samedi 6 novembre 2021

Sissi, l'Impératrice rebelle

 

J'ai déjà confié ma fascination pour l'ancien Empire d'Autriche-Hongrie et ma consternation devant l'acharnement à le dépecer au lendemain de la 1ère guerre mondiale. Certes, ce n'était pas un État démocratique mais comment oublier qu'il était une "Lumière de l'Europe", rassemblant 50 millions d'hommes aux cultures et religions (l'Islam y avait pleinement droit de cité) aussi diverses que leurs langues ? Au début du 20 ème siècle, on pouvait, en une journée, se rendre en train, via Vienne, de Trieste à Lemberg (Lviv). Si je voulais faire le même voyage aujourd'hui, ce serait toute une expédition de 3 jours.

 Surtout, il était à la pointe de la création culturelle et artistique et produisait, comme des petits pains, des génies dans tous les domaines (Freud, Wittgenstein, Schoenberg, Loos, Kokoschka, Otto Wagner, Schiele, Musil, Georg Trakl, Zweig, Klimt, Kraus, Schnitzler etc...). La bourgeoisie libérale prenait d'ailleurs, progressivement, le pouvoir et on peut encore aujourd'hui s'interroger : est-ce que ça vraiment été une bonne idée de substituer à un Empire, malgré tout unifié, une mosaïque de nations qui ne cessent, aujourd'hui, de se déchirer ? 

L'Autriche-Hongrie, c'est d'abord une architecture urbaine que l'on retrouve dans tout l'Empire avec ses grandes places carrées, ses "rings" et ses malls, de grandes avenues, des ceintures vertes, bordées de bâtiments somptueux, sur lesquelles se rencontraient et s'exhibaient les femmes et toutes les classes sociales : une société du "spectacle", du spectaculaire. Et puis les cafés magnifiques, toute la presse du monde à disposition, le chocolat et les gâteaux.... 













Certes l'Empereur François-Joseph, le dernier des Habsbourg (mort en 1916 à l'âge de 86 ans), était un vieil âne, buté, borné, très terre à terre. Convaincu cependant de sa supériorité naturelle, ce qui suffisait à justifier, à ses yeux, que les peuples travaillent à la seule gloire de sa dynastie. Enfermé dans les protocoles, les codes, l'étiquette, d'une rigidité absolue. Ultra conservateur, incapable de comprendre l'évolution des sociétés, il abhorrait la modernité : il a assisté à la naissance de l'électricité, de l'automobile, du téléphone sans pouvoir les adopter. La vue de "la maison sans sourcils" d'Adolf Loos, sur la Michaelerplatz qu'il traversait chaque jour, l'avait, paraît-il, sidéré. 

D'une discipline militaire, levé aux aurores, il travaillait compulsivement, sans relâche, un effroyable tâcheron. Mais il s'est révélé un militaire lamentable accumulant les défaites cinglantes : en Italie (pour s'opposer à l'Indépendance), contre la Prusse (à Sadowa). Sa seule réussite, ça a été d'annexer (en 1878) la Bosnie-Herzégovine, mais ça a justement préparé (avec l'attentat de Sarajevo) la 1ère guerre mondiale dont il est le principal responsable.


 De François-Joseph empêtré, corseté, momifié, dans les règles, on peut dire qu'il avait tout simplement oublié de vivre mais en était-il seulement capable ? Sa seule  fantaisie a, finalement, été d'épouser Sissi et d'en demeurer, visiblement, continuellement amoureux. Pourtant, on ne peut pas imaginer de personnalité plus dissemblable de la sienne.

Sissi ( l'Impératrice Elisabeth de Wittelsbach), c'est dommage, on n'en a que l'image sucrée, cinématographique, de Romy Schneider. Elle est pourtant infiniment plus intéressante. Comme beaucoup de femmes, je pense, je m'identifie à elle sur bien des points mais à vous de deviner les quels. Quand j'étais lycéenne, on me surnommait "Cosmos" parce que je donnais le sentiment d'être toujours ailleurs. Je n'ai peut-être pas beaucoup changé sur ce point.

