samedi 25 juin 2022

"Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie"


Le moteur de l'Histoire, c'est la lutte des classes, disait Marx. 

Le moteur de l'Histoire, c'est l'esprit démocratique, prophétisait Tocqueville peu avant Marx.

A vous de choisir celui qui vous semble avoir vu juste.

Marx, c'était peut-être clair au 19ème siècle, il y avait bien une classe ouvrière prolétarienne, des patrons et des exploités. Mais aujourd'hui ? La classe ouvrière, les propriétaires d'entreprises, ça n'existe plus guère, on n'a plus que des fonds d'investissement et des salariés du tertiaire. Alors, on s'empêtre dans des histoires de dominant-dominé un peu confuses parce que chacun d'entre nous se révèle, tout au long de sa vie, tantôt l'un, tantôt l'autre.


Quant à Tocqueville, les individus venaient tout juste, en ce même 19ème siècle, d'être libérés de leurs pesantes chaînes avec la promotion des individus-citoyens dégagés de toutes les déterminations liées à leur naissance (non seulement son rang social, du paysan au roi, mais son sexe, homme-femme, et son pays de naissance). C'est l'égalité de tous dans des sociétés où la destinée de chacun est façonnée par ses choix et ses mérites individuels.

Marx envisageait une fin de l'Histoire, l'avènement du socialisme. Avec Tocqueville, l'Histoire ne s'arrête jamais, il y a une remise en cause continuelle de toutes les situations acquises; rien n'est définitif ni pour soi ni, surtout, pour sa famille et sa descendance; les rentes de situation, c'est terminé. Marx était finalement un optimiste : il voyait l'avenir sous la forme d'une félicité à venir et d'un ordre stable. Tocqueville, en revanche, c'est le bouleversement et le désordre permanents.


Aujourd'hui, on peut quand même constater que le monde tout entier s'est largement démocratisé et est devenu une vaste illustration des thèses de Tocqueville : de grands fracas et des conflits incessants mais d'où émerge, finalement, davantage de liberté et d'égalité. La vie devient meilleure mais c'est au prix de multiples inquiétudes et interrogations. C'est l'émergence de la grande angoisse contemporaine qui va jusqu'à abominer à tel point l'instabilité démocratique qu'est souhaitée l'émergence d'un ordre fort.


Cette liberté nouvellement acquise, elle nous plonge d'abord en plein désarroi. Parce qu'avec la liberté, c'est à nous de faire des choix qui vont engager notre vie personnelle et professionnelle. Alors, le doute s'installe. C'est ainsi que lorsqu'on se trouve à la croisée des chemins, il y a toujours une petite voix intérieure qui s'élève : choisis mais surtout ne te trompe pas parce qu'un retour en arrière est quasi impossible. On vit alors avec l'angoisse d'avoir pris la mauvaise décision et d'éprouver, à partir de là, le sentiment définitif d'avoir gâché sa vie. La société démocratique a ainsi inventé, pour une majorité de gens, la culpabilité de l'échec. 

Qui ne s'est pas, en effet, senti, un jour, un raté, un nul ? Et cet échec éprouvé, on l'impute rarement à soi-même, à ses propres insuffisances, mais plutôt aux autres, à la société toute entière que l'on prend en détestation absolue. D'une certaine manière, c'était moins angoissant dans une société traditionnelle où il n'y avait rien à choisir parce que les cadres étaient définitivement établis. On faisait un mariage arrangé, on avait des enfants, on subsistait ensuite dans un entourage familial, point final.

Et puis de la détestation de soi, il est facile de passer à la haine des autres. Aujourd'hui, on rencontre la concurrence de tous et on passe alors son temps à vérifier qu'aucune tête ne dépasse, que personne ne marche plus vite que les autres. Chacun observe ses voisins et trouve, bien sûr, mille raisons de crever de rage parce que la vie ne cesse, malgré tout, de fournir des inégalités. C'est la face noire de la passion démocratique de l'égalité qui exacerbe les envies, la jalousie, les haines. 


