samedi 28 novembre 2020

La fenêtre d'en face

 

En arrivant en France, j'ai tout de suite remarqué que les maisons étaient toutes équipées de volets et rideaux. C'est comme ça dans tous les pays du Sud, m'a-t-on dit. Il est vrai que ça ne se voit jamais en Allemagne, Grande-Bretagne, Pays Scandinaves, Amérique du Nord, Japon etc... En Russie, Ukraine, les volets, on n'en voit que pour les maisons traditionnelles en bois, à la campagne.

Le record, c'est la Hollande où on n'a même pas de rideaux et où on exhibe volontiers son intérieur. Parcourir Amsterdam, la nuit, c'est tout un spectacle pas seulement dans la rue mais dans les salons illuminés des appartements offerts aux regards comme de véritables vitrines avec leurs babioles et leurs objets design.

Pourtant, des volets, ça a des aspects pratiques indéniables : se protéger du froid et de la chaleur mais aussi garantir un meilleur sommeil protégé par l'obscurité.

L'explication la plus courante à l'absence de volets serait la tradition protestante selon laquelle les honnêtes citoyens n'ont rien à cacher. Pas de volets, c'est donc le triomphe de cette société de transparence dont on ne cesse de faire la promotion. Et on comprend ainsi que le phénomène ne se limite pas aux pays de la sphère protestante et gagne partout du terrain (y compris dans les pays méditerranéens). 

Au début, j'étais presque choquée par ce caractère dissimulé des Français.Qu'est-ce que c'est que ces gens méfiants ?  Par exemple, avec mes voisins, dans mon immeuble parisien, j'ai plutôt de bonnes relations. On est toujours très polis, très courtois avec moi. Mais je n'ai noué aucune relation véritable et n'ai été qu'exceptionnellement conviée à franchir le seuil de leur domicile. Pourtant, on est peu nombreux et on est, il faut bien le dire, entre gens de même milieu social. Car c'est une autre caractéristique des Français: l'une des premières questions qui vous est posée, même par les plus démocrates, c'est :"Où habites tu ?" et on a vite fait de vous situer suivant votre quartier et votre ville. Ça fait partie des frontières fortes mais invisibles de la société française.


 Mais, finalement, il ne suffit pas d'être du même monde pour nouer spontanément contact en France. Je me suis même remise en cause : peut-être que j'apparais un peu bizarre, que c'est moi qui suscite la méfiance, que j'apparais tordue, intrigante ? Progressivement toutefois, j'ai compris qu'il s'agissait surtout, chez les Français, d'un respect absolu de la vie privée. 

C'est, en effet, un bien précieux, je comprends personnellement ça très bien : dans le monde communiste, le pouvoir avait assis sa domination en parquant la population dans des appartements minuscules ou communautaires et en les privant ainsi d'intimité et de vie privée. C'était vraiment la plus grande violence exercée.

Il est vrai que ce souci du respect de la vie privée chez le Français contraste fortement avec les sociétés slaves où il faut s'attendre à voir défiler dans votre appartement, toute la journée et à tout moment, la cohorte des voisins et amis venus vous rendre visite à l'improviste (c'est d'ailleurs à cause de ça que je vais plutôt à l'hôtel quand je me rends là-bas et c'est aussi, à cause de ça, que le Covid s'y diffuse à toute vitesse aujourd'hui).

 C'est un peu pareil en Iran où tout le quartier débarque sans cesse chez vous.  Une différence essentielle toutefois: les maisons, en Iran, sont entourées de hauts murs les dérobant entièrement à la vue. 

Ou alors la société allemande où j'ai eu l'occasion de vivre un peu en appartement. J'ai vite compris qu'on s'y surveillait tous étroitement les uns les autres, que chacun y était spontanément le flic de l'autre. Gare à vous si vous n'avez pas passé avec suffisamment de soin l'aspirateur dans le couloir commun, si vous n'avez pas bien trié vos ordures ou laissé tomber un papier, si votre chien a aboyé un peu trop fort, si votre voiture est un peu sale ou mal garée. Vous serez immédiatement réprimandé et averti avant représailles. C'était d'autant plus difficile pour moi qu'on m'identifiait tout de suite comme une Slave avec tous les fantasmes associés en Allemagne.


