samedi 26 novembre 2022

Des pays sans importance


Je trouve ça sidérant ! Cette Coupe du Monde de Football au Qatar, c'est surtout l'occasion, à l'Ouest, d'afficher sa belle âme, d'exprimer avec autorité ses convictions progressistes. 


On ne va tout de même pas regarder ces matchs joués dans des stades climatisés construits par des Pakistanais surexploités et aux alentours des quels on ne peut même pas boire une Kronenbourg en étreignant sa copine ou, pire, son copain. 


La Coupe du Monde au Qatar, ce serait un bras d'honneur aux Droits de l'Homme, à l'écologie, à Me Too et aux LGBT.


Sur le Qatar, un pays qui inonde pourtant généreusement de ses capitaux notre beau pays, on ne raconte que des horreurs. C'est le pays punching-ball de notre ardeur écolo-démocratique. On s'est empressés de ricaner de son élimination prématurée. On se défoule d'autant plus qu'on n'a pas peur de ce pays confetti, on ne craint pas de mesures de rétorsion.


Je regrette d'abord qu'on n'ait pas exprimé la même réprobation lors de la dernière Coupe du Monde en Russie. On peut même dire que presque tout le monde a chanté les louanges de la Russie. C'est vrai qu'on y était "libres" : on pouvait s'y soûler à mort, draguer les filles et se bagarrer dans les rues. Et puis, on s'est montrés polis. On n'a pas eu l'indécence de vouloir afficher, à tout prix, des bannières arc-en-ciel ou de se promener, le soir, en tenant la main de son ou sa partenaire. Quant à la Crimée récemment annexée, on ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elle devienne russe. 


Surtout, j'avoue que je trouve d'une arrogance incroyable les propos aujourd'hui tenus sur le Qatar. C'est sans doute une horrible dictature et ce n'est certes pas un pays dans lequel je pourrais envisager de passer des vacances mais qu'est-ce qu'en connaissent ceux qui s'expriment aujourd'hui avec tant d'assurance ? Je suis sûre qu'ils n'y ont, pour la plupart, jamais mis les pieds.


Pour ma part, je n'y ai fait qu'une longue escale en 2012. J'ai surtout été fascinée par l'extraordinaire cosmopolitisme du pays. C'est toute l'Asie que je pouvais, tout à coup, côtoyer: jusqu'au Japon, les Philippines, l'Indonésie, en passant par l'Afghanistan, l'Inde, l'Ouzbékistan. Ca créait tout de suite, entre nous, des liens et il était alors très facile d'échanger et de partager nos expériences.


Du Qatar, je n'ai donc qu'un excellent souvenir mais je me garderai bien d'exprimer un quelconque jugement. Je n'en sais rien, n'y connais rien. Quant à la Coupe du Monde, j'y vois surtout, de leur part, une volonté d'évolution, de s'ouvrir encore davantage au monde. Refuser de reconnaître cela ne peut être que contre-productif.


Le mépris affiché envers les Qataris m'évoque trop les temps coloniaux: ces Arabes incultes qui, il n'y a encore pas si longtemps, conduisaient leurs chameaux, il faut les éduquer. Et il est vrai qu'à la fin du 19ème siècle, on assignait à la colonisation une mission civilisatrice. On ne se prive donc pas de donner une bonne leçon de Droits de l'Homme au Qatar. 


Le problème, c'est d'abord qu'on n'est jamais soi-même parfaitement exemplaires en la matière. Qui peut oser prétendre qu'aucune violence, qu'aucune discrimination ne sont exercées dans les pays occidentaux. On est toujours en décalage par rapports aux principes affichés. Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de dénoncer ce qu'est devenu chez nous le Football : l'instrument privilégié de la crétinisation des masses avec la promotion de valeurs imbéciles, d'un nationalisme virulent ? Est-ce que ce n'est pas une autre forme, plus insidieuse, de dictature ?


Et puis, la stigmatisation du Qatar relève, me semble-t-il, d'une stigmatisation générale des pays qui "ne comptent pas", sans poids politique. Il y a vraiment, dans tous les esprits, une  classification implicite des pays selon la considération qu'on leur porte. Il y a les pays du haut du panier et les pays insignifiants. Avec ces derniers, on peut tout se permettre. Présentez un passeport iranien ou moldave à un poste frontière, vous comprendrez tout de suite.


