samedi 27 novembre 2021

Prendre son envol

 

Une petite pause aujourd'hui en matière de portraits féminins parce que je vais évoquer un homme.

Mais un homme dont la figure est peut-être (c'est mon hypothèse toute personnelle), le contrepoint, dans l'imaginaire européen du début du 20 ème siècle, de l'image de la belle noyée. 


Disons pour simplifier qu'à cette époque, la forme du Destin tragique, ça semble, pour une femme, de se noyer et, pour un homme, de s'écraser en tombant du Ciel. Ce sont deux manières de revisiter les mythes d'Ophélie et d'Icare.

Il faut en effet rappeler que c'est seulement à cette époque que le monde moderne découvre  deux éléments naturels : l'Eau ( la mer, la natation) et l'Air (le Vol, l'aviation). Avant le 20 ème siècle, en effet, presque personne (et surtout pas les femmes) ne savait nager et ne fréquentait les plages; quant à imiter les oiseaux, presque tout le monde était convaincu qu'un plus lourd que l'air ne pourrait jamais voler.


Mais ces activités nouvelles qui s'ouvraient à l'homme n'étaient évidemment pas sans risque. Entre le premier vol d'un avion à moteur  en 1903 (les frères Wright) et la première traversée aérienne de l'Atlantique en 1919 (Alcock et Brown ou Lindbergh ?), il ne s'est écoulé que 16 ans. Mais cette courte période d'avancées techniques prodigieuses a été agrémentée d'une foule d'inconscients et de trompe-la mort, d'hurluberlus ou de génies aux commandes d'appareils approximatifs, qui, dans une belle hécatombe, se cassaient tous joyeusement la figure.


 Parmi eux, il en est un qui m'émeut profondément. Il n'a, en tous cas, vraiment rien d'un héros. Son Destin est certes tragique mais on pourra aussi juger qu'il est grotesque et risible. Il n'est pas non plus un glorieux aviateur. Plus modestement, il s'est préoccupé de confectionner un simple parachute destiné à réduire l'effroyable mortalité des meetings aériens.


Il s'agit de Franz Reichelt, un émigré tchèque provenant d'un petit village de Bohême. Ca veut dire qu'il était, à l'époque, un Autrichien comme je l'aurais moi-même été si j'étais née un siècle plus tôt.

Quelqu'un de très modeste qui est venu, à 21 ans, s'installer, en 1900 à Paris. Venant de son bled tchèque, confronté à la chatoyance de la vie parisienne, il se sentait évidemment un plouc. Et puis, il parlait à peine français et subissait l'opprobre alors jeté sur les Allemands.

Mais qu'importe, il était tailleur pour dames et croyait en sa bonne étoile dans la capitale de la mode. Il a finalement réussi à s'installer à son compte tout près de l'Opéra dans un petit salon où il recevait ses clientes.

S'il fallait dresser son portrait psychologique, on dirait qu'il était un petit monsieur, un peu perdu, timide et discret, craignant toujours d'importuner les autres. Tétanisé par les Parisiennes, ces grandes dames appartenant à un autre monde, il vivait bien sûr seul, secondé toutefois dans son travail par une employée allemande, Louise Schillmann, qui avait à sa charge une fille handicapée. A ces deux femmes, il accordait une attention et une bienveillance constantes.


 Le destin de Franz Reichelt va basculer le jour où il découvre dans la presse (en 1908) l'annonce d'un concours ouvert à tous et doté d'un prix de 5 000 francs offert à qui inventerait un parachute adapté aux aviateurs. 

Franz Reichelt se persuade alors qu'il va remporter ce concours. C'était évidemment une idée folle puisqu'il n'était ni scientifique, ni ingénieur et ne souciait d'ailleurs nullement d'acquérir une compétence technique. Il ne savait que couper et coudre des tissus mais ça lui semblait amplement suffire. Il se présente alors comme "inventeur".


 Il se met au travail avec un mètre et des ciseaux. Quelques mois de labeur aboutissent à la réalisation d'un costume extravagant à mi-chemin entre la chauve-souris et la tente de camping. Les premiers essais effectués avec un mannequin en bois se révèlent désastreux mais ça n'entame nullement la confiance de Reichelt absolument convaincu de l'efficacité de son invention.