 Ça n'est évidemment vraiment pas comme ça en France. Est-ce que ça veut dire pour autant qu'on n'y a pas l'esprit "voyeur", qu'on se refuse à observer ses voisins ? Certes, on les épie beaucoup moins à travers leurs fenêtres mais on les observe néanmoins avec attention. Comme partout dans le monde, ils font l'objet des conversations domestiques, on recense leurs caractères distinctifs, on en parle en bien ou en mal. On voit en eux des amis mais souvent, aussi, des ennemis. Souvent, on se met à penser qu'ils ont une vie plus attrayante et plus facile que la nôtre et ça devient déstabilisant. Ça fiche même en l'air certains couples qui se sentent dévalorisés par la supposée "réussite" des voisins.

Mais justement, ce regard que l'on porte tous sur son entourage, sur ses voisins, peut-il s'analyser comme du simple voyeurisme ? Est-il une perversion condamnable ?

J'ai en fait l'impression que ce besoin que nous avons tous d'observer les autres est en fait profondément humain. Moi-même, je l'ai déjà raconté, j'aime bien prendre le métro ou le train, simplement pour regarder les autres, essayer, à partir de quelques détails, de les "comprendre" instantanément, m'amuser, à partir de là, à écrire le scénario de leur vie. Ou bien alors pourquoi fréquente-ton les cafés ? Très accessoirement pour y boire quelque chose mais plutôt pour y surprendre la conversation des autres, essayer de démêler le tableau de "la comédie humaine" avec toutes les intriques relationnelles qui s'y jouent. Ça explique aussi l'intérêt compulsif qu'on porte à Instagram et Facebook: On peut y "mater" les autres en toute quiétude.


 Se confronter aux autres est., en fait, essentiel à notre construction personnelle. Ça peut nous déstabiliser, bien sûr, mais ça nous rassure aussi. Ça nous permet de nous situer socialement, de nous auto-évaluer, de nous insérer dans le grand théâtre de la vie en société, de ses jeux et de ses apparences. Comprendre qu'on est tous acteurs de la grande comédie humaine, sincères et menteurs à la fois, c'est s'ouvrir à une vie scintillante et pleine d'allégresse.   

Images Internet mais aussi tableau de Edward HOPPER (1882-1967) dont l’œuvre se construit largement sur ce regard, dénué de voyeurisme, porté sur l'autre. Deux photographies, également, de Yasmine Chatila.

J'ai également "recyclé" certaines de mes propres photographies (à Cracovie et en Ukraine) témoignant de mon intérêt pour les fenêtres. Je précise que la 9 est la façade du célèbre hôtel Savoy de Joseph Roth, le grand écrivain autrichien, à Brody (Ukraine) où il est né.

Un post empreint de subjectivité et plein de généralisations sans doute abusives (les uns sont comme ci et les autres comme ça). Tant pis ! J'espère surtout soulever quelques questions.

Quelques films peuvent prolonger ce post (dans un registre, toutefois, de séduction sexuelle) : "Brève histoire d'amour" de Krzysztof Kieslowski, "Le locataire" de Roman Polanski; "Monsieur Hire" de Patrice Leconte

samedi 21 novembre 2020

L'Etat liberticide ? Du romantisme noir

 

Ce qui me soûle en ce moment, c'est le Covid. Je ne veux plus en parler ni en entendre parler.

Surtout parce que le sujet creuse, immédiatement, d'irrémédiables fractures avec vos interlocuteurs.

Tout de suite, on est confrontés à un apprenti virologue-épidémiologiste qui vous assène quelques chiffres absolument concluants. 


