samedi 30 avril 2022

L'éducation à la violence


La guerre en cours révèle une face épouvantable de l'armée russe (même si elle s'était déjà révélée en Tchétchénie et en Syrie, mais on n'y avait alors guère prêté attention). De l'armée et peut-être aussi de la société russe toute entière. 

Vols, viols, massacres de la population civile après avoir détruit, rasé, avec application les villes. Tant d'horreur a un effet sidérant. Comment est-ce possible, comment peut-on s'abandonner à de pareilles extrémités ?

On ne peut que s'interroger sur les racines du Mal. Il faut d'abord incriminer la formation militaire. Il faut bien le dire, le service militaire en Russie, ça n'est vraiment pas une partie de rigolade. Rien à voir avec un séjour bucolique par les champs et les forêts. Les mauvais traitements font partie de la formation des conscrits. Les violences physiques et psychologiques y sont continuelles. Violences exercées non seulement par les officiers qui exigent une obéissance aveugle mais aussi par les appelés plus anciens. 


Ces derniers se livrent avec sadisme à ce qu'on appelle, en russe, la "dédovchtchina", une sorte de grand bizutage institutionnalisé à l'occasion duquel sont pratiqués sur les nouveaux arrivés, sans aucun contrôle, non seulement brimades et humiliations, mais aussi tortures, viols et même meurtres. Les provinciaux se vengent des citadins, les pauvres des riches, les brutes des éduqués. Bien sûr, un grand silence, une chape de plomb, sont apposés sur les morts et accidents suspects. Mais, dans la population russe, tout le monde sait ..... mais ne dit à peu près rien (sauf quelques comités de mères de soldats). 


Et puis avant l'armée, il y a eu l'école. Là encore, en Russie, ça ne rigole pas. Disons que la discipline y est encore à peu près aussi stricte que celle qui sévissait en France jusque dans les années 60 (cf. les intéressants souvenirs de Daniel Cohn-Bendit sur l'école en Allemagne et en France). On a vite fait, en Russie, de vous mettre au pas, de vous classer, cataloguer.

Chaque chose doit être à sa place, c'est un peu le système d'éducation à la russe. Ca veut dire que la déviance, c'est vite réprimé. L'homosexualité, la théorie du genre, c'est considéré comme des aberrations intellectuelles occidentales. Ca explique que les relations entre les hommes et les femmes sont plutôt conventionnelles. Il y a une nette séparation des sexes avec un univers propre à chacun : un homme doit "assurer" et une femme doit "figurer".

Cette vision sans nuances, "tranchée", du monde s'accompagne d'un rapport différent à la Mort. La vie est moins prisée qu'en Europe de l'Ouest. On le sait, l'espérance de vie des Russes est très éloignée des normes occidentales. Ca tient d'abord à une hygiène de vie désastreuse (on mange des cochonneries, on boit et on fume sans limites) et à une culture du risque et de la prévention quasi inexistante (les accidents, ça fait partie de la vie, semble-t-on considérer et c'est comme ça qu'on a laissé filer le Covid).

Tout ce façonnage des mentalités, à travers l'armée, l'école, le système de santé, explique, au final que toute la société russe demeure aujourd'hui militarisée, enrégimentée, dans les institutions et dans les esprits. Cette militarisation, on l'éprouve aux niveaux les plus élémentaires de la vie quotidienne. Le contact avec la rue est souvent désagréable en Russie. On se fait souvent apostropher, agresser, par d'autres passants ou bien réprimander, engueuler, par une multitude d'"employés" irascibles. Les préposés à l'"accueil", ils sont, par exemple, ma bête noire et j'ai souvent envie de les gifler; je me dis alors qu'il vaut mieux ne pas comprendre le russe, ça aide à garder son calme. Mais il est vrai aussi qu'on rencontre parfois des gens extraordinaires.  

 Il est pour moi troublant de constater que la Russie n'a connu que deux dirigeants "démocrates": Gorbatchev et Eltsine. Mais ce sont justement les plus détestés aujourd'hui : deux "chiffes", un mou et un alcoolique. Deux personnalités qui n'avaient rien à voir avec les "hommes forts" que l'on prise tant en Russie. 