J'en sais moi-même quelque chose, moi qui viens d'un pays de seconde catégorie. En arrivant en France, j'ai tout de suite été informée que la Pologne ou l'Ukraine, ou la Roumanie, ou la Bulgarie, étaient des pays insignifiants de l'Europe de l'Est, des clochards mendiants et incultes. La Russie, c'était mieux parce que c'était un monstre menaçant et puis il y a la littérature et l'âme russes. Serviles avec les puissants, impitoyables ou négligents avec les faibles, ce sont les comportements qui orientent les relations internationales. A cette aune, on se doute bien que l'Ukraine ne va pas pouvoir embêter trop longtemps les grandes puissances. Il va falloir que ça cesse à un moment.


Au début, je me sentais honteuse, j'avais envie de me cacher. Mais j'ai vite compris que je n'étais pas systématiquement la plus nulle et, rapidement, ça m'a fait rigoler quand on me disait : "Ma femme de ménage est aussi Ukrainienne"; ou bien: "Comment tu t'appelles ? Grzb ? Quoi ? C'est impossible à prononcer"; ou bien : "Le cyrillique, t'arrives à lire ça ?"; ou encore: "Vous les filles de l'Est, vous en faites un max pour séduire, avec votre maquillage et vos talons aiguille"; et puis: "La prostitution, c'est un vrai business chez vous". Et enfin: "La démocratie, au sortir d'une dictature, on n'y accède pas instantanément". 


Mais le plus souvent, c'est de la simple commisération: "Vous avez du beaucoup souffrir".

Economiquement, c'est vrai ! Mais il ne faut pas non plus imaginer que la vie sous une dictature est une longue période d'affliction et de prostration.


Etrangement, on n'y est pas forcément plus malheureux que dans un pays riche et démocratique. On peut même y être heureux parce que les solidarités sont plus fortes.

Ce paradoxe, l'actrice iranienne Mina Kavani l'a résumé en une simple phrase que je trouve magnifique et qui me sert de conclusion.

"En Iran, notre vie est petite mais nos rêves sont immenses". 

Images notamment du Douanier Rousseau, de Nicolaï Kouznetsov, August Macke, Félicien Rops, Paul Klee. Photographies de Laura Stevens et d'Olivier Metzger, récemment décédé accidentellement.

Je recommande : 

- Julien BLANC-GRAS : "Dans le Désert" 

- Emilio Sanchez MEDIAVILLA : "Une datcha dans le Golfe"

Deux bons bouquins pleins d'humour dans lequel les pétromonarchies du Golfe remettent sans cesse en question nos points de vue d'Occidentaux. 

- Ouvrage collectif : "Filles de l'Est, Femmes à l'Ouest". Une série de textes émanant de femmes issues de l'ancien bloc de l'Est qui témoignent de leur écartèlement culturel. Evidemment beaucoup de pans sombres mais pas seulement. Un livre très juste.

samedi 19 novembre 2022

Au pays des purs


 Je l'ai déjà avoué, la France touristique, je ne la connais pas beaucoup. En gros, juste le Nord, la Normandie et les Alpes.

Mais quand je cherche à combler mes lacunes abyssales, je suis toujours surprise par l'extrême diversité des régions. Les paysages, l'architecture des villes, la cuisine, les accents, les modes de vie, tout est différent. A chaque fois, on découvre des petits mondes originaux.

J'ai l'impression que ce n'est pas comme ça ailleurs. Par exemple, dans l'immense Russie, tout est à peu près semblable de Moscou à Vladivostok: les villes, la campagne, la cuisine et même la façon de parler.  Une seule ville se démarque: Saint-Pétersbourg. Et si les Russes revendiquent la Crimée, c'est surtout parce que c'est la seule région qui les dépayse un peu. Ils vont sans doute beaucoup pleurnicher quand ils devront bientôt la quitter. 


J'ai donc pris quelques jours pour me rendre en Pays Cathare dans les Pyrénées. C'était un voyage dont je rêvais depuis longtemps.