C'est à tel point qu'il sollicite l'autorisation du Préfet de Paris pour un essai en grandeur nature depuis le 1er étage de la Tour Eiffel. Une autorisation pour un mannequin mais quand celle-ci lui est enfin donnée, il s'empresse de convoquer la presse et les journalistes pour une expérimentation réelle, le 4 février 1912, avec lui-même dans le rôle de l'homme-oiseau.

La suite, elle est bien connue. Elle a été immortalisée par les premières actualités cinématographiques réalisées par la firme Pathé devant un nombreux public. En tapant sur n'importe quel moteur de recherche "Franz Reichelt", on peut découvrir les images de l'effroyable crash qui creusa un trou de 25 cms sur l'Esplanade du Champ de Mars. La première "Mort en direct" de l'Histoire, celle d'un homme de 33 ans.

Ce petit film (durée 1mn 37s), je l'ai sans doute visualisé plusieurs dizaines de fois, comme hypnotisée. J'en ai surtout retenu 3 choses : le magnifique sourire, la confiance initialement affichée, de Franz Reichelt; la longue hésitation (40 s) avant de sauter depuis un ridicule tabouret; la passivité des spectateurs : personne ne s'interpose alors que le saut d'un homme n'était pas autorisé; visiblement, le public avait soif de sang et d'émotion.

 Tout cela me glace, me pétrifie. D'abord parce que j'ai une peur effroyable du vide, de la chute. J'ai souvent des rêves dans les quels je tombe depuis un immeuble, une montagne, un avion. Mas il ne s'agit pas d'un accident, ce n'est pas involontaire. C'est délibérément que je me jette dans le vide parce qu'il m'attire, me fascine. C'est la pulsion de Mort en moi, attrayante-repoussante.

Et puis "Franz Reichelt" incarne bien la "folie humaine", la capacité à refuser le réel, à s'illusionner envers et contre tout. A sa décharge, il a toutefois une excuse très émouvante.  Il avait en fait, semble-t-il, une motivation amoureuse. Lui, le timide étranger qui venait tout juste d'être naturalisé Français, qui vivait seul dans une petite chambre, lui qui se sentait incapable de susciter l'attention d'une femme, il espérait pouvoir conquérir, à la suite de cet exploit insensé, le cœur d'une dame, la veuve bourgeoise de l'un de ses rares amis, une Parisienne forcément inaccessible. 

Ca en dit long sur la détresse affective de beaucoup de misérables. La seule issue entrevue, c'est un véritable "geste romanesque", un acte d'amour. Un "fou d'amour" qui effectue un saut à dimension fortement sexuelle. Il est vraiment emporté par "les ailes du désir".

Mais c'est, hélas, la folie d'un pauvre homme qui a alors rencontré la folie des médias naissants, des médias déjà prêts à racoler un public avec un spectacle, quelle qu'en soit l'issue.

L'avant dernière image, c'est Cléo de Mérode, la magnifique danseuse qui faisait tourner toutes les têtes à l'époque et qui a probablement fait aussi rêver Franz Reichelt.

Ce post a été inspiré par le tout récent livre d'Etienne KERN : "Les envolés". Un livre humain qui nous immerge dans le Paris du début du 20 éme siècle.

Je recommande également de Bruno LEANDRI : "Les ratés de l'aventure". On ne parle que des exploits, jamais des échecs. Mais au total, ceux qui échouent sont aussi intéressants que ceux qui réussissent.

 

samedi 20 novembre 2021

L'inconnue de la Seine

 


Un nouveau portrait féminin aujourd'hui mais celui d'une inconnue. 

N'importe quoi, allez-vous me dire ! Sauf que cette inconnue a conquis, au début du 20 ème siècle, une immense célébrité, qu'elle a inspiré poètes et artistes, qu'elle est devenue un objet décoratif puis un mythe, une icône érotique bien avant Greta Garbo et Marlène Dietrich.