On oublie en particulier que Gorbatchev puis Eltsine ont permis à la société russe de se libérer de l'emprise, de la main de fer, du KGB. On oublie qu'il y a eu, sous Eltsine ce Président tant méprisé, une vraie liberté de pensée et d'action en Russie (pendant une petite décennie, la presse, les médias et la création artistique ont été libres).

Ca laisse rêveur parce que le premier travail de Poutine a justement été de restaurer le KGB. Certes les noms ont été changés avec le FSB (la sécurité intérieure) et le SVR (le service central de renseignement). Mais les effectifs actuels de ce KGB "relooké" seraient aujourd'hui deux fois plus importants que du temps de l'URSS (le KGB, c'était, selon Sergueï Jirnov, 420 000 personnes pour 290 millions d'habitants, ce serait aujourd'hui 1 million de personnes pour une population de 155 millions).

Et le premier travail de ce KGB à la sauce Poutine, ça a été de revivifier, avec un support messianique, la propagande post Grande Guerre Patriotique : on est puissants, on est les plus forts, le reste du monde nous est redevable de sa liberté, on est craints et respectés pour nos grands succès militaires et technologiques.

On éduquait la population à la fierté d'être soviétique. Tant pis si c'était ridicule dans un contexte où le pays était dans un état lamentable et rejoignait, à grande vitesse, le Tiers-Monde. La Grandeur, la Puissance, c'est cette fierté que Poutine a d'abord ressuscitée. La modestie démocratique, on ne connaît pas.

Mais il s'agit cette fois d'une fierté non plus communiste, universelle, mais exclusivement russe et on se met alors à détester les autres, les Occidentaux décadents, les Asiatiques primitifs, les autres Slaves d'un rang inférieur (à l'exception des Serbes). On rêve de dominer à nouveau les autres. L'engrenage de la violence, amorcé par toute une éducation, peut maintenant s'enclencher.


Affiches de cinéma des frères Stenberg datant de la période constructiviste (années 20). 

Je recommande :

- Galia ACKERMAN : "Le régiment immortel - la guerre sacrée de Poutine". Très juste, très pertinent. J'aime bien écouter Galia Ackerman, parfaitement bilingue, dans les médias.

- Vassili AXIONOV : "Une saga moscovite". Une grande peinture historique de l'URSS parue dans les années 90.

- Roman SENTCHINE : "Les Eltychev". Le roman de la province russe et de sa déchéance après la chute du mur. Glaçant.

- Gouzel IAKHINA : "Zouleikha ouvre les yeux" et le tout récent "Les enfants de la Volga". La vie d'une femme tatare durant les répressions staliniennes et les Allemands de la Volga. Un grand succès en Russie et c'est effectivement excellent.

samedi 23 avril 2022

Mythologies/mythomanies

A l'Ouest, on découvre souvent seulement aujourd'hui, et avec étonnement, la grossièreté de la propagande russe. Les dirigeants du pays n'hésitent pas à proférer, avec un aplomb ahurissant, les mensonges les plus énormes: un régime nazi en Ukraine (alors que son Président est juif) perpétrant un génocide de sa population auquel la valeureuse armée russe tente de mettre fin. On s'étonne même que Poutine et Lavrov ne craignent pas de se discréditer, ridiculiser, en débitant de pareilles âneries face à leurs interlocuteurs occidentaux. Mais il est vrai que ceux-ci, trop bien éduqués, demeurent impassibles. Personne n'ose interrompre leur soliloque et déclarer qu'on se moque d'eux.


Et puis, le mensonge, le grand mensonge, est un  mode d'exercice du pouvoir en Russie depuis la Révolution d'Octobre. Et il ne faut jamais oublier non plus que Poutine est un ancien officier, certes subalterne, du KGB. La dissimulation, la manipulation, la duplicité, il a longuement été formé à ça. Et même si ça peut sembler incompréhensible, tellement c'est grossier, le mensonge à la russe, c'est efficace, ça marche. La preuve: une récente enquête montre que plus d'un Français sur 2 adhère à l'une des thèses de la propagande russe : persécution des Russes dans le Donbass et gouvernement ukrainien néo-nazi à la solde de l'Otan.


