samedi 30 mai 2020

Mes folies - Plaidoyer pour une certaine anormalité


La folie, j'ai l'impression que c'est quelque chose de complétement extérieur, étranger, à la plupart d'entre nous. On ne se sent que secondairement concernés, ça n'arrive qu'aux autres. Nous, on est solides, bien adaptés, droits dans nos bottes, on est sains. D'ailleurs, la folie, on n'en parle plus guère, c'est devenu un terme trop connoté, presque ringard; quant au soin des malades mentaux, des "déviants", on préfère se décharger sur les institutions, même si on en connaît bien la cruauté.


En général, on est donc de "bons névrosés". On se sent bien dans sa peau et si ça n'est passagèrement pas le cas, il suffit d'avoir recours à une de ces thérapies du "feel good" et du bien être, toute cette psychologie de confort tellement à la mode. Ça  explique qu'on se plie docilement aux injonctions sociales, qu'on accepte si volontiers la banalisation de nos comportements et de nos pensées. C'est la rencontre fatale de deux types opposés : le névrosé et le pervers.


Ça me fait bien rigoler quand j'entends tous les jours la dénonciation de la société libérale (il faut même dire ultra-libérale) dans la quelle on vit et qui serait la cause de tous nos malheurs. Le remède : Un petit coup de socialisme, l'éradication des riches, l'abolition des inégalités et c'est le bonheur assuré.


Mon point de vue est beaucoup plus modeste et du reste je me sens profondément libérale : j'ai simplement tendance à penser qu'on vit dans une "société perverse" au sein de la quelle pataugent complaisamment de "gentils névrosés". C'est la société bureaucratique contemporaine dont le fonctionnement repose sur une grande manipulation générale : formater, à leur insu, les individus en dictant leurs conduites, en façonnant leurs idées et sentiments à grand coups de codes, lois, règlements, écrits ou inconscients.


C'est l'avènement de "l'homme sans qualités" (mais qui se croit, justement, pétri de qualités), de la vie banalisée, grise, sans aspérités, désenchantée, uniquement préoccupée de sa sécurité. Une vie sans éclat qui se répète identique, chaque jour, telle est bien la vie monotone devenue perverse.


Et cette grande manipulation, ça marche très bien. Elle rencontre chez nous le besoin de normalité. C'est même, pour la majorité des individus, une véritable aspiration, un moteur : quand on satisfait à tous les critères de la réussite sociale, on doit se sentir forcément bien. Et puis être "normal", c'est aussi une manière de gagner l'amour de ses parents en respectant leurs interdictions et en épousant leurs idéaux.


Plein de gens vivent ainsi dans une "chimère", celle de leur normalité, mais une chimère à la quelle ils tiennent souvent plus qu'à leur propre vie. Leur certitude d'être "normal", d'être conforme, dans l'ordre, ordinaire, ça leur permet de faire l'économie d'un regard critique sur eux-mêmes, d'une mise en question de soi. Et paradoxalement, on est d'autant plus normaux qu'on devient, en même temps, indifférent aux autres.


Mais cette vie normale, réussie, assure-t-elle, pour autant, notre bonheur ? Et si cette "carapace de bonheur" n'était justement pas le problème ? Si on ne devenait pas malheureux à force de vouloir être normal ? En réalité, la croyance dans sa normalité est elle-même pathologique ! Elle n'est qu'un masque et un mensonge de l'esprit pour fermer les yeux, pour ne pas savoir, pour ne pas affronter ce qu'il y a de sombre et de scandaleux au plus profond de notre être : nos fantasmes sexuels interdits, notre cupidité dévorante ou notre avarice sordide, notre agressivité meurtrière, notre narcissisme puéril.  Bref, on se proclame "normaux" pour ne pas avoir à reconnaître que notre "Je est un autre", que l'on est multiples et infiniment moins recommandables qu'on ne l'affiche.


Je l'avoue : les gens normaux ne m'intéressent absolument pas. D'abord parce que je sais bien la somme de renoncements, le prix exorbitant, que recouvrent la réussite sociale et la normalité qui va avec. J'en ai vraiment soupé de tous ces amants issus des meilleures écoles qui m'épuisaient avec leur "business plan" étendu à l'ensemble de leur vie économique et sentimentale. Et puis parce que je suis issue du monde slave au sein duquel la tolérance à la folie, la dissidence, est tout de même plus grande. La "cohabitation" des déviants et des gens normaux y est mieux assurée.