Le point de départ de cette histoire, c'est un beau jour de 1880, à Paris, quand le corps d'une jeune femme est repêché de la Seine (Quai du Louvre ou canal de l'Ourcq). Un corps parfaitement intact, sans aucune trace de violence. On conclut à un suicide. 

 Le corps est alors exposé à la morgue, située quai de l'Archevêché, tout près de Notre-Dame, dans le but d'être identifié par des visiteurs.

Il faut savoir qu'à cette époque, les morgues étaient des lieux très fréquentés gratuitement ouverts à tous. Des badauds et des habitués (gamins, grandes dames, ouvriers, rentiers) s'y pressaient,  parfois même en famille, pour contempler, avec fascination, les cadavres exhibés, derrière de grandes vitres, sur des dalles de marbre noir. On peut même souligner que la morgue était l'une des visites favorites des Parisiens et qu'elle était un incontournable des guides touristiques. 

On trouve une description de ce "spectacle" populaire chez Zola ("Thérèse Raquin"). C'est la foule des curieux (plusieurs milliers chaque jour !) qui les envahissaient qui a conduit à la fermeture des morgues au public en 1907. Ça en dit long sur l'évolution de notre rapport à la Mort. Quels hurlements réprobateurs provoquerait, aujourd'hui, pareille exhibition !


 Quoi qu'il en soit, personne n'a pu identifier le corps de la jeune noyée mais tout le monde a été impressionné par sa beauté et surtout son sourire énigmatique. Très jeune, moins de 20 ans, un visage aux traits fins et réguliers, une coiffure courte et symétrique dégageant un large front. Surtout l'ombre d'un regard intérieur lui donnant un air apaisé, soulagé, dans la mort. Une beauté sereine et paisible, en total contraste avec le visage habituel des noyés (gonflés et décomposés par l'angoisse). On raconte que la poétesse américaine, Sylvia Plath, se serait inspirée de sa coiffure.

C'est cette beauté mystérieuse qui conduit le médecin-légiste à demander la réalisation d'un masque mortuaire. Un mouleur (une profession aujourd'hui quasi disparue mais courante, encore, à l'époque) s'en charge et celui-ci décide de le commercialiser en le vendant dans sa boutique. Et très vite, ce masque va se vendre, servir de décoration d'intérieur et inspirer artistes, écrivains et étudiants.

C'est d'abord Rainer Maria Rilke qui, en 1902, fait part de sa découverte troublante du masque. Une légende prend alors corps, une légende dont vont s'emparer, parmi les écrivains les plus célèbres, Claire Goll,  Anaïs Nin,  Ödön von Horváth, Vladimir Nabokov, Albert Camus, Maurice Blanchot. Mais aussi, Louis-Ferdinand Céline, qui propose le masque de l'inconnue en lieu et place de sa photo, et surtout  Louis Aragon qui, pour l'illustration de son roman "Aurélien", reprend des photos, réalisées par Man Ray, du masque de l'inconnue. Rappelons qu'"Aurélien", c'est le roman de l'impossibilité du couple. Aurélien avait d'abord perçu Bérénice comme carrément moche, puis il l'avait vue transfigurée et en était tombé amoureux.

L'engouement pour l'Inconnue s'estompera peu à peu, au début du 20 ème siècle, avec la gloire montante des grandes stars du cinéma mais peu importe. L'Inconnue de la Seine a réactivé un mythe puissant, celui d'Ophélie.


 La figure de la noyée est, en fait, un thème très à la mode de l'expression artistique au 19 ème siècle. Si l'on ose le dire, la noyée fait vraiment "bander" à cette époque et on ne compte plus les représentations picturales de belles noyées. Ça remonte bien sûr à Shakespeare et son Ophélie (grande amoureuse éconduite par Hamlet), plus tard immortalisée par le peintre préraphaélite Millais et le célébrissime poème d'Arthur Rimbaud. "Ophélie, c'est le symbole de l'insignifiance de notre destin" (Gaston Bachelard).

La question est alors évidemment de savoir ce qui rend si érotique une noyée. C'est peut-être toute l'ambiguïté de l'élément liquide qui entre ici en jeu. D'ailleurs, on le sait bien, on n'a pas tous la même relation avec l'eau. Il y en a qui s'y sentent parfaitement à l'aise et d'autres qui en éprouvent une véritable phobie. L'eau, c'est en fait l'élément féminin par excellence, celui qui nous renvoie à notre relation primitive à la mère/la Mer (l'identité sonore des deux mots en français est significative).