Les Cathares, en effet, ça me parle beaucoup. L'hérésie cathare, c'est, en gros, un Manichéisme qui aurait des racines orientales et particulièrement, en Iran.

Le Manichéisme s'est ainsi propagé en Europe aux alentours du Xème siècle avec le mouvement des Bogomiles qui s'est développé d'abord en Bulgarie et en Bosnie (on peut encore y voir des tombes bogomiles) avant d'essaimer dans le Midi de la France. 


C'est une vieille histoire mais qui me passionne parce que le Manichéisme est lui-même largement inspiré du Zoroastrisme, cette religion qui m'avait émerveillée lorsque je vivais en Iran. Nous habitions en effet dans la grande maison d'une famille de Zoroastriens et j'aimais tout en eux: leur grande rigueur, leur extrême respect général, leur amour des fleurs, des jardins, des animaux, la priorité donnée à l'éducation, la place éminente accordée aux femmes.

A l'époque, je voulais même devenir Zoroastrienne. C'était une lubie de gamine mais rapidement abandonnée en raison de la quasi impossibilité des conversions (c'est, paraît-il, moins fermé aujourd'hui).

Heureusement que ça a foiré, je me dis aujourd'hui, parce que toute la pensée manichéenne repose sur un combat incessant entre le Bien et le Mal et l'objectif premier du croyant est de rejeter le Mal pour devenir un Pur, un Parfait. C'est sûr que, de ce point de vue, je suis complétement à côté de la plaque. Moi une Pure, une Parfaite ? C'est la catastrophe assurée alors que je me targue plutôt d'être une Grande Pécheresse.

Les Cathares ont même poussé le Manichéisme jusque dans ses expressions extrêmes. Le Mal a carrément été identifié au monde matériel tandis que le Bien se confond avec le spirituel. C'est donc l'esprit contre le corps, la dépréciation généralisée des éléments terrestres. Cela implique le refus de tout plaisir, notamment sexuel, et l'abstinence est même fortement préconisée. Est encouragée également une pratique continue de l'ascèse (le jeûne en étant une expression courante). Il faut aussi s'abstenir de tout vice (la luxure, le mensonge et le parjure sont proscrits) ainsi que de toute méchanceté. Cette dernière exigence s'appuie sur l'interdit du meurtre étendu aux animaux (tuer une bête est aussi grave que tuer un homme) et va jusqu'au refus de la consommation de viande et de lait. Les Cathares furent ainsi les premiers végétariens de l'Occident.


Les Cathares n'étaient donc vraiment pas des "rigolos". Une vie pareille, ce serait pour moi un véritable Enfer. Pourtant, ils ont rencontré l'adhésion d'une partie non négligeable (5% ?) de la population du Midi Languedocien. Surtout, il s'agissait de personnes appartenant aux classes supérieures: des gens éduqués, des clercs, des commerçants, des artisans, des chevaliers, des ecclésiastiques.
 

C'est pour cette raison que les Cathares ont commencé à inquiéter les autorités religieuses d'autant qu'ils s'organisaient, petit à petit, dans des "maisons de Parfaits" intégrées aux villes et villages. L'hérésie cathare est alors perçue, dès le XIème siècle, comme une grave menace pour le Christianisme.

 

C'est donc pour l'éradiquer qu'a été lancée, en 1208, une croisade contre "les Albigeois" (les Cathares). La guerre durera plus de 20 ans et ravagera l'Occitanie; elle s'achèvera avec la prise et la destruction du Château de Montségur mais elle trouvera une suite avec l'Inquisition.

On peut bien sûr déplorer aujourd'hui la féroce répression des "Cathares" impitoyablement massacrés par les Croisés alors qu'ils étaient non-violents. Mais j'avoue que je comprends aussi la nécessité qu'il y avait à les combattre.


Leur Manichéisme est, en effet, aux antipodes du Christianisme. Pour les Cathares et les Manichéens, le Mal est, en quelque sorte, extérieur à l'homme. C'est un peu la figure du Diable et de toutes les tentations terrestres. Pour les Chrétiens, en revanche, le Mal est en nous-mêmes, il est consubstantiel à l'homme (c'est le péché originel). Nous sommes continuellement hantés par le crime et la luxure.

