samedi 11 avril 2020

Je suis "Masochienne"


La seule chose dont je sois peut-être un peu fière, c'est d'être née dans la même ville que Sacher-Masoch à Lviv (autrefois  Lemberg) en Galicie. Et aussi à proximité des villes où sont nés Joseph Roth (Brody), Bruno Schulz (Drohobycz) et les parents de Sigmund Freud (Brody pour la mère, Tysmienica pour le père). Des lieux que je connais presque par cœur et qui sont pour moi, symboliquement, culturellement, très liés.


Je me sens en effet "masochienne" même si c'est un mot qui résonne étrangement en français. C'est bien différent de "masochiste" parce que si je suis bien fascinée, comme la plupart des femmes, par l"humiliation", je n'ai du moins aucun goût pour la souffrance. Quand je déclare ça, j'ai généralement droit à des froncements de sourcils réprobateurs ou agacés : encore un de ses délires à celle-là, elle est vraiment complétement tapée.


C'est vrai que Sacher-Masoch, presque plus personne ne le lit aujourd'hui. On croit que c'est du porno soft à la sauce "fin de siècle" avec pieds fourchus, vieilles dentelles et masques de Méphisto. Si on l'aborde dans cette optique, on risque d'être déçus : ses descriptions sont d'une extrême décence, entièrement allusives, rien qui déroge à la censure. Quand Krafft-Ebing l'a rangé, en 1886, dans sa "Psychopathia Sexualis", dans la catégorie des "pervers", il s'en est, avec raison, profondément indigné. Et puis aujourd'hui, Masoch, ça apparaît dépassé : il y a le "masochisme" papier glacé très tendance, très glamour, d'Helmut Newton à Madona via Robbe-Grillet, Araki et Mapplethorpe.


Il faut d'abord rappeler que Sacher-Masoch a été extrêmement célèbre, considéré comme l'un des grands écrivains de langue allemande de la fin du 19 ème siècle. Quand il s'est rendu à Paris en 1886, il a été célébré et a même reçu la Légion d'Honneur, décoration rare pour un étranger.
 

Aujourd'hui, avec le recul, on ne peut effectivement ranger Sacher-Masoch au Panthéon de la littérature. La raison principale, c'est que son œuvre abondante finit par être lassante. Les différentes intrigues sont toutes structurées autour d'un même motif : une femme qui asservit les hommes; magnifique de beauté, fière et dominatrice, une manipulatrice cruelle, elle agit toujours selon ses goûts et ses caprices. Un vrai théâtre mécanique finalement dépourvu de profondeur et complexité psychologique.


Mais c'est quand même beaucoup plus compliqué que ça et on rencontre, en fait, de multiples types de femme idéale dans les livres de Masoch. C'est toujours sombre et vénéneux mais il y a les femmes guerrières, les femmes fatales, les femmes "romantisme noir", les sadiques, les hétaïres, les tortionnaires.  Toujours des femmes qui vous font frémir, frissonner, vous révulsent ou vous soulèvent, bien loin des clichés acidulés contemporains de la chouette nana ou de la fille sympa.


Au total, je me reconnais dans Masoch et je m'intéresse à son œuvre pour au moins trois raisons :

- il appartient à un monde perdu, celui de la Galicie bigarrée, cosmopolite et polyglotte, dans lequel l'idée funeste des nations n'avait pas encore émergé. Il se vantait de ses origines multiples, parlait indifféremment le polonais, le russe, l'ukrainien, le français (il était farouchement francophile). L'allemand n'était curieusement pas sa première langue. Il avait une grande sympathie pour les Juifs et se déclarait de culture panslave. Il était enfin progressiste, défenseur de tous les opprimés, et soutenait les mouvements révolutionnaires (1848) qui ont, à cette époque, ébranlé l'Europe.


- il était un juriste et voulait introduire le Droit dans les relations amoureuses. Ça semble peut-être bizarre mais c'est sans doute sa principale innovation érotique et on ferait peut-être bien de s'en inspirer aujourd'hui. Ça permettrait de contenir beaucoup d'emportements victimaires a posteriori. Plus que par ses "goûts bizarres", ses ambiances vénéneuses ou oppressantes, l’œuvre de  Masoch se caractérise en effet par la généralisation du "contrat" dans le domaine amoureux. Le contrat, d'une durée prédéterminée, se substituerait même à l'institution du mariage.