Par exemple, de ma vie en France, j'ai dû apprendre que si je voulais vivre en bonne entente avec mon entourage, il fallait surtout que j'en dise le moins possible sur moi-même : ne pas mentionner où j'habitais, quelle était ma profession, à quoi je consacrais mes loisirs et vacances. Tant pis si je passe pour une brave fille sans intérêt. La haine dévorante, qui se répand comme une traînée de poudre, c'est, au final, ce qui menace le plus les démocraties.


Et puis, la société démocratique brise les identités et les solidarités qui vont avec. Après l'invention de l'échec, c'est l'invention de la solitude. On nous demande d'être des citoyens du monde, hors sol, universalistes, dans une grande société globale. Les identités, ça a mauvaise presse et ça se tourne aussi bien contre la droite que contre la gauche.

Contre la droite parce que c'est considéré comme de la nostalgie imbécile pour un monde de "nos pères" qui n'a jamais existé et surtout parce que c'est perçu comme source de guerre, de racisme, de domination. Aimer son groupe, c'est, en effet, détester ceux qui lui sont extérieurs.

Contre la gauche, parce que l'identité encourage le séparatisme, la fragmentation de la société en groupes revendicatifs et victimaires (minorités raciales, sexuelles, etc..).


On sombre ainsi dans le populisme, à droite comme à gauche. Mais est-ce qu'être un citoyen du monde, ça a davantage de sens ? C'est un "tourisme social" tellement abstrait qu'il n'incite guère à faire preuve de générosité concrète envers ses proches et les déshérités. Le citoyen du monde est finalement un citoyen égoïste qui s'enferme dans la solitude et le malheur.


Et force est de constater que, généralement, rien ne remplace la solidarité communautaire. Il y a une éthique générale qui s'exerce envers ceux que nous percevons comme nos proches, soit par nos origines (pays, religion, famille) soit par notre parcours social (entreprise, quartier, hobby). A tous ceux là, on accorde une attention certes sélective mais spontanée.


Que ça plaise ou non, la moralité s'enracine bien dans une identité et cette moralité, elle détermine le sens de notre vie. 


L'échec, la solitude, la haine, la perte d'identité. La démocratie, ça peut aussi être ça, ce tableau très noir. Ça explique que certains, à droite, en viennent à fantasmer sur un retour des valeurs, de l'ordre moral de sociétés traditionnelles idéalisées. Ou que d'autres, à gauche,  veuillent aller, encore plus loin, dans l'arasement des inégalités pour une société supposée entièrement solidaire. 

Mais au total, c'est le refus de l'histoire, l'immobilisme, le repli sur soi qui sont revendiqués. Ça me débecte profondément. La perfectibilité, le dépassement de soi-même,  de ses petites origines, c'est tout de même bien ce qui signe la condition humaine.


Images du nouveau graphisme constructiviste apparu dans les années 20, notamment en Allemagne et en Russie. Les deux dernières photographies sont de moi-même, prises en septembre dernier, avec l'Arc de Triomphe emballé par Christo.

Quelques conseils de lecture :

- Brigitte KRULIC : "Tocqueville". Un livre qui entrecroise intelligemment la vie et l’œuvre de Tocqueville. Un récit notamment instructif de ses voyages en Amérique et en Algérie. Je rappelle, par ailleurs, qu'il ne faut pas manquer d'aller voir le très beau château de Tocqueville dans le département de la Manche.

- Alain MINC : "Ma vie avec Marx". Des livres sur Marx, ça devient rare. Celui-ci a le mérite de rappeler que Marx était aussi un penseur du "capitalisme révolutionnaire" et de la mondialisation.

- Augustin LANDIER & David THESMAR : "Le prix de nos valeurs - Quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels". Une approche très novatrice, vraiment stimulante, visant à intégrer la dimension non pécuniaire de nos vies (la liberté, l'identité, l'altruisme, la justice, la culture) à l'analyse économique. Des mêmes auteurs, on pourra également lire/relire : "Le Grand Méchant Marché" et "Dix idées qui coulent la France".