Et peut-être que Poutine lui-même croit à son délire. Il a su ressusciter le grand roman national de l'Empire russe et ça suffit à faire rêver et à entrainer l'adhésion de beaucoup de monde. Il s'est conduit en vrai disciple d’Émile Durkheim : "La foule ne raisonne pas, elle est poussée par l'imagination, accepte l'invraisemblable, se fie aux slogans qui flattent les sentiments. Elle ne discute pas, elle croit." (RMS).

Parce que c'est bien de cela dont il s'agit. L'espèce humaine est une "espèce fabulatrice" (Nancy Huston) et elle ne peut se contenter de la simple survie, du prosaïsme de la quotidienneté. Elle a besoin de vibrer au rythme de grands rêves, de grandes mythologies, qui lui fournissent une cohérence, une vision d'avenir.

Et ça se joue d'abord aux niveaux les plus modestes de l'existence. On se refuse à considérer le réel à l'état brut, tel qu'il est. J'en fais régulièrement le constat en allant à la piscine ou bien en faisant du jogging; je me plais alors à engager la conversation. J'arrive comme ça à connaître plein de gens très divers, ce qui m'est sans doute nécessaire parce que, comme un peu tout le monde, je vis dans un milieu socio-professionnel évidemment cloisonné.

Les résultats sont étonnants et peut-être attristants. Mes interlocuteurs cherchent sans doute à me draguer mais pas seulement. Ils savent surtout que leurs propos n'engagent à rien parce que, au bord d'une piscine ou dans un parc, on est complétement anonymes, affranchis de tout contrôle social. Alors, ils s'inventent, à peu près tous, une existence hors du commun: rien que des chefs d'entreprise, des artistes, des acteurs, des producteurs de cinéma qui enchaînent des vacances de rêve. Évidemment, c'est une façade qui se fissure tout de suite mais à quoi bon chercher à enfoncer celui qui vous gratifie d'une conversation ? Ca en dit surtout long sur l'immense frustration sociale générée par une société du paraître.

En fait, on est tous plus ou moins mythomanes. On ne cesse de s'inventer une autre vie. On se ment à soi-même et on ment aux autres. Mais c'est peut-être nécessaire parce que son identité, on la construit, dès l'enfance, en cherchant à se protéger dans la dissimulation et la séduction. On a besoin de vivre dans un roman individuel. Une société dans laquelle personne ne mentirait jamais, n'énoncerait que la vérité, serait terrifiante. "Il n'y a que la vérité qui blesse" dit-on en français et c'est vrai, que le réel sans fards est plus destructeur que le mensonge. La vérité, c'est insupportable, ça vous foudroie. Être renvoyé sans ménagements à sa triste condition, c'est, en effet, se voir refuser le droit d'exister, le droit de vivre dans le dépassement de soi-même.

Et ce qui se joue à un niveau individuel se rejoue sur le plan collectif. Le roman personnel est dupliqué par un roman national. C'est le poids de l'histoire collective telle qu'elle nous est inculquée. On est tous imprégnés d'une certaine mégalomanie patriote. J'ai pu ainsi éprouver, à maintes reprises, que le meilleur moyen de me faire détester et sèchement rabrouer par des Français était d'émettre des critiques à l'encontre de leur pays. Aussitôt, ce sont des hurlements : "D'où elle sort, celle-là ? Donner des leçons alors qu'elle vient d'un pays nul, c'est vraiment incroyable !". 


Je m'en remets donc à Franz-Olivier Giesbert pour exprimer mes interrogations : "Pourquoi la France est-elle l'un des pays d'Europe qui semble le moins affecté par les massacres en Ukraine et où les manifestations contre la guerre sont plus rares qu'ailleurs ? Sans doute les ressorts du cynisme, du pétaino-poutinisme et de la fascination pour la force y sont-ils très puissants". Ou bien, le philosophe allemand Peter Sloterdijk : "Les Ukrainiens sont prêts à mourir pour Kiev. Je me demande si les Parisiens seraient prêts à mourir pour leur ville. Mais je suis sûr qu'ils n'ont pas envie de mourir pour l'Ukraine".

