vendredi 25 août 2023

De l'amour: illusions, liaisons dangereuses et humiliation


Je viens de lire un entretien très éclairant avec la romancière Maria Pourchet ("Feu", "Western"). Elle affirme qu'il y a une grande différence comportementale, locutoire, à la quelle on n'a jusqu'alors guère prêté attention, entre les hommes et les femmes.


Elle dit que, sauf très rares exceptions (par exemple les hommes qui ont été beaucoup aimés par leur mère), les hommes sont, en général, de "grands taiseux", incapables de parler, d'exprimer leurs sentiments. Il y a une véritable faillite du langage chez les hommes qui est la conséquence de toute une éducation: un homme, c'est fort, ça ne pleurniche pas, ça ne s'épanche pas. Cette rigidité conduit à l'édification d'un "mur de silence" entre l'homme et la femme. Dans un couple, on parle de tout sauf de l'essentiel, les sentiments réellement éprouvés.



A l'inverse, les femmes adorent se confier, se raconter, les unes aux autres, leurs aventures sexuelles et sentimentales. J'en sais quelque chose, c'est de ça principalement qu'on parle, entre copines, entre amies, autour d'une table. C'est même un grand plaisir et ça vaut bien des psychanalyses. Et il ne faudrait pas croire qu'on est puritaines et qu'on condamne les pêcheresses. Au contraire, il y a plutôt une sorte de compétition entre nous: c'est à celle qui présentera les plus beaux trophées, qui aura vécu les histoires les plus extravagantes.


Evidemment, on s'interroge. Parce qu'aujourd'hui, les mots désir et séduction sont devenus suspects. Qu'on voit partout des harceleurs. Que les figures du dragueur et du Don Juan sont devenues grotesques.  Qu'on disserte, dès le départ, sur l'emprise et le consentement. Qu'il y a, à chaque fois, une corruption initiale de l'amour naissant. 


Mais je crois quand même que ça ne change pas grand chose à l'attrait sulfureux de l'expérience. L'amour, le désir, ça demeure, malgré tout, les grandes affaires de nos vies. On a besoin d'aventures qui nous remuent les tripes, nous mettent hors de nous. Quitte à nous humilier, à nous faire du mal. 


Et j'irai jusqu'à dire que c'est l'attrait du Mal qui nous motive principalement. Le Mal, c'est le principal moteur du désir féminin. Il suffit de lire les "Hauts de Hurle Vent" d'Emily Brontë pour comprendre ça. Quand on est jeunes filles, on aspire généralement à tout sauf à la conformité. Un gentil garçon qui ambitionne d'être fonctionnaire, ça ne fait vraiment pas rêver On a toutes envie de se brûler les ailes. Et je crois même que c'est nécessaire à l'éducation féminine. Il faut se casser la gueule un certain nombre de fois avant de conquérir une certaine sérénité, un certain détachement.


 On comprend vite, en effet, que l'amour, ça n'a rien à voir avec le calme, le bonheur et la félicité. C'est plutôt une torture permanente: de l'absence, de l'attente et même de la présence (parce que l'aimé ne correspond pas à l'image qu'on en avait et déçoit forcément). On passe son temps d'abord à souffrir de ne pas posséder ce que nous désirons mais ensuite, et peut-être surtout, à souffrir de ne pas désirer ce que nous possédons. L'amour est sans cesse creusé d'un écart irréductible entre la réalité perçue et l'irréalité rêvée.


Parce qu'en effet, le malentendu, l'illusion, reposent entièrement là-dessus. Ce ne sont pas les qualités intrinsèques de l'élu(e) qui nous conduisent à l'aimer. Le (la) pauvre, il (elle) n'y est pour pas grand chose, voire pour rien.


On ne tombe pas amoureux de quelqu'un parce que, comme on en est convaincus généralement, on est séduit, fasciné, par lui mais plutôt parce qu'on décide, un jour, de l'aimer. On le décide parce qu'on se cherche un peu soi-même, parce qu'on est en quête de repères, parce qu'on veut trouver une place dans la société. Il n'y a absolument aucun romantisme là-dedans, aucune communion avec l'autre dans un idéal supérieur. L'amour, c'est le grand roman qu'on se raconte à soi-même avec sa conclusion inévitable: la désillusion.