Certes, je revêts toutes les apparences de l'adaptation, voire de la sur-adaptation, à la vie. Avoir un "look" sans failles, parfaitement lisse, c'est ma préoccupation constante. Mais je sais bien que ce n'est qu'un jeu et que ce n'est pas ça qui définit mon identité. Je sais bien qu'au fond de moi-même, la folie n'est pas une chose extérieure mais plutôt une autre possibilité d'existence, une autre modalité de vie.


J'aurais pu moi-même devenir une folle à lier ou plus simplement une marginale absolue, c'est ce que je me dis souvent. Je crois d'ailleurs que c'est ce qui me serait arrivé si je n'étais pas sortie de mon trou natal. J'aurais glandouillé indéfiniment, je me serais vite abandonnée à l'alcoolisme, la toxicomanie, la nymphomanie..., bref à toutes les formes habituelles de la désespérance. Ce qui m'a sauvée, c'est que j'ai voulu ne pas perdre la face en France, montrer que mes origines ne me rendaient pas plus débile que les autres.


Mais je n'ai jamais cessé de me sentir hantée par une espèce de folie douce. Ça déconcerte souvent et je ne suis sans doute pas facile à vivre avec toutes mes idées bizarres et farfelues.


Mais je suis également convaincue que ma folie douce est aussi ma force et qu'on doit savoir réserver et même développer une part de folie en soi. Ce que je trouve en effet le plus désolant dans le monde moderne, c'est que la plupart des gens ne sont pas créateurs et c'est sans doute cela qui les rend sinistres. Et par créateurs, je n'entends pas seulement les artistes mais dans un sens beaucoup plus large. Ça peut bien sûr être une œuvre d'art mais c'est surtout notre capacité à rêver, à imaginer, que je vise.


A force de respecter les idées reçues et les règles de la société, à force de bétonner le réel et de le protéger de l'imaginaire, on est devenus incapables de s'ouvrir à l'insolite, au merveilleux, au dérangeant voire à l'inquiétant. On n'est plus capables de s'étonner, de perdre son temps à rechercher le "Temps Perdu", parce qu'on s'est vidés de toute vie fantasmatique.

C'est ce constat qui doit nous faire comprendre que la réponse à notre difficulté d'être n'est pas dans la sur-adaptation au monde réel mais dans la remise en question de nous-mêmes et dans l'accueil que nous savons réserver à nos rêves profonds.


L'Enfer, c'est un monde sans folie. Mais la Folie est possible, c'est à dire humaine. Il faut aussi savoir devenir déraisonnables, s'abandonner à une folie douce qui nous entraîne dans un magnifique voyage, celui de la création et de la démesure. Tout y est pardonné puis oublié.


Tableaux de Emile SIGNOL (1804-1892), Adolf WÖLFLI (1864-1930) , Claude VERLINDE (né en 1927), Ray CAESAR (1958), Shiori MATSUMOTO  (1973)

Ce post et son titre se réfèrent, bien sûr, au célèbre livre de Joyce McDOUGALL : "Plaidoyer pour une certaine anormalité" (1978).
 

samedi 23 mai 2020

Le Nord Magique


Cette étrange expérience du confinement prend progressivement fin.

Quelle leçon chacun de nous en tire-t-il ? Sûrement pas de la joie parce que le monde qui se révèle aujourd'hui à nous, presque un monde de science-fiction, est sinistre : marqué par la peur, l'évitement des autres, la contraction au minimum des papotages et conversations, la disparition de la convivialité et des petites fêtes. Quant aux voyages, aux promenades, au cinéma, aux loisirs ....


La période passée, celle d'une chape de plomb, a quand même permis de faire autre chose; c'est souvent presque rien, anodin, mais c'est tout de même quelque chose qu'on n'aurait sinon sans doute pas fait : une petite inflexion de nos vies.

Pour ce qui me concerne, comme les librairies étaient fermées, je me suis rabattue sur les piles de livres que j'avais laissées de côté. Mais j'ai essayé de me  changer l'esprit en me consacrant principalement à la littérature scandinave.


