samedi 25 avril 2020

La nuit animale


Quand j'étais adolescente et même étudiante, l'une de mes grandes distractions, c'était de me rendre sur les Quais de Seine où se trouvent plein d'"animaleries".


Jusqu'à une époque récente, on y vendait une foule d'animaux bizarres voire horribles : des serpents visqueux, des lézards "cancéreux" pleins de cornes et protubérances, des tortues carnivores avec mâchoire en couteau, des insectes difformes dont on ne distingue pas la tête et la queue, des araignées plus velues qu'un sexe féminin. J'ai même vu, une fois, une roussette, cette chauve-souris géante, suspendue à ses griffes, baveuse et la tête renversée. Ça me répugnait et me fascinait. Ma trouille, c'était qu'une des cages soit mal fermée et laisse échapper un de ces monstres.


J'essayais d'interroger les vendeurs. Est-ce que ça se vend vraiment ces bestioles ? Comment-ils sont les types (j'avais du mal à concevoir que ça puisse être des nanas) qui vous achètent ça ? Malheureusement, on m'a toujours envoyée promener.


Pourtant ça m'intéressait et m'intéresse vraiment la psychologie des gens qui apprécient la compagnie d'animaux étranges. Quels échanges peut-on avoir avec une araignée, un serpent ? Mais j'avoue aussi que si je rencontrais un amant potentiel hébergeant ce type de bestioles, je me dépêcherais de fuir.


Je me souviens aussi d'avoir visité à Pékin un de ces "marchés aux animaux" dont on parle tant aujourd'hui. J'ai été effrayée et déchirée par ces bêtes pitoyables, étroitement encagées, qui essayaient désespérément de communiquer leur détresse : des animaux communs d'abord, lapins, chats, chiens, tous destinés bien sûr à finir à la casserole mais aussi plein d'"étrangetés", reptiles, insectes et mammifères qui m'étaient inconnus. C'est vrai que sur ces marchés, on peut se mettre à croire au mythe de la cruauté asiatique et plus spécialement chinoise. Quelle drôle d'idée d'ailleurs de vouloir écailler un pangolin.



Mais à Paris aujourd'hui, je crois que c'est fini, les animaleries ne vendent plus que des toutous et des cha-chats, moins peut-être parce qu'il n'y a plus de demande que pour se conformer au politiquement correct.

Au total, je crois qu'on entretient tous une fascination-répulsion vis-à-vis des animaux. Et ce sentiment ambigu se retrouve dans la sélection rigoureuse des espèces que l'on opère. Il y a une véritable échelle de l'infamie : d'abord les animaux fréquentables (même si on ne porte pas à tous la même considération), les domestiques et ceux d'élevage et puis les infréquentables, tous les sauvages, situés sur une échelle allant du féroce et dangereux (l'ours, le loup) à l'innommable et le répugnant (l'araignée, la limace).


Les fréquentables, c'est quand même ceux sur les quels on peut se projeter, faire un peu d'anthropomorphisme. Ceux qui nous laissent croire qu'on a peut-être quelque chose de commun avec eux.

Mais même avec eux, je crois qu'on éprouve une attirance-terreur; c'est du moins ce que je vis. C'est la béance effrayante de cette "nuit animale" dont l'homme s'est un jour extirpé. Qu'est-ce que c'est d'être un chat, un chien ? Comment voient-ils le monde et, singulièrement, nous mêmes ?


Ce qui me sidère, c'est qu'aujourd'hui de plus en plus de gens nous serinent que les bêtes sont des humains comme les autres ou alors que les humains sont des bêtes comme les autres. Et ils vous assènent de multiples exemples prouvant l'intelligence animale. Je leur réponds simplement que je ne serai convaincue que lorsque qu'un chien ou un chimpanzé aura écrit l'équivalent du "Bateau ivre" d'Arthur Rimbaud.


Mais qu'est-ce qui peut bien les réjouir ou les consoler dans cette idée qu'il n'y aurait pas de césure entre les espèces humaine et animale ? Est-ce que ça ne traduit pas de sombres rêves : le plaisir de faire la bête, de ne plus se sentir ni responsable, ni coupable ? La possibilité de devenir criminel en toute impunité, de s'affranchir de toutes les lois et de toutes les bienséances ? Toutes ces élucubrations régressives m'effraient.