- Hippolyte D'ALBIS et Françoise BENHAMOU : "Des économistes répondent aux populistes". Un livre à offrir aux fachos-gauchos, Le Pen et Mélenchon, dont les programmes économiques délirants sont étrangement proches mais dont l'argumentaire n'est jamais analysé et déconstruit comme tel.


samedi 18 juin 2022

Ma sorcière bien-aimée


J'ai déjà évoqué ma période "gothique", cette époque durant laquelle, adolescente-étudiante, je me trimballais, chaussée de Docs Martens, vêtue de longues jupes noires et de chemisiers-dentelle, arborant plein de bijoux argent (croix et pointes), le tout exalté par un visage effrayant, craie et khôl. Je trouvais ça classe alors que c'était une vraie horreur mais c'est sûr que ça faisait son effet et que je ne passais pas inaperçue. C'était mon petit trip mental, je me vivais absolument différente, en Maudite, côtoyant les forces diaboliques et du Mal. Ça désespérait bien sûr ma mère mais comme ma sœur était encore plus folle que moi, elle me fichait la paix..

 C'était puéril, bien sûr, je déraillais complétement mais je ne renie pas du tout cette période de mon existence. Délirer, dérailler un peu dans sa jeunesse, je crois que c'est très formateur. Qu'est-ce qu'on peut penser, en effet, d'un ado complétement docile, d'un conformisme absolu, un petit-bourgeois avant l'heure ? On peut douter de ses futures capacités créatrices.


Le monde m'apparaissait alors une vaste comédie sociale mais je me voyais mal endosser un rôle sur la scène de ce grand théâtre. Et puis, quand on est étudiante, c'est la période des initiations sexuelles et on ne veut surtout pas passer pour une cruche en la matière. On se proclame donc anti-conformiste et on joue à fond la carte de la séductrice, de celle qui est expérimentée, sans tabous, entreprenante.


C'est bien sûr à cette époque que j'avais commencé à m'intéresser aux vampires. Mais pas seulement. J'avais aussi découvert la figure apparentée de la sorcière. C'est le magnifique bouquin de Jules Michelet, peut-être moins un livre d'histoire qu'un manifeste féministe, qui m'avait interrogée. Si j'avais vécu à leur époque, n'aurais-je pas été moi-même une sorcière ? C'était quand même plus intéressant que d'être l'épouse d'un paysan qui vous faisait trimer sans cesse, vous battait comme plâtre et n'arrêtait pas de vous engrosser.

 
Être sorcière, c'était à peu près la seule possibilité pour une femme du peuple de jouir d'une vie autonome. Dans l'imaginaire collectif, on les voit généralement comme de vieilles femmes hideuses et méchantes, affublées d'un grand nez crochu (ce nez crochu qui, à cette époque, est également attribué aux Juifs et aux hérétiques). 

 
En réalité, les sorcières étaient des femmes de tous âges qui exerçaient, généralement, des métiers de guérisseuses et de sages-femmes. Elles avaient en outre recours à toute une pharmacopée de leur cru faite de plantes médicinales et onguents. Pour une population rurale, ces femmes-guérisseuses, ces sorcières, étaient généralement le seul recours pour se soigner. Mais c'est une situation périlleuse car vos malades ont tôt fait de percevoir le remède comme un poison et le soin comme un assassinat.
 

Ces sorcières, ces femmes indépendantes, relativement éduquées et détentrices d'un pouvoir de vie et de mort, ont donc d'emblée suscité une certaine méfiance, surtout chez les représentants de l’Église et de l’État. On leur prête rapidement des pouvoirs maléfiques, on les associe au Malin, à la figure du Diable. Elles sont Satan médecin. On leur prête des mœurs débauchées, se livrant à des orgies nocturnes criminelles ("le sabbat des sorcières"). 
 

C'est à partir de là que va débuter leur persécution. Contrairement à l'opinion commune, ce n'est pas au Moyen-Âge que les chasses aux sorcières seront les plus intenses mais à la Renaissance, au XVIème et XVIIème siècle. Ça n'est donc pas si vieux que ça. Ça n'a pris fin qu'au début du siècle des Lumières.
 
 
Elles mettraient en péril la religion, les mœurs et le pouvoir royal, elles seraient des servantes de l'Antéchrist. Les sorcières sont alors jugées devant les tribunaux de l'Inquisition puis de la Réforme. 
 

