samedi 31 octobre 2020

Besoin de Japon

 

Au Proche-Orient, Erdogan ne se rêve plus seulement en Sultan mais maintenant en Calife et s'apprête à écraser le Haut-Karabakh dans la passivité générale, voire avec le consentement du Grand Blond et du Colin froid. En Europe, se déplacer, voyager, faire des rencontres, toutes ces activités élémentaires, tout cela devient quasi impossible. On n'a plus qu'à vivre cloîtrés, à contempler ses quatre murs. 


  Tout cela est bien déprimant et je commence à ruminer beaucoup.

"Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir demeurer en repos dans sa chambre" a écrit Blaise Pascal. Je crois que c'est l'exact contraire de mon tempérament. Je ne trouve mon bonheur que dans l'ailleurs, le mouvement, l'autre.

 Alors, j'ai beaucoup de rêves d'évasion : sortir enfin de cette sinistre cage, retrouver un peu de beauté, d'aventure. Irrésistiblement, ce sont des images du Japon qui s'imposent alors à moi. Je me souviens que j'y étais partie en 2006, toute jeune encore, seule et au hasard. Je n'y connaissais rien, c'était simplement le Japon "why not ?" C'était à vrai dire un contexte personnel de désespérance amoureuse et j'avais alors besoin de me perdre, d'effacer mes repères. Ça a été un choc et ça m'a sans doute sauvée, ça m'a permis de repartir. Après, pendant de longues années, je n'ai plus eu envie que d'aller au Japon.

Mais je me garderais bien de dire que j'ai compris le pays tellement il est complexe. Du Japon, on peut dire à la fois tout et son contraire : 

- c'est magnifique et c'est affreux. On dit que beaucoup de Japonais  fraîchement arrivés à Paris et déçus de découvrir une ville salle, bruyante et rude, si peu conforme à leurs rêves, seraient frappés d'un "syndrome de Paris". Mais on pourrait aussi parler d'un "syndrome de Tokyo" pour les Parisiens étourdis par la laideur et le manque d'harmonie de la ville. 

Des lieux magiques, des havres de paix où chaque mousse, chaque fleur, chaque arbre sont ciselés par la main d'un jardinier, des temples respirant la paix, sont environnés d'immeubles monstrueux alignés sans souci de cohérence. C'est laissé à la fantaisie de chaque architecte. Il n'y a pas de véritable plan d'urbanisme au Japon et ça donne lieu à des juxtapositions bizarroïdes, faites de tunnels, passerelles, ponts routiers, autoroutiers, bâtiments de tous styles ou plutôt sans style. Et que dire des petites villes de province, sinistres de chez sinistre?  Finalement, au Japon, la Beauté n'est pas une beauté d'ensemble : elle procède plutôt par éclairs, fragments, illuminations.


 - c'est hyper-moderne et c'est archaïque. Il faut visiter la Gare de Kyoto ou bien Akihabara, le quartier temple de l'électronique pour Geeks et Otaku de Tokyo pour comprendre que l'Europe est en retard de quelques années. J'y ai découvert une foule de gadgets que je ne comprenais même pas. Quant à leurs smartphones, ils vous préparent depuis longtemps votre thé et votre café. A contrario, on continue d'aimer payer avec des billets de banque, la plupart des Japonaises possèdent un beau kimono et s'essaient à l'art du thé et à l'arrangement floral, on pratique largement une religion primitive, polythéiste et d'inspiration animiste (le shintoïsme) et enfin on continue de trouver une foule de petits commerces, ouverts jour et nuit, et de petits métiers (y compris des cireurs de chaussures) depuis longtemps disparus à l'Ouest. 

- c'est le pays du travail et de l'inefficacité. On le sait bien, les journées de travail au Japon sont interminables. On se fait un point d'honneur de quitter le plus tard possible son bureau. Mais il semble aussi qu'on regarde beaucoup voler les mouches durant ces longues heures. On est plus soucieux de présence et d'ardeur affichée que d'efficacité et de résultats concrets. La preuve : la productivité des travailleurs japonais est l'une des plus faibles, voire la plus faible, des pays de l'OCDE. Il est vrai aussi que continuent de subsister au Japon une multitude de petits boulots (accueil, gardiennage, petits services)  et que le chômage est quasi inexistant.