La seule chose que j'envie aux animaux c'est qu'ils échappent vraisemblablement à la conscience de la mort et n'éprouvent pas d'angoisse. C'est aussi ce qui les enferme dans leur condition, parce que c'est tout de même bien la perspective de la mort qui nous conduit à sortir de notre vie immédiate, à nous dépasser et nous projeter dans le temps.

















Mais je ne voudrais pas apparaître anti-animaux. Je les aime réellement même si je me sens incapable d'en avoir; et puis, je comprends parfaitement le plaisir que l'on peut éprouver à avoir un animal de compagnie. Sur ce point, Sigmund Freud, pourtant hyper rationaliste, a écrit des choses très éclairantes. Il avait ainsi la passion des chiens et notamment des chow-chows. Il les considérait vraiment comme des membres, à part entière, de la famille. Ce qu'il louait souvent chez eux, comme un avantage certain sur les hommes, était l'absence de toute ambivalence. "Les chiens aiment leurs amis et mordent leurs ennemis. Ils sont en cela bien différents des hommes qui sont incapables d'amour pur et doivent toujours mêler l'amour à la haine dans leurs relations d'objet." Ou encore : "Telles sont les raisons pour lesquelles on peut aimer un chien comme Topsy ou Jofie avec une profondeur si singulière, cette inclination sans ambivalence, cette simplification de la vie libérée du conflit avec la civilisation, conflit si difficile à supporter, cette beauté d'une existence parfaite en soi."

Une existence parfaite en soi, parce que simple, parce que libérée du conflit avec la civilisation. Que peut-on écrire de plus beau sur la vie animale ?


Images principalement de Franz MARC (1880-1916) et August MACKE (1887-1914) et peintres de l'expressionnisme allemand. Photographies (2) d'Anka ZHURAVLEVA.

samedi 18 avril 2020

Nations et territoires


Je suis peut-être médisante mais il faut bien reconnaître que les Français ne sont pas très forts ni en géographie, ni en histoire. Ou plutôt, ils ne connaissent que ce qui relève de leur pays. C'est sans doute l'inconvénient d'appartenir à une grande nation.


Une exception toutefois : la Palestine. Quand on participe à une soirée avec quelques intellos "progressistes",  on a tout de suite affaire à des gens hyper pointus et on n'y coupe pas : on a droit à un long couplet sur les territoires occupés, sur chaque alinéa des accords d'Oslo et sur les crimes effroyables de l’État d'Israël.


Je me sens nulle mais je m'interroge. Cette passion pour un peuple opprimé est bien sûr estimable mais pourquoi justement la Palestine ? Des conflits territoriaux, ce n'est pas ça qui manque dans le monde mais, généralement, tant qu'on n'est pas directement concernés, on s'en fiche complétement. Ces mêmes intellos parisiens, la Transnistrie, l'Ossétie du Sud-Alanie, l'Abkhazie, Lougansk, Donetsk, la Crimée, ça ne les émeut pas beaucoup. Ou alors, quand ils en ont entendu parler, ils m'évoquent une hystérie anti-russe et l'intervention  généralisée, en Ukraine et dans le Caucase, des États-Unis qui y soutiennent des mouvements néo-nazis. Ils sont sans doute mieux informés que moi.


Pour en revenir à la Palestine, existe-t-il, d'abord, un peuple palestinien ? La Palestine, depuis l'empereur Hadrien jusqu'à la partition de 1948, ça a désigné le pays des Juifs. Ce nom a été abandonné par les Juifs pour adopter celui, originel, d'Israël, puis, il a curieusement été récupéré par les Arabes dans les années 50; les Palestiniens d'aujourd'hui, ce sont les Arabes d'hier qui se sont eux-mêmes désignés ainsi sans doute pour affirmer qu'ils incarnaient eux seuls et depuis toujours la Palestine. Ça permet ensuite de soutenir que Jérusalem ne saurait être la capitale d'Israël parce qu'il existe un peuple palestinien dont la culture propre et le territoire originel justifient la création d'un État indépendant.