On les tond d'abord, la chevelure étant supposée concentrer le pouvoir des femmes. Puis on les soumet à la torture. Les méthodes étaient pour le moins étonnantes. On les piquait d'abord pour repérer sur leur corps les marques du Diable (grain de beauté, tâche de naissance) et surtout pour voir si elles saignaient bien (si ce n'était pas le cas, la femme était reconnue coupable).


Puis, on jetait la sorcière toute nue à l'eau, pieds et mains attachés. Si elle se noyait, c'était regrettable mais elle était innocente. Elle rejoindrait du moins le Royaume des Cieux. Si, au contraire, elle flottait, c'était la preuve qu'elle était bien une sorcière, celle-ci étant être supposée être très légère, plus légère que l'eau. On la repêchait alors et on la conduisait tout de suite au bûcher.


Ça me fait un peu frémir parce que, pour ce qui me concerne, la perte de mes beaux cheveux serait déjà un choc. Ensuite, si je saigne normalement, la seconde torture me serait fatale : compte tenu de mon poids et de mes qualités de nageuse, je flotterais sûrement. Et quant à terminer comme un rôti...


Le nombre des victimes de ces procès est bien sûr difficile à déterminer aujourd'hui, le militantisme le disputant souvent au sexisme. Les Historiens s'accordent cependant, à peu près, à penser qu'il y aurait eu environ 100 000 condamnations pour crimes de sorcellerie aux 16ème et 17ème siècles. C'est effectivement un chiffre élevé en regard de la population de l'Europe à cette époque : environ 80 millions d'habitants, Russie comprise.


Ça n'est pas non plus une extermination de masse mais ce n'est peut-être pas la vraie question. L'histoire des sorcières et de leurs procès dit en fait quelque chose sur une société, sur sa constitution et son fonctionnement.
 

Je disais que la société était un grand théâtre sur la scène duquel chacun joue un rôle avec plus ou moins d'application. Mais ce théâtre a aussi ses coulisses qu'il occulte soigneusement et auquel les spectateurs n'ont surtout pas accès. Le théâtre, c'est en fait une expression, parmi d'autres, de l'ordre social qui se construit en mettant à l'écart ses "déviants".
 

Ces déviants, c'étaient, au Moyen-Âge et à la Renaissance, les Juifs (qui commettaient le crime d'usure), les hérétiques, les lépreux et  les sorcières. Et puis s'ajouteront les vagabonds, les bandits, les fous...


Une société est en lutte perpétuelle contre l'anarchie qui la mine, elle combat inlassablement sa propre décomposition.  Les sorcières étaient, jadis, porteuses de subversion : des criminelles, des suppôts de Satan, à la sexualité débridée. C'est ainsi qu'elles ont hanté l'imaginaire européen jusqu'à l'approche du Siècle des Lumières. 


Mais aujourd'hui, on assiste à un énorme bouleversement. Ce sont maintenant les Femmes dans leur ensemble qui portent et incarnent la Révolution en cours. Il ne faut  d'ailleurs pas craindre d'oser le dire : la révolution féministe prend la suite de la Révolution française (Philippe Sollers) et elle vaincra forcément. Le pouvoir politique n'a, en effet, plus la capacité de régler les problèmes en réprimant et exerçant la violence. L'état insurrectionnel durera peut-être encore longtemps et il y aura évidement beaucoup de dégâts collatéraux avec des éruptions plus ou moins violentes, mais, au final, la révolution féministe vaincra.  
 

D'ores et déjà, on peut considérer que les jeux de l'amour, le désir à l'ancienne, l'hétérosexualité, c'est fini/terminé. Les femmes n'ont plus besoin d'un mari, d'un homme, pour procréer. Et souhaitent-elles d'ailleurs enfanter ? On mesure encore mal la révolution anthropologique introduite par la contraception, l'avortement, la PMA, bref la maîtrise du corps féminin. La possibilité de vivre en autarcie, sans partenaire, de se reproduire sans sexualité, c'est un nouvel horizon vertigineux. Les femmes ont aujourd'hui la maîtrise de la vie et par conséquent de la mort.
 
 
 
Ça ne signifie d'ailleurs pas qu'on s'achemine obligatoirement vers une ère de félicité. On peut redouter une nouvelle normalité, celle de l'effacement du Désir, ce désir qui a alimenté l'imaginaire érotique et amoureux au cours de ces derniers siècles. Comment vivre sans ça ? Déjà, s'affiche le contre-désir et se met en place une police de l'intimidation. Mais à quoi bon s'en affliger ? C'est une évolution inéluctable mais qui ne nous empêchera pas de continuer à rêver des sorcières.