Vous allez me dire que ce sont là des arguties théologiques dont on se fiche complétement aujourd'hui. Sans doute mais ces deux visions du Mal ont aussi des implications politiques. C'est un peu le combat du totalitarisme et de la démocratie. 

Les Cathares, on croit qu'ils appartiennent à un passé complétement révolu. Je crois plutôt qu'ils sont plus actuels que jamais. C'est la grande renaissance des Cathares dans les sociétés occidentales. On en voit partout, on en fréquente chaque jour, on entend sans cesse leurs discours dans les médias. Ce sont tous ces gens qui voudraient imposer un Empire du Bien, hygiénique et vertueux. Tous ceux (écolos, vegans, alter mondialistes, adeptes d'une vie saine, du "bien dans sa tête") qui se prétendent purs, parfaits, exemplaires, dénués de toute mauvaise pensée, désintéressés et dédaignant les plaisirs matériels.

 Je déteste tous ceux qui se prétendent vertueux, professeurs de morale. A tous ceux-là, je préfère, sans hésitation, "l'esprit du christianisme" (même si je ne suis pas croyante). C'est avoir l'humilité de reconnaître qu'on n'est pas toujours des gens bien et qu'on est même souvent des salopards. On est des "Imparfaits". Mais c'est cette conscience de notre insuffisance qui nous fait rentrer dans l'Histoire. On devient les artisans de notre Destin, on est des individus responsables. C'est à partir de là que se construit une société démocratique.

Voilà un peu ce qui m'a conduit en terre cathare, au "Pays des Purs". J'avoue que je n'y ai guère trouvé de traces du Manichéisme iranien mais j'ai quand même été émerveillée: les châteaux cathares sont vraiment très impressionnants, construits comme de véritables nids d'aigle et surplombant des à-pics vertigineux. Comment leur construction a-t-elle été possible ?


Mais je regrette aussi de m'être rendue là-bas comme une idiote, mal préparée. J'ignorais que les châteaux cathares étaient aussi nombreux. Et je ne savais pas non plus qu'on n'y accédait qu'après une longue marche sur des chemins pentus. Ça n'était pas possible compte tenu de la brièveté de mon séjour.

Quelques- unes de mes petites photos notamment (8 et 9) du Château de Montségur. La 18ème, c'est l'entrée de l'une de mes résidences. Une belle atmosphère vampirique, n'est-ce pas ?

Quelques ouvrages :

- Henri GOUGAUD: "Les Cathares- Brève histoire d'un mythe vivant"

- Jacques LACARRIERE: "Les Gnostiques"

- Amin MAALOUF: "Les jardins de lumières". Un très beau livre évoquant la Perse sassanide (IIIème siècle après JC) et centré sur la figure du prophète Mani.


samedi 5 novembre 2022

De la décadence, du conformisme et de la haine


Poutine déclare maintenant qu'il est en guerre contre l'Occident décadent.

"Pauvre patate !", je lui ai répondu en pensée, "tu me fais bien rigoler parce qu'on comprend tout de suite que tu vises, avant tout, à faire apparaître moins piteuse la situation de la glorieuse armée russe plutôt que de reconnaître simplement qu'elle prend quelques raclées contre l'Ukraine, ce pays peuplé de "bottes de foin" (c'est comme ça que les Russes appellent les Ukrainiens), qui ne devrait même pas exister". 


Mais un peu plus tard, après réflexion, je me dis que "le Grand Boucher" est peut-être habile. Son discours va rencontrer, à coup sûr, une grande écoute, c'est même un discours fédérateur qui peut permettre à la Russie de se poser en champion des peuples opprimés. Ca concerne presque toute l'Afrique et une grande partie de l'Amérique latine et aussi l'Inde, la Chine. Tout un ensemble de  pays qui vivent dans la mémoire du colonialisme, qui imputent à l'occident les pires méfaits et le détestent. 


Et puis, cette idée d'un Occident décadent, elle court depuis plusieurs décennies et elle est maintenant presque unanimement partagée.  