Curieusement, ce renversement sémantique, où un mot n'a plus le même référent, a été effacé alors qu'il est tout de même récent (pas plus de 70 ans). Il est même complétement intégré dans le vocabulaire: les Palestiniens, ce seraient les Arabes qui peuplaient un territoire, occasionnellement peuplé par des Juifs.


Que tant de journalistes et d'historiens aient embrayé, sans broncher, sur cette falsification, cette réécriture de l'Histoire, ça laisse rêveur. Parce que dans cet interminable et sanglant conflit, la première exigence, pour parvenir à un accord, est celle de la transparence et de l'honnêteté.

Mais de quel droit je me permets d'évoquer ce que l'on appelle le conflit israélo-palestinien  ?


Je n'y connais rien, c'est vrai, mais j'ai l'impression que cette mythologie d'une "terre des ancêtres", d'un territoire originel et finalement d'un Droit du sol, est la plus dangereuse de toutes. Elle devient le support des nationalismes les plus terrifiants et a souvent pour conséquence l'épuration ethnique.


Comme illustration de ces propos, on peut se référer à "l'exemple" turc. La Turquie est aujourd'hui devenue une destination à la mode (du moins jusqu'à ces dernières semaines). C'est un joli pays; les touristes apprécient ses plages, ses paysages montagneux, la ville d'Istanbul et puis la population est tellement accueillante ! On a bien sûr vaguement entendu parler du génocide des Arméniens et de la répression des Kurdes. On condamne, bien sûr, mais qui se souvient du conflit gréco-turc au lendemain de la 1ère guerre mondiale ? On baguenaude ainsi en tenue décontractée dans les rues d'Izmir (autrefois la brillante "Smyrne") sans savoir qu'on se promène dans ce qui fut un vrai charnier : en 1922, les troupes nationalistes d'Atatürk, avec la complicité de la France et de l'Italie, se sont amusées à faire griller ses habitants, un des plus effroyables drames de l'histoire étrangement oublié.


Dans l'indifférence générale, les Turcs se sont même appliqués, depuis un siècle, à éradiquer tout l'héritage grec. Historiquement pourtant, le territoire turc (pas seulement la côte égéenne mais l'Anatolie jusqu'à Trabzon), c'est d'abord la Grèce. C'est la Grèce qui, d'Héraclite d’Éphèse au 6 ème siècle avant J.C. à la prise de Byzance en 1453, y a inscrit son histoire. Quel scandale ce serait pourtant si les Grecs rappelaient aujourd'hui cette longue Histoire et réclamaient un simple droit de s'installer à nouveau en Turquie et d'y vivre en sécurité ?




Ou bien en Europe. On s'est appliqués, au lendemain des guerres mondiales, à constituer une Europe des nations. Le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, proclamé par le Président Woodrow Wilson, s'est ainsi révélé une formulation politique aventureuse, porteuse de conflits et de haine. On a d'abord démantelé l'Empire d'Autriche-Hongrie qui avait pourtant, jusque là, réussi à faire vivre, en assez bonne entente, une multitude de communautés.


La caricature, c'est la Hongrie dont on se plaît aujourd'hui, dans les médias, à présenter une image détestable. Mais comment ne pas comprendre que la Hongrie a été punie, sous l'impulsion de la France (traité de Trianon), de manière totalement disproportionnée ? Alors qu'elle n'avait joué qu'un rôle mineur dans la 1ère guerre mondiale, on ne lui a laissé que le tiers, environ, de son territoire. Comble de l'humiliation: on a cédé la Transylvanie, largement magyarophone, à la Roumanie. Résultat : la Hongrie continue de vivre, un siècle plus tard, dans un nationalisme étriqué et revanchard. C'est condamnable bien sûr mais j'imagine mal ce qu'il en serait si la France avait subi un tel sort.


 Il y a quand même des pays en Europe qui ne se plaignent pas, ou n'osent pas se plaindre, de leur territoire. C'est le cas de la Pologne dont les frontières actuelles ne correspondent pourtant absolument pas à ses limites historiques (qui se situent largement en Ukraine). Pourtant, que dirions-nous si la Pologne se mettait, suivant l'exemple des Palestiniens, à revendiquer ses terres originelles ? Quel tollé !