La Scandinavie pourquoi ? Visiblement, ça n'intéresse pas beaucoup les Français dont l'idéal touristique et culturel semble être surtout de crever de chaleur sur une plage méditerranéenne. Mais c'est un pôle d'attraction forte pour les gens d'Europe centrale : c'est lié à la proximité géographique et puis aux nombreuses guerres fondatrices (Charles XII, les guerres de 30 et de 7 ans, la guerre du Schleswig-Holstein). Il est vrai aussi que j'ai une vision assez large de la Scandinavie. Au sens strict, ça ne recouvre que la Suède, la Norvège et le Danemark. Mais j'y ajoute la Finlande et l'Estonie même si leurs langues ne sont pas scandinaves. Ça se justifie largement par la très forte influence suédoise qui perdure. Et puis, il ne faut pas oublier, bien sûr, l'Islande.


Dans tous ces pays, que j'ai plus ou moins visités, j'ai d'abord retrouvé des paysages qui m'émeuvent : de vastes étendues presque désertes, des forêts de bouleaux et de pins et, surtout, un peu de fraîcheur et de neige. L'architecture des villes est, également, souvent évocatrice : Stockholm ressemble furieusement, en mieux, à Varsovie.


S'agissant des mentalités, en revanche, j'ai l'impression qu'il y a un gouffre entre les Slaves et les Scandinaves. Je les trouve d'une désolante platitude, d'un prosaïsme sinistre; et puis, je ne supporte plus leur refrain écolo-hygiéniste, leur idéal d'une vie saine et simple. Je me souviens qu'à Stockholm, je me faisais l'impression d'être une pute avec ma jupe, mon maquillage et mes chaussures à talons.


Mais c'est évidemment infiniment plus complexe que ça. La preuve ? C'est justement leur littérature contemporaine qui est l'exact contrepoint d'un monde calme, policé, aseptisé. On connaît bien sûr tous leurs maîtres du roman policier (Henning Mankell, Jo Nesbo, Camilla Lackberg, Stieg Larsson, Arnaldur Indridason), mais il existe aussi un vaste univers romanesque qui explore les abîmes de la psyché humaine.


Voici donc les pépites que j'ai dénichées :

DANEMARK

Le Danemark m'impressionne. Comment un si petit pays (5,8 Millions d'habitants) arrive-t-il à produire autant d'écrivains de niveau mondial ? Il ne s'agit pas seulement de Kierkegaard (bien énigmatique pour moi), d'Andersen et de Karen Blixen. Personnellement, j'aimais déjà beaucoup Jens Christian Grondahl (dont je ne manque aucune des nouvelles parutions), mais j'ajoute aujourd'hui à ma liste deux très grands auteurs :


- Kim LEINE : "L'abîme"

- Carsten JENSEN : "La première pierre"

Deux livres-choc, qui vous secouent profondément. Je les associe étroitement même si le premier évoque la guerre civile finlandaise puis la résistance à l'occupation allemande du Danemark et le second suit les périples de jeunes militaires danois, entraînés, manipulés, par un chef trouble et charismatique en Afghanistan.  Deux gros pavés (626 pages pour le premier, 757 pour le second) pour les quels j'ai du m'accrocher, il faut le reconnaître, durant les 100 premières pages; au-delà, c'est hypnotisant, addictif. Des livres qui s'apparentent aux "Bienveillantes" de John Littell ou bien à "La Fabrique des salauds" de Chris Kraus : pareillement noirs, pareillement désespérés, pareillement flamboyants. Contre tous ceux qui pensent qu'on peut cerner la psychologie individuelle : ce sont ses actes qui rendent compte de l'homme et non ses convictions ou son caractère.

Et aussi :

- Merete PRYDS HELLE : "Oh, Roméo". Un petit livre dans un registre beaucoup plus léger. La rencontre à Copenhague d'un chauffeur de taxi d'origine iranienne (ancien enfant-soldat) et d'une jeune étudiante danoise en médecine légale dont le père est militant d'extrême-droite. C'est évidemment détonnant.


SUEDE

C'est bizarre ! Jusqu'à la fin du 18 ème siècle, la Suède était une grande puissance qui terrorisait et pillait l'Europe du Nord. Son armée était renommée pour sa violence et sa brutalité. Aujourd'hui, la Suède est ultra-pacifiste et ne fait plus peur à personne. Elle a perdu les territoires de la Finlande puis de la Norvège et ne compte qu'un peu plus de 10 millions.