Le Droit et le Désir, on a tendance à croire que ça se situe en opposition, que ça se contredit même. Masoch nous fait comprendre que ça peut aussi être électrisant, l'un alimentant l'autre en fait, le Désir ne se soutenant que de l'Interdit et inversement. L'emportement libidinal est favorisé par la coercition. C'est comme ça qu'on atteint la volupté dans la cruauté (exercée ou subie).


On est bien loin de l'idéologie libérale actuelle, du tout est permis, dans le cadre de laquelle on se rend bien vite compte qu'il n'y a plus rien à désirer et qu'il n'y a aucun intérêt à faire usage de sa liberté. Avec Masoch, c'est plutôt rien n'est permis, mais tout devient alors désirable et, surtout, j'ai la possibilité de devenir libre dans le cadre d'un contrat au sein du quel j'énonce mes choix.


- il était un gynocrate d'un extrémisme absolu.  Sacher-Masoch va en effet plus loin que tout le monde, il ne se contente pas d'une égalité homme-femme, il n'hésite pas à  appeler de ses vœux un "grand basculement", un renversement complet : substituer carrément le matriarcat au patriarcat, inverser le rapport de subordination entre les sexes. Les relations entre les sexes se trouveraient alors réglées par les fameux contrats d'entente physique qui se substitueraient à l'institution patrimoniale du mariage bourgeois.

Même les plus enragées des féministes ne vont pas aussi loin. La fascination de Sacher-Masoch se porte sur les femmes supérieures, éduquées, exerçant un pouvoir politique ou économique. Son modèle, c'est bien sûr la femme slave souvent hautaine, distante et dominatrice. Difficile bien sûr de souscrire entièrement à pareil projet politique : substituer une domination à une autre domination, c'est bien loin de la philosophie des Lumières.

Mais ce programme radical permet quand même d'énoncer une vérité étrangement occultée. Autour de qui tourne en réalité le monde ? Qui en constitue le centre et le foyer d'attraction ?


La femme, bien sûr, on sait tous ça sans l'avouer, depuis la guerre de Troie. C'est elle qui fait rêver, qui est centre du désir, focalise les attentions, le appétences; c'est à elle que sont consacrées toutes les œuvres d'art (peinture, poésie, littérature); c'est pour elle que les hommes se font audacieux, réalisent des projets insensés.


Quant à l'homme, il faut bien reconnaître qu'il n'est pas grand chose en comparaison : il n'est pas désirable par lui-même, il ne fait pas rêver, il intéresse tout au plus mais pour des raisons externes, étrangères (le pouvoir, l'argent). Alors oui ! Le monde est bien masochien sans le savoir.


Un post qui permet de parler d'autre chose que du coronavirus.

Images de Jacek MALCZEWSKI (1854-1929), Bruno SCHULZ (1892-1942), Jean-Léon GEROME (1824-1904), Franciszek ZMURKO (1859-1910), Roland TOPOR (1938-1997), Stefan ZECHOWSKI (1912-1984), Franciszek STAROWIEYSKI (1930-2009), Jan LEBENSTEIN (1930-1999) et photographie de Friedrich NIETZSCHE, Paul REE et Lou Andreas SALOME, la Russo Balte qui aurait sans doute fasciné Sacher-Masoch.

Si je vous ai donné envie de vous pencher sur Sacher-Masoch, je vous conseille les livres suivants :

- Sacher-Masoch : "Œuvres maîtresses" . Edition Robert Laffont, collection Bouquins avec une très bonne préface de Cécile Guilbert. Au sein de l’œuvre foisonnante de Masoch, un excellent choix de ses principaux textes.

- Gilles Deleuze : "Présentation de Sacher-Masoch, le froid et le cruel". Le livre-référence, paru en 1967, pour l'analyse du masochisme.

- Pascal Quignard : "L’Être du balbutiement". Paru en 1969

-Bernard Michel : "Sacher-Masoch 1836-1895". La biographie de référence parue en 1989.

15 commentaires:

Richard a dit…

Le désir de la loi
ou bien,
la loi du désir
ou encore
l'euthanasie asymptomatique ?

Bonsoir Carmilla !

Vous êtes : « Masochienne ? »
Vous m'en direz tant !

Je ne connais pas Sacher-Masoch. Jamais entendu parlé. Votre texte est cependant très inspirant. Il touche des points important de la vie.