Il faut cependant le rappeler : la Pologne était, avant la seconde guerre mondiale, le pays le plus cosmopolite d'Europe. Mais on a choisi de lui appliquer l'ordre l'ordre stalinien reposant sur l'épuration et l'homogénéité ethnique. Toute l'Europe Centrale a même été façonnée sur ce modèle : une mosaïque de pays aux populations homogènes, tous administrés dans le cadre du seul système soviétique. On a souvent comparé l'U.R.S.S. à un Empire mais cette comparaison semble erronée. L'U.R.S.S., c'était d'abord une formidable machine à broyer les différences et les particularismes, à normaliser entièrement une société : de haut en bas, de ses gouvernants à ses citoyens, et aussi horizontalement, dans l'ensemble de ses sphères, politique, artistique, culturelle et même individuelle, comportementale.



Voilà ce qui justifie mes réserves sur le conflit Israelo-Palestinien. Je le comprends mal. Dès qu'on pose un problème en termes de peuple, de territoire, de frontières, je me hérisse. C'est un héritage du début du 20 ème siècle qu'on n'arrive pas à liquider. Un pays, ce n'est pas un lieu.


Sans appeler au retour des Empires, je n'arrive pas à comprendre qu'il faille absolument deux États antagonistes et séparés pour résoudre le problème. Dépasser ses particularismes, définir un projet commun, établir un contrat de vie commune, c'est tout de même plus enthousiasmant qu'entretenir continuellement cette haine poisseuse.


Tableaux principalement de Magnus ZELLER (1888-1972), mais aussi de Mariane Von WEREFKIN (1860-1938), Otto DIX (1891-1969), Albert BIRKLE (1900-1986)

samedi 11 avril 2020

Je suis "Masochienne"


La seule chose dont je sois peut-être un peu fière, c'est d'être née dans la même ville que Sacher-Masoch à Lviv (autrefois  Lemberg) en Galicie. Et aussi à proximité des villes où sont nés Joseph Roth (Brody), Bruno Schulz (Drohobycz) et les parents de Sigmund Freud (Brody pour la mère, Tysmienica pour le père). Des lieux que je connais presque par cœur et qui sont pour moi, symboliquement, culturellement, très liés.


Je me sens en effet "masochienne" même si c'est un mot qui résonne étrangement en français. C'est bien différent de "masochiste" parce que si je suis bien fascinée, comme la plupart des femmes, par l"humiliation", je n'ai du moins aucun goût pour la souffrance. Quand je déclare ça, j'ai généralement droit à des froncements de sourcils réprobateurs ou agacés : encore un de ses délires à celle-là, elle est vraiment complétement tapée.


C'est vrai que Sacher-Masoch, presque plus personne ne le lit aujourd'hui. On croit que c'est du porno soft à la sauce "fin de siècle" avec pieds fourchus, vieilles dentelles et masques de Méphisto. Si on l'aborde dans cette optique, on risque d'être déçus : ses descriptions sont d'une extrême décence, entièrement allusives, rien qui déroge à la censure. Quand Krafft-Ebing l'a rangé, en 1886, dans sa "Psychopathia Sexualis", dans la catégorie des "pervers", il s'en est, avec raison, profondément indigné. Et puis aujourd'hui, Masoch, ça apparaît dépassé : il y a le "masochisme" papier glacé très tendance, très glamour, d'Helmut Newton à Madona via Robbe-Grillet, Araki et Mapplethorpe.


Il faut d'abord rappeler que Sacher-Masoch a été extrêmement célèbre, considéré comme l'un des grands écrivains de langue allemande de la fin du 19 ème siècle. Quand il s'est rendu à Paris en 1886, il a été célébré et a même reçu la Légion d'Honneur, décoration rare pour un étranger.
 

Aujourd'hui, avec le recul, on ne peut effectivement ranger Sacher-Masoch au Panthéon de la littérature. La raison principale, c'est que son œuvre abondante finit par être lassante. Les différentes intrigues sont toutes structurées autour d'un même motif : une femme qui asservit les hommes; magnifique de beauté, fière et dominatrice, une manipulatrice cruelle, elle agit toujours selon ses goûts et ses caprices. Un vrai théâtre mécanique finalement dépourvu de profondeur et complexité psychologique.