L'eau, c'est d'abord le liquide amniotique dans le quel nous avons baigné, dans une complète plénitude, pendant 9 mois. Mais c'est aussi le milieu dont nous avons été chassés, expulsés, violemment. Ça a été le traumatisme de la naissance avec la sensation d'étouffer et la recherche désespérée de notre première respiration. Ça a été le début des ennuis, du "rien ne va" et de l'insatisfaction permanente. En bref, la porte ouverte sur l'Enfer.

Se noyer, c'est ainsi une tentative de retrouver le bonheur perdu et de réaffirmer la toute-puissance de la mère. 

La noyée, c'est finalement notre origine dévoilée et cette origine, elle est complexe, ambiguë. Donner la vie, c'est, en même temps, donner la Mort. Naître, c'est bien sûr commencer à vivre mais c'est aussi commencer à mourir.


 Et cette incomplétude, elle a une cause, La CAUSE, toujours niée, occultée :

"Le Monde appartient aux femmes.

C'est-à-dire à la Mort.

Là-dessus, tout le monde ment." Philippe Sollers ("Femmes").

Tableaux de John Everett Millais, Alexandre Cabanel, Eugène Delacroix, Louis Anquetin, E.L. Kirchner,  Louis-Maurice Boutet de Monvel , Paul-Albert Steck, Odilon Redon.

Il est encore facile de se procurer une copie du masque de "l'Inconnue de la Seine". Outre les Antiquaires, le plus simple est de s'adresser à l'atelier de moulure Lorenzi à Arcueil (www.atelierlorenzi.com). Ça vous coûtera environ 180 euros mais il s'agit d'un professionnel, l'un des derniers mouleurs d'Art. Un éventuel joli cadeau de Noël.

- Didier BLONDE : "L'inconnue de la Seine". Un écrivain de qualité, injustement peu connu. Je conseille également : "Leïlah Mahi, 1932" et "Le Figurant".

- Monica SABOLO : "Summer", un très bon livre de l'année 2017 qui a pour cadre Le Lac Léman et qui est aussi une relecture du mythe d'Ophélie.

samedi 13 novembre 2021

Louise Brooks ou "le chemin de l'Enfer"

  

Je poursuis ma galerie, entamée avec Emily Brontë, de femmes qui m'inspirent. Vous avez peut-être noté qu'aucune n'est admirable ni, non plus, absolument repoussante. C'est peut-être d'ailleurs comme ça que s'éprouve chaque femme, moi-même en particulier : comme radicalement étrangère à soi-même, comme détachée de toute catégorisation et des diktats de la bien-pensance. 

De "Surmoi" ou d'"Idéal du Moi" freudiens, les femmes en ont sans doute beaucoup moins que les hommes. C'est peut-être pour cette raison qu'elles sont généralement moins angoissées. Et puis, n'avoir pas à se préoccuper de ce que l'on est ou devrait être, c'est ça qui fait avancer, qui donne de la force. Ça permet surtout d'emprunter d'autres chemins qui ne sont pas uniquement pavés de bonnes intentions. Chaque femme est, en fait, une fripouille.

Cette étrangeté, l'actrice américaine Louise Brooks (1906-1985) l'a sans doute éprouvée plus que nulle autre. On l'a largement oubliée aujourd'hui. Pourtant c'est elle qui a inventé "le jeu moderne", sans emphase ni surexpression, avec une grande économie. Louise Brooks se plaisait à ne pas sourire devant un appareil photo. On n'en a pas besoin, ni même de crier ou de pleurer pour s'exprimer. "Il n'y a pas de Garbo, il n'y a pas de Dietrich, il n'y a que Louise Brooks" affirmait Henri Langlois, le génial directeur de la cinémathèque de Paris.