Tableaux de Aksel Waldemar JOHANNESSEN (1880-1922), John William WATERHOUSE (1849-1917), Francisco de GOYA (1746-1828), Jean DELVILLE (1867-1953)

 
Mes recommandations de lecture :
 
- Jules MICHELET : "La sorcière". A mes yeux, l'un des grands bouquins de la littérature française du 19ème siècle. Il faut absolument l'avoir lu.
 
- Colette ARNOUD : "Histoire de la sorcellerie". L'histoire de la sorcellerie de l'Antiquité au 20ème siècle. Et surtout quelques questions essentielles : la place des femmes dans la société, la tolérance ou la fascination pour le Mal ou la violence.

- Carlo GINZBURG : "Le sabbat des sorcières". Un livre éblouissant du grand historien italien qui renverse les perspectives en mettant au jour une culture chamanique. Ce livre, déjà ancien, vient d'être réédité en poche.

samedi 11 juin 2022

"Il faut humilier la Russie"


On a tendance à croire que  les peuples sont éclairés, que leurs opinions sont rationnelles. Qu'ils perçoivent tout de suite où se situent le Bien et le Mal. Qu'ils sont  pleins de compassion et de générosité et prennent naturellement parti pour les opprimés et les victimes.


Concernant la guerre russo-ukrainienne par exemple, elle est tellement dégueulasse, les faits sont à ce point aveuglants, qu'on est convaincus qu'elle suscite une réprobation unanime, que tout le monde condamne l'agresseur incontestable, animé du seul esprit de vengeance, et souhaite sa punition exemplaire. 


Dans la réalité vraie, c'est beaucoup moins évident. A l'échelle du monde, les condamnations de la Russie ne proviennent que des pays occidentaux et sont, en fait, minoritaires. La Chine, l'Inde, les pays du Golfe, le Moyen-Orient, l'Afrique, l'Amérique latine (Brésil, Argentine, Mexique) ou bien expriment leur soutien ou bien se réfugient dans une abstention qui vaut appui. En Turquie même, j'ai appris que la population ne désapprouvait la Russie qu'à hauteur de 38 %.

En règle générale, y compris en Europe (et notamment en France), on pointe la responsabilité première de l'OTAN (c'est-à-dire des USA). Ce serait lui le premier agresseur; peu importe qu'aucun élément ne vienne étayer cette ânerie.


Comment comprendre ce soutien au bourreau ? Jean Rostand donne une première clé : "On tue un homme, on est un assassin. On tue des milliers d'hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est Dieu".

Götterdämmerung", le crépuscule des dieux, c'est à ce drame de Richard Wagner qu'Hitler ne cessait de s'identifier et Poutine est exactement sur la même longueur d'onde. 

Et effectivement, la fascination pour Poutine peut s'expliquer comme ça :  porteur d'un messianisme slave, il apparaît, aux yeux de beaucoup, à mi-chemin du conquérant et de Dieu. Il remplirait une véritable mission spirituelle.

Le risque, c'est que même les dieux sont mortels. Parce que  le meilleur moyen de s'affirmer homme, c'est de tuer Dieu (Nietzsche). Et c'est d'ailleurs comme ça, au détour de ces différentes étapes, que se boucle la relation entre l'homme, le criminel et Dieu. 

Mais aujourd'hui, la mort du nouveau Dieu n'est pas à l'ordre du jour et il faut bien constater que l'indignation mondiale est tiède en regard des crimes commis par la Russie. On s'offusque même que Biden, ce gâteux, ait traité Poutine de boucher et ait exprimé le souhait de sa chute.