La France s'enorgueillit de Michel Houellebecq. Mais je viens de découvrir Lina WOLFF (qui se réfère d'ailleurs à M.H.). C'est peut-être encore plus osé, plus iconoclaste et, en tous cas, beaucoup plus drôle. Précipitez-vous donc pour lire ses deux premiers livres :

- "Bret Easton Ellis et les autres chiens"
- "Les amants polyglottes"


Et pour clore avec la Suède, je vous recommande également :

- Anna PLATT : "Nous tombons". L'histoire de 5 personnes, vivant à Linköping, qui ont en commun "des vies et des histoires en chute libre". Une écriture épurée et percutante.


FINLANDE

Un pays de 5,5 millions habitants qui n'a que récemment conquis son indépendance dans le traumatisme d'une brève mais meurtrière guerre civile en 1918. Le pays a été sous le joug suédois (jusqu'en 1809) ) puis russe (jusqu'en 1917). Curieusement, j'ai constaté que la langue suédoise demeure largement pratiquée mais très peu le russe. J'ai, personnellement, de très bons souvenirs de la ville d'Helsinki (le site géographique, l'architecture Art Nouveau) mais la littérature finlandaise, je n'y connaissais jusqu'alors à peu près rien. J'ai réussi néanmoins à découvrir quelques excellents bouquins :


- Laura LINDSTEDT : "Oneiron". L'histoire de 7 femmes (une anorexique new-yorkaise, une comptable à Moscou, une jeune autrichienne insolente de Salzburg, une Marseillaise enceinte de jumeaux, etc...) qui se retrouvent dans un endroit étrange où tout est blanc et où le temps s'écoule différemment. Où sont-elles ? Il s'agit, bien sûr, des portes de la mort qui viennent de se refermer. Que se passe-t-il le jour de notre mort et juste après ? Ce n'est évidemment pas un livre très gai mais chaque histoire est narrée avec un grand talent dans un fascinant kaléidoscope.


- Katja KETTU : "Le papillon de nuit". Un livre totalement dépaysant et novateur par son écriture et sa construction. On enjambe les époques et les lieux : la frontière finlandaise en 1937, la Russie en 2015, le goulag de Vorkouta. Un mélange singulier de faits historiques et d'éléments ethnographiques au sein duquel le sublime côtoie le sordide.


- Petteri NUOTTIMAKI : "Attends-toi au pire". Une note beaucoup plus gaie, une saga familiale narrée sous le prisme de l'anecdote, par un conteur facétieux et irrévérencieux.


ESTONIE

La langue estonienne s'apparente étroitement au finnois mais l'Estonie, avec ses 1,5 million d'habitants, c'est sûrement l'un des pays les moins connus d'Europe. Sa capitale, Tallinn, est pourtant une ville médiévale magnifique. C'est aussi le pays de cœur de Sofi OKSANEN. Pour vous initier à l'Estonie, je vous recommande donc un petit roman policier dont l'intrigue est peut-être un peu faible mais qui décrit bien, à  mes yeux, les mentalités en Estonie et notamment le rapport très compliqué avec le voisin russe.

 - Arno SAAR : "Le train pour Tallinn"


ISLANDE

Un tout petit pays (365 000 habitants) qui a la réputation d'être le pays de la littérature : Un prix Nobel (Halldor Laxness)  en 1955 et surtout le plus grand nombre de livres lus et d'écrivains rapporté à la population. J'en ai retenu un gros livre contemporain (paru en 2018).


- Steinunn JOHANNESDOTTIR : "L'esclave islandaise". C'est en 2 volumes, c'est donc, au total, un pavé. Un livre qui retrace une histoire méconnue et souvent taboue, celle des esclaves européens dans les pays musulmans.


Un gros livre passionnant et effroyable, le comble de la misère humaine, qui m'a conduit à relire, sur cette question de l'esclavage européen (qui n'absout pas, bien sûr, de l'esclavage noir), le bouquin fondamental de :

- Giles Milton : "Esclaves en Barbarie" paru en 2005 (réédité aujourd'hui en poche). Un chapitre fascinant et méconnu des relations entre l'Europe et l'Afrique du Nord au 17 ème et 18 ème siècles. L'aventure cruelle de dizaines de milliers d'Anglais, de Français, d'Espagnols, d'Islandais... capturés par des corsaires de Barbarie et vendus comme esclaves sur les grands marchés d'Alger, de Tunis ou de Salé au Maroc.


