samedi 23 mai 2020

Le Nord Magique


Cette étrange expérience du confinement prend progressivement fin.

Quelle leçon chacun de nous en tire-t-il ? Sûrement pas de la joie parce que le monde qui se révèle aujourd'hui à nous, presque un monde de science-fiction, est sinistre : marqué par la peur, l'évitement des autres, la contraction au minimum des papotages et conversations, la disparition de la convivialité et des petites fêtes. Quant aux voyages, aux promenades, au cinéma, aux loisirs ....


La période passée, celle d'une chape de plomb, a quand même permis de faire autre chose; c'est souvent presque rien, anodin, mais c'est tout de même quelque chose qu'on n'aurait sinon sans doute pas fait : une petite inflexion de nos vies.

Pour ce qui me concerne, comme les librairies étaient fermées, je me suis rabattue sur les piles de livres que j'avais laissées de côté. Mais j'ai essayé de me  changer l'esprit en me consacrant principalement à la littérature scandinave.


La Scandinavie pourquoi ? Visiblement, ça n'intéresse pas beaucoup les Français dont l'idéal touristique et culturel semble être surtout de crever de chaleur sur une plage méditerranéenne. Mais c'est un pôle d'attraction forte pour les gens d'Europe centrale : c'est lié à la proximité géographique et puis aux nombreuses guerres fondatrices (Charles XII, les guerres de 30 et de 7 ans, la guerre du Schleswig-Holstein). Il est vrai aussi que j'ai une vision assez large de la Scandinavie. Au sens strict, ça ne recouvre que la Suède, la Norvège et le Danemark. Mais j'y ajoute la Finlande et l'Estonie même si leurs langues ne sont pas scandinaves. Ça se justifie largement par la très forte influence suédoise qui perdure. Et puis, il ne faut pas oublier, bien sûr, l'Islande.


Dans tous ces pays, que j'ai plus ou moins visités, j'ai d'abord retrouvé des paysages qui m'émeuvent : de vastes étendues presque désertes, des forêts de bouleaux et de pins et, surtout, un peu de fraîcheur et de neige. L'architecture des villes est, également, souvent évocatrice : Stockholm ressemble furieusement, en mieux, à Varsovie.


S'agissant des mentalités, en revanche, j'ai l'impression qu'il y a un gouffre entre les Slaves et les Scandinaves. Je les trouve d'une désolante platitude, d'un prosaïsme sinistre; et puis, je ne supporte plus leur refrain écolo-hygiéniste, leur idéal d'une vie saine et simple. Je me souviens qu'à Stockholm, je me faisais l'impression d'être une pute avec ma jupe, mon maquillage et mes chaussures à talons.


Mais c'est évidemment infiniment plus complexe que ça. La preuve ? C'est justement leur littérature contemporaine qui est l'exact contrepoint d'un monde calme, policé, aseptisé. On connaît bien sûr tous leurs maîtres du roman policier (Henning Mankell, Jo Nesbo, Camilla Lackberg, Stieg Larsson, Arnaldur Indridason), mais il existe aussi un vaste univers romanesque qui explore les abîmes de la psyché humaine.


Voici donc les pépites que j'ai dénichées :

DANEMARK

Le Danemark m'impressionne. Comment un si petit pays (5,8 Millions d'habitants) arrive-t-il à produire autant d'écrivains de niveau mondial ? Il ne s'agit pas seulement de Kierkegaard (bien énigmatique pour moi), d'Andersen et de Karen Blixen. Personnellement, j'aimais déjà beaucoup Jens Christian Grondahl (dont je ne manque aucune des nouvelles parutions), mais j'ajoute aujourd'hui à ma liste deux très grands auteurs :


- Kim LEINE : "L'abîme"

- Carsten JENSEN : "La première pierre"