La modestie nationale, la compassion, l'intérêt, pour les autres, ce sont des qualités rares. On vit souvent sous le régime d'un grand narcissisme collectif. Et, à l'échelle d'un État, ça devient carrément redoutable. C'est le déchaînement de l'hubris, la démesure, qui autorise toutes les violences. Au nom d'un peuple fantasmé, de son identité supposée, on est prêts aux plus grands mensonges et aux pires crimes.


Les dieux sont morts. Mais, dans beaucoup de pays, leur ont succédé des monstres. Les religions expliquaient autrefois le monde et son histoire. C'était peut-être un opium des peuples mais elles avaient du moins une ambition universaliste et ignoraient les nations.

Images principalement issues de  femmes artistes des "années folles" : Tamara de Lempicka, Romane Brooks, Marie Vorobieff, Hannah Höch, Marie Laurencin, Remedios Varo, Marie Toyen. Quel rapport avec le texte ? Peut-être s'agit-il de diverses représentations de moi-même ?

Je recommande par ailleurs :

- Nancy Huston : "L'espèce fabulatrice". Un essai déjà un peu ancien mais qui demeure un modèle de limpidité.

- Emmanuel Carrère : "L'adversaire". Poutine et le Dr Roman sont-ils les deux faces d'un même personnage, dans la vie civile et dans la vie politique ?

 - Henri Troyat : "Nicolas 1er". Probablement l'un des Tsars (1796-1855) les moins connus en France. Il a été un autocrate absolu et son règne a été marqué par un extrême conservatisme. Il vaut la peine de s'y intéresser aujourd'hui parce que Poutine lui voue une admiration certaine (son imposant portrait rône dans le bureau présidentiel). Et puis les Français l'ont combattu et vaincu au cours de la guerre de Crimée. Pourquoi n'ont-ils pas d'ailleurs, à cette époque, revendiqué la possession de la Crimée qu'ils venaient de conquérir aux côtés des Anglais et des Turcs ? On se dit, avec le recul, que ça aurait changé beaucoup de choses.

 

samedi 16 avril 2022

Les somnanbules

 
La compassion, la solidarité avec les autres, l'amour du prochain, est-ce que c'est sans limites ou bien est-ce que c'est sélectif, réservé à certaines catégories (des groupes sociaux, des pays et même des êtres vivants) ? Peut-on vraiment aimer tout le monde (même Poutine, même les Russes, même Le Pen) et surtout, comment ça peut s'exercer ? Est-ce que ça revient à proscrire absolument la violence, à se préoccuper d'abord de ce qui nous entoure ?

Je vais commencer par être provocatrice, complétement triviale. J'ai le privilège (haïssable en ces temps sombres) d'avoir un jardin. Mais ça a aussi des inconvénients. En ce moment, il est envahi de souris. La faute sûrement à mes oiseaux qui n'arrivent pas à manger proprement et balancent, nonchalamment, la nourriture dont je les gave en dehors de leur assiette. Je pourrais bien sûr faire de nouveau appel à Alphonse, un chat parisien qui m'avait réglé autrefois le problème en quelques jours. Mais un nouveau carnage me répugne aujourd'hui : les souris, j'aime bien en fait, je les trouve gracieuses et même sympas et intelligentes, le seul problème, c'est qu'elles ne cessent de se multiplier. 


 Alors, j'ai trouvé une solution, j'ai fait l'acquisition d'une boîte-piège à souris. C'est un petit coffre dans lequel on attire les souris avec une friandise; dès quelles entrent, la porte se referme immédiatement et les emprisonne. C'est formidable ! Il ne me reste plus, dès que j'en ai capturé quelques unes, qu'à transférer mes prisonnières dans un Parc voisin pour leur offrir une nouvelle chance. Évidemment, je fais bien attention à éviter mes voisins d'immeuble ou les gardiens du Parc quand je me balade avec ma petite boîte. Si on me surprenait, on me jugerait sans doute complétement folle. Qu'est-ce que c'est cette nana, au look pas banal, qui vient déverser des souris dans un parc ? J'aurais bien du mal à expliquer que je ne peux pas concevoir d'exterminer des souris et que c'est d'autant plus fort chez moi que je suis tout de même une vampire. 

Mais je trouve quand même qu'on vit dans un monde extraordinaire. Un monde dont l'hubris, la démesure, a permis qu'un "inventeur" se préoccupe des "cas de conscience" de gens barjots comme moi au point de concevoir et commercialiser ce dispositif.