À qui appartient le pouvoir entre la femme et l'homme ?
Faut-il dominer pour imposer son pouvoir ?
Est-ce que la matriarcat est supérieur au patriarcat ?
Que vient faire la volupté dans la cruauté ?
Et, que vient faire la cruauté dans la volupté ?
Faut-il substituer une domination par une autre ?
Autour de qui tourne la réalité du monde ?
Faut-il violer les lois afin d'éprouver une jouissance ?
Est-ce que le XIXe siècle est plus sombre que le siècle des lumières qui l'a précédé ?

Oui, je suis de la race des hommes ternes qui posent beaucoup de questions et qui malheureusement n'a pas beaucoup de réponses à offrir.

Alors se serait ce Sacher-Maoch qui serait à l'origine du contrat temporaire, donc j'ai tellement entendu parlé ces dernières années, qui remplacerait le contrat de mariage marital bourgeois. J'entends encore certains hommes me dirent : le mariage devrait être un contrat de dix ans, puis certain ont trouvé que dix ans c'était trop long, alors ils ont suggéré cinq ans. C'est comme les taux d'intérêt, cela a rudement baissé au cours des dernières années. Qui a écrit quelque part qu'il faudrait un contrat pour baiser une nana ?

La nation Mohawk chez les Iroquois était une société matriarcale. C'était les femmes qui détenaient le pouvoir. Ce qui n'empêchait pas les jeunes hommes de pratiquer la bagatelle à couilles rabattues. Mais lorsque la femme au pouvoir décidait qu'un jeune homme était assez vieux, elle lui disait : Tu vas marier une telle. C'était dit, donc c'était décidé. Il n'y avait pas de contrat. La parole était donnée. Fallait bien des naissances pour faire des bons combattants, puisque cette nation était très belliqueuse. C'est une caractéristique très particulière des peuples sous matriarcat. Les femmes étaient aussi cruelles que les hommes, elles décidaient de la guerre comme de la paix.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Dites-moi Carmilla, est-ce que la transgression, vous procure une certaine jouissance ?

C'est un propos qui revient souvent dans vos écrits.

Est-ce que le plaisir de la transgression, le viol de la loi, dépasse le plaisir sexuelle ?

Pourtant vous vous dites des lumières, époque qui me semble plus lumineuse que la fin du XIXe siècle.

Je n'ai jamais vu ou lu un article de loi se transformer en désir. On peut avoir soif de justice, mais certainement pas de Droit. Il me semble de voir un Jésuite essayer d'expliquer aux Iroquois que le Droit peut provoquer le désir. Souvenons-nous que les Jésuites étaient excellent dans ce genre de propos à d'esprit tordue. Je n'aurais pas donner cher de sa peau à ce pauvre Jésuite, je pense qu'on l'aurait conduit au poteau de torture. Et croyez-moi, les femmes n'auraient pas donné leur place pour participer à la fête.

Il est toujours désolant de constater l'union de l'humiliation et de la soumission. Ce qui nous amène aux portes de l'esclavage. Je n'ai pas beaucoup de dégoûts, mais j'ai une haine viscérale de l'humiliation, de la soumission, et de l'esclavage, autant des menottes que des fouets et des chaînes. Qui plus est, si le tout est sanctionné par un texte de loi ou un contrat. C'est quoi le plaisir d'une jolie femme d'avoir les deux mains attachées derrière le dos en train de se faire sodomiser ? Devrais-je y comprendre quelque chose ? Je suis peut-être trop rustre pour comprendre ce genre de chose et n'y voit aucune volupté.

Il n'y aurait plus rien à désirer dans le cadre de nos sociétés trop libérales ?

Je ne pensais pas un jour de voir un aussi grand désire de vivre avec ce que nous subissons présentement. Vivre tout simplement, sauver sa peau, pour peut-être avoir un futur. Si ce n'est pas un désir, alors je ne m'appelle pas Richard.

Qu'on s'y méprenne pas, il y a encore des désirs et des grands désirs.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

La  femme, l'homme, mais à quoi tient tout cela, qui en constitue le centre comme vous l'évoquez dans votre texte ?

C'est le pouvoir pour moi qui en constitue le centre.

Les femmes, les féministes, tous en bavent d'envie.

Vous le voulez le pouvoir ? Rien de plus facile. On va vous le donner et nous pourrons partir l'esprit en paix à la chasse et à la pêche. Pour reprendre un euphémisme, on s'en lavera les mains. C'est quoi ce désir de séparations des sexes ? C'est récurent, ça revient comme un leitmotiv au cours des époques, il faut qu'il en ait un qui domine l'autre. Ça ne règle aucun problème, ça ajoute à la lourdeur de la tâche.