 Ça permet de brandir l'étendard de la révolte, de se faire le porte-parole de tous les "opprimés". Pendant quelques instants, on se prend même à croire que la France est devenue, tout à coup, ultra-libérale. Ce qui est en effet dénoncé avec virulence, c'est l’État, accaparé par des technocrates et grand confiscateur de nos libertés fondamentales. On serait les victimes d'une escroquerie intellectuelle massive sur la quelle s'échafauderait, sous un prétexte fallacieux, une sombre dictature.


 C'est étonnant ! On n'a plus affaire aujourd'hui qu'à de grands lecteurs de Nietzsche ("La généalogie de la morale"), de Kafka " ("Le procès", "La colonie pénitentiaire"), de Michel Foucault ("Surveiller, punir", l'"Histoire de la Folie" et le grand renfermement) et bien sûr d'Orwell ("1984"). Je suis vraiment impressionnée.

L’État oppresseur, liberticide ? Ça devient une opinion commune illustrée au mieux, par exemple, par Sylvain Tesson, écrivain à succès : "L'administration politique trouve dans cette crise sanitaire le moyen d'accomplir sa nature. C'est le principe d'une administration centrale de soumettre sa masse, de la contenir. La réalité donne l'occasion aux États de faire ce pour quoi ils existent".

 Nul doute que de tels propos anarchisants vous font passer pour un penseur profond. La révolte romantique du héros solitaire contre l’État monstre froid, ça ne peut valoir que la sympathie. Mais est-ce que ça n'est pas non plus une énorme ânerie ?


 Parce qu'il faut tout de même bien le dire, la révolte individuelle, ça n'est vraiment glorieux qu'aussi longtemps que ça n'engage pas non plus les autres. Le choix d'une destinée tragique, avec le charme noir qui s'y attache, on ne peut le réserver qu'à soi-même.

 Quant à l’État oppresseur par nature, c'est un cliché éculé et complotiste. Au nom de quels intérêts agirait-il d'ailleurs ainsi ? Certainement pas ceux du "Grand Capital" particulièrement mis à mal en ce moment. L’État ne retire certainement aucun bénéfice de l'effondrement de l'activité économique.

Alors quand j'entends parler de l'installation progressive d'une dictature, notamment en France, ça me fait rigoler mais ça m'inquiète aussi, c'est comme ça qu'on en prépare le véritable avènement. Une dictature, ça commence par un bâillonnement complet de l'information et des medias. Mais il me semble quand même qu'on peut toujours exprimer en France n'importe quelle opinion, fût elle idiote, sans s'exposer à conséquences judiciaires. Orwell, il est plutôt à Moscou, Pékin et Pyongyang.

Que l’État moderne, européen, soit maternant, voire infantilisant, je veux bien l'admettre. Mais on est bien loin d'une dictature. D'ailleurs, j'ai l'impression que ceux qui ont le plus la pétoche, ceux qui sont soumis à la plus grande pression, ce sont nos gouvernants, constamment sous la menace d'être accusés d'avoir mis en danger la vie d'autrui. 

Un État maternant, un État sanitaire, c'est tout de même bien mieux qu'un État guerrier ou un État nationaliste. C'en est même la face exactement inverse. J'irais jusqu'à dire, et tant pis si je choque, que la pandémie actuelle permet de mieux comprendre avec quelle facilité a pu se développer l'idéologie nazie. Il y aurait des vies qui ne méritent plus d'être vécues et qui pèsent sur la société des gens sains. 


 Mais je m'arrêterai là, je déteste les polémiques. Je préfère rester dans mon coin. Je suis Républicaine, alors je respecte bêtement les prescriptions. Tant pis si c'est moins flamboyant, si je peux passer pour un mouton pétochard. 