Je trouve ça sidérant mais, en France même, la plupart des gens sont convaincus qu'ils vivent dans une société décadente. On serait tous des pourris, cyniques et dévorés par le mercantilisme, égoïstes et centrés sur nous-mêmes. C'est la grande auto-flagellation, on sait qu'on nous déteste mais on aime bien aussi se détester soi-même. 


Ça m'énerve beaucoup mais il serait peut-être bon de mettre d'emblée un grand bémol à cette déconsidération généralisée d'un Occident décadent. Pourquoi donne-t-on, en priorité, la parole aux pleurnichards ? La démocratie  a tout de même certains attraits comme en témoignent les jeunes femmes iraniennes qui prennent aujourd'hui tous les risques pour revendiquer des "libertés occidentales": leur droit à la liberté de pensée, d'habillement, d'expression, leur droit, tout simplement d'être elles-mêmes en dehors des diktats des mollahs. Quant aux Russes, je crois qu'ils ne dédaignent pas les pays décadents quand ils ont des projets de vacances.


Les déclinistes sont, en fait, les prophètes de malheur et les idiots utiles de cette dépréciation de l'Occident. J'avoue d'ailleurs que je ne les supporte pas. Ils rassemblent aussi bien des cathos que des écolos et des anti-capitalistes, des groupes à la recherche d'une espèce de monde à la Jean-Jacques Rousseau de pureté et transparence originelles : un état de nature vertueux et frugal. Ils me font penser à des petits vieux, sinistres et populistes.


Comment comprendre ce nihilisme absolu qui a envahi l'Occident ? C'est vrai qu'au cours de ces dernières décennies, on a assisté à l'effondrement des grandes croyances collectives, celles de la religion et de la Révolution politique et sociale. 30 % des Français ne sont aujourd'hui affiliés à aucune religion et le vote communiste est devenu marginal. 


Il faut bien constater, aujourd'hui, une véritable atomisation des sociétés occidentales. Elles ne sont plus une communauté de citoyens mais un agrégat fragile d'individus. Des individus repliés sur leur petite sphère propre (la famille, les fêtes entre copains, les réseaux sociaux) dont la seule préoccupation est leur bonheur individuel, leur épanouissement personnel. Et d'ailleurs, on est presque sommés, aujourd'hui, d'être heureux. 


Avec de pareilles perspectives, on peut vraiment se demander ce qu'il adviendrait si la France était, comme l'Ukraine, envahie par une armée étrangère. On peut douter d'un grand sursaut national et redouter une débandade générale, le sauve-qui-peut, chacun pour soi. De ce point de vue, Poutine n'a peut-être pas complétement tort quand il nous désigne comme décadents. Sauf que la question n'est pas ethnique, nationaliste, comme il le croit, mais politique.


Mais c'est vrai que le désir de changer le monde ne nous habite plus. On cherche plutôt à changer soi-même au bénéfice de son bien-être et de sa satisfaction: on fait du sport, on mange bio, on pratique le yoga ou la méditation, on s'essaie à une foule d'activités afin de trouver sa voie (peinture, musique, cuisine, danse etc...). Pour influer sur le cours de son existence, il faudrait d'abord compter sur ses propres forces intérieures. C'est le triomphe de la psychologie positive, c'est le grand repli sur soi, la primauté accordée au seul Moi.


On a cessé de s'impliquer dans l'action politique. L'idéologie dominante, c'est un populisme mâtiné d'écologie (plus de 50 % des votes en France). On ne prend d'ailleurs même plus la peine de voter et si, occasionnellement, on le fait, on choisit le "n'importe quoi", les groupes disruptifs, ceux qui vont tout faire péter. Les "Grandes Gueules" ont de l'avenir. Quant à ce qui se passe ailleurs qu'en France, l'actualité internationale, quelle barbe ! On ne va tout de même pas nous nous contraindre à des privations et nous embêter pendant des années avec la guerre en Ukraine. Ça devient lassant, il faut arrêter ça tout de suite. Et d'ailleurs, Ségolène Royal l'a bien dit, ceux qui profitent au maximum de cette guerre, ce sont les Américains. Alors, ne nous laissons pas entraîner.


