Étrangement, les jeunes semblent eux-mêmes à bout, épuisés par avance, et se mettent à raisonner comme des petits vieux. Ils accusent leurs parents, leur font la morale : quel monde de merde, quel monde invivable, vous nous laissez; vous êtes des égoïstes qui n'avez songé qu'à jouir et c'est à nous de payer les pots cassés. C'est le monde à l'envers: autrefois, c'étaient les vieux, me semble-t-il, qui accusaient les jeunes d'être jouisseurs et immoraux.


Les prophètes de malheur sont légions. Ils incarnent, hélas, la pensée dominante. Ils sont les compagnons des nostalgiques, des adorateurs du bon vieux temps, du "c'était mieux avant".

Ce déclinisme mortifère n'a pas seulement des conséquences sociales dévastatrices. Il est aussi une faillite de la Raison et de l'esprit critique. L'Esprit des Lumières, la croyance au progrès, on passe tout de suite pour un simplet ou un suppôt du Grand Capital si on ose évoquer ça.



Je veux bien me ranger dans cette catégorie. Il est plus que jamais urgent d'avoir le courage et la lucidité de l'affirmer: le déclinisme est une absurdité que contredisent toutes les données économiques et sociales.  Jamais, en fait, l'humanité n'a été aussi heureuse et aussi riche qu'aujourd'hui.



Ce n'est pas une approche naïve du style "on vit une époque formidable" mais il suffit de voyager un peu pour le constater. Aussi haïssable que soit le capitalisme ultra-libéral et financier, il a tout de même permis de diviser par deux, au cours de ces trois dernières décennies, la pauvreté dans le monde. L'Asie, les anciens pays communistes européens sont devenus des puissances économiques. L'Afrique entame aujourd'hui son décollage. Même en France, le niveau de vie a été multiplié par deux depuis les années 70 et la pauvreté a été diminuée de moitié.


Il faut aussi ajouter que: jamais la violence et la criminalité n'ont été aussi faibles; jamais on n'a été aussi bien soignés (avec une considérable augmentation de l'espérance de vie); jamais on n'a bénéficié d'une alimentation aussi saine et aussi variée; jamais la durée et les conditions de travail n'ont été aussi favorables; jamais on ne s'est habillés si bon marché.

A l'attention des jeunes ahuris qui reprochent aux adultes le monde qu'on leur laisse (cf le discours d'une jeune suédoise à la COP 24 de Katowice), je préciserai que leurs parents leur font tout de même cadeau d'Internet et des billets d'avion à deux balles pour le monde entier et aussi de toute l'industrie de la culture et des loisirs. 


Le bilan du monde tel qu'il est n'est pas si mauvais que ça. Il y a bien eu au cours du 20 ème siècle et jusqu'à aujourd'hui, un progrès immense de l'ensemble des sociétés. Cela a été permis par une croissance économique soutenue grâce, notamment (suivant le bord politique au quel on appartient), à l'immoralité capitaliste ou au développement de l'esprit d'entreprise. 

Tous les nostalgiques du bon vieux temps me font donc bien rigoler de même que tous ceux qui prônent aujourd'hui une croissance douce sous couvert d'écologie, de développement durable ou équitable. C'est faire preuve, à mes yeux, de beaucoup de cynisme: on aime tellement les pauvres, ils sont un si bon fonds de commerce, qu'on préfère les voir se multiplier.


Mais allez-vous me dire, tout ça c'est fini, terminé. Point final, terminal ! On est au bout, la croissance, il n'y en a plus ! C'est le déclin des forces productives annoncé par Marx.

Et bien non ! Pas du tout ! Tout plaide au contraire pour une accélération de la croissance au cours des prochaines décennies accompagnée d'importants et nouveaux progrès des sociétés. La croissance a de beaux jours devant elle ! C'est d'abord parce qu'on n'a pas achevé la révolution numérique et digitale. C'est aussi parce que se préparent de nouveaux chocs technologiques: la puce 3D, l'informatique quantique, la super-intelligence artificielle. Ces innovations vont générer des gains de productivité considérables avec une importante amélioration du niveau de vie et de l'emploi. Rendez-vous dans 30 ans pour dresser un bilan !

Voilà, je prends le risque dans ce post de passer pour une crétine d'un optimisme béat. Mais j'en ai tellement marre de la sinistrose ambiante... Et puis je crois qu'il est important de raviver l'Esprit des Lumières.

Images d'artistes contemporains que j'apprécie: Ugo RONDINONE, Eduardo COIMBRA, Daniel BUREN, Philip K.SMITH, Georges ROUSSE, Janet ECHELMAN, Jenny MARKETOU, CHRISTO, Eduardo TRESELDI, Anish KAPOOR, Ilya et Emilia KABAKOV.

Dans le prolongement de ce post, on peut bien sûr lire: "Le triomphe des Lumières" de Steven PINKER (j'ai seulement parcouru) et surtout "Au bon vieux temps" de Marion COCQUET et Pierre-Antoine DELHOMMAIS. Ce dernier livre est plein d'histoires passionnantes.

Si vous envisagez d'aller au cinéma, je vous conseille une comédie (c'est rare): "Premières vacances" de Patrick CASSIR. Ça ne vous encouragera pas à partir en Bulgarie cet été. C'est une satire hilarante des pays de l'Est. La critique bien pensante a été gênée par ce film jugé presque xénophobe. Mais moi, je suis bien placée (c'est bien pire en Ukraine) pour dire qu'il est aussi très vrai et qu'il m'a bien fait rire.