Bien sûr que le confinement, ça m'embête et m'attriste. Mais être privé, pour quelque temps, de restaurants, de cafés, de commerces, de cinémas, de voyages, ça n'est pas bien grave (sauf, bien sûr, pour les professionnels des secteurs). Il y a tellement pire et la vie ne se résume pas à ça. Je précise d'ailleurs que ces choses là n'existaient quasiment pas dans l'ancienne Union Soviétique mais que ça n'était pas le premier motif d'insatisfaction et qu'il y avait même, malgré tout, des gens heureux. La liberté des cafés, des restaurants et des vacances, à  la quelle semble tant tenir les Français, est un peu misérable à bien des égards; c'est la simple liberté de la distraction et de l'oubli.

C'est une illusion de penser que l’État est aujourd'hui dans nos têtes. La banalisation de nos vies et de nos pensées, il n'en est pas l'auteur. C'est nous-mêmes qui adoptons des comportements mimétiques, nous-mêmes qui suivons les meutes. Le vrai danger, c'est plutôt que l’État est sans cesse agité par la menace de sa propre désintégration. 

Freud soulignait que le crime et la déréliction signaient la condition humaine. La vie en société permettait du moins de canaliser la violence voire de la sublimer. Mais cela ne dure qu'un temps, tout projet de société, tout tentative d'"ensembliser" les individus, rencontre l'échec tôt ou tard. La répression des instincts primaires apparaît intolérable et, un jour, les digues cèdent et l'ordre social est submergé par le flot des haines. Ça explique qu'aucune forme d’État n'est stable et que le pire, comme le meilleur, peuvent surgir des révolutions à venir. La destruction de l’État, c'est généralement l'instauration de la barbarie.

Tableaux principalement de Franz Von Stück (1863-1928), Caspar David Friedrich (1774-1840), Ernst Ferdinand Oehme (1797-1855) et bien sûr Jérôme Bosch (1450-1516).

J'ai quand même parlé du Covid mais c'est bien la dernière fois.

Un livre de référence : Timothy Snyder : "L'holocauste et pourquoi il peut se répéter". Snyder envisage l'avènement de régimes totalitaires à le suite d'une désagrégation de l’État et sous la pression écologique, notamment.


samedi 14 novembre 2020

Dix-huit millions de visons, Deux Ogres et Un Grand Blond

 

- Au Danemark, on vient d'exterminer, en quelques jours, près de 18 millions de visons. Curieusement, c'était le premier éleveur au monde, avec la Chine, de ce charmant animal (qui n'existe quasiment plus à l'état sauvage). Un ahurissant carnage perpétré, dans une indifférence quasi générale (même Brigitte Bardot, même les écolos et Greta Thunberg, qui préfèrent les abeilles aux visons, n'ont rien dit); ces petites bêtes se seraient, en effet, révélées porteuses d'un Covid muté. Je me demande bien quels moyens on a employés parce qu'il a tout de même bien fallu "travailler" au rythme de 500 000 visons à l'heure pour se débarrasser de toute la population en si peu de temps. On n'a pas du être trop délicats. 

Ce massacre de sang froid, qui n'a empêché presque personne de dormir, en dit long sur nos sociétés. On sait fermer les yeux, se montrer monstrueusement cyniques. Pourtant, les visons, c'est tout mignon, tout doux ( je pense, quand même, que ça doit mordre cruellement). Mais il y a aujourd'hui cette réprobation concernant les manteaux de fourrure : en porter un à Paris, c'est risquer de se faire agresser; pourtant, il n'y a rien de mieux, je le sais d'expérience, quand on doit affronter un véritable hiver. Et c'est trop associé aux vieilles mémés, aux "vieilles peaux" c'est le cas de le dire, qui font étalage de leur argent. Les vieux, le fric, ça demeure un aliment puissant de nos petites haines.