Mais ça ne veut pas dire pour autant qu'il faut devenir abstinent et jeter aux orties toute expérience amoureuse. Rentrer dans sa coquille, afficher une posture désabusée qui se prétendrait dictée par la sagesse mais ne serait en fait que de l'imbécilité.


Parce que l'amour, au travers de toutes ses désillusions et chagrins, c'est tout de même la meilleure école de la vie, celle qui vous dresse, vous éduque, vous rend plus forts.


Je me souviens ainsi que quand on était adolescentes, ma sœur et moi, on se sentait complétement paumées dans la société française. On avait l'impression qu'on nous considérait comme deux pauvresses issues d'un pays sauvage et indéterminé, on se vivait en position d'infériorité. Mais à l'inverse, on ne comprenait rien aux garçons français de notre âge, on les voyait comme des imbéciles à l'horizon limité. Le pire, j'ose l'avouer, c'est que jusqu'à aujourd'hui je n'ai pas réussi à extirper complétement ces sentiments.


Alors, on s'intéressait à d'autres catégories d'hommes: moi, c'était les vieux et ma sœur, c'était les mauvais garçons, les voyous, les types un peu nuls.


Mais avec le recul, je me dis aujourd'hui que nos choix différents relevaient d'une même logique: le besoin de se faire mal, de se salir un peu. Se lancer dans des trucs compliqués, glauques et nazes, pour pouvoir se dire, après, qu'on l'avait bien cherché et qu'il n'y avait donc pas de raison de se plaindre ensuite. Les étreintes louches ou sordides, ça ne nous faisait donc pas peur.


A 16 ans, j'ai commencé avec mon prof de philo. La caricature du prof de philo: au moins anarchiste voire Action Directe. Qui voyait en moi une descendante de Bakounine et des nihilistes russes. Qui voulait m'apprendre l'érotisme et la sexualité sous toutes ses formes. Evidement adorateur de la pensée lacano-foucaldo-deleuzo-derridienne. La philo, je n'y comprenais rien bien sûr mais j'étais fascinée. Mais aussi révolutionnaire fut-il, mon prof avait quand même une peur bleue qu'on nous voie ensemble.


Heureusement, je me suis vite lassée. La "dêche" et le misérabilisme dans les quels il se complaisait à vivre, ça m'a vite soûlée et déprimée. J'ai enchaîné avec son contraire: un médecin plein de fric et très satisfait de lui-même. Un vrai bourgeois avec sa "bourgeoise", sa marmaille de gosses et sa villa sur la Côte d'Azur. Lui, c'était le conformisme absolu et la réussite sociale pleine de bonne conscience. Je crois qu'il m'a dégoûtée de fonder, un jour, une famille.


Et puis, j'ai poursuivi avec plein de types improbables: encore des profs et des médecins, des cadres d'entreprises, des fonctionnaires et même un champion suédois de course à pied (le seul qui était un peu dingue en fait). Au total, rien que des sinistres de chez Sinistre, des gens qui ne savaient parler que d'eux-mêmes. Leur point commun à tous: ils se vivaient supérieurs à moi, me jugeaient simplement décorative. Qui j'étais, quelle était mon histoire, ils s'en fichaient bien, ils ne s'intéressaient qu'à mon cul, ils pensaient que la gamine puis jeune fille que j'étais n'avait rien à dire. Mais de mon côté, j'étais sidérée par la médiocrité de leur vie intellectuelle et sociale. Leur boulot, leur famille, leur ville natale, que leur monde était petit, étroit !


Mais je n'ai aucune amertume même si j'en ai vu de toutes les couleurs au cours de mes premières expériences amoureuses. J'en ai vraiment bavé et au total, ça a surtout été des expériences d'humiliation. J'acceptais tout sans rien dire. Mais être traitée comme ça, je me dis aujourd'hui que ça ne devait pas forcément me déplaire. Ca rencontrait du moins quelques unes de mes pulsions profondes. Et puis, je crois que c'est aussi la rançon d'être une fille, une fille de plus pas trop mal foutue. La beauté, ça doit se payer  et on se permet donc davantage de choses avec une jolie fille. Et la jolie fille, elle comprend et accepte ça.


Mais je crois surtout que l'humiliation, ça fait partie des expériences essentielles de la vie. On peut d'ailleurs constater que l'humiliation et la honte qui va avec, c'est devenu, avec l'appui des médias et des réseaux sociaux, une grande passion sociale. 