D'abord, à la différence de François-Joseph, Sissi a été "mal élevée", sans règles ni contraintes, ce qui n'était vraiment pas la norme de l'époque. En effet, le père de Sissi, bien qu'appartenant à la maison Royale de Bavière, était un original : un homme fin et cultivé, artiste, épris de littérature, poésie et voyages, qui a des idées libérales et démocratiques. Avec ses enfants, il entretient les mêmes rapports de liberté: pas de contraintes, ni de manières. Mais en éduquant sa fille selon son bon plaisir et son désir, il l'a probablement privée d'un accès au rôle social de la féminité. 

Du coup, quand, à la surprise générale, François-Joseph a choisi Sissi pour épouse (alors que c'est sa sœur aînée qui lui était destinée), cette dernière s'est trouvée fort dépourvue d'autant qu'elle n'avait que 15 ans et son époux 39. Elle se révèle immédiatement incapable de se plier aux usages et protocoles de la monarchie, ce qui provoque d'emblée un grave conflit avec sa belle-mère, l'affreuse et terrible Sophie.

Sissi n'aime pas, en fait, être une souveraine. Elle refuse de sacrifier sa vie privée et ses goûts à ses devoirs de représentation. Et puis, elle est tout à fait ignorante de l'Histoire politique de l'Empire d'Autriche. Rapidement, les Viennois la détesteront.

Quant à son terne époux, elle ne lui voue qu'une sympathie polie.  Elle confiera plus tard avoir "été vendue". Mais Sissi n'était sans doute pas très douée pour la passion amoureuse. Dans toute sa vie, on ne recense, à vrai dire, qu'une seule "aventure" : à 14 ans, peu de temps avant de rencontrer François-Joseph, avec un écuyer de son père. Elle songera même à l'épouser, ce que refusera sa mère. Le jeune homme aura la bonne idée de mourir, rapidement après, de la tuberculose. 

Sissi ne portait sans doute guère d'intérêt à la sexualité mais cela ne l'a pas empêchée de faire rapidement (en 6 ans) 5 enfants. Mais la mort précoce de l'aînée, sa seule fille, à l'âge de 2 ans, la plonge dans la culpabilité. Elle est par ailleurs largement dépossédée de l'éducation de ses enfants par sa belle-mère. Sissi s'enfoncera ensuite, petit à petit, dans une profonde dépression.

C'est à partir de là que s'échafaudera sa "légende". Elle en viendra à déserter tous ses liens sociaux (Vienne, la Cour, son mari, ses enfants) pour "survivre" dans un autre monde, celui de sa singularité propre.

C'est au point qu'elle pourrait être une icône moderne. On s'accorde d'abord à dire qu'elle était belle, voire très belle. Elle entretient sa beauté avec soin et dépense sans compter en toilettes, chevaux, équipages.

Elle a surtout un rapport dévorant à son corps, en quête d'un idéal absolu. Elle était grande pour son époque (1m 72) et surtout, en ces temps de femmes grassouillettes, très mince : 50 kilos. Pour ne jamais franchir cette barre de 50 kilos, elle s'impose un régime alimentaire draconien (avec un seul aliment: œufs, laitages, oranges, jus de viande) et s'adonne à une activité physique démesurée (des marches quotidiennes de plus de six heures, des bains froids, des agrès et, surtout, beaucoup d'équitation, discipline dans laquelle  elle excellait).


Être dame de compagnie de Sissi, ça n'était sûrement pas une sinécure et aucune n'a jamais pu la suivre. Elle semblait inépuisable et avait, de plus, des horaires aberrants, dormant très peu.

Sissi avait en fait trouvé sa "ligne de fuite". Elle cherchera continuellement à s'évader, à échapper à toutes les contingences, celles du corps et de la vie sociale. Elle échappera même à sa langue maternelle pour se prendre de passion pour le hongrois, qu'elle parvint à parler excellemment. La Hongrie, cette "terra incognita", devint  son pays d'adoption. Son entourage devint même principalement constitué de Hongrois. Elle qui se désintéressait complétement de la politique, joua ainsi un rôle important dans la semi-indépendance du Royaume, ce qui la rendit extrêmement populaire à Budapest.