Je viens de quitter bien sûr la littérature scandinave mais puisqu'on parle de l'historien britannique Giles Milton, dont j'adore les bouquins tous palpitants, ne manquez pas d'enchaîner avec ses autres livres et notamment :

- "Roulette russe" : la guerre secrète des espions anglais contre le bolchevisme
- "Le Paradis perdu": la destruction, en 1922, de Smyrne (aujourd'hui Izmir) la tolérante.


Tableaux des peintres :
- danois : Vilhelm Hammershoi (1864-1916),
- suédois : Anders Zorn (1860-1920)
- finlandais : Hugo Simberg (1873-1917) et Akseli Gallen-Kallela (1865-1931)

samedi 16 mai 2020

Immatériels


Finalement, le COVID va accélérer la tendance lourde esquissée depuis quelques petites dizaines d'années  : évacuer le plus possible notre corporéité, la nôtre et celle de l'ensemble de la société, supprimer au maximum les "contacts" et, finalement, nous rendre tous presque "immatériels". Plus que des transmissions de flux électroniques et d'informations codées.


A un premier niveau, tout est ainsi fait pour qu'on ne se rencontre plus.  Les échanges d'images, les selfies, les conversations sur Skype ou Whatsapp, les téléconférences et visioconférences, ça suffit bien. On chante maintenant sans cesse les louanges du télétravail, ce serait la solution du futur. C'est vrai qu'on a alors beaucoup moins de conflits avec ses collègues de travail, on ne s'engueule plus, on ne se terrorise plus les uns les autres, on est protégés par sa petite bulle virtuelle dans laquelle on peut planer en somnolant. Supporter les autres, leur simple présence physique, c'est évident que c'est difficile. Tous ces "lourds" qui puent, qui sont mal habillés, qui font étalage d'eux-mêmes avec leurs blagues salaces ou alors toutes ces dindes qui n'arrêtent pas de glousser en battant de leurs faux cils et qui parlent continuellement de leurs "chiards" et de leurs recettes de cuisine ... C'est sûr que quand "les autres" sont réduits à une simple apparition sur l'écran d'un ordinateur, ça va beaucoup mieux.


L'"immatériel", c'est ça l'avenir. D'ailleurs, les pays qui ont été le plus punis par le COVID, ce sont les pays "tactiles" (les pays latins : l'Italie, l'Espagne, la France) tandis que les pays qui pratiquent la distanciation physique (Japon, Corée) ont été épargnés.


Déjà, on ne sait plus écrire avec un stylo. La graphologie, c'est fini et même notre signature est devenue électronique. Pour accéder à son domicile, son travail, son véhicule, il y a longtemps qu'on n'a plus besoin de clé. Mais c'est presque anecdotique.


La plus grande Révolution, c'est quand même, à mes yeux, celle de l'argent, de la monnaie. On s'est curieusement très bien adaptés à ce qu'il perde tout support matériel (sauf dans certains pays protestants comme l'Allemagne). La référence à l'or, à l'argent, a été évacuée. C'est l'achèvement du projet de Lénine qui déclarait vouloir construire des toilettes publiques en or au Pays des Soviets pour afficher son mépris de l'argent. L'or ne sert aujourd'hui plus à rien, on paie par carte ou avec son smartphone, sans contact, rarement comptant, souvent à crédit. L'argent est devenu une simple écriture, une marque électronique. Sa valeur n'a plus d'étalon, elle est fluctuante, elle oscille au gré du cours des grandes devises.


Quant à l'économie, on sait bien que les vieilles usines, l'industrie, la classe ouvrière qui va avec, c'est terminé. C'est maintenant l'économie du savoir, de la connaissance, de l'intelligence artificielle, celle des GAFAs, des entreprises sans site de production.


Un monde virtuel, c'est un monde non conflictuel : un monde clair, presque transparent, parfaitement huilé, sans accrocs, sans ambiguïtés, sans incertitudes. On a tous envie de se précipiter à l'intérieur, d'y vivre définitivement, pour y trouver une apparente tranquillité.
Échapper à la confrontation directe avec les autres, c'est évidemment réconfortant. C'est vrai mais est-ce que ça n'est pas, non plus, une préfiguration de l'Enfer ?