Pour illustré mon propos, votre photos de Lou Andreas Salomé dans la voiturette tombe à point. Imaginons que de soit Friedrich Nietzsche et Paul Ree qui soient assis dans la voiture avec un grand fouet de cocher, pas une petit bout de corde, et que c'est Loue Salomé qui deviendrait la bête de somme. Comment on qualifierait une telle mise en scène ?

Cela a déjà existé. Je me souviens de cette photo au musée Ukrainien de Vérédine en Saskatchewan, où 25 femmes tiraient une charrue parce qu'elles étaient trop pauvres pour avoir un cheval, que dire, même pas une mule. Il était où le pouvoir, le centre du monde ? Était-ce les femmes qui tiraient sur le câble pour faire avancer la charrue, ou bien l'homme qui tenait les manchons ? Ils étaient tellement pris par leur tâche que je suis sûr que cette question ne leur est pas venue à l'esprit.

Qui est cette femme avec la jambe droite amputée, qui tient triomphalement la tête d'un homme qui vient d'être décapité ? Voilà qui est très évocateur. On dirait une mante religieuse qui vient de décapiter celui avec lequel elle vient de copuler. Se serait peut-être une solution à la surpopulation ? Tu copules une fois mon homme et c'est terminé. Ce qui serait la suprématie du pouvoir le nec plus ultra.

Imaginons maintenant un virus qui ne s'attaquerait qu'aux hommes, en moins de six mois, il n'y aurait plus un homme de vivant sur cette terre, juste des femmes. Pourquoi s'encombrer d'un être terne, sans couleur et sans séduction ?

Ça vous donne froid dans le dos attendez un instant...

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Euthanasie asymptomatique
J'étais en train de rédiger mon journal cette semaine lorsque cette expression m'est venue à l'esprit, aller savoir pourquoi, l'inspiration c'est difficile à comprendre. J'étais en train de faire le total des morts au Québec, comme au Canada et au travers le monde. Dans les statistiques nous constatons, que se sont les personnes vulnérables qui décèdent, les vieillards, les malades chroniques, les pauvres, les noirs aux USA, c'est vraiment remarquable. J'avais évoqué jadis lors de notre mémorable débat sur l'ouvrage de Piketty en décembre dernier,(Capital et Idéologie), les inégalités sociales dans le plus puissant pays du monde parce qu'il n'y a pas de médecine d'état, que les gens sont abandonnés à eux-mêmes, parce qu'ils n'ont pas les moyens financiers pour aller passer le test sur le COVID-19. J'avoue que j'ai eu une pensé vraiment macabres devant cette réalité. Sommes-nous devenus des « Euthanasiques asymptomatiques » ? Ne chercher pas Euthanasique dans le dictionnaire, je viens de l'inventé. Comment ne pas imaginer qu'on pourrait éliminer une partie de la population de la planète par un simple virus, qui ne s'attaquerait qu'à une classe de personne ? Vous avez évoqué Carmilla dans l'un de vos derniers commentaires, qu'il nous faudra peut-être beaucoup de courage pour sortir de cette crise. Il y a bien des manières de décapiter un homme. Cela ne vous rappelle pas quelque chose dans l'Histoire ? Je n'affirme rien, c'est juste une hypothèse, mais une hypothèse très plausible, sur laquelle nous n'avons pas le droit de fermer les yeux. Cette pandémie est très propice aux réflexions. La question que vous avez soulever dans votre précédent texte, sur le laisser faire, Le journal : Le Monde Diplomatique l'évoque, en Grande Bretagne, on a estimé, et ces estimations valent ce qu'elles valent, que s'ils n'étaient pas intervenus, il y aurait eu 500,000 victimes. Les chiffres c'est votre domaine de prédilection, toutes proportions gardées, au total sur la planète ça fait combien de victimes ?

J'ai en faible pour Pascal Quignard, surtout pour son ouvrage : Les Ombres Errantes, que j'ai retrouvé dans la poussière de ma bibliothèque personnel. Mon exemplaire est tordu, moisie, ravagés par mes mains qui l'on tenu si longtemps. C'est sans doute le livre que j'ai le plus annoté dans ma vie. Il n'y a pratiquement pas une page qui ne porte pas une trace de crayon ou de stylo. J'y réfère souvent, parce que je trouve cet ouvrage à la fois réconfortant et stimulant.

Ce soir je retiendrais cette citation :

« Souvenez-vous qu'il est heureux de perdre ce qu'il n'est pas permis d'aimer. »

Pascal Quignard
Les Ombres errantes
page -83-

Bonne nuit Carmilla que la paix soit avec vous !