C'est indécent ce que tu nous raconte avec tes problèmes de souris alors qu'en Ukraine, le pays de ton cœur, les gens se font massacrer dans une large indifférence. J'imagine, bien sûr, que vous me jugez une affreuse "connasse". Comment peut-on se préoccuper de telles bestioles alors qu'il y a tant de misère et de souffrance dans cette vallée de larmes qu'est la société humaine ? 


Vous avez bien sûr raison. Mais d'abord, la vie elle est bien faite de ça: d'un mélange indécomposable de sordide et de sublime. On est des salauds et des héros, en même temps. Et puis surtout, mes propos provoquants sont à proportion de la crise de "connerie" politique que je vois aujourd'hui exploser en France. C'est le triomphe inquiétant des "grandes gueules". On s'est plu à raconter, ces derniers temps, que, sous Macron, l'on vivait en dictature. On découvre aujourd'hui que ces imbécillités en ont préparé, peut-être, justement une. Il est, pour moi, schizophrénique  de constater qu'en Ukraine, on se bat pour l'Europe et ses valeurs tandis qu'en France, on souhaite justement rompre avec ces choses encombrantes. Et je suis moi-même contaminée, je suis parfois aussi une "connasse" française préoccupée de ses fringues, de sa diététique, de ses longueurs à la piscine, de ses oiseaux et de ses souris.


Et je suis donc sans doute aussi une imbécile. C'est vrai que je suis parfois, ainsi, séduite par le bouddhisme, son éthique, s'appuyant sur la métempsycose, de non-violence absolue à l'égard de l'ensemble du vivant. Qui sait, notre prochaine réincarnation se fera peut-être sous la forme d'une souris ou d'un moineau ? Y a-t-il des vies moins dignes, plus négligeables, que d'autres ? Je m'en veux ainsi d'avoir négligemment écrasé une araignée et mon cœur se serre quand je croise le regard d'une vache ou d'un mouton, ce regard qui s'effacera sans doute sous brève échéance. Tuer le plus petit animal, ça me rend malade. Et puis aujourd'hui, je n'arrête pas de me demander si je ne devrais pas partir en Ukraine pour participer à la guerre. Mais, je me trouve, tout de suite, plein de bonnes et mauvaises raisons : comment pourrais je être utile, moi qui n'ose pas occire des souris ?

Porter une véritable attention aux autres, ça n'est, en fait, pas si simple. La faiblesse n'est souvent qu'une excuse, un masque. Et puis, même les plus doux, les plus pacifiques, d'entre nous n'arrivent jamais à éliminer complétement cette pulsion de destruction qui nous ronge. Je me surprends ainsi à fredonner la chanson "Bayraktar" qui est un "tube" en ce moment en Ukraine. Elle évoque ce drone turc qui fait des ravages dans l'armée russe. C'est à la fois joyeux, plein d'humour et terrifiant. Le visuel qui l'accompagne montre ainsi la destruction foudroyante de chars et hélicoptères russes. On s'en réjouit tous et moi aussi. J'ai applaudi quand j'ai appris que le croiseur Moskva avait coulé. Et tant pis si cette joie est, ici, malsaine, un appel au meurtre prêt à se nourrir du spectacle de la mort d'hommes.


 Il ne suffit pas, finalement, d'être non-violent, de ne rien faire, de se tenir à l'écart, de réclamer une paix immédiate. S'affirmer Bouddhiste quand la guerre frappe à nos portes, ça apparaît aberrant. Ce n'est pas ça qui peut vous valoir un brevet d'humanité, vous élever au rang de "Juste". Parce que la violence, elle nous entoure, nous submerge. Et le pacifisme, la passivité, par rapport à la violence, sont éminemment coupables. La guerre est parfois une solution préférable à la paix, ou du moins au silence, à l'inertie.

Je commence ainsi à entendre, dans les conversations de bureau et de bistrot ou les propos politiques (Marine Le Pen), qu'on en a marre de toujours entendre parler de l'Ukraine dans les médias, qu'on n'est pas vraiment concernés et que d'ailleurs les torts sont partagés et qu'enfin, il faudrait aussi penser à nous, à notre pouvoir d'achat, à nos factures de gaz et d'électricité.  Vivement que ça se termine cette histoire et qu'on puisse rétablir nos bonnes relations avec la Russie.