- c'est l'ordre et c'est le chaos. On est impressionnés par le parfait fonctionnement de tous les services au Japon. Jamais un train n'est en retard, jamais aucun objet ne se perd, chaque engagement est scrupuleusement honoré. A chacune de vos demandes, on s'efforce de répondre immédiatement, on ne se défausse jamais en invoquant le "c'est pas moi". La bonne volonté et l'empressement de chacun forcent l'admiration comme si tout le monde était imprégné du sentiment de remplir une fonction essentielle à la société et de s'y sentir parfaitement à l'aise. Le Japon, c'est une société fluide, sans heurts, même au sein de foules immenses, personne ne se bouscule .

 Par contraste, les villes japonaises sont aussi un effrayant labyrinthe pour les occidentaux puisque, hormis les grandes artères, les rues ne portent pas de nom et simplement des numéros déroutants (la date de construction de l'immeuble). Il n'est nullement envisagé de changer le système mais je m'y suis curieusement vite adaptée : un bon sens de l'orientation, c'est souvent plus efficace et rapide qu'un GPS. 

 Et puis, il y a les suicidés, les évaporés et les reclus.Le Japon est un pays où on se suicide beaucoup parce qu'on n'y a pas vraiment le droit d'être dépressif.La maladie mentale, dans une société hyper codifiée, ça n'est pas très bien compris. Et puis, se développe le phénomène des "évaporés", ces disparus volontaires qui, brusquement, quittent tout, famille, travail,amis. Il seraient plusieurs dizaines de milliers, chaque année, qui tenteraient ainsi d'échapper à la honte sociale. Et il y a enfin les reclus volontaires, les hikikomori, principalement de jeunes garçons qui refusent de sortir, pendant des années, de leur chambre. Leur nombre atteindrait le chiffre effarant de plus de 500 000 personnes.

- c'est le pays de l'athéisme et de la bigoterie. Trois religions principales coexistent : le bouddhisme, le confucianisme et surtout le shintoïsme. En fait, les Japonais ne sont pas très religieux et les spéculations morales et métaphysiques ne les préoccupent pas beaucoup. On demeure très prosaïques et comme on le dit volontiers : "Personne ne croit mais tout le monde pratique". Le Bien et le Mal, ça n'est pas une torture morale, de même que la faute et la culpabilité; Dostoïevsky n'est pas Japonais. On adore, en revanche, les petits rites, les offrandes, on y consacre quelques instants chaque jour. Moi-même, je me suis mise à fréquenter les sanctuaires shinto, à tirer une cloche pour invoquer un esprit (ça n'a pas beaucoup marché), émerveillée par cette religion qui n'en est pas une (sans texte fondateur), un polythéisme et un animisme qui rend hommage aux "esprits de la nature".

  - ils sont affreusement machistes et très libéraux envers les femmes. Incontestablement, les hommes japonais sont machistes et monopolisent l'intégralité des pouvoirs. Les sexes ne se mélangent pas et il est frappant de croiser ces bandes séparées de mecs ou de nanas qui, le soir, partent s'amuser. Un garçon et une fille se tenant la main dans une rue, c'est rare. Quant à s'embrasser en public, c'est aussi fréquent qu'en Iran. Le romantisme n'est pas leur fort. Mais les types sont aussi incroyablement timorés, très peu entreprenants.  Ils sont certes machistes mais pas du tout testostéronés. 

Du coup, les femmes jouissent d'une paix royale, c'est même un vrai paradis féministe: aucun sifflement, très peu de drague, de harcèlement, juste quelques honteux "frotteurs" dans le métro. Là-bas, je m'y suis toujours sentie transparente même s'il est vrai que ma taille y est un sacré handicap.Ça ouvre aux Japonaises des espaces de liberté extraordinaires.Comme en plus, elles ne sont pas soumises aux contraintes d'une vie professionnelle réussie, elles peuvent s'adonner à des activités gratifiantes (Art, mode, design). Dans ce contexte, la vie des Japonaises est souvent plus enviable que celle des hommes et elles évitent d'ailleurs, de plus en plus, de se marier.

- ils sont asexuels et "pervers polymorphes". De ce peu d'appétit des Japonais pour "l'amour" en son sens traditionnel témoignent des statistiques ahurissantes. Selon celles-ci, un tiers des Japonais (hommes et femmes) seraient encore vierges à 30 ans. De plus en plus également, les jeunes choisiraient de vivre chez leurs parents. Ce sont des données à prendre avec réserves, mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a un désinvestissement libidinal massif au sein de la société japonaise. En témoigne un taux de fécondité des femmes devenu dramatiquement bas : 1,2. 