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Dimanche de Pâques, 12 avril 2020.


Quelle plaisir que celui de redécouvrir Pascal Quignard et Les Ombres Errantes !

C'est à cause de vous Carmilla.

Je ne pensais pas revenir par ces chemins maintes fois parcourus.

Quelle jouissance que de se vautrer dans la musique de Max Richter à l'occasion du concert diffusé sur les ondes de Radio Canada dans la nuit de samedi à dimanche de 23 heures à sept heure du matin.

Je me suis couché à une heure du matin.

Je n'en pouvais plus.

La journée avait été longue, elle s'étirait presque sur deux jours. La volonté toujours présente, a capitulé devant la fatigue du corps.

Juste de la beauté, du grand, du sublime, rien d'autre, pour à nouveau sentir la force.

« Le chant du coq, l'aube, les chiens qui aboient, la clarté qui se répand, l'homme se lève, la nature, le temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce. »
Pascal Quignard
Les Ombres Errantes
Page -7-

Bonne fin de dimanche et bonne chance !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je n'ai moi-même aucune réponse tranchée aux questions que vous posez.

Ma seule préoccupation, même si ça peut apparaître prétentieux, c'est de déplacer les points de vue, remettre en cause les évidences, les idées reçues. Trop souvent, on se laisse aller à la paresse des habitudes de pensée. Sur les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, les choses me paraissent ainsi moins simples qu'on ne l'affirme en général.

Ma seule conviction, c'est que les hommes ne sont pas des anges et que nous sommes tous hantés par le Mal. Le crime, la cruauté, la violence, la haine, le besoin d'asservir l'autre, la Mort, font partie de nos pulsions premières. Elles sont plus ou moins contenues par ce que l'on appelle la culture. Sur ce point, je ne peux renvoyer qu'à Freud ("Malaise dans la civilisation").

Je n'ai de goûts particuliers ni pour la transgression, ni pour l'humiliation, ni pour la soumission. Je ne fréquente non plus aucun club. Je suis même plutôt d'apparence "rangée". J'aime simplement les hasards dans la vie et l'expérimentation.

Je ne peux cacher cependant que certaines œuvres d'Art incorrectes, certains livres, certaines situations "remuent" en moi quelque chose d'ambigu. Je trouve d'ailleurs intéressant que le goût pour les romans policiers, les films d'horreur ou criminels, soit particulièrement répandu chez les femmes âgées, des mémés au-dessus de tout soupçon.

C'est le propre des pervers de jouer avec la Loi. Leur désir s'en soutient mais c'est trop long à développer. Ils sont souvent de grands juristes.

L'image avec un homme décapité est celle de Salomé, réinterprétée par le graphiste et affichiste polonais Franciszek Starowieyski. Il ne craint pas d'exhiber l'horrible.

Sur le système de santé américain, je n'en connais pas plus que ce que racontent les médias. Je me garderai donc d'exprimer un avis.

Idem en ce qui concerne le coronavirus. A l'alternative faire ou laisser faire, je préfère malgré tout la première réponse.

Je connais un peu Pascal Quignard. C''est effectivement un très bon écrivain mais je vous signale qu'il aime explorer la face sombre de l'âme humaine. Ce n'est pas un hasard si l'un de ses premiers livres a justement été consacré à Masoch.

Bien à vous,
Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

J'étais passablement réchauffé samedi dernier. Lorsque j'ai écris le commentaire, j'avais déjà huit heures d'écriture dans le corps. J'ai changé d'ordinateur et c'était reparti. J'aime ces états lorsque ça crache, que sa explose, que les idées se bousculent avec les mots. J'étais très stimulé.

D'une certaine manière en remettant certaines idées en cause, vous contestez. C'est de la contestation polie, ce qui vous est propre, quoi que je trouve que c'est provocateur. J'aime bien. Pourquoi je me priverais de commentaires ?

Certes les relations entres les femmes et les hommes ne sont pas simples, et souvent les conflits n'en valent pas la peine. C'est comme les icebergs, vaut mieux les éviter.

Les hommes ne sont pas des anges, les femmes non plus. Par chance que nous avons la culture, des types comme Philippe Glass, Max Richter, Yoyoma, et bien d'autres. Je trouve cette pandémie profitable pour la musique. Entre les grands silences c'est le temps de savourer une longue pièce de musique, de se laisser envoûter de beauté, de lire des livres intéressants, afin que la vie ne nous déserte pas.