Mais c'est quand même beaucoup plus compliqué que ça et on rencontre, en fait, de multiples types de femme idéale dans les livres de Masoch. C'est toujours sombre et vénéneux mais il y a les femmes guerrières, les femmes fatales, les femmes "romantisme noir", les sadiques, les hétaïres, les tortionnaires.  Toujours des femmes qui vous font frémir, frissonner, vous révulsent ou vous soulèvent, bien loin des clichés acidulés contemporains de la chouette nana ou de la fille sympa.


Au total, je me reconnais dans Masoch et je m'intéresse à son œuvre pour au moins trois raisons :

- il appartient à un monde perdu, celui de la Galicie bigarrée, cosmopolite et polyglotte, dans lequel l'idée funeste des nations n'avait pas encore émergé. Il se vantait de ses origines multiples, parlait indifféremment le polonais, le russe, l'ukrainien, le français (il était farouchement francophile). L'allemand n'était curieusement pas sa première langue. Il avait une grande sympathie pour les Juifs et se déclarait de culture panslave. Il était enfin progressiste, défenseur de tous les opprimés, et soutenait les mouvements révolutionnaires (1848) qui ont, à cette époque, ébranlé l'Europe.


- il était un juriste et voulait introduire le Droit dans les relations amoureuses. Ça semble peut-être bizarre mais c'est sans doute sa principale innovation érotique et on ferait peut-être bien de s'en inspirer aujourd'hui. Ça permettrait de contenir beaucoup d'emportements victimaires a posteriori. Plus que par ses "goûts bizarres", ses ambiances vénéneuses ou oppressantes, l’œuvre de  Masoch se caractérise en effet par la généralisation du "contrat" dans le domaine amoureux. Le contrat, d'une durée prédéterminée, se substituerait même à l'institution du mariage.


Le Droit et le Désir, on a tendance à croire que ça se situe en opposition, que ça se contredit même. Masoch nous fait comprendre que ça peut aussi être électrisant, l'un alimentant l'autre en fait, le Désir ne se soutenant que de l'Interdit et inversement. L'emportement libidinal est favorisé par la coercition. C'est comme ça qu'on atteint la volupté dans la cruauté (exercée ou subie).


On est bien loin de l'idéologie libérale actuelle, du tout est permis, dans le cadre de laquelle on se rend bien vite compte qu'il n'y a plus rien à désirer et qu'il n'y a aucun intérêt à faire usage de sa liberté. Avec Masoch, c'est plutôt rien n'est permis, mais tout devient alors désirable et, surtout, j'ai la possibilité de devenir libre dans le cadre d'un contrat au sein du quel j'énonce mes choix.


- il était un gynocrate d'un extrémisme absolu.  Sacher-Masoch va en effet plus loin que tout le monde, il ne se contente pas d'une égalité homme-femme, il n'hésite pas à  appeler de ses vœux un "grand basculement", un renversement complet : substituer carrément le matriarcat au patriarcat, inverser le rapport de subordination entre les sexes. Les relations entre les sexes se trouveraient alors réglées par les fameux contrats d'entente physique qui se substitueraient à l'institution patrimoniale du mariage bourgeois.

Même les plus enragées des féministes ne vont pas aussi loin. La fascination de Sacher-Masoch se porte sur les femmes supérieures, éduquées, exerçant un pouvoir politique ou économique. Son modèle, c'est bien sûr la femme slave souvent hautaine, distante et dominatrice. Difficile bien sûr de souscrire entièrement à pareil projet politique : substituer une domination à une autre domination, c'est bien loin de la philosophie des Lumières.

Mais ce programme radical permet quand même d'énoncer une vérité étrangement occultée. Autour de qui tourne en réalité le monde ? Qui en constitue le centre et le foyer d'attraction ?


La femme, bien sûr, on sait tous ça sans l'avouer, depuis la guerre de Troie. C'est elle qui fait rêver, qui est centre du désir, focalise les attentions, le appétences; c'est à elle que sont consacrées toutes les œuvres d'art (peinture, poésie, littérature); c'est pour elle que les hommes se font audacieux, réalisent des projets insensés.