L'humiliation, c'est la présence bouleversante de notre corps et de notre sexualité. Et je pense que les femmes éprouvent ça davantage que les hommes. Il n'y a pas de jour où on ne soit évaluée du regard, interpellée, enjôlée. Et le pire, c'est que ça nous offusque et stimule à la fois. Si plus personne ne nous regarde, on éprouve un malaise.

En fait, l'humiliation, c'est aussi cette crypte secrète, qui nous attire irrésistiblement, où se forge notre personnalité.
 

L'humiliation, ça peut donc aussi être un formidable catalyseur, un moteur qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Qui nous permet de nous extraire de l'ordure pour accéder au sublime.

La grande mode aujourd'hui, c'est de pleurnicher sans cesse sur son statut de victime. Ce n'est pas ça qui vous façonne une identité, vous permet d'affronter la vie.


J'ai en horreur cette attitude. L'important dans l'humiliation, c'est de ne pas la ruminer sans cesse. C'est de s'en relever.  

Moi, d'une certaine manière, je déteste aujourd'hui la jeune fille que j'étais mais j'en rigole aussi. L'affrontement, la confrontation, les rapports de domination/soumission, c'est tout de même bien, qu'on le déplore ou non, ce qui vous construit petit à petit. Je me souviens aussi du plaisir sadique que j'ai progressivement pris à expédier mes amants. L'humiliation, ça a sans doute fait de moi une "dure" mais peut-être aussi une "polie et vernissée".


Images principalement de deux photographes russes que j'aime beaucoup: Anka Zhuravleva et Elena Oganesyan. Evidemment, dans l'actuel contexte puritain, leurs photos sont complétement inactuelles. Deux autres images: un tableau de Balthus et une photo de Sophie Pawlak.

Au nombre des grands romans d'amour, je citerai : "Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos, "Les Diaboliques" de Barbey d'Aurevilly, "Les Hauts de Hurle-Vent" d'Emily Brontë, "Madame Bovary" de Flaubert, "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille et, bien sûr, "La Recherche" de Marcel Proust (dont je reprend, ci-dessus, une partie des thèses sur l'illusion). Tous ces livres sont des références constantes pour moi.

Sur l'humiliation formatrice, je renvoie à deux bons bouquins que j'ai déjà évoqués :

- William KOESTENBAUM: "Humiliation". Un bouquin "étonnamment drôle et immensément triste" qui ne sombre pas dans la théorie mais est constamment illustré d'images du monde et d'exemples littéraires et artistiques.

- Laura POGGIOLI: "Trois sœurs". Un très bon livre qui parle intelligemment non seulement de la violence faite aux femmes en Russie mais aussi de l'apprentissage de la vie pour toute jeune fille. Un livre que j'ai offert à toutes mes copines.

Et je recommande enfin, dans le prolongement direct et presque comme une illustration de ce post, un livre formidable et tout récent. Qui mérite sans discussion le prix Goncourt :

- Eric REINHARDT: "Sarah, Suzanne et l'écrivain". Eric Reinhardt fait partie de ces écrivains dont je lis systématiquement tous les bouquins. Il s'attache, à chaque fois, à l'histoire de femmes (Cendrillon, Victoria, Bénédicte) un peu rêveuses, un peu idéalistes mais broyées, écrasées, humiliées, par l'implacable réalité et les rapports de domination. Son dernier livre est vertigineux: une mise en abyme incluant une femme réelle (Sarah), un écrivain et la femme qu'il imagine (Suzanne) à partir des entretiens qu'il a avec Sarah.

Je précise enfin que je ne posterai probablement pas la semaine prochaine. Retour le 9 septembre. Mais on peut continuer de m'écrire.

samedi 19 août 2023

"Une chambre à soi"


"Une chambre à soi", c'est l'un des bouquins les plus célèbres de Virginia Woolf. C'est surtout un manifeste féministe dans le quel elle exprime la revendication d'un espace d'intimité et de liberté pour les femmes sans le quel elles ne peuvent ni créer ni trouver une identité.


Je crois qu'elle met bien l'accent sur ce besoin qu'on éprouve tous et toutes d'intimité et de lieu réservé. C'est pourtant complétement contraire à l'idéologie moderne. En France, j'ai ainsi remarqué qu'on considérait qu'un couple harmonieux, un couple réussi, devait absolument tout partager et notamment la chambre. L'amour fusionnel, c'est considéré comme le modèle idéal. Par rapport à ça, faire chambre à part, c'est perçu comme quelque chose de très grave, le symptôme d'une mésentente profonde.