Pourtant, les Japonais ne sont ni puritains, ni frustrés sexuels. D'ailleurs, en matière de tolérance et de sexualités "déviantes", ils peuvent nous en apprendre beaucoup. Il suffit de recenser les multiples "Love Hotels" ouverts à tous les gens de passage et d'arpenter quelques quartiers chauds (Shinjuku est mon préféré). On n'a pas peur du glauque de chez glauque, même moi, ça me retourne. Mais je ne vais pas développer là-dessus, je ne suis pas experte puisque j'ai eu zéro amant japonais. J'ai toutefois l'impression que les Japonais sont en train d'inventer de nouvelles formes de la sexualité. Celles-ci porteraient moins sur le choix d'objet que sur la quête d'identité. J'en veux pour preuve le goût des jeunes Japonais pour le déguisement et le travestissement souvent sous des formes extravagantes. Être un autre, échapper à la cage de son moi social entièrement formaté, se réinventer une nouvelle vie, une nouvelle identité, est-ce qu'on n'aspire pas tous un peu, en fait, à ça ? Sur ce point, les Occidentaux sont infiniment plus timorés que les Japonais.

 - ils sont à la fois racistes et bienveillants. On met généralement tous les Asiatiques dans le même panier : tous jaunes, tous à peu près les mêmes. Sur place, ce n'est pas du tout ainsi que sont vécues les choses. Les Japonais sont généralement mal-aimés, voire détestés, par les Coréens et les Chinois. Ça s'explique en grande partie par l'Histoire et les guerres de conquêtes japonaises mais il est vrai aussi qu'il y a des différences immenses entre les différentes cultures qu'on ne mesure pas du tout en Europe. Il est vrai également que la culture japonaise est imprégnée de l'idée de sa pureté et de son caractère exceptionnel voire supérieur. 

 Cette illusion d'une spécificité n'est pas loin de l'idée d'une race japonaise à préserver. Et d'ailleurs, l’État japonais se caractérise par la très grande homogénéité de sa population. C'est notamment l'un des pays qui accueille la plus faible proportion de travailleurs étrangers (juste quelques Coréens). Pourtant quand on arrive au Japon, on ne se sent, à aucun moment, ni rejetés ni observés avec trop d'attention, comme si être étranger ne conférait ni privilège ni réprobation. Une attitude neutre, une attitude juste, appropriée, en fait, qui fait de vous un égal de vos interlocuteurs. Et on y bénéficie en effet de la même écoute attentive, du même souci de vous venir en aide, qu'à l'ensemble des citoyens japonais.
 

- ils aiment et torturent la Nature. La Nature, c'est un élément central de la culture japonaise, ils sont convaincus que nul n'aime autant qu'eux la Nature. C'est vrai que j'ai moi-même eu des chocs esthétiques extraordinaires au spectacle des cerisiers en fleurs ou des érables arborant leurs couleurs d'automne. Pourtant, j''ai déjà exprimé à quel point j'avais en horreur les écologistes européens mais il s'agit de toute autre chose au Japon. Le bio, les pesticides, ce n'est pas la première préoccupation. C'est d'abord l'esthétique de la Nature qui est recherchée et pour ça, on n'hésite pas à la retravailler, l'arranger, la disposer autrement.

 La Beauté de la Nature repose beaucoup sur son bon ordonnancement et non sur son développement foisonnant. Il est vrai aussi qu'on la massacre parfois allégrement et sans états d'âme au gré des réaménagements et nouvelles constructions. Mais surtout, la Nature au Japon n'est pas une matière inerte, elle est vivante, elle parle, elle fait signe, elle est peuplée d'une multitude d'esprits qui la hantent. Plus essentiellement même, elle n'est pas pensée en opposition à l'homme mais dans sa continuité.Les Japonais sont en fait presque spinozistes : la Nature est partie intégrante de l'homme et  les mêmes lois s'appliquent à l'un et à l'autre.

Mélange de peintres japonais du 19 ème siècle et contemporains : Kaï Higashiyama, Okada Yoshio, Shimomura Kanzan, Kazuko Shiiashi,Shiori Eda,Takehiko Sugawara,Sei Arimori, Yayoï Kusama.