 Et on retrouve la même abjection en Russie. Quelle que soit la valeur des enquêtes d'opinion là-bas, on sait bien que la cote de popularité de Poutine est aujourd'hui au plus haut. Et presque personne ne s'interroge sur la guerre qu'il a initiée, son déroulement, ses motivations, on s'en tient à la version développée par les médias russes : d'héroïques soldats russes venant au secours d'une population terrorisée par des Nazis. Pourtant, quelle que soit la férocité de la censure, il est quand même possible, via Internet notamment, de s'informer, de se tenir au courant de l'actualité du monde depuis la Russie. Mais cette démarche est rarement effectuée parce qu'il y a, il faut bien le reconnaître, une formidable indifférence de la population russe aux questions politiques. On préfère ne pas savoir, on ne veut pas. 

Ça peut paraître étonnant à des Occidentaux mais j'y vois une rémanence des temps soviétiques. A cette époque là, au moins, on était tranquilles, on n'avait pas à se préoccuper de l'agitation environnante et d'ailleurs, on vivait dans le meilleur système politique du monde. A quoi bon donc se tracasser aujourd'hui avec ces Ukrainiens qui sont tout de même très primitifs (des "bêtes sauvages" précise-t-on à la télévision russe) ? La force des dictatures, c'est la stabilité, la sécurité. A l'inverse, la démocratie, c'est l'incertitude, le changement, la remise en cause permanente.

Et l'aspiration totalitaire qui se développe aujourd'hui en France a ce même ressort. Sortir de l'Histoire, préférer la sécurité du temps immuable à l'interrogation, choisir une vie cadrée, ordonnée, pour pouvoir penser d'abord à soi.

Il ne suffit donc pas de se proclamer non-violent, pacifiste. C'est l'alibi des pleutres et des égoïstes. La tendance naturelle, c'est l'indifférence, le repli sur soi. On préfère vivre comme des "somnanbules" pourvu qu'on nous laisse tranquilles et qu'on ait la paix. Mais le Mal existe bien, il ne faut pas craindre de le nommer, de l'identifier. Sinon, l'Histoire vient, un jour, nous rattraper en faisant effraction avec violence dans notre confort.


De nombreuses photos sont ici extraites du Blog de Yevgenia Belorusets: "A war time diary" sur Art Forum International. Yevgenia est écrivain et photographe et réside dans la capitale ukrainienne. Un document tout à fait remarquable sur la vie à Kyïv en temps de guerre. Essayez absolument de le lire même si vous doutez de vos capacités en anglais.

Mes recommandations littéraires :

- Sergueï JIRNOV : "L'éclaireur". L'histoire stupéfiante d'un espion du KGB (né en 1961) chargé d'infiltrer l'administration française. Un personnage brillant et assez sympathique. Son bouquin est passionnant d'abord parce qu'il a une connaissance authentique de l'URSS puis de la Russie. Surtout, la description de sa formation au KGB permet de mieux comprendre comment "fonctionne" Poutine. Ca n'est d'ailleurs pas rassurant.

- Patrick WEILL : "Le Président est-il devenu fou ?". C'est la question que l'on pose souvent quand on cherche à expliquer les décisions et comportements aberrants de certains dirigeants. Sigmund Freud lui-même s'y est appliqué à propos du Président américain Wilson avec le concours du diplomate William Bullit. Il en ressort que les choses ne sont pas si simples. Un livre passionnant qui non seulement relate la collaboration Freud/Bullit mais surtout l'histoire du monde de 1918 aux années 50 au travers de la carrière d'un grand diplomate.

samedi 9 avril 2022

Sur les pas de Théodora et autres Savonarole, Casanova et Marco Polo

 

Il y a deux semaines, j'étais en Italie. Plus précisément à Bologne, Ravenne et Ferrare. Ça m'a permis de moins ruminer sur la guerre.