Une dernière remarque : j'ai découvert, à cette occasion, qu'il y avait, sur le territoire du Danemark, 3 fois plus de visons que de Danois (moins de 6 millions). Mais en dépit de cette écrasante supériorité démographique, je n'ai jamais croisé un seul vison quand je suis allée au Danemark. Étonnant, non ? C'est un aspect des populations (humaine et animale) qu'on étudie rarement. Si on est bouddhiste et croit au Karma, ça fait frémir : parmi ces visons qu'on vient d'exterminer, beaucoup étaient sûrement des réincarnations des parents, grands-parents, des Danois d'aujourd'hui. Brr ! Ça change tout, n'est-ce pas ?

- C'est terminé ! Écrasée militairement, la petite Arménie, coincée entre les ogres turc et russe, a quasiment perdu le Haut-Karabakh. Pouvait-il en aller autrement ? L'Europe n'a bien entendu rien dit, rien fait. En France, on est pleins de courage pour manifester dans le vide, en faveur du droit à la caricature, mais on se révèle beaucoup plus timorés s'il s'agit de soutenir l'Arménie. Tant pis si l'Arménie est le berceau du Christianisme (adopté dès 301 après JC) et des civilisations indo-européennes: bien que se situant en Asie, il n'y a pas plus européenne que l'Arménie ! 

Mais on rabâche, en France, la belle laïcité de notre État, garante de neutralité à l'égard des religions (donc un pays chrétien, on s'en fout, comme on s'était foutu des Serbes dans l'affaire du Kosovo) et on s'interdit de s'interroger sur une identité européenne (pourtant évidente, me semble-t-il, et dont on ferait bien de ne pas sembler avoir honte). Et puis, dit-on aussi, en Droit international pur, le dossier du Haut-Karabakh n'est pas tellement défendable : on ne va pas contester une loufoquerie éthylique du Grand Staline. 

C'est donc Erdogan et Poutine qui peuvent maintenant plastronner. Poutine peut même se présenter comme un pacificateur alors même qu'il a vendu des armes aux deux belligérants et n'a pas honoré son accord de défense avec l'Arménie. Il a même puni celle-ci de ses vélléités d'indépendance en 2018. Mais attention, entretenir indéfiniment des situations pourries comme aime le faire la diplomatie russe n'est pas sans risque : le conflit qui s'achève a donné à d'autres des idées. L'Ukraine s'intéresse en ce moment aux drones turcs et israéliens.

- Une autre victime du Covid,... le Grand Blond mais en moins doux, moins mignon que les visons. Il a promu la violence (verbale, physique) et la vulgarité comme méthodes de gouvernement. Sans compter sa totale imprévisibilité.

Je pense d'abord aux nombreux Américains qui se sentent soulagés parce qu'ils étaient humiliés, honteux, d'être représentés par un type pareil. Je comprends très bien ce sentiment, j'ai connu ça en Europe Centrale. En France, on n'a jamais éprouvé ça (être représenté par un crétin) mais c'est peut-être d'autant plus dangereux parce qu'on n'est pas "immunisés" et que les "grandes gueules" prolifèrent. 

  Le départ du Grand Blond, c'est donc d'abord une bonne nouvelle. Mais on aurait tort de trop se réjouir. Parce que le Grand Blond, il aurait gagné sans l'accident Covid et il a su faire la preuve de son extraordinaire capacité, en dépit de ses côtés repoussants, à susciter l'adhésion populaire. Un point m'a particulièrement marquée : contre toute attente, Trump a accru la part de son électorat noir et latino. Preuve sans doute que la brutalité et la violence, ça fascine et que voter Trump, c'est se mettre du côté de la puissance. Et puis, le Trumpisme, son idéologie, il n'infecte pas seulement les Etats-Unis mais il est également très présent en Europe ( mais on fait semblant de ne pas s'en apercevoir).

 Un puissant moteur semble aujourd'hui animer nos sociétés. C'est celui du rejet massif des "élites" accusées de tous les maux. On croyait que pour convaincre les peuples, il fallait être éduqué, poli, éclairé. On découvre aujourd'hui que ces qualités sont plutôt considérées comme des tares et qu'il vaut mieux faire appel aux impulsions et aux bas instincts. Le carburant de ce nouveau moteur, c'est en effet la haine brute.