Le sommet de l'inconscience ou de la tétanie mentale (?), c'est Emmanuel Macron qui ne cesse de déclarer qu'"il ne faut pas humilier la Russie". Il avalise non seulement la rhétorique et la propagande poutiniennes d'une supposée humiliation de la Russie par l'Occident dans les années 90 (j'aimerais qu'on m'explique) mais surtout de tels propos (approuvés d'ailleurs par ses opposants Mélenchon et Le Pen) apparaissent fort peu judicieux. Dans le même temps, le général en chef russe précise, lui, qu'il ne faut pas se contenter de "nettoyer" les villes, comme on dit si joliment chez les militaires, mais qu'il faut les raser, ne pas laisser pierre sur pierre, c'est-à-dire les "effacer du visage de la terre". Et pour ce qui est de la population ukrainienne, on pratique sa déportation. Selon Moscou, près de 1,3 million d'Ukrainiens ont été emmenés vers la Russie.


Et, dans la foulée, le secrétaire d’État aux Affaires Européennes, Clément Beaune, ne craint pas, lui, d'humilier l'Ukraine en précisant que son adhésion à l'Europe prendra plusieurs décennies. Il n'a sans doute pas osé dire qu'il voyait plutôt ça au 22ème siècle. Et pourquoi est-ce si long ? Parce qu'il ne suffit pas d'exprimer une aspiration, une motivation, mais il faut préalablement satisfaire à un invraisemblable foutoir bureaucratique.


Des propos non seulement cyniques mais carrément immoraux. Il y a tout de même bien un agresseur avec des visées génocidaires et la France s'honorerait de prendre clairement position sur ce sujet plutôt que de s'empêtrer et se ridiculiser/humilier dans de basses manœuvres. La France voudrait en fait que la guerre s'arrête le plus vite possible sans qu'il y ait une défaite claire de la Russie. Mais c'est une position intenable. Ce serait récompenser l'agression armée et épargner le  coupable (la Russie) pour qu'il n'ait pas à supporter le poids et le remords de ses crimes et se sente exonéré de la nécessité de réparer ses méfaits. Quant à la victime (l'Ukraine), on souhaiterait qu'elle se montre modérée et avenante et peut-être même compréhensive, voire à se reconnaître des torts.

Cette étrange mansuétude envers les bourreaux me rappelle les propos de la psychanalyste Gabrielle Rubin  : "La justice la plus élémentaire voudrait que ce soient les coupables qui portent le poids de leurs fautes et que ce soit sur eux que s'abatte la punition méritée. Il n'en est rien et l'on peut aisément constater que, le plus souvent, les bourreaux vont très bien, tandis que leurs victimes ont une vie pleine de souffrances".


Cette attitude conciliante encourage surtout Poutine à poursuivre sereinement sa politique d'extermination puisqu'il comprend qu'il ne rencontrera pas une opposition trop forte de la part de l'Europe et qu'il pourra même être déclaré victorieux. Déjà, on donne presque raison à la Russie et on fait appel à des "experts" (Kissinger) pour conseiller à l'Ukraine d'abandonner des territoires, de céder le Donbass et la Crimée.  


Le problème, c'est que l'Ukraine refuse maintenant de rentrer dans cette logique folle qui exonère le bourreau. Les choses ont bien changé non seulement depuis 2014 mais, tout simplement, depuis le 24 février dernier. Initialement, l'Ukraine adoptait une position modérée pour aboutir rapidement à une paix négociée. Mais c'est maintenant terminé, cette soumission apeurée à l'envahisseur.

 

La population ukrainienne a en fait compris que l'immense souffrance des crimes et préjudices qu'elle a subis ne s'effacera pas en se montrant docile et gentil. Il faut un "retour à l'envoyeur", humilier la Russie à son tour. La vengeance a besoin de s'exercer pour que le vrai coupable subisse le légitime châtiment de sa faute. 



C'est la victoire qui devient l'objectif absolu de l'Ukraine et il s'agit, en la matière, d'une libération non seulement militaire mais surtout psychologique. Remettre la Russie à sa place et la punir, c'est indispensable non seulement à la paix des âmes en Ukraine mais aussi à la paix du monde. Une défaite de la Russie serait pour elle-même une chance, une occasion de se repenser en dehors de la grande mégalomanie qui a jusqu'alors marqué son Histoire.


La priorité tactique, ce ne sont donc pas les cuisines diplomatiques, pas très ragoûtantes, mais c'est la livraison des armes offensives lourdes dont ils ont besoin. Et sur ce point, la France se montre, là encore, très chichiteuse. Elle ne serait que le 11ème pays pour le montant de ses livraisons, très loin des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Pologne et même l'Estonie. 