On admet tout de même le droit à un bureau. Mais il ne s'agit que d'un bureau de travail et, surtout, celui-ci est réservé, dans 90 % des cas, à Monsieur. Madame, elle, s'en passe généralement. Elle n'aurait pas besoin de ça.


La trop grande intimité avec un partenaire, personnellement je déteste. Mes amants, je leur demande de s'éclipser après qu'on ait fait l'amour. Je n'aime pas dormir avec eux, je n'aime pas leurs odeurs, leurs bruits, leurs excrétions. Et je déteste qu'on m'examine, qu'on me tripote trop, qu'on inspecte mes petites culottes et mes petits défauts, je juge ça humiliant. Je tiens à toujours garder une certaine distance, je ne veux pas qu'on se dise qu'on m'a eue, qu'on m'a complétement tapée. Je suis tout de même une vampire, c'est moi qui suis à la manœuvre.


Pas question donc que quelqu'un cherche à s'installer chez moi et surtout qu'il commence à mettre son nez dans mes petites affaires. On parle beaucoup d'"emprise" aujourd'hui aujourd'hui mais, à mes yeux, ça va bien au-delà de ce manipulateur pervers, style Gabriel Matzneff, qui séduirait d'innocentes jeunes filles. C'est aussi, et surtout, cette conception, dite moderne, du couple selon la quelle on devrait tout se dire, ne rien se cacher, ne jamais se mentir et, enfin, absolument tout partager, notamment l'espace et les lieux de vie. Ce culte de la transparence et de la sincérité, c'est vraiment la "Grande Emprise" étendue à l'ensemble de la société.


 Je trouve ça complétement ravageur et pourtant même les plus passionnées féministes ne parlent jamais de cela. Mais que peut-il rester de notre identité, de notre singularité, quand on est privées de la possibilité d'une intimité, quand on doit vivre exclusivement sous le regard continuel d'un autre ? On ne peut que s'étioler inexorablement, s'appauvrir et devenir bête et conformiste.


Le droit des femmes à avoir une chambre à soi, un espace de liberté individuelle, j'estime que ça demeure complétement d'actualité. Et ça concerne d'ailleurs aussi les hommes.

Je suis très sensible à ça d'autant que, sous le système communiste, ce droit était totalement ignoré. Il fallait s'entasser, à plusieurs familles, dans un appartement communautaire, une kommunalka. On n'imagine pas les ravages de cette cohabitation forcée: toutes les petites haines, toutes les mesquineries, toutes les vengeances et rétorsions qui pouvaient s'exercer. 


Je déteste, je hais, absolument Poutine mais, parfois, j'arrive à comprendre le monstre froid qu'il est devenu. Son absolue insensibilité, sa vision de la Loi comme celle du plus fort, son conformisme et son puritanisme affichés. Jusqu'à un âge avancé, il a en effet vécu dans l'un de ces effroyables appartements communautaires et sa seule possibilité d'évasion, c'était d'aller traîner dans les rues de Saint-Pétersbourg avec des petits voyous comme lui.

Et comment, dans de telles conditions, développer une relation sentimentale et faire l'amour ? Mes parents me racontaient qu'ils allaient dans de petites datchas à la campagne ou, mieux, qu'ils faisaient des croisières fluviales au cours des quelles ils pouvaient louer une cabine.


Moi, j'ai largement échappé à ça, j'ai même eu la chance d'avoir une chambre d'ado. J'ai vécu ça comme une chance, un privilège extraordinaire. J'y entassais mon bordel propre qu'il n'était surtout pas question de déranger. Une vraie tanière dans la quelle je diffusais "mes musiques" à fond et que je décorais d'images "subversives". Il était bien sûr interdit d'y rentrer d'autant que j'y expérimentais mes looks improbables (du "noir de chez noir" contrastant avec un visage livide). Je n'y recevais que ma sœur mais c'était pour rivaliser dans la provocation. On essayait mille fringues et, évidemment, on picolait pas mal.

Qu'est-ce qu'on devait être "chiantes" pour notre pauvre mère. On était tout le temps à ressasser nos histoires de cul, de look et d'addictions. Et que dire de notre arrogance: on était complétement mégalos, on se considérait comme des "suicidées de la société". Ridicule évidemment mais je considère néanmoins que cette période a été décisive dans ma vie: j'étais bien sûr infecte mais ça m'a permis de me construire, de ne pas être écrasée par les conventions, de devenir celle que je suis.