C'est vraiment étrange présentement, je me sens merveilleusement vivant ! Très stimulé par les événements et aussi par les non événement Ce qui arrive et ce qui n'arrive pas. Ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas.

J'ai faim pour voir la suite de cette histoire.

Il me semble que c'est trop calme...

En ce qui concerne Quignard, j'avais remarqué son côté sombre, cependant j'aime son écriture, son style, sa manière de dire. Ce qui va diluer mes deux autres lectures en cours : Casanova, Mémoires de Venise et Les liaisons dangereuse par Laclos. Qu'est-ce qu'on ne trouve pas dans les vieilles boîtes de cartons ?

« Il y eu un temps, un long temps, où les hommes et les femmes ne laissaient sur la terre que des excréments, du gaz carbonique, un peu d'eau quelques images et l'empreinte de leurs pieds »
Pascal Quignard
Les Ombres Errantes
page -99-et-100-


J'espère que vous vous portez bien. Prenez soin de vous Carmilla.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Mardi, 14 avril 2020.
Bonsoir Carmilla !
Lorsque je sortirai de cette crise, si jamais j'en sors, les pieds devant ou debout, peu importer, je me demanderai ce que je suis devenu.`Les pieds devant sera la plus simple transformation, je serai ailleurs, transformé sous d'autres formes dans d'autres matériaux en mutant cosmique. Les pieds debout me permettront, d'ouvrir une bouteille de champagne, une promesse que je me suis fait à moi-même et les promesses à moi-même, je les tiens, je les réalise et les use. J'allumerai un énorme cigare et je regarderai les humains de loin des quels je n'ai jamais été très proche. Peut-être à la vue et aux sentiments bien faiblement, il n'y aura pas de différence. Je serai toujours farouche et sauvage. Peut-être qu'on ne m'acceptera pas non plus dans le cosmos parce que je suis trop primitif ? Peur-être en maudit baveux que je suis, je penserai que ce n'était que cela, qu'on aurait pu tous y passer et que la différence n'aurait pas été très grande autant pour la lune, le soleil et la terre. Nous ne pesons pas lourd dans la balance avec nos 7.5 milliards d'êtres humains. Si je n'ai personne avec qui partager ma bouteille de Veuve Clicquot, je la calerai en solitaire jusqu'à l'assèchement final et je brûlerai mon cigare jusqu'à la bave des mes lèvres. Ce n'est pas le Gouvernement ou bien quelconque autorité qui m'a séquestré en quarantaine, parce que c'est moi qui avait enfermé, il y a des lustres, cette humanité dans la quarantaine de mon esprit. Je reconnais, qu'il est difficile de sortir de mon esprit lent et lourd, il m'était encore plus difficile d«,aller vers les hommes. Je me reconnais, heureusement, mais reconnaître les autres et surtout y être accepté n'est pas évident à mes yeux. Pourquoi j'irais vers eux. Pourquoi je tendrais la main ? Pourquoi je partagerais leur nourriture ? Pourquoi, je deviendrais comme eux ? Je n'ai jamais été un bon jongleur avec les bêtises humaines que je n'ai ni inventées et encore moins assimilées. Ma Différence, dans des temps immémoriaux, m'avait prévenue la main sur l'épaule, que ce monde ne serait pas pour moi. Je me suis retourné lentement, ma Différence avait disparu, je ne sentais plus sa main sur mon épaule. Je ne l'ai plus jamais ressenti, mais ses paroles sont gravées dans mon esprit à jamais. Ouais ! Pour cela, j'ai une maudite mémoire. Je me souviens toujours de ce que je devrais oublier. Au mieux, de ce que n'aurait jamais dû penser. C'est ainsi que j'ai vu de loin ma Différence, entre les hommes qui en profitaient impunément, alors qu'ils profitaient d'elle, elle me regardait de loin par-dessus son épaule, puis détournait la tête pour plonger dans la volupté. Il me fallait bien des efforts pour l'oublier, pour l'effacer, et même Difficile beaucoup plus jolie, n'arrivait même pas à la cheville de Différence au niveau de l'intensité de son intelligence.