Deux livres-choc, qui vous secouent profondément. Je les associe étroitement même si le premier évoque la guerre civile finlandaise puis la résistance à l'occupation allemande du Danemark et le second suit les périples de jeunes militaires danois, entraînés, manipulés, par un chef trouble et charismatique en Afghanistan.  Deux gros pavés (626 pages pour le premier, 757 pour le second) pour les quels j'ai du m'accrocher, il faut le reconnaître, durant les 100 premières pages; au-delà, c'est hypnotisant, addictif. Des livres qui s'apparentent aux "Bienveillantes" de John Littell ou bien à "La Fabrique des salauds" de Chris Kraus : pareillement noirs, pareillement désespérés, pareillement flamboyants. Contre tous ceux qui pensent qu'on peut cerner la psychologie individuelle : ce sont ses actes qui rendent compte de l'homme et non ses convictions ou son caractère.

Et aussi :

- Merete PRYDS HELLE : "Oh, Roméo". Un petit livre dans un registre beaucoup plus léger. La rencontre à Copenhague d'un chauffeur de taxi d'origine iranienne (ancien enfant-soldat) et d'une jeune étudiante danoise en médecine légale dont le père est militant d'extrême-droite. C'est évidemment détonnant.


SUEDE

C'est bizarre ! Jusqu'à la fin du 18 ème siècle, la Suède était une grande puissance qui terrorisait et pillait l'Europe du Nord. Son armée était renommée pour sa violence et sa brutalité. Aujourd'hui, la Suède est ultra-pacifiste et ne fait plus peur à personne. Elle a perdu les territoires de la Finlande puis de la Norvège et ne compte qu'un peu plus de 10 millions.



La France s'enorgueillit de Michel Houellebecq. Mais je viens de découvrir Lina WOLFF (qui se réfère d'ailleurs à M.H.). C'est peut-être encore plus osé, plus iconoclaste et, en tous cas, beaucoup plus drôle. Précipitez-vous donc pour lire ses deux premiers livres :

- "Bret Easton Ellis et les autres chiens"
- "Les amants polyglottes"


Et pour clore avec la Suède, je vous recommande également :

- Anna PLATT : "Nous tombons". L'histoire de 5 personnes, vivant à Linköping, qui ont en commun "des vies et des histoires en chute libre". Une écriture épurée et percutante.


FINLANDE

Un pays de 5,5 millions habitants qui n'a que récemment conquis son indépendance dans le traumatisme d'une brève mais meurtrière guerre civile en 1918. Le pays a été sous le joug suédois (jusqu'en 1809) ) puis russe (jusqu'en 1917). Curieusement, j'ai constaté que la langue suédoise demeure largement pratiquée mais très peu le russe. J'ai, personnellement, de très bons souvenirs de la ville d'Helsinki (le site géographique, l'architecture Art Nouveau) mais la littérature finlandaise, je n'y connaissais jusqu'alors à peu près rien. J'ai réussi néanmoins à découvrir quelques excellents bouquins :


- Laura LINDSTEDT : "Oneiron". L'histoire de 7 femmes (une anorexique new-yorkaise, une comptable à Moscou, une jeune autrichienne insolente de Salzburg, une Marseillaise enceinte de jumeaux, etc...) qui se retrouvent dans un endroit étrange où tout est blanc et où le temps s'écoule différemment. Où sont-elles ? Il s'agit, bien sûr, des portes de la mort qui viennent de se refermer. Que se passe-t-il le jour de notre mort et juste après ? Ce n'est évidemment pas un livre très gai mais chaque histoire est narrée avec un grand talent dans un fascinant kaléidoscope.


- Katja KETTU : "Le papillon de nuit". Un livre totalement dépaysant et novateur par son écriture et sa construction. On enjambe les époques et les lieux : la frontière finlandaise en 1937, la Russie en 2015, le goulag de Vorkouta. Un mélange singulier de faits historiques et d'éléments ethnographiques au sein duquel le sublime côtoie le sordide.


- Petteri NUOTTIMAKI : "Attends-toi au pire". Une note beaucoup plus gaie, une saga familiale narrée sous le prisme de l'anecdote, par un conteur facétieux et irrévérencieux.