Voilà pourquoi je ne cesse de proclamer aujourd'hui, en faveur des femmes, ce droit trop souvent oublié: celui de disposer d'un espace pour elles, qui leur soit réservé et où elles peuvent s'isoler. Ce droit leur est, plus moins, reconnu tant qu'elles sont adolescentes et jeunes filles mais dès qu'elles deviennent épouses et mères, c'est fini, elles doivent se fondre dans la communauté familiale. C'est comme si on effaçait, tout d'un coup, leur individualité propre, leur droit à exister un peu pour elles-mêmes.


Je trouve ça d'une violence terrible et c'est pour ça que la vie familiale me dégoûte un peu. J'aurais l'impression d'être réduite à presque "zéro". Parce que notre besoin premier, c'est tout de même bien de disposer, de temps en temps, d'un peu d'intimité pour pouvoir se reconnaître dans sa singularité.


On vit presque constamment sous le regard des autres et c'est épuisant et surtout appauvrissant. Parce que, malgré tout, on essaie de donner, de soi-même, une image conforme à l'attente de ces regards. On est, en fait, toujours en représentation devant les autres, on récite un rôle. La vie en société, ce n'est pas la sincérité et la spontanéité. Notre identité sociale, c'est la dissimulation, le faux, le mensonge. Il n'y a pas plus construits que les gens dits "normaux". De cet "échafaudage" de notre personnalité, de ce formatage, on a besoin de sortir, de souffler, de se réinventer. 


Se soumettre aux injonctions de la masse, ça aide à vivre mais c'est aussi très réducteur. Mais quand on est enfin seule, il n'est plus nécessaire de minauder devant les autres. Et la plus grande satisfaction, c'est alors de goûter une période durant la quelle on peut s'aimer soi-même.  


Les femmes vivent souvent, en effet, par rapport à une image idéalisée d'elles-mêmes, cette femme parfaite qu'elles ne peuvent jamais devenir. Au point d'en venir à se déprécier, se détester. C'est la tyrannie de la beauté, c'est la ravageuse souffrance narcissique. Mais on le sait aussi, les femmes ne se plient jamais complétement au réel et sont d'infinies rêveuses. On est toutes des Emma Bovary. On est perpétuellement insatisfaites, on rêve toutes d'autre chose. Mais l'insatisfaction, ça ne vous enferme pas  forcément dans la complainte, c'est aussi un formidable moteur, ce qui vous permet d'aller sans cesse de l'avant. 


Quand je suis seule, délivrée de toutes les petites humiliations et vexations quotidiennes, je me mets ainsi à divaguer, je me laisse aller, je m'invente le cours d'un autre destin, me raconte un autre roman. Et puis, je me déshabille et me contemple, avec étonnement, dans un grand miroir. 


Je dialogue avec moi-même puis j'essaie d'autres masques: d'autres coiffures, d'autres maquillages, d'autres vêtements. C'est, évidemment, grotesque mais je crois qu'on a toutes besoin de réamorcer, sans cesse, sa pompe à rêves, de se tester en autre femme. Et le chemin le plus simple, c'est l'apparence parce que, quoi qu'on en dise, "le plus profond, c'est la peau".


Pas de plus grande satisfaction que de se sentir une autre. Plus j'ai l'impression d'être contradictoire et changeante, plus ça me procure de plaisir. Etre là où on ne m'attend pas, faire ce dont on ne me croyait pas capable, voilà ce qui me motive. Parce qu'au fond, c'est bien ça la mécanique du désir féminin. Les hommes en tant que tels, ce n'est pas la première préoccupation. Ce qui est plutôt en jeu, c'est la cage dans la quelle l'ordre social prétend enfermer notre identité: l'épouse, la mère, l'amante. 


La guerre des sexes, j'y crois et ça fait d'ailleurs le sel de la vie. Un monde sans cette querelle fondatrice, ce serait sinistre, épouvantable. Mais il n'est rien de plus déprimant, y compris pour les hommes, que ces rôles exemplaires imposés aux femmes.  Comment se sentir concernées alors qu'on se vit plutôt en aventurières ? Qu'on a toujours besoin de se sentir autres. Que ce qui nous fascine, c'est ce qui nous déstabilise, nous met en danger? Que ce qui est recherché, c'est la dispersion de notre identité, la perte de soi-même, l'abîme qui ouvre accès à une espèce d'infini.