 D'ores et déjà, d'irréparables fractures se dessinent. On se sent maintenant vraiment très seuls et on est presque sûrs de se faire tout de suite assassiner (même en France et, peut-être, surtout en France) si on commence à évoquer les bienfaits de la mondialisation, du libre-échange et de l'immigration. Sur ces trois questions, tout le monde (écolos, gauchos, fachos, républicains), contre toute évidence historique, fait maintenant du Trump, pense, à quelques nuances près, comme Trump. Ce repli généralisé sur soi augure vraiment très mal de l'avenir.

Outre la photographie d'un petit vison, tableaux du peintre américain Arthur DOVE (1880-1946), pionnier de l'abstraction.

Je précise enfin que je ne confonds pas les Américains avec Donald Trump. C'est aussi un pays qui produit des génies comme des petits pains et qui possède des universités de premier plan.


samedi 7 novembre 2020

Mes bizarreries, ma dissidence

 

Comme un peu tout le monde, je pense, j'ai mes côtés bizarres, bizarroïdes, surprenants. 

Au boulot, je déconcerte d'abord avant qu'on ne s'habitue à moi.

Je fais d'abord le désespoir des secrétaires parce que je ne note nulle part mes rendez-vous, je les mémorise simplement. Mais comme ça marche quand même et que je ne rate pas mes réunions, elles se résignent et finissent par cesser de s'arracher les cheveux.

Mais dossiers, je ne les classe pas de manière thématique mais je me contente de les archiver de manière chronologique. Pour moi, c'est idéal, la recherche est instantanée mais il n'y a évidemment que moi qui puisse s'y retrouver.

En réunion, je prends quelques notes mais pas trop et je me dépêche ensuite de les jeter à la poubelle. En revanche, je sais écrire très vite une note récapitulative.

Dans la journée, je bouffe plein de chiffres mais c'est à peine si j'ai une calculatrice. Je privilégie en fait le calcul mental rapide parce que c'est la seule manière, pour moi, de vivre les chiffres. Les ravages intellectuels de la calculette, je suis étonnée qu'on n'en parle jamais : presque tout le monde est maintenant perdu avec les chiffres, sait à peine les analyser ou faire une division ou un pourcentage. Et que dire des exponentielles qui nous préoccupent tant aujourd'hui avec le coronavirus ?

Ma spécialité, c'est la gestion et l'analyse financière mais les multiples logiciels d'analyse qui vous crachent une foule de ratios sur une entreprise, c'est à peine si je les consulte. Ça peut impressionner à bon compte, donner l'impression qu'on a fait le tour de la question, mais rien de tel pour mélanger l'accessoire et le principal, vous empêcher de voir l'essentiel et formuler le bon diagnostic. Je me contente donc des documents comptables papier. Tant pis s'ils pèsent 10 kilos et si presque plus personne ne les consulte. Mais les erreurs monumentales aux quelles conduisent les ratios et les synthèses électroniques, personne non plus n'en parle jamais.

Dans ma vie personnelle, je n'ai pas non plus d'agenda, je n'établis jamais de listes de choses à faire ou de courses à effectuer, je ne note pas les dates-anniversaires de mes amis et je ne tiens surtout pas de journal personnel. J'enregistre simplement quelques numéros de téléphone mais pas toujours. Quant aux adresses, une fois que je suis allée quelque part, je m'en souviens.

 

Le smartphone, je ne le consulte que parce que j'y suis contrainte, pour écluser, tant bien que mal, le torrent de mails qui s'abattent continuellement sur moi. Rien de tel pour faire exploser une entreprise que les mails. Comme ils sont tous mis sur le même plan, on se perd rapidement dans une multitude de bêtises et de détails. Et puis on a vite fait de considérer qu'on a bien fait son boulot parce qu'on a répondu à tous ses mails même si on n'a réfléchi sur rien. La multiplication des mails, c'est un frein considérable à l'efficacité.