ESTONIE

La langue estonienne s'apparente étroitement au finnois mais l'Estonie, avec ses 1,5 million d'habitants, c'est sûrement l'un des pays les moins connus d'Europe. Sa capitale, Tallinn, est pourtant une ville médiévale magnifique. C'est aussi le pays de cœur de Sofi OKSANEN. Pour vous initier à l'Estonie, je vous recommande donc un petit roman policier dont l'intrigue est peut-être un peu faible mais qui décrit bien, à  mes yeux, les mentalités en Estonie et notamment le rapport très compliqué avec le voisin russe.

 - Arno SAAR : "Le train pour Tallinn"


ISLANDE

Un tout petit pays (365 000 habitants) qui a la réputation d'être le pays de la littérature : Un prix Nobel (Halldor Laxness)  en 1955 et surtout le plus grand nombre de livres lus et d'écrivains rapporté à la population. J'en ai retenu un gros livre contemporain (paru en 2018).


- Steinunn JOHANNESDOTTIR : "L'esclave islandaise". C'est en 2 volumes, c'est donc, au total, un pavé. Un livre qui retrace une histoire méconnue et souvent taboue, celle des esclaves européens dans les pays musulmans.


Un gros livre passionnant et effroyable, le comble de la misère humaine, qui m'a conduit à relire, sur cette question de l'esclavage européen (qui n'absout pas, bien sûr, de l'esclavage noir), le bouquin fondamental de :

- Giles Milton : "Esclaves en Barbarie" paru en 2005 (réédité aujourd'hui en poche). Un chapitre fascinant et méconnu des relations entre l'Europe et l'Afrique du Nord au 17 ème et 18 ème siècles. L'aventure cruelle de dizaines de milliers d'Anglais, de Français, d'Espagnols, d'Islandais... capturés par des corsaires de Barbarie et vendus comme esclaves sur les grands marchés d'Alger, de Tunis ou de Salé au Maroc.


Je viens de quitter bien sûr la littérature scandinave mais puisqu'on parle de l'historien britannique Giles Milton, dont j'adore les bouquins tous palpitants, ne manquez pas d'enchaîner avec ses autres livres et notamment :

- "Roulette russe" : la guerre secrète des espions anglais contre le bolchevisme
- "Le Paradis perdu": la destruction, en 1922, de Smyrne (aujourd'hui Izmir) la tolérante.


Tableaux des peintres :
- danois : Vilhelm Hammershoi (1864-1916),
- suédois : Anders Zorn (1860-1920)
- finlandais : Hugo Simberg (1873-1917) et Akseli Gallen-Kallela (1865-1931)

4 commentaires:

Richard a dit…

Une leçon ?
Bonsoir Carmilla !
Une leçon, mais quelle leçon ?
Je sais, je suis mal fait, mais ces 70 jours dans mon cas, ce fut une période grandiose, j'ai bien aimé les rues vides, les bars fermés, les magasins aux vitrines poussiéreuses, les renards en plein milieu des rues, les gens qui vous craignent, les ordres de reculer de deux mètres, et je vous jure que vous n'avez pas besoin de lever la voix ! 70 jours, ce n'est rien, c'est juste soixante-dix jours de plus, de vivant, de pris, et d'assumées ! J'ai bien aimé cette période où l'on pouvait se retrouver devant ses propres réflexions sans avoir les médias sur le dos. On souhaitait vivre une période historique, et bien nous y sommes, nous sommes en train d'écrire l'histoire, n'est-ce pas formidable ? La vraie vie quoi ! Et, ce n'est pas terminé, parce que je ne partage pas l'optimisme de la médecine français, ni celle de mes gouvernements. Je crois beaucoup plus à un deuxième assaut. Je sais, il a bien fallu déconfiner, donner de la corde comme on dit dans la marine, avant que la dépression s'installe à demeure, et qu'il faille ramasser les suicidés. Qui sait, tout cela n'était peut-être qu'une entrée en la matière ? 70 jours à me vautrer dans Emil Cioran, Michel de Montaigne et Pascal Quignard et je n'ai pas fini, un tas de notes manuscrites, des centaines de pages sur mes claviers, le regard perdu à l'horizon, la rage de l'impuissance de ne pas pouvoir livrer combat. Pour évacuer la vapeur restait les forêts, les espaces perdus et oubliés, c'est ce que j'ai fais au cours de la dernière semaine. Partir à la barre du jour naissant, l'estomac vide, d'enfiler les kilomètres entre les sapins renversés, dans le royaume des aulnes, et des fardoches. J'ai retrouvé mon œil américain, celui du chasseur ou encore de l'éclaireur. C'est l'autre aspect de cette crise. Les drames c'est en ville, pas en forêt, parce que la forêt n'a ni morale ni philosophie, seulement des intérêts. Ici, l'opportunisme est de mise et comme c'est la saison des naissances de plusieurs espèces, je vous jure que personne ne fait de cadeau. Ce qui me plaît dans cette époque, c'est que nous nous retrouvons devant la vérité crue, pour ne pas dire nue. On avait oublié ? C'est votre affaire. Ce rappel est cruel, mais pas inopportun, je suis content d'en être conscient. Haracio Arruda a été très clair cette semaine : Vous suiviez les consignes, ou bien on retourne en confinement. Voilà qui est clair !
Très intéressant votre texte sur les auteurs scandinaves. Cela serait intéressant un road trip en Norvège, Suède et Finlande. J'aimerais bien. Mais, il me semble que ce n'est pas demain que je vais tirer sur mon cigare et caler ma Veuve Clicquot, sans oublier que les Vikings pendant une certaine époque se livraient à des raids sur les fleuves et les rivières de l'Europe. Nous étions loin de la Communauté Européenne !

Bonne nuit pour ce qu'il en reste Carmilla !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Pour ce qui me concerne, j'ai du mal à apprécier les rues vides, les commerces, cafés et restaurants fermés, tout ce qui fait la vie et la socialité urbaines.

J'aimais bien par exemple prendre le métro, simplement pour côtoyer et observer des gens de hasard, imaginer quelle pouvait être leur vie. Idem à la terrasse d'un café. Aujourd'hui, ce petit plaisir des rencontres est effacé.

Certes, à la campagne, dans la nature, les choses sont tout à fait différentes. Mais on ne peut pas se satisfaire indéfiniment de la seule confrontation avec soi-même.

Merci pour votre remarque concernant mes petits conseils en littérature scandinave. Ce sont des pays intéressants et je pense que des Québecois s'y retrouvent tout de suite; ils sont malheureusement peu adaptés au tourisme.

Dans ma liste toute personnelle, je vous conseille vivement Kim Leine, Carsten Jensen et Giles Milton ("Captifs en Barbarie"). Je pense vraiment que ces livres vous passionneront.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Merci Carmilla pour vos commentaires.

Mais on ne peut pas se satisfaire indéfiniment de la seule confrontation avec soi-même.

Affirmation hautement philosophique qui me laisse songeur !

Remarquez que moi aussi j'aime bien observer les gens et leur ajouter une histoire de mon invention.

La confrontation avec soi-même, c'est toujours un grand défi.

Merci pour vos suggestions de lectures, que j'ai trouvé très intéressantes et que je ne manquerai pas de lire ! Ce sont des auteurs que je ne connais pas. Je viens de faire quelques recherches et pour tout dire, j'ai été confronté à moi-même encore une fois.

Bonne nuit Carmilla !

Toujours passionné du Nord et des Grands Espaces.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne connaissais pas moi-même, à vrai dire, ces écrivains, il y a quelques mois. Mais essayez au moins Kim Leine. Je vous assure que c'est un chef d’œuvre qui vous ébranle presque physiquement. Il faut simplement arriver à dépasser les 100 premières pages. Prospectez également l'historien anglais Giles Milton, je pense qu'il vous intéressera; ses récits sont toujours colorés et très vivants.

Bien à vous,

Carmilla