 
Et puis, c'est vrai que ça m'a dépaysée parce qu'il faut bien dire que les pays "latins" en Europe, je ne les connais pas trop. D'abord, je suis une "bille" en italien, infichue de comprendre et de dire deux mots, ce qui n'est pas habituel pour moi et m'irrite profondément. Mais apparaître une idiote, ça m'a finalement reposée parce que ça m'a mis à l'abri des sollicitations et permis de vivre dans ma bulle.


Et surtout, j'ai trouvé dans ces villes moyennes, épargnée par les touristes, le calme que je recherchais. Une Italie moins Disneyland, plus authentique, si ces expressions peuvent avoir un sens.


Et puis, l'Italie, c'est quand même la Beauté parce qu'il faut bien reconnaître que la richesse architecturale des villes y est époustouflante. La plupart ont été édifiées entre le 12ème et le 15ème siècle. Quel contraste avec les villes des provinces françaises de la même époque. La Renaissance italienne, la sortie du Moyen-Age, ça a démarré plus tôt que partout ailleurs et  ça s'est accompagné d'une démocratisation politique (la plus ancienne université d'Europe, c'est celle de Bologne, fondée dès le 11ème siècle alors que la Sorbonne ne date que du 13ème siècle. Elle a notamment eu Copernic pour élève). Mais il est vrai que ça n'a pas duré.


J'ai retenu un précepte formulé au 13ème siècle. "La Beauté est le seul problème qui devrait préoccuper ceux qui se mêlent du gouvernement de la cité". Les élus politiques contemporains devraient s'en inspirer à l'heure où ils ne cessent de parsemer le paysage urbain de centres commerciaux déprimants, de monuments ineptes et de ronds-points grotesques. Le malaise contemporain, la dépression sociale, ça a  peut-être quelque chose à voir avec la laideur de nos villes

 
Mais je ne me rends pas dans un pays parce qu'il est beau et agréable. Un pays "moche" m'intéresse tout autant et peut-être même davantage. En fait, je cherche surtout des "points de rencontre" avec mes préoccupations, des lieux où s'incarnent mes rêveries, lubies, tocades. 


Aller en Italie, c'était donc avant tout pour moi partir à la recherche de Théodora. Théodora, "prostituée et impératrice de Byzance" au VIème siècle après JC. Une courtisane assumée, épouse de Justinien, qui, après avoir conquis une large partie du pouvoir, allait bouleverser le paysage politique et culturel de Constantinople. Un destin à ce point fabuleux qu'elle allait initier la naissance d'une nouvelle civilisation et d'une esthétique qui allait imprégner la religion orthodoxe. Et on peut souligner que l'Istanbul d'aujourd'hui porte encore la marque profonde de Théodora et Justinien (même si Erdogan n'est évidemment pas d'accord). 


 Mais quel rapport avec l'Italie allez-vous me dire ? C'est bien simple: Byzance a disposé, sous Justinien, d'une ville "annexe" à l'Ouest. Cette ville, c'était Ravenna, une "greffe" byzantine complétement singulière en Europe, presque une anomalie. Ce lieu qui vous immerge dans les profondeurs des temps les plus reculés est d'ailleurs aujourd'hui étrangement méconnu des touristes alors que ses monuments comptent parmi les plus stupéfiants qui soient.

 
Si vous n'avez ainsi plus le courage de visiter l'église Sainte-Sophie à Istanbul, récemment convertie en mosquée, vous pouvez découvrir, à Ravenne, la basilique San Vitale, son exacte contemporaine avec une même architecture. Elle comporte, surtout, une magnifique mosaïque représentant Théodora.


Mais il n'y a pas que Théodora qui m'intéresse en Italie. Il y a aussi, dans un tout autre registre, le moine Savonarole (1452-1498), né à Ferrara. Il est le prototype de nos dictateurs contemporains. Quand je pense aujourd'hui à Poutine, à Le Pen, à Zemmour, je le trouve vraiment d'actualité.


Ce moine despote a pris le pouvoir à Florence en succédant aux Médicis. Voici le récit de ses exploits : 

"Il fait brûler les livres, les parfums, les étoffes, interdit les jeux, torture les sodomites et les blasphémateurs. Il veut faire de la ville marchande un vaste couvent. Il règne alors dans les rues de Florence un climat de terreur proche de la révolution culturelle chinoise."