 Quant aux autres fonctions du smartphone, je m'en fiche complétement. La  photo, Facebook, Instagram, Linkendln, Twitter, à la trappe ! Et toutes ces applications à télécharger, censées nous simplifier la vie mais plutôt à nous la compliquer à mes yeux... 

Même le GPS, je n'y ai recours qu'occasionnellement. Je préfère consulter une carte en un clin d’œil et me débrouiller ensuite, ça va généralement plus vite. Avec le GPS, on perd le sens de l'espace et de l'orientation, on ne sait plus situer les lieux.

Vous déduisez peut-être de cet auto-portrait que je dois être bien désinvolte, voire je m'en foutiste ou bordélique. C'est vrai que je suis un peu aérienne, détachée. Les joujoux technologiques, je suis circonspecte. 

Disons qu'en règle générale, j'essaie d'abord de compter sur moi-même. J'aime bien tout faire de tête et tout avoir dans la tête. Pour ça, il s'agit simplement d'exercer un peu sa mémoire et ses méninges.

J’ai d’abord l’impression d’y gagner en rapidité et en efficacité. Je me sens aussi plus libre, plus autonome.



Surtout, c’est ma révolte propre contre les technologies contemporaines qui visent, pour la plupart, à nous exproprier de notre mémoire et de nos capacités d'analyse. La mémoire, en particulier, ça n'a rien à voir avec l'intelligence, ça n'est qu'une question d'entraînement. C'est un don que nous possédons tous mais que nous exploitons trop peu. Et ce n'est pas seulement la mémoire, le temps, c'est aussi notre perception de l'espace et nos capacités de raisonnement qui se trouvent bouleversés par l'électronique. Quant à l'imaginaire, on sait bien à quel point il est aujourd'hui appauvri, entièrement formaté par les images de la com' et toutes celles publicitaires et médiatiques.

Avec le développement de l’informatique, on perd en effet de plus en plus l’exercice de sa mémoire tandis que toutes nos qualités intellectuelles se voient sommées d'emprunter des chemins banalisés. Dans les entreprises, on entretient ainsi un goût immodéré pour les démarches qualité (importées des États-Unis); on est submergés par les procédures, les tableaux de bord, les objectifs prévisionnels. Comme ça, on devient tous substituables les uns aux autres, chacun peut faire mon boulot et inversement, mais personne ne s'interroge sur les pesanteurs et le manque de créativité que ça génère. 

 

Le plus étonnant, c'est qu'on se prête de très bonne grâce à cette évolution. C’est vrai que ça semble faciliter et sécuriser la vie. On archive tout, on classe tout sur son ordinateur et son smartphone; on y enregistre et y planifie sa vie entière, personnelle et professionnelle. Après, on retrouve tout ça en quelques clics.
 

Quant à son boulot, c'est vraiment réconfortant de se sentir complétement encadré par des procédures. On se sent couverts, ça donne bonne conscience, c'est l'illusion du travail bien fait parce qu'on a simplement respecté  les règles. Mais c'est aussi la banalisation complète de notre vie professionnelle et le développement paradoxal d'une irresponsabilité généralisée. Sans qu'on s'en émeuve, on devient surtout des exécutants, on se contente d'accomplir, pour l'essentiel, des tâches entièrement programmées. On peut ainsi entretenir un rapport neutre, indifférent, à son travail, un simple temps consacré à son entreprise. L'innovation, la créativité, ça apparaît presque dangereux.

C’est évidemment un peu effrayant qu’on se plie si facilement à cette normalisation complète, à ce vieux fantasme totalitaire, mais il faut bien reconnaître que l’informatique, c’est rassurant et ça offre beaucoup de compensations affectives. Sans faire de psychologie de bistrot, on sait bien en effet que l’informatique, ça plaît surtout aux maniaques et aux obsessionnels, tous ceux qui aiment l’ordre, abhorrent l’imprévu, et qui, en quadrillant toute leur vie, essaient de lutter contre leur anxiété. En anglais, un « geek », c’est aussi un « nerd » et ce n’est pas flatteur. Tous ces gens là me glacent. Un amant "geek" qui enregistre tout et planifie tout, ça doit être l'horreur.