Richard a dit…

Difficile n'était pas une compagne facile, et j'ai toujours pensé que ce n'était pas celle qu'il me fallait, mais je m'y suis fait parce que Solitude sa sœur, ne voulant pas être en reste, nous accompagnait. Cette dernières fut d'un grand secours et ce fut sans doute la plus sincère, la plus fidèle, la brune au cheveux bruns mal coiffés, difforme, la morve au nez, comme sortant du cœur d'une tempête, irrémédiablement mal fagotée. Elle pouvait tout affronter surtout lorsqu'elle en venait aux mains avec sa sœur Difficile, qui sortait de ces affrontements en piteux état, parfois blessé sérieusement. Je n'ai jamais vu difficile avoir le dessus. Solitude dominait. Elle arrivait toujours avec une brassée de bois secs pour partir un feu, écorchait un lièvre en un tour de main et finissait toujours par trouver un peu de viande lorsque la famine menaçait. Puis comme trois navires égarés en haute mer, on se perdait de vu. Nous partagions une pensée commune, secrète, jamais dite, mais rudement sentie : qu'on ne se reverrait jamais. Que nous n'aurions jamais plus besoin des deux autres. Qu'enfin nous étions complètement libres, autonomes, autarcique. Au contraire de différence que je croisais de loin tous les dix ou quinze ans, Difficile et Solitude me tombaient entre les jambes, sous forme d'une réparation impossible, ou bien, d'un appareil collé dans la sloche, les skis enfoncés dans un demi mètre de neige mouillée que je m'efforçais de dégager à la pelle. Difficile levait le nez en s'éloignant pour se construire un trône de neige. Elle jouait à la reine, à la fée, à l'indifférente toute à la beauté de son complexe de supériorité. Elle se n'est jamais rendu compte qu'elle nous rendaient la vie impossible. Difficile était difficile, portait bien son nom, mais ne levait jamais le petit doigt. Solitude finissait par prendre une pelle pour faire le tour de l'appareil et commençait à dégager l'autre ski. Nous travaillions bien dans nos silences respectifs, pas besoin de dire, ni d'encourager, ni de chanter pour se donner un quelconque courage. Nous savions qu'en maintenant ce rythme dans trois jours nous serions dégagés prêts à nous envoler si le ciel désirait nous accueillir, si la Ballerine de la Poudrerie cessait son spectacle et si Difficile n'était pas morte de froid. Pas de nouvelle de Différence qui devait se prélasser sur une plage d'une île très au sud d'ici.


Richard St-Laurent

PS : Vous pouvez être sûr que lorsque cela sera terminé et que nous aurons sauvé notre peau, encore une fois, je calerai une Veuve Clicquot et j'allumerai un énorme cigare.
Vous l'aurez deviné, Différence, Difficile et Solitude auront été les trois compagnes de ma vie. J'ignore toujours si elles aiment le champagne et le cigare, mais elles sont très inspirantes, jamais faciles.

Richard a dit…

Le soleil sort, puis se cache à nouveau, vent du nord à quinze nœuds, une journée d'hiver sans neige.

Je commence à m'acclimater aux Liaison Dangereuse de Laclos.

On ne quitte pas les jungles de Cohen, pour passer par les champs de Saramago, sans une certaine adaptation au clos de Laclos. Je commence à y trouver plaisir.

« À présent, dites-moi ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour ? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! Les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à la divine providence ? Et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j'aime mieux croire que les erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. »
Laclos
Les liaisons dangereuses
Page -70-

Pour profiter d'une lecture, je pense qu'il faut pénétrer dans une atmosphère, dans une époque, dans l'inconnu, sans s'y perdre. J'ai eu du mal avec les première pages des liaisons. Puis c'est venu lentement comme une personne qui apprend à nager. Maintenant je savoure.

Je n'ai jamais compris Joyce. Je suis passé au travers de Proust et il ne m'en est rien resté. Je crois que Laclos va laisser une trace. C'est la première fois de ma vie que je lis un de ses ouvrages.

Selon Laclos, les personnes mauvaises peuvent faire le bien, comme les personnes biens peuvent faire le mal.


La journée aura été encore une fois trop courte.

J'occupe mon esprit.

Et je rêve d'un gros cigare et d'une Veuve Clicquot.

Bonne nuit Carmilla, dormez bien. Que la plénitude soit avec vous.


Richard St-Laurent

Richard a dit…

http://agora.qc.ca/



Bonjour Carmilla !

Voici un texte intéressant de réflexions de Marc Chevrier que je viens de relire sur le site de l'Agora, qui s'intitule

« Les chaînes------brisées------de la transmission. »

On n'arrête pas la réflexion, ni la poursuite de l'aventure humaine

Bien vôtre

Richard St-Laurent

PS : L'Agora est un site québécois de réflexions très intéressants, on y trouve beaucoup de sujets à débat.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Quand j'écrivais que les hommes n'étaient pas des anges, j'incluais bien sûr les femmes. Elles sont pareillement hantées par le Mal.