Quant à l'homme, il faut bien reconnaître qu'il n'est pas grand chose en comparaison : il n'est pas désirable par lui-même, il ne fait pas rêver, il intéresse tout au plus mais pour des raisons externes, étrangères (le pouvoir, l'argent). Alors oui ! Le monde est bien masochien sans le savoir.


Un post qui permet de parler d'autre chose que du coronavirus.

Images de Jacek MALCZEWSKI (1854-1929), Bruno SCHULZ (1892-1942), Jean-Léon GEROME (1824-1904), Franciszek ZMURKO (1859-1910), Roland TOPOR (1938-1997), Stefan ZECHOWSKI (1912-1984), Franciszek STAROWIEYSKI (1930-2009), Jan LEBENSTEIN (1930-1999) et photographie de Friedrich NIETZSCHE, Paul REE et Lou Andreas SALOME, la Russo Balte qui aurait sans doute fasciné Sacher-Masoch.

Si je vous ai donné envie de vous pencher sur Sacher-Masoch, je vous conseille les livres suivants :

- Sacher-Masoch : "Œuvres maîtresses" . Edition Robert Laffont, collection Bouquins avec une très bonne préface de Cécile Guilbert. Au sein de l’œuvre foisonnante de Masoch, un excellent choix de ses principaux textes.

- Gilles Deleuze : "Présentation de Sacher-Masoch, le froid et le cruel". Le livre-référence, paru en 1967, pour l'analyse du masochisme.

- Pascal Quignard : "L’Être du balbutiement". Paru en 1969

-Bernard Michel : "Sacher-Masoch 1836-1895". La biographie de référence parue en 1989.

samedi 4 avril 2020

La Belle Epoque



Il faudra plus tard évaluer les ravages, psychologiques et sociaux, de la période de confinement. Ça risque alors d'être terrible et ça se profile déjà. Les sociétés creuseront de nouvelles et terrifiantes divisions; on ne pourra pas s'empêcher de désigner  les héros, les planqués et les salauds. Viendra le temps des règlements de compte.


Aujourd'hui, pour ce qui me concerne, je m'en sors. J'ai une grande chance : pour échapper à l'ennui de l'enfance, je m'étais mise à lire comme une folle. Ensuite, je n'ai jamais cessé et ça me permet toujours de vivre de multiples vies par procuration. Je ne me sens donc jamais vraiment seule.


Et puis, je me déplace, je me promène un peu quand même. Pour ça, je tiens à me faire particulièrement belle. J'en rajoute en matière de maquillage et de tenue. Que mon apparition puisse "imprimer" un peu ceux qui me croiseront.


Se laisser emporter par la grisaille, c'est en effet la déprime assurée.

Un grand "tétanos" généralisé, une paralysie physique, mentale, semble s'être abattus sur Paris. On y rencontre aussi peu de vie qu'autrefois, dans les plus sinistres des "Pays de l'Est".


Tout cela semble irréel et d'autant plus incroyable qu'il fait magnifiquement beau depuis quelque jours et que les images de Paris, débarrassées de toute pollution, s'affichent  comme ciselées, nettes et tranchantes. Le contraste est trop grand, on est sidérés, comment cela est-il possible ?


On pense alors sans cesse à ce qui apparaît maintenant si proche et si lointain : "la vie d'avant", cette vie qu'il était de bon ton de vilipender, d'exécrer et qui se trouve désormais parée de couleurs chatoyantes, cette vie passée qui fait figure de "Belle Époque". Quand est-ce qu'on pourra à nouveau s'asseoir à la terrasse d'un café pour contempler le flot coloré des passants ?


C'est pour ça que je méfie beaucoup de tous ces innombrables scrogneugneux qui, déjà sur les ondes, pontifient et proclament qu'après, il faudra vivre différemment, repenser les rapports humains, sociaux, économiques.

Ouh la, la ! De tels propos, ça accroît ma méfiance instinctive envers tous ceux qui entendent dicter le Bien pour les autres.