Mais ce qui risque le plus de faire obstacle à cette victoire, c'est qu'en fait beaucoup de pays, même s'ils ne l'avouent pas, ne souhaitent absolument pas une victoire de l'Ukraine: ça dérangerait trop l'ordre mondial établi et surtout les relations économiques avec un partenaire, la Russie, tout de même abondamment pourvu en matières premières. On veut pouvoir continuer à faire du "business as usual". Devoir traiter avec l'Ukraine, c'est tout de même moins intéressant.

Mais sur cette question, l'Europe vient de se fracturer. Dans toute l'Europe Centrale, Macron, Scholz et Draghi commencent à exaspérer. Ils font figure de sombres égoïstes insensibles. On les moque (y compris sur la télévision russe), on présente Macron accourant, fou de joie, quand on lui annonce un appel téléphonique de Poutine. On a même créé, en slave, un nouveau mot, le verbe "makronowac" (à partir du nom Macron) que je pourrais traduire par "parler de manière stérile et servile".


 Deux camps viennent de se constituer : 

- d'un côté, les Munichois, les représentants de la vieille Europe, l'Allemagne, l'Italie, la France. Les pétochards qui préfèrent et espèrent que rien ne change et qui souhaitent un arrêt des combats le plus rapide possible, quelles qu'en soient les conditions.

- de l'autre, la nouvelle Europe constituée par les Etats Baltes, la Pologne, la Slovaquie, la République Tchèque (appuyés par l'Angleterre); ces pays veulent œuvrer dans la perspective d'une défaite russe et envisagent donc une poursuite de la guerre avec des livraisons d'armes accrues à l'Ukraine.


Je me range, bien sûr, dans le second camp. Je ne pense pas que ça puisse aller jusqu'à une scission mais j'ai  appris avec intérêt que s'ébauchait en ce moment (compte tenu des innombrables obstacles opposés à l'Ukraine pour son adhésion à l'Europe) le projet d'une nouvelle association de pays européens rassemblant la Pologne, l'Ukraine, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la République tchèque, la Slovaquie. Cette association pourrait même être ultérieurement étendue à la Biélorussie.

Voilà un projet qui me plaît beaucoup et auquel j'aimerais même participer. Il irait, en fait, jusqu'à reconstituer, à peu de choses près et plus de deux siècles après sa disparition, l'ancien République des Deux Nations. Quelle formidable ironie/revanche de l'Histoire ce serait ! Parce qu'en fait la disparition de cette République, démocratiquement en avance, a été profondément injuste. Ça pourrait même être un nouveau point de chute pour moi.

Quant à la France, il serait temps qu'elle se rappelle qu'elle se prétend la patrie des Droits de l'Homme. "On ne peut pas réfléchir en des termes froidement géopolitiques. Il faut se souvenir que des dizaines de millions de personnes vivent dans la peur et que nos mots, nos silences résonneront encore longtemps là-bas, bien au-delà de la dernière séquence d'actualité". (Timothy Snyder).


Images, à Kyïv, de "Street Art" qui a explosé, ces derniers temps, dans la capitale ukrainienne. Est-ce beau, est-ce de l'Art ? A chacun d'en juger. Mais c'est indiscutablement émouvant et parlant.

Mes conseils de lecture :

- André MARKOWICZ : "Et si l'Ukraine libérait la Russie ?" Un petit texte très percutant du grand traducteur de la littérature russe. La défaite serait salvatrice pour la Russie, c'est également ma conviction.

- Un long interview, dans le journal "Le Monde" du vendredi 10 juin 2022, du grand historien américain Timothy SNYDER. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage fondamental "Terres de sang" qui vient de bénéficier d'une réédition actualisée. On pourra également lire, du même Timothy Snyder, "Le prince rouge" (Gallimard 2013).

- Sylvie GERMAIN : "La puissance des ombres". Je n'avais jusqu'alors quasiment rien lu de Sylvie Germain, pourtant considérée comme un écrivain majeur. Son dernier livre m'a intéressée: au cœur des ténèbres humaines, "le désespoir n'exclut ni l'espérance ni la consolation".