 Être transparente, évidente, c'est ce dont était précisément incapable Louise Brooks. Ça interroge d'ailleurs  notre époque, celle d'aujourd'hui même qui ne cesse de ressasser un idéal, voire une exigence, d'authenticité dans tous les domaines, depuis l'alimentation jusqu'aux sentiments. Louise Brooks prend l'exact contrepied de cette tendance en demandant de manière obsédante : "Qu'est-ce qui fait de nous des êtres faux, amers et jaloux ?".


Sa jeunesse, elle l'a consacrée à la débauche. Née dans le Kansas, à Vichita, elle a été abusée par un voisin, Mr Flowers, ce dont la rendra responsable sa propre mère (pourtant ultra-féministe et femme éduquée, pianiste de talent) qui l'accusera de l'avoir aguiché et d'être une petite putain. A partir de là, elle se détestera, se jugeant nulle et moche, mais se conformera, plus ou moins, à cette appellation et vivra dans la fascination de sa déchéance.

Elle a d'abord pratiqué la danse moderne et a été vite reconnue pour sa beauté étrange avec sa coupe carrée aux cheveux noir ébène (mais "j'étais une blonde aux cheveux noirs" dira-telle pour exprimer l'importance qu'elle attachait à sa beauté). Elle incarnera la parfaite "flapper" des folles années 20, dont les attributs sont les cheveux à la "garçonne", les jupes courtes et les mœurs légères. Mais dès cette époque, elle se met aussi à lire les philosophes allemands ( en particulier Schopenhauer) et la littérature française (Marcel Proust). 

Elle débutera son rêve américain en interprétant, dans ses premiers films, les rôles d'une femme libre et peu scrupuleuse.  Elle fuira vite Hollywood comme elle avait fui sa province américaine et comme elle fuira, toute sa vie, la gloire et la reconnaissance. Elle est choisie par le grand réalisateur allemand Georg Wilhem Pabst pour être la vedette de Loulou (1929). Elle se rend donc en Allemagne et y participe activement au mouvement de l'expressionnisme dans le cinéma. Pabst sera fasciné, subjugué, par Louise Brooks et exploitera, en elle, son espèce de spontanéité naïve dans le vice qui fait son charme vénéneux.

 «A Hollywood, j'étais une jolie poupée. A Berlin, je devins une actrice», dira-t-elle. Elle tourne donc Loulou puis "Le journal d'une fille perdue", deux films, deux chefs-d’œuvre qui sont les récits d'une déchéance. Loulou est une poule de luxe qui détruit un mariage, est convoitée par une lesbienne, s'enfuit avec le fils de son amant pour finir dans les bas-fonds de Londres, assassinée par Jack l'éventreur. 

Cette confrontation avec Jack l'éventreur a d'ailleurs été érigée comme le fantasme érotique absolu par Louise Brooks. Son rêve était de mourir poignardée par un maniaque sexuel : il n'est d'acte d'amour que de mort ! Tout le reste, ce n'est que sentimentalisme, bluette, mièvrerie romantique. Rien de plus puissant pour une femme que le regard d'un mauvais garçon qui vous vrille les tripes. 

On se situe ici évidemment bien loin du féminisme victimaire. Ce n'est pas pour rien que Louise Brooks était adepte de Schopenhauer. La vie comme souffrance, aucun amour, l'antinomie du bonheur. Elle devient une icône de la vie et la mort. "Auriez-vous l'obligeance de m'indiquer le chemin de l'Enfer ?" était l'une de ses phrases favorites.


 Fidèle à elle-même, elle  abrègera (à 32 ans) sa carrière cinématographique. Elle vivra ensuite modestement, seule, sans famille, sans enfant, lisant et écrivant beaucoup (mais elle a détruit tous ses textes).

Tableaux, principalement, de l'expressionnisme allemand : Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde. Louise Brooks est, en effet, inséparable de ce mouvement artistique allemand.

On peut trouver les films numérisés de Louise Brooks dans un coffret de 3 DVD, chez Carlotta Films.

Je recommande en outre les livres suivants :

- Roland JACCARD : "Portrait d'une flapper". Un très bel essai par un penseur iconoclaste et cultivé qui, hanté par le suicide, vient de passer, fin septembre dernier, à l'acte (à la veille de ses 80 ans).