"Le prêtre a mis en place dans la ville un maillage policier étroit. Comme à Cuba, ou jadis dans l'Allemagne hitlérienne, chaque quartier, chaque rue est livrée à la surveillance d'un fidèle de Savonarole. Mais Savonarole s'appuie sur des milices d'enfants, son "armée d'anges", vêtus de blanc qui sont censés sauver ce monde dépravé. Ils procèdent à des distributions de richesses ou à des opérations morales. Les "anges" bloquent les femmes dans les rues, leur ôtent leurs bijoux précieux, les forcent à se voiler. La morale devient terrible". Jacques de Saint Victor


Intéressant n'est-ce pas ? Ça s'est passé dans l'une des villes les plus développées du monde et ça a tout de même duré 4 ans jusqu'à ce que Savonarole finisse pendu et brûlé. Je ne sais pas si ce sera le destin de Poutine ou de Le Pen, mais ça prouve bien qu'aucun système démocratique n'est à l'abri du pire.

 
Enfin, outre Théodora et Savonarole, il y a deux Vénitiens qui m'intéressent : Marco Polo et Casanova. Deux grands voyageurs (au même titre que Christophe Colomb et Amerigo Vespucci, tous Italiens).

 
Je ne vais bien sûr pas vous parler de Marco Polo et du merveilleux "Devisement du monde". Mais il me semble qu'il nous pose une juste question, à nous qui vivons dans une véritable boulimie touristique, qui ambitionnons de "faire" un maximum de pays. Qu'est-ce qu'un voyage, sa nature, sa finalité ? Ce n'est bien sûr pas le goût du dépaysement, la distraction, qui guidait Marco Polo. Il était, en fait, animé d'une prétention scientifique, il voulait être un savant. Est-ce que c'est encore notre ambition aujourd'hui ?


Quant à Casanova, on peut rappeler qu'il "est l'homme le plus admiré des imbéciles et le plus décrié des gens d'esprit" (Dominique Fernandez). La caricature du dragueur italien. Difficile de le défendre aujourd'hui à l'époque "me too" et "balance ton porc". Pourtant Casanova était un homme remarquablement cultivé, adepte de l'Esprit des Lumières. Il voue, sans arrière-pensée, un culte aux femmes et au plaisir partagé avec elles. Et ce goût est communicatif car, comme l'a bien montré Chantal Thomas, la lecture de Casanova intéresse tout autant les hommes que les femmes.


Mes petites photos italiennes (à Ravenne, Ferrare, Bologne) avec, bien sûr, la fresque de Théodora et la statue de Savonarole (sûrement l'un des rares dictateurs qui ait conservé sa statue).
 

Je préconise, enfin, de lire :
 
- Jacques de Saint Victor : "Le roman de l'Italie insolite". Ce livre m'a vraiment passionnée. Très vif, très plaisant et intelligent. L'Italie ou "l'Art plus fort que la vie".

- Catherine Toesca : "Marco Polo et Casanova - Les Vénitiens". Des voyages extraordinaires et des amours flamboyants, comment ne pas être séduit par ces récits d'aventures ?

- Chantal Thomas : "Casanova, un voyage libertin". La merveilleuse littérature du 18ème siècle, largement méconnue en fait. Rappelons que Casanova écrivait en français et Chantal Thomas en dévoile ici l'éblouissante prose.

- Marquis de Sade : "Voyage d'Italie". En 1775, pour ne pas être arrêté, Sade fuit en Italie. Il y séjournera plus d'un an (notamment à Rome, Naples, Florence) en compagnie d'Anne-Prospère, la sœur de son épouse, son amour fou, son amour véritablement sadien. Il se révèle dans ce recueil de textes un véritable esthète. Sade ambitionnait même de rédiger un guide de l'Italie. Ce recueil est à compléter par son roman "Histoire de Juliette" qui se déroule largement en Italie. Son meilleur livre, à mes yeux. 

- Sigmund Freud : "Notre cœur tend vers le Sud". Après Sade, un autre fanatique de l'Italie. Curieusement, de même que le divin Marquis, il s'y est parfois rendu en compagnie de la sœur de son épouse mais on n'en sait pas plus. C'est toute sa correspondance de voyage, de 1895 à 1923, qui est ici publiée.