Parce que s'il y a, à mes yeux, une seule grande leçon à tirer de cette crise, c'est qu'on n'a vraiment pas envie de grands bouleversements et qu'on n'aspire en fait qu'à une seule chose : le retour à une vie "normale", ponctuée de multiples joies, de ce "bonheur vagabond, fait de tout petits instants, provoqué, peut-être par des inconnus". Une bonne bière, une séance de cinéma, un après-midi shopping, un week-end à la campagne, des regards échangés, des "chats" dans un salon de coiffure. Pour le reste, foutez-nous surtout la paix. Les grandes ambitions, les grands projets de société, c'est souvent ravageur.

















Parce qu'il faut bien le dire, la crise nous permet de goûter aux charmes cauchemardesques d'une société vertueuse dont tant de "révolutionnaires" souhaitent voir l'avènement.  Espérons que ça aura au moins un effet "douche froide" sur certaines ardeurs. Je me demande ainsi quelle tête font aujourd'hui les militants suivants :


- les adeptes de la décroissance et autres "adorateurs de club de Rome" : inutile de dire qu'on est en plein dedans pour de longs mois. Ceux qui vont déguster, ce seront les moins protégés, les travailleurs indépendants, tous ceux qui étaient un peu plus audacieux que les autres. Moins de production, c'est hélas moins de travail car, contrairement à une idée reçue, le travail ne se partage pas.


- les anti-capitalistes et contempteurs de la société de consommation. Le spectacle de toutes ces boutiques et magasins fermés est désolant et on rêve d'arpenter à nouveau les allées des grands centres commerciaux. C'est artificiel, c'est du toc, c'est de l'aliénation, sans doute... Mais pourquoi le capitalisme a-t-il conquis le monde ? Pas seulement en raison de son efficacité économique... mais surtout parce qu'il a une capacité inégalée de nous faire rêver, fantasmer, de nous émouvoir, de fournir un branchement à nos désirs. Tant pis s'il s'agit d'un simple bâton de rouge à lèvres ou d'une paire d'escarpins. Le capitalisme, comme grande machine désirante disait très justement Gilles Deleuze. La gloire du superficiel, sa force subversive.


- les féministes : le coronavirus, c'est radical. Même avec des tenues aguichantes, personne ne m'aborde, ne me siffle, ne me détaille du regard. Le harcèlement, c'est terminé. Quant aux histoires sexuelles, amoureuses, il faut faire une grande croix là-dessus. Ce n'est pas maintenant que je vais faire une "rencontre".  Mais est-ce que ça n'est pas sinistre ? Est-ce que c'est bien ça que l'on veut, un monde où rien d'imprévisible, sur le plan affectif, ne peut se passer ?


- les écologistes : je ne doute pas qu'ils se réjouissent de voir la planète mieux respirer (à l'exception, bien sûr, des malades du coronavirus) mais est-ce que ça compense vraiment l'impossibilité de se déplacer, de voyager et les multiples détresses économiques et sanitaires générées ?



- tous ceux qui honnissent la Finance : pour une fois, il est difficile de faire le grand procès des Banques, des spéculateurs, des multinationales, dans la crise qui se profile. C'est même la Finance qui assure en ce moment "les fins de mois" de l'économie et qui va peut-être permettre, ensuite, de relancer la machine.


Vivement donc le retour au "monde d'hier" ! C'était le titre d'un livre célèbre de Stefan Zweig. C'est une aspiration qui n'est pas forcément réactionnaire. Comme je le proclamais dans mon dernier post, c'était bien "le meilleur des mondes possibles", certes imparfait mais capable de dispenser quelques joies et plaisirs.


Tableaux de Jonas BURGERT, peintre célèbre en Allemagne, né à Berlin en 1969. Je trouve ça assez fort et troublant. Malheureusement, les images Internet ne donnent qu'une faible idée de l'impact de ses œuvres réelles.

En parallèle à ce post, je lisais le livre de la franco-iranienne Nahal TAJADOD: "Les simples prétextes du bonheur" paru en 2016. Comment une femme privilégiée, ayant toujours vécu dans un milieu snob, découvre, au contact d'une famille fantasque et débridée d'épiciers iraniens de la rue des Entrepreneurs dans le 15 ème, tous "ces petits riens" qui font le sel de la vie.