- Gilles Lipovetzky : par le penseur de la Révolution individualiste ("L'ère du vide", "L'Empire de l'éphémère"), le tout nouvel essai : "Le sacre de l'authenticité". Une authenticité fallacieuse qu'aurait justement dénoncée  Louise Brooks. On est d'autant plus faux qu'on se proclame authentiques. La seule attitude honnête, c'est de reconnaître sa fausseté.

samedi 6 novembre 2021

Sissi, l'Impératrice rebelle

 

J'ai déjà confié ma fascination pour l'ancien Empire d'Autriche-Hongrie et ma consternation devant l'acharnement à le dépecer au lendemain de la 1ère guerre mondiale. Certes, ce n'était pas un État démocratique mais comment oublier qu'il était une "Lumière de l'Europe", rassemblant 50 millions d'hommes aux cultures et religions (l'Islam y avait pleinement droit de cité) aussi diverses que leurs langues ? Au début du 20 ème siècle, on pouvait, en une journée, se rendre en train, via Vienne, de Trieste à Lemberg (Lviv). Si je voulais faire le même voyage aujourd'hui, ce serait toute une expédition de 3 jours.

 Surtout, il était à la pointe de la création culturelle et artistique et produisait, comme des petits pains, des génies dans tous les domaines (Freud, Wittgenstein, Schoenberg, Loos, Kokoschka, Otto Wagner, Schiele, Musil, Georg Trakl, Zweig, Klimt, Kraus, Schnitzler etc...). La bourgeoisie libérale prenait d'ailleurs, progressivement, le pouvoir et on peut encore aujourd'hui s'interroger : est-ce que ça vraiment été une bonne idée de substituer à un Empire, malgré tout unifié, une mosaïque de nations qui ne cessent, aujourd'hui, de se déchirer ? 

L'Autriche-Hongrie, c'est d'abord une architecture urbaine que l'on retrouve dans tout l'Empire avec ses grandes places carrées, ses "rings" et ses malls, de grandes avenues, des ceintures vertes, bordées de bâtiments somptueux, sur lesquelles se rencontraient et s'exhibaient les femmes et toutes les classes sociales : une société du "spectacle", du spectaculaire. Et puis les cafés magnifiques, toute la presse du monde à disposition, le chocolat et les gâteaux.... 













Certes l'Empereur François-Joseph, le dernier des Habsbourg (mort en 1916 à l'âge de 86 ans), était un vieil âne, buté, borné, très terre à terre. Convaincu cependant de sa supériorité naturelle, ce qui suffisait à justifier, à ses yeux, que les peuples travaillent à la seule gloire de sa dynastie. Enfermé dans les protocoles, les codes, l'étiquette, d'une rigidité absolue. Ultra conservateur, incapable de comprendre l'évolution des sociétés, il abhorrait la modernité : il a assisté à la naissance de l'électricité, de l'automobile, du téléphone sans pouvoir les adopter. La vue de "la maison sans sourcils" d'Adolf Loos, sur la Michaelerplatz qu'il traversait chaque jour, l'avait, paraît-il, sidéré. 

D'une discipline militaire, levé aux aurores, il travaillait compulsivement, sans relâche, un effroyable tâcheron. Mais il s'est révélé un militaire lamentable accumulant les défaites cinglantes : en Italie (pour s'opposer à l'Indépendance), contre la Prusse (à Sadowa). Sa seule réussite, ça a été d'annexer (en 1878) la Bosnie-Herzégovine, mais ça a justement préparé (avec l'attentat de Sarajevo) la 1ère guerre mondiale dont il est le principal responsable.


 De François-Joseph empêtré, corseté, momifié, dans les règles, on peut dire qu'il avait tout simplement oublié de vivre mais en était-il seulement capable ? Sa seule  fantaisie a, finalement, été d'épouser Sissi et d'en demeurer, visiblement, continuellement amoureux. Pourtant, on ne peut pas imaginer de personnalité plus dissemblable de la sienne.