C'est à tout cela, à toutes ces choses dont on ne parle jamais dans la vie ordinaire, que l'on peut rêver dans une chambre à soi.


Avec des images notamment de Pablo PICASSO, Pierre BONNARD, Alfons KARPINSKI, Edgard DEGAS, MAN RAY, Edouard VUILLARD, Henri de TOULOUSE-LAUTREC, Jane GRAVEROL (1905-1984, grande peintre surréaliste belge trop méconnue).

Mes conseils de lecture:

- E.J. LEVY: "Le médecin de Cape Town". Un extraordinaire récit d'émancipation basé sur une histoire vraie. On est en Irlande au tout début du 19ème siècle. Margaret Brackley se passionne alors pour la médecine. Mais comment l'exercer quand on est une femme ? Elle décide alors d'emprunter une identité masculine et devient un grand chirurgien marquant l'histoire de la profession. Une trajectoire extraordinaire. Et une interrogation passionnante : comment vivre dans le scandale et le secret ?

- Hélène FRAPPAT: "Trois femmes disparaissent". On a tous vu "Les oiseaux" d'Alfred Hitchcock et on a tous en mémoire son actrice principale: la blonde et sophistiquée Tippi Hedren. Elle a eu une fille, Melanie Griffith, et une petite-fille, Dakota Johnson.  Toutes les trois ont été des super stars d'Hollywood mais des stars très éphémères. Elles n'ont pu résister à l'effrayante maltraitance cinématographique et patriarcale de l'époque. Un livre troublant qui dévoile la sombre personnalité d'Hitchcock.

Je préciserai enfin qu'en matière d'émancipation, je me sens, bien sûr, inspirée par de nombreuses femmes-écrivains. Mais je ne me reconnais absolument pas dans les figures traditionnellement proposées en France: Colette, Simone de Beauvoir, Annie Ernaux. Quelque chose me rebute en elles, je les trouve sinistres, au point que je ne les ai quasiment pas lues.

Mes modèles, ce sont plutôt: Ann RADCLIFFE, Mary SHELLEY, les sœurs BRONTË, Virginia WOOLF, Karen BLIXEN.

Il ne faut pas seulement lire les bouquins de ces femmes, il faut aussi s'intéresser à leur biographie. Chacune est incroyable, ahurissante, d'une souveraine liberté.

samedi 12 août 2023

Eloge de l'imprévu

 

J'ai déjà évoqué nombre de mes défauts.

Je dois y ajouter, aujourd'hui, un rapport compliqué, presque obsessionnel, au temps. Avec une hantise: celle du temps perdu.


L'accessoire le plus indispensable pour moi, c'est une montre. Je la consulte sans cesse. Etre en retard, ça me met dans tous mes états.

Et puis, tout contretemps me fiche presque en rage. Le simple métro qui me file sous le nez me contrarie profondément. A l'inverse, en attraper un à l'issue d'une course folle me met en joie.

Et que dire du retard d'un train, d'un avion? Ca suffit à gâcher ma journée. 

Et je ne parle pas des "indélicats" qui osent être en retard à un rendez-vous avec moi. Ca m'a permis d'éliminer rapidement nombre d'amants potentiels.


Sur le rapport au temps, je ne suis donc vraiment pas cool. Avec moi, on est priés d'être à l'heure sous peine de remarque acerbe. Et chacune de mes journées est cadencée par un strict emploi du temps pour le travail comme pour les loisirs.


Je justifie ça en arguant que, sans cette discipline, je ne m'en sortirais pas. Mais quelquefois, quand même, j'essaie de me raisonner. Est-ce que je ne devrais pas essayer de décrocher de cette obsession  ?

En cherchant à éliminer les temps morts, à combattre les retards potentiels, tu ne fais, me dis-je, qu'être dans l'air du temps, que reproduire les injonctions d'une société productiviste qui voudrait que tout soit fluide et sans anicroches.


Tout devrait, maintenant, être planifié, prévisible, dans le déroulement de nos journées. Ce qu'il faut éliminer à tout prix, c'est l'incident, l'accident, qui vient tout remettre en cause. Et l'incident, l'accident, on a vite fait de les attribuer à une erreur, une défaillance humaines. Les catastrophes, elles seraient imputables à des gens qui ont mal fait leur boulot et non au hasard ou à la malchance. On cherche donc des "responsables" que l'on s'empresse de clouer au pilori.