On ne se rend même pas compte que cette idéologie du "feel good", du bien-être individuel, est extrêmement normalisatrice. C'est vraiment la "Grande Domestication" du troupeau humain, la "Grande Fabrique" d'individus tous semblables, bien dans leur peau, lisses, souriants, sans aspérités. Gentils mais bêtes à pleurer ! La recherche du bonheur, ça n'est pas seulement une ânerie, c'est surtout le prélude à un fascisme mou qui s'incruste dans nos âmes.


Mais est-ce qu'on est encore un homme quand on n'est plus "travaillé" par la négativité : la souffrance, le chagrin, la Mort. Est-ce qu'on est encore capable d'apprendre quelque chose de ces épreuves ? Le vacarme du monde, les déchirures de la vie, ne font que nous effleurer dans une étrange apathie, ataraxie. D'une certaine manière, on est devenus, sans le savoir, des stoïciens.


Mais cela va encore plus loin parce que l'on forge aujourd'hui avec application de nouvelles dominations: celles de l'opinion, du moi-je, de l'impulsion, de l'arrogance, tout ce que l'on se plaît à développer sur les réseaux sociaux. On est tous devenus des experts. C'est vrai qu'Internet nous offre un défouloir idéal: on peut s'offrir, en toute impunité, son quart d'heure de haine quotidien. C'est peut-être bénéfique d'avoir maintenant cette possibilité de raconter n'importe quoi. Le problème, c'est qu'on ne devient pas des dissidents et que notre singularité affichée n'est que le masque d'un odieux conformisme. On rejoint plutôt les meutes de loups, on s'agglutine en petits groupes prêts à lancer l'assaut. La tyrannie de l'émotion plutôt  que la recherche de l'accord, du consensus.

    

On n'est peut-être donc pas des décadents, comme le dit Poutine, mais plutôt des monstres froids, insensibles. On vit sous anesthésie dans une espèce de sauvagerie policée, indifférente. On a atteint le stade suprême de la cruauté où tout se joue dans la sphère mentale, intellectuelle. La brutalité et la violence physique, ça ne relève plus que de l'archaïsme russe.


Notre grand tourment, c'est l'Enfer des jalousies mesquines, suscité par notre Passion de l'Egalité. A cause de ça, on ne cesse de chercher à rabaisser et humilier celui qui se met en avant. Le conformisme de la Haine, c'est devenu notre marque de fabrique.

 

Affiches de cinéma soviétique des années 20-30. J'aime beaucoup mais il faut préciser que la quasi-totalité de la population n'a, à l'époque, jamais vu ces affiches dont la diffusion était confidentielle.

Lectures :

- Julian SEMENOV : "Opération Barbarossa". J'ai déjà évoqué cet auteur russe (1931-1993) de romans policiers. Complétement inconnu en France, immensément populaire en Russie. Vladimir Poutine voue notamment une grande admiration à l'un de ses héros, l'espion Max Von  Sterlitz. C'est au point qu'on dit souvent qu'il s'en croit la réincarnation. En toute objectivité, Semenov est un écrivain remarquable, d'une érudition ahurissante. On a quand même commencé à le traduire en France. On trouve ainsi, aux éditions poche 10/18 : "La taupe rouge", "Des diamants pour le prolétariat" et ce tout nouveau "Opération Barbarossa". C'est presque d'actualité parce qu'on y parle de l'Ukraine et de son invasion par les Nazis.

- Antony BEEVOR : "Russie - Révolution et guerre civile 1917-1921". Chaque livre de Beevor est remarquable d'érudition et documentation. C'est, bien sûr, encore le cas. Je regrette simplement qu'on soit un peu submergés d'informations au détriment de la réflexion et de l'analyse.

Je me suis enfin réjouie qu'après le couronnement de deux monuments de bien-pensance et de pleurnicherie (Annie Ernaux pour le Nobel, Brigitte Giraud pour le Goncourt), un jury littéraire, celui du Renaudot, ait eu le courage d'élire un véritable écrivain, mal coiffé, mal peigné, Simon LIBERATI pour "Performance". Tout n'est peut-être pas foutu. 

Je précise enfin qu'il n'y aura pas de post de Carmilla samedi prochain. Retour le 19/11.