Sissi ( l'Impératrice Elisabeth de Wittelsbach), c'est dommage, on n'en a que l'image sucrée, cinématographique, de Romy Schneider. Elle est pourtant infiniment plus intéressante. Comme beaucoup de femmes, je pense, je m'identifie à elle sur bien des points mais à vous de deviner les quels. Quand j'étais lycéenne, on me surnommait "Cosmos" parce que je donnais le sentiment d'être toujours ailleurs. Je n'ai peut-être pas beaucoup changé sur ce point.

D'abord, à la différence de François-Joseph, Sissi a été "mal élevée", sans règles ni contraintes, ce qui n'était vraiment pas la norme de l'époque. En effet, le père de Sissi, bien qu'appartenant à la maison Royale de Bavière, était un original : un homme fin et cultivé, artiste, épris de littérature, poésie et voyages, qui a des idées libérales et démocratiques. Avec ses enfants, il entretient les mêmes rapports de liberté: pas de contraintes, ni de manières. Mais en éduquant sa fille selon son bon plaisir et son désir, il l'a probablement privée d'un accès au rôle social de la féminité. 

Du coup, quand, à la surprise générale, François-Joseph a choisi Sissi pour épouse (alors que c'est sa sœur aînée qui lui était destinée), cette dernière s'est trouvée fort dépourvue d'autant qu'elle n'avait que 15 ans et son époux 39. Elle se révèle immédiatement incapable de se plier aux usages et protocoles de la monarchie, ce qui provoque d'emblée un grave conflit avec sa belle-mère, l'affreuse et terrible Sophie.

Sissi n'aime pas, en fait, être une souveraine. Elle refuse de sacrifier sa vie privée et ses goûts à ses devoirs de représentation. Et puis, elle est tout à fait ignorante de l'Histoire politique de l'Empire d'Autriche. Rapidement, les Viennois la détesteront.

Quant à son terne époux, elle ne lui voue qu'une sympathie polie.  Elle confiera plus tard avoir "été vendue". Mais Sissi n'était sans doute pas très douée pour la passion amoureuse. Dans toute sa vie, on ne recense, à vrai dire, qu'une seule "aventure" : à 14 ans, peu de temps avant de rencontrer François-Joseph, avec un écuyer de son père. Elle songera même à l'épouser, ce que refusera sa mère. Le jeune homme aura la bonne idée de mourir, rapidement après, de la tuberculose. 

Sissi ne portait sans doute guère d'intérêt à la sexualité mais cela ne l'a pas empêchée de faire rapidement (en 6 ans) 5 enfants. Mais la mort précoce de l'aînée, sa seule fille, à l'âge de 2 ans, la plonge dans la culpabilité. Elle est par ailleurs largement dépossédée de l'éducation de ses enfants par sa belle-mère. Sissi s'enfoncera ensuite, petit à petit, dans une profonde dépression.

C'est à partir de là que s'échafaudera sa "légende". Elle en viendra à déserter tous ses liens sociaux (Vienne, la Cour, son mari, ses enfants) pour "survivre" dans un autre monde, celui de sa singularité propre.

C'est au point qu'elle pourrait être une icône moderne. On s'accorde d'abord à dire qu'elle était belle, voire très belle. Elle entretient sa beauté avec soin et dépense sans compter en toilettes, chevaux, équipages.

Elle a surtout un rapport dévorant à son corps, en quête d'un idéal absolu. Elle était grande pour son époque (1m 72) et surtout, en ces temps de femmes grassouillettes, très mince : 50 kilos. Pour ne jamais franchir cette barre de 50 kilos, elle s'impose un régime alimentaire draconien (avec un seul aliment: œufs, laitages, oranges, jus de viande) et s'adonne à une activité physique démesurée (des marches quotidiennes de plus de six heures, des bains froids, des agrès et, surtout, beaucoup d'équitation, discipline dans laquelle  elle excellait).


Être dame de compagnie de Sissi, ça n'était sûrement pas une sinécure et aucune n'a jamais pu la suivre. Elle semblait inépuisable et avait, de plus, des horaires aberrants, dormant très peu.