Bref, on a le fantasme d'une société régie par une mécanique imperturbable, sans accrocs ni cahots. 

Ca procure, bien sûr, un sentiment de sécurité et de stabilité mais ça peut aussi être perçu comme une réalité morne et ennuyeuse. C'est, en tous cas, un véritable rêve entrepreneurial. Tout doit être anticipé et planifié. C'est devenu, la règle de fonctionnement du capitalisme occidental. J'en sais quelque chose moi qui passe une grande partie de mes journées à élaborer des simulations financières sur 1 an, sur 5 ans, sur 10 ans. 


Le capitalisme, on a tendance à considérer que c'est un système "sauvage" et désordonné. C'est l'exact contraire: c'est la planification généralisée de toute l'activité humaine, encadrée par une foule de procédures. Ce qu'il faut à tout prix éliminer, c'est la perte de temps, l'inefficacité.


C'est même ce qui m'avait le plus étonnée, venant de l'Est. Contrairement à ce qu'on imagine, la discipline et la bureaucratie étaient, là-bas, beaucoup moins développées qu'à l'Ouest. C'était plutôt l'esprit "russe" et soviétique qui régnait là-bas et qui subsiste encore aujourd'hui: le j'menfoutisme, l'allergie aux réglementations, le goût de la pagaille et de la débrouillardise.


L'ordre et la discipline, c'est, plutôt, l'apanage du capitalisme avec une obsession de l'emploi du temps et de la planification.


Et puis, on est maintenant aidés en cela par les nouvelles technologies. Dès qu'on projette un voyage, on commence par consulter la météo prévisionnelle sur 15 jours. Et puis, on recherche le billet de transport au meilleur rapport facilité-prix. Ensuite, on détermine une série d'étapes et on s'empresse d'effectuer les réservations nécessaires (hôtels et restaurants choisis en fonction des avis des internautes). Une fois sur place, on s'abandonne à son GPS qui nous évite toute errance inutile. Et enfin, on demeure joignable, à tout instant et en tout lieu, grâce à son smartphone. On ne cesse de contacter ses proches sur WhatsApp et on se dépêche de diffuser ses photos sur Instagram. Et bientôt, avec l'I.A. (l'intelligence artificielle), la boucle sera bouclée: plus aucun risque de dérive, de dérapage. La garantie d'un voyage réussi, sans ratés.


De l'aventure, il n'y en a plus. Tout est maintenant ultra-planifié. 

Mais est-ce que ce n'est pas un cauchemar cette vie dans la quelle tout est prévu et se déroule comme prévu ? 


Je me souviens pourtant que quand j'étais adolescente, j'adorais disparaître pendant la période des vacances. Un billet d'avion et hop! on n'entendait plus parler de moi pendant quelques semaines. Au retour, je racontais à ma mère, avec une totale mauvaise foi, que je n'avais pas eu la possibilité ni d'écrire, ni de téléphoner. Avec le recul, je me dis qu'elle était vraiment tolérante et je frémis moi-même de ma complète inconscience. 



Mais je considère toujours avec nostalgie ces périodes de ma vie durant les quelles j'ai pu sortir des carcans de la planification. Et j'en viens à me demander si on ne devrait pas tous chercher à échapper à la "sur-prévisibilité" de nos vies quotidiennes.


Est-ce qu'il n'y a pas urgence à ça ? Parce qu'il faut bien reconnaître que si l'on éprouve souvent un sentiment d'ennui, c'est d'abord parce que tout se passe comme prévu et que notre vie est réglée comme du papier à musique: aucune étincelle joyeuse ne peut bien sûr émerger de cet océan de grisaille.


Je ne raffole pas de Jean d'Ormesson mais il a écrit " "Tout le bonheur du monde est dans l'inattendu".

Je trouve ça très juste. Le bonheur, la joie, c'est tout de même bien ce coup de "flash" inattendu qui, tout à coup, illumine notre existence: un échange de regards, une rencontre, une conversation, une silhouette, une lumière, un objet. Tout ce qui, soudainement, nous bouleverse et nous remue les tripes. La rencontre avec quelque chose qui nous percute littéralement.