On va jusqu'à prétendre que la traçabilité complète de nos vies, la reconstitution de nos existences de A à Z, est en passe d’être réalisée. Il existerait ainsi, paraît-il, de plus en plus de fous furieux qui, depuis des années, enregistreraient toute leur vie sur des disques durs.C'est la grande vogue du "Journal", du recensement de tous les petits faits de notre vie quotidienne. On croit que c'est objectif, que ça rend bien compte de nous-mêmes, qu'on peut y trouver un résumé sincère de son existence terrestre. Nos descendants pourront trouver un fidèle portrait de nous-mêmes.


 Heureusement non, je crois ! La vie, ça ne se résume pas à tout ce qui nous arrive, un simple enchaînement d'événements, de faits, d'accidents, subis ou voulus. La vie, c'est d'abord un bouillonnement continu d'émotions, de sentiments qui nous parcourent et nous déchirent et que nous retravaillons, recomposons, sans cesse, au gré de notre imaginaire. La vie, c'est un flux perpétuel d'intensités contradictoires, de joies et de chagrins profonds Par rapport à ce grand chaudron émotionnel, un journal de bord, ça apparaît totalement mensonger, une tentative dérisoire de contenir les impulsions qui nous dévorent .

C'est peut-être l'angoisse de cet Enfer qui nous habite qui explique nos choix actuels. On a préféré, en effet, abandonner  nos facultés propres pour s'en remettre à un grand Autre, une grande mémoire électronique censée nous simplifier la vie et être plus fiable et plus objective. On est ainsi en train de perdre sa mémoire et sa  créativité mais cette mutation culturelle et psychologique ne semble pas soucier aujourd'hui grand monde.

 

 Je ne parle même pas des risques d'un scénario de science-fiction dans lequel tous les outils informatiques qui nous régissent, ordinateurs, disques durs, disparaîtraient tout à coup, à la suite d’un grand krach. Pour beaucoup de gens, ce serait une catastrophe, une grande page blanche. Et ça me permet de bien comprendre les hackers qui se révoltent contre l'informatique, contre cette externalisation de notre vie, son « estrangement ».  


 Surtout, ne plus avoir de mémoire personnelle, être contraint d'emprunter des "chemins de pensée", ça m'apparaît un bouleversement profond et effrayant. Autrefois, on était bien obligés de tout mémoriser mais on développait sa personnalité, on échafaudait son identité, dans la relation que l’on entretenait avec ses souvenirs, en les suscitant, les recomposant et les réélaborant sans cesse. On investissait dans ses souvenirs, on laissait se croiser la mémoire et l'imagination et c’est comme ça que se constituait une culture, individuelle et collective.

 Ça veut dire qu’on se construisait, reconstruisait, soi-même et qu’on ne s’en remettait pas à un grand Autre, objectif et impersonnel.


Il est peut-être temps de réhabiliter la mémoire, le souvenir, l'imaginaire….non pas pour radoter, rabâcher mais simplement pour reconquérir sa liberté, son individualité. Se souvenir, c'est constamment réélaborer son identité. C'est de cette plasticité merveilleuse que nous privent les nouvelles technologies.

Tableaux de Victor Brauner, peintre surréaliste (1903-1966) d’origine roumaine auquel le Musée d'Art Moderne de Paris consacre aujourd'hui une exposition (un peu succincte et malheureusement suspendue à cause du Covid). Par une espèce d'injustice, il est, malheureusement largement oublié aujourd'hui.

Une photo, réalisée par moi-même, de la tombe de Victor Brauner au cimetière Montmartre.

Enfin, un livre de Joshua FOER : « Aventures au cœur de la mémoire – L’art et la science de se souvenir de tout ».