 Des traits de caractère de Sissi, on a pu conclure qu'elle était "une grande anorexique". C'est possible, c'est probable. Son caractère rebelle, inflexible, son intransigeance, sa volonté et sa discipline sans failles, son rapport compliqué avec son corps, font d'elle la grande sœur de figures plus contemporaines : Virginia Woolf, Karen Blixen, Sylvia Plath, Twiggy (mannequin des années 60).

Il faut ajouter que tout sa vie a été hantée par la mort et la folie. On a pu dire des Habsbourg qu'ils étaient une famille d'assassins et d'assassinés. Après la mort de sa fille, Sissi a vécu le deuil de son fils Rodolphe, héritier du trône : un suicide scandaleux à 31 ans, en compagnie de sa maîtresse, Marie Vetsera, à Mayerling. Et puis son cousin Louis II de Bavière, le roi fou, amoureux de Wagner, dont elle était très proche. Noyé, au cours de son internement, dans le lac de Starnberg. Et enfin, son beau-frère Maximilien, éphémère Empereur du Mexique, exécuté, là-bas, de façon atroce, à la suite d'une ahurissante expédition française, napoléonienne. 

Un monde tout entier façonné par la mort, sans vie, sans désir, fait uniquement de règles et de conventions, voilà ce qu'a éprouvé Sissi. Au sein de ce monde figé, gelé, elle a cherché à simplement survivre.

En s'échappant, en s'enfuyant, en choisissant tout ce qui est extrême, en donnant libre cours à la folie en elle.  "La folie est plus vraie que la vie" aurait-t-elle dit.

 Durant les dernières années de sa vie, elle ne cessera de voyager pour avoir le sentiment de dominer la Mort, d'être loin de Vienne et de ses contraintes. Curieusement, quand la Mort la surprendra (en 1898), elle ne s'en rendra pas compte. Quand un anarchiste italien la frappera d'un coup de stylet, elle se croira d'abord indemne et embarquera même sur le bateau sur lequel elle envisageait une promenade. Jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse... Elle avait 61 ans.

De la vie de Sissi, je retiens finalement deux questions. "Qu'est-ce qu'être une femme ?", "Que veut une femme ?". Probablement rien de ce que prescrivent les conventions sociales et c'est sans doute pour ça qu'une femme est toujours déçue. La seule solution, c'est la désertion dans un autre monde.

Tableaux de la Sécession Viennoise : Klimt, Schiele, Roller, Moser, Kokoschka

Sur l'Autriche-Hongrie, je recommande tous les livres du grand historien français Jean-Paul BLED. A vous de faire votre choix au sein de ses nombreuses parutions en poche.

On pourra lire également Stefan ZWEIG ("Le monde d'hier") et Joseph Roth  (moins connus que "La marche de Radetzky", je recommande personnellement "La crypte des Capucins" et "La fuite sans fin"). Je suis aussi grande admiratrice de Leo Perutz. Tous ses livres sont admirables, extraordinaires, il est pour moi l'égal de Kafka. Deux titres pour débuter : "Où roules-tu, petite pomme ?", "Le tour du cadran".

Concernant Sissi, il existe un chapitre très éclairant dans un ouvrage de Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff : "Les indomptables figures de l'anorexie". Mais le livre est peut-être difficile à trouver aujourd'hui.

Je profite enfin de ce post pour signaler aux Parisiens qu'il existe un morceau de la Sécession viennoise dans leur ville. Il s'agit de la maison Tristan Tzara conçue par Adolf  LOOS, grand précurseur (avant Le Corbusier) et théoricien de l'architecture moderne. C'est au 15, avenue Junot dans le 18 ème, tout près de la Place du Tertre à Montmartre. Curieusement, c'est presque ignoré.

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