Et cette chose, c'est le Réel et la vie. Le Réel, c'est, en effet, ce qui vous tape brutalement. C'est l'aléa, l'imprévu, ce contre quoi l'on se cogne souvent avec violence. Le Réel, c'est brutal, ça vous sonne, vous assomme. Ca peut même être mortel et c'est pourquoi on cherche s'en cesse à l'encadrer et à s'en détourner. Mais le Réel, il arrive parfois à se débarrasser de tous ces oripeaux dont on l'habille et le masque. Il fait alors irruption et le Réel, c'est alors l'émotion et la Lumière, bref la Poésie.


Il faut savoir mettre un peu d'aventure dans sa vie et, pour cela, d'abord en accepter les accidents. Ne plus râler quand on subit un retard mais y voir plutôt l'opportunité de faire ou voir autre chose. Une contrariété, c'est, en fait, une chance parce que ça vous redonne, paradoxalement, du temps.

Je déteste attendre mais attendre, ça n'est pas forcément vide de sens. Ca permet de réfléchir et de se projeter dans le futur. Et le futur, c'est la vie.


Dans cette nouvelle démarche, il faut d'abord cesser de faire une confiance aveugle à nos prothèses technologiques.  Apprendre à voyager ou visiter  une ville sans smartphone et sans GPS. Se balader "à l'instinct", en empruntant des chemins détournés. Mieux vaut ne pas demander son chemin. Parce que l'important, c'est justement de se perdre. Et se perdre, c'est s'ouvrir à l'aventure. Une aventure qui est simplement "au coin de la rue". Et au coin de la rue et de l'aventure, il y a souvent qui vous attendent: la grâce et la poésie.


Il faut également savoir perdre son temps parce que le temps perdu, c'est aussi du temps gagné.  Et d'ailleurs, pour Marcel Proust, le temps perdu, ça n'est pas seulement le temps passé, c'est aussi le temps que l'on perd à ne rien faire, à porter attention au monde qui nous entoure de façon distraite. Et c'est cette distraction même qui nous permet d'accéder à autre chose, à une émotion pure. Etre distrait, c'est, en fait, ce qui nous permet d'échapper à la banalité d'une vie trop rangée.


L'imprévu, c'est ce qui permet de briser la coquille bétonnée censée nous protéger. 

Vous vous plaignez peut-être de vivre seul et sans amis. Mais c'est probablement parce que vous n'aimez pas l'imprévu et préférez tourner en rond dans vos habitudes et manies. L'imprévu, c'est ce qui nous apprend à nous comporter différemment.


L'imprévu, c'est ce qui permet d'accéder à une nouvelle disponibilité envers le monde et envers les autres. L'imprévu, c'est probablement ce qui vous permettra de faire la rencontre décisive qui bouleversera votre vie. Celui ou celle que vous n'attendiez pas, que vous n'attendiez plus.



Images de Salvador DALI, Franciszek STAROWIEYSKY (affiche du film culte: "Le sanatorium sous la clepsydre"), Horloge du Palais de la Cité, Horloges de ARMAN de la Gare Saint-Lazare, René MAGRITTE, Masaru SCHICHINOHE, le photographe Tim WALKER avec Edie Campbell, Henry Siddens MOWBRAY, Thomas ART BENTON,

Ma description du Réel comme ce sur quoi on se cogne inexorablement, ou ce ce qui vous frappe brutalement, est bien sûr empruntée, en les déformant, aux analyses de J. Lacan et de Clément Rosset.

Mes lectures :

- William BOYD: "Le romantique". Voilà un bouquin épatant, plein d'aventures et de voyages et particulièrement distrayant. J'ai particulièrement aimé la description de cette Europe romantique du 19 ème siècle.

- Ferdinand Von SCHIRACH: "Café et cigarettes". Un grand avocat pénaliste mais aussi le petit-fils de "Baldur", chef des Jeunesses hitlériennes. Un bon écrivain allemand qui a surtout relaté, avec une grande sobriété, ces crimes affreux, incompréhensibles, qui brisent, tout à coup, le cours réglé de nos existences. Dans ce livre, il se met en scène et, au détour de rencontres et de voyages, propose une réflexion sur le monde qui nous entoure et notre façon de l'habiter.

Et enfin, il y a toute la littérature des écrivains-voyageurs. Mais ça, j'en ai déjà beaucoup parlé. Je rappelle simplement mes auteurs préférés: Ella Maillart, Anne-Marie Schwarzenbach, Nicolas Bouvier, Eric Newby, Bruce Chatwin, Paul Theroux, Ryszard Kapuscinski.