Il faut lire et relire à ce sujet un étrange récit, publié en 1813, d'Adalbert Von Chamisso (1781-1838) : "L'étrange histoire de Peter Schlemihl". Un texte très bref, de moins de 100 pages, qui est l'un des chefs d’œuvre du romantisme allemand, l'un de ces bouquins dont on se souvient durablement. L'auteur lui-même est une énigme. Il est un petit noble français, aux idées néanmoins progressistes, qui a choisi, dans un extraordinaire dédoublement, d'écrire en allemand, ce qui ne l'a pas empêché de rencontrer un extraordinaire succès pour cet unique livre et d'être aujourd'hui cité aux côtés de Novalis, Schelling, Tieck, Brentano...


C'est l'histoire troublante d'un homme qui vend un jour son ombre au Diable en échange d'une richesse illimitée. Ne plus avoir d'ombre, ça semble aujourd'hui anodin, on n'y fait même pas attention et on a l'impression qu'on pourrait s'en passer sans difficultés; on serait même bien volontiers disposés à conclure un marché identique. Pourtant, très vite, passée l'ivresse première d'un argent inépuisable, le héros du roman, Peter Schlemihl (un mot qui évoque en allemand la malchance et l'exclusion), trouve vite intolérable cette privation et concentre alors tous ses efforts pour récupérer (finalement sans succès) son ombre.


Je comprends ça tout à fait parce que je crois que ne plus avoir d'ombre, ça a une signification existentielle profonde.


C'est d'abord être privé d'un "double" de nous-mêmes et surtout de cette dimension essentielle de la condition humaine : sa dualité, sa duplicité, non seulement celle de l'âme et du corps mais aussi celle du Bien et du Mal qui coexistent étroitement en chacun de nous.


L'idéologie moderne voudrait abolir cette ambiguïté, cette opacité, constitutive de l'humanité. Le rêve totalitaire, le rêve du Diable, c'est de faire de nous des êtres totalement transparents et, à cette fin, de nous réduire à une seule et unique dimension pour qu'on soit tous taillés d'un seul bloc aisément analysable, identifiable. Le rêve moderne, c'est de nous priver carrément de nos corps en faisant de nous de simples spectres, des reflets, des ombres d'ombres de nous-mêmes.


Un univers finalement sans corps et sans âmes, peuplé de formes grises et sans volonté. Et on se prête bien volontiers à cette évolution terrifiante : notre réalité la plus concrète, dans laquelle on se complaît infiniment,  est celle, misérable, d'une adresse IP et d'un compte Facebook ou Instagram. Ça suffit aujourd'hui à notre bonheur, à nous faire vibrer. Le virtuel, l'immatériel, est décidément plus confortable que le concret. A cet égard, le projet d'immortalité conçu par Google est édifiant : il s'agit simplement de parvenir à télécharger les données de notre cerveau; le corps, ce qu'il en advient, on verra plus tard.


Ne plus avoir d'ombre, c'est aussi se priver de l'un des moteurs essentiels de notre existence, celui du vouloir vivre, de la volonté, qui nous propulse, nous pousse à échafauder des projets, à faire œuvre créatrice. La création, c'est notre manière de conjurer la mort en laissant, un jour, quelque chose de nous-mêmes, une "trace" de notre vie. Mais aujourd'hui, il semble qu'on ait abandonné cette ambition et qu'on se laisse emporter par l'insignifiance informatique.

Notre vie est devenue sans ombres et sans traces autres qu'électroniques. On se contente d'être les simples acteurs du théâtre misérable du Web et des réseaux sociaux. On croit y exister, on se satisfait d'y répandre nos petites haines, nos passions tristes.On n'est plus que des "âmes mortes", sans corps ni esprit, infiniment malléables et soumis à toutes les volontés. On y a perdu le respect des autres et de soi-même.

J'en veux pour exemple la simple généralisation de la crémation des corps après la mort puis de la dispersion des cendres dans la nature. Il y a peu de temps encore, il pesait un fort tabou sur cette pratique. On nous dit aujourd'hui que c'est plus hygiénique voire plus écologique. Fort bien ! Mais quelqu'un s'est-il avisé que, pour la première fois dans son histoire, l'humanité cesse ainsi de rendre hommage à ses morts ? A force d'être immatériels, est-ce qu'on en vient pas à se haïr soi-même et les autres ? 

Photographies de Kate BARRY, fille de Jane Birkin (1967 -2007) et de Saul LEITER (1923-2013)

Il est très facile de trouver en poche le petit livre d'Adalbert Von Chamisso. C'est une brève lecture que vous ne regretterez pas. Si vous le pouvez, achetez toutefois l'édition Corti. Elle est accompagnée d'une éclairante postface de Pierre Péju.