Je ne me vis personnellement pas comme une personnalité rebelle et solitaire. J'essaie d'être sociable, de m'adapter, de composer, le plus possible. On ne rencontre jamais les gens qui nous conviennent absolument et c'est tant mieux. C'est peut-être cela justement qui est formateur, qui nous apprend quelque chose de la vie, c'est à nous de faire effort.

Le cigare, le champagne, ça ne fait pas partie de mes plaisirs mais je comprends et ne condamne pas.

Joyce, je n'ai pas réussi à lire "Ulysse". Quant à "Finnegan's wake" ...
Proust me fascine en revanche d'autant que j'habite dans le quartier qu'il a fréquenté.

"Les liaisons dangereuses" c'est un livre extraordinaire. L'écriture en est magnifique et le personnage de la Marquise de Merteuil fascinant.

Mais je voudrais surtout souligner qu'il existe aussi toute une littérature libertine du 18 ème siècle qui est de grande qualité et d'une audace incroyable. Il faut absolument la découvrir, c'est quelque chose d'unique et ça caractérise la culture française: dans aucun autre pays d'Europe et presque jusqu'à aujourd'hui, vous ne trouvez ce type de littérature. Les éditions "Bouquins" ont publié une bonne anthologie.

Bien à vous,

Carmilla

PS : je n'ai pas encore eu le temps de consulter l'Agora

Richard a dit…

Bonjour Carmilla et merci pour vos commentaires.

Vous avez peut-être une explication, je ne sais pas ? Qu'est-ce qui fascine vraiment le monde littéraire à propos de Joyce et de son fameux Ulysse ? Je m'y suis essayé à plusieurs reprise, mais il n'y a rien à faire cela me tombe des mains. Pouvez-vous m'expliquer cet engouement ?

Rebelle et solitaire, je suis, et je reste. J'ai trop vécu, trop tard pour la vertu.

On s'aperçoit un jour, qu'on ne peut pas tout réussir dans la vie, mais qu'à cela ne tienne, si on réussit dans son petit bout d'existence, c'est déjà ça de pris.

Le champagne c'est pour les grandes occasions, les grandes victoires, pour les moments uniques. Mystérieuse boisson avec sa petite note amère à la fin.

Je ne connaissais de Laclos que ses maximes et ses citations. Je me doutais bien qu'un jour mon destin croiserait sa trace, et c'est l'occasion rêvée pour le lire, se dépayser dans un univers disparu. On n'écrit plus ainsi aujourd'hui. Ce qui me rappelle Talleyrand pour qui ce devait être une véritable jouissance que d'évoluer dans un tel univers, au cœur de la manipulation et du mensonge.

Tumultueuse période pour moi entre de multiples lectures, des auteurs si différents et pourtant j'y trouve mon pain, Quignard, Montaigne, Laclos, Cioran, que je ne quitte que pour surveiller mes pouces tendres de tomates et de poivrons, dans cette force de la vie qui s'éclate, pendant qu'ailleurs des humains luttent pour leur vie.

Il y aura peut-être du champagne et un cigare, mais il y aura aussi, des longues randonnées dans les bois. J'espère que je ne serai pas trop en retard pour l'ail des bois, un délice !

En ce qui concerne l'Agora, ce cite devrait vous intéresser, j'ai cité Chevrier, mais il y a plein d'autres auteurs matures et inconnus, qui se penchent sur cette humanité, qui nous éloignent des médias conventionnels et du tumulte quotidien. Personnellement, c'est un oasis.

Bonne fin de journée et au plaisir de vous lire !

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Je voulais vous demander comment se porte vos amis, vos connaissances, et votre parentelle dans l'est en Ukraine comme en Iran ?

J'espère qu'ils se portent bien et qu'il n'y a pas de pertes.

Les amis c'est important, on n'en n'a jamais assez !

En espérant que les nouvelles sont bonnes.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

S'agissant de Joyce, il a tout de même été précurseur de tous les courants littéraires s'interrogeant sur le langage et sa construction formelle. Il a mis aussi en cause la notion d'identité; est-on une personne ou une succession de flux de conscience ? A mes yeux, ça a surtout donné lieu à une littérature abstraite et rapidement lassante.

Quant à mon entourage, je ne connais personne, à ce jour, qui ait été frappé du COVID. Mais je ne pense pas que ça puisse durer.

Bien à vous,

Carmilla