Sissi avait en fait trouvé sa "ligne de fuite". Elle cherchera continuellement à s'évader, à échapper à toutes les contingences, celles du corps et de la vie sociale. Elle échappera même à sa langue maternelle pour se prendre de passion pour le hongrois, qu'elle parvint à parler excellemment. La Hongrie, cette "terra incognita", devint  son pays d'adoption. Son entourage devint même principalement constitué de Hongrois. Elle qui se désintéressait complétement de la politique, joua ainsi un rôle important dans la semi-indépendance du Royaume, ce qui la rendit extrêmement populaire à Budapest.

 Des traits de caractère de Sissi, on a pu conclure qu'elle était "une grande anorexique". C'est possible, c'est probable. Son caractère rebelle, inflexible, son intransigeance, sa volonté et sa discipline sans failles, son rapport compliqué avec son corps, font d'elle la grande sœur de figures plus contemporaines : Virginia Woolf, Karen Blixen, Sylvia Plath, Twiggy (mannequin des années 60).

Il faut ajouter que tout sa vie a été hantée par la mort et la folie. On a pu dire des Habsbourg qu'ils étaient une famille d'assassins et d'assassinés. Après la mort de sa fille, Sissi a vécu le deuil de son fils Rodolphe, héritier du trône : un suicide scandaleux à 31 ans, en compagnie de sa maîtresse, Marie Vetsera, à Mayerling. Et puis son cousin Louis II de Bavière, le roi fou, amoureux de Wagner, dont elle était très proche. Noyé, au cours de son internement, dans le lac de Starnberg. Et enfin, son beau-frère Maximilien, éphémère Empereur du Mexique, exécuté, là-bas, de façon atroce, à la suite d'une ahurissante expédition française, napoléonienne. 

Un monde tout entier façonné par la mort, sans vie, sans désir, fait uniquement de règles et de conventions, voilà ce qu'a éprouvé Sissi. Au sein de ce monde figé, gelé, elle a cherché à simplement survivre.

En s'échappant, en s'enfuyant, en choisissant tout ce qui est extrême, en donnant libre cours à la folie en elle.  "La folie est plus vraie que la vie" aurait-t-elle dit.

 Durant les dernières années de sa vie, elle ne cessera de voyager pour avoir le sentiment de dominer la Mort, d'être loin de Vienne et de ses contraintes. Curieusement, quand la Mort la surprendra (en 1898), elle ne s'en rendra pas compte. Quand un anarchiste italien la frappera d'un coup de stylet, elle se croira d'abord indemne et embarquera même sur le bateau sur lequel elle envisageait une promenade. Jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse... Elle avait 61 ans.

De la vie de Sissi, je retiens finalement deux questions. "Qu'est-ce qu'être une femme ?", "Que veut une femme ?". Probablement rien de ce que prescrivent les conventions sociales et c'est sans doute pour ça qu'une femme est toujours déçue. La seule solution, c'est la désertion dans un autre monde.

Tableaux de la Sécession Viennoise : Klimt, Schiele, Roller, Moser, Kokoschka

Sur l'Autriche-Hongrie, je recommande tous les livres du grand historien français Jean-Paul BLED. A vous de faire votre choix au sein de ses nombreuses parutions en poche.

On pourra lire également Stefan ZWEIG ("Le monde d'hier") et Joseph Roth  (moins connus que "La marche de Radetzky", je recommande personnellement "La crypte des Capucins" et "La fuite sans fin"). Je suis aussi grande admiratrice de Leo Perutz. Tous ses livres sont admirables, extraordinaires, il est pour moi l'égal de Kafka. Deux titres pour débuter : "Où roules-tu, petite pomme ?", "Le tour du cadran".

Concernant Sissi, il existe un chapitre très éclairant dans un ouvrage de Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff : "Les indomptables figures de l'anorexie". Mais le livre est peut-être difficile à trouver aujourd'hui.

Je profite enfin de ce post pour signaler aux Parisiens qu'il existe un morceau de la Sécession viennoise dans leur ville. Il s'agit de la maison Tristan Tzara conçue par Adolf  LOOS, grand précurseur (avant Le Corbusier) et théoricien de l'architecture moderne. C'est au 15, avenue Junot dans le 18 ème, tout près de la Place du Tertre à Montmartre. Curieusement, c'est presque ignoré.