Un post mille fois trop long mais tant pis ! Je regrettais depuis quelque temps de ne plus parler du Japon, comme si je l'avais effacé de mon imaginaire.

Mon petit texte fera peut-être ricaner les "japonisants". Il faut vraiment être prétentieuse  pour oser parler de ce pays si complexe sur la seule base de quelques voyages (mais quand même de beaucoup de lectures). Tant pis là encore, j'assume. Je raconte sans doute beaucoup d'âneries mais ça résulte de mes quelques observations et centres d'intérêts. Le Japon, c'est un pays tellement déroutant qu'il vous force à penser. Chacun se construit donc son Japon, complétement vrai et complétement faux à la fois. C'est donc éminemment subjectif mais au total, en parlant du Japon, je parle aussi de moi.

Enfin, les livres d'initiation au Japon, ce n'est pas ça qui manque. Il y a bien sûr de nombreux bouquins d'Amélie Nothomb qui me semblent très justes. J'ai récemment recommandé le dernier ouvrage de Muriel Barbery. On peut ajouter: "La flâneuse" de Lauren ELKIN, "Le Japon Un modèle en déclin en 100 questions" de Valérie NIQUET, "Les leçons du Japon. Un pays très incorrect" de Jean-Marie BOUISSOU (c'est mon livre préféré). Enfin, le livre dAgathe PARMENTIER : "Pourquoi Tokyo ?" est drôle et juste.


samedi 24 octobre 2020

"Vivre heureux sans espoir"

 

Passés l'effroi, l'horreur, la compassion, les hommages suscités par le  crime terroriste de Conflans-Sainte-Honorine, est-il possible, est-il autorisé, de s'interroger sur nos attitudes, nos mots d'ordre ? Autant l'avouer : je ne partage pas l'unanimisme de rigueur, cette posture bravache qui consiste à affirmer, sans discussion possible, notre liberté de pensée et d'expression, le droit absolu à la critique et à la caricature. C'est très bien mais je trouve quand même ça un peu étrange dans un pays où les sensibilités sont exacerbées, où chacun se sent tout de suite insulté, méprisé, rumine ses petites haines et rancœurs, se vit comme une victime. Essayez de critiquer publiquement, en France, n'importe quelle communauté ou catégorie socio-professionnelle (à l'exception, bien sûr, des banquiers et financiers) et vous verrez le Déluge qui s'abattra sur vous, on vous poursuivra tout de suite pour diffamation ou incitation à la haine, tant pis pour votre Droit à l'expression. La critique, on aime bien l'exercer, on est d'ailleurs les champions du persiflage, mais on déteste la subir. 


Comme il est agréable d'avoir bonne conscience ! Est-ce que ça a un sens d'affirmer notre liberté de pensée face au terrorisme, est-ce qu'on pense sérieusement convaincre quelques djihadistes, surtout quand on commence par déclarer que l'Islam est une religion de cons alors même qu'en bon athée laïc, on s'est bien gardé de jamais ouvrir le Coran ? 

Les "discours contre l'obscurantisme", les poses martiales, les coups de menton, c'est non seulement grotesque mais c'est d'une morgue et d'une fatuité insupportables. Et puis, il faut être honnête, "Charlie-Hebdo", c'est devenu une vache sacrée mais ça n'est tout de même pas le sommet de la pensée française, ce n'est pas Voltaire, ce n'est pas l'esprit encyclopédiste des Lumières. Des "beaufs" qu'ils dénoncent, ils ont souvent hérité l'assurance ricanante et une vision tourmentée des femmes. Et d'ailleurs, combien Charlie a-t-il de lecteurs et pour quelles raisons, autres que financières, a-t-il cru bon de rééditer, début septembre, ses fameuses caricatures ? J'ose le dire, elles ne m'ont jamais fait rire et ont toujours suscité en moi un malaise. Je les ai toujours trouvées d'une odieuse arrogance, une arrogance de beaufs justement. C'est quand même une manière de cracher à la gueule des déshérités qui n'ont que la religion pour conquérir un peu de dignité.

J'arrête là... J'en ai assez écrit pour me faire fusiller. Je préfère laisser la parole à l'un de mes écrivains et essayistes préférés, Nancy HUSTON. Il s'agit d'un entretien diffusé en 2016 mais qui reste entièrement d'actualité. A quelques nuances près, je souscris entièrement à ses propos.

"Quel regard portez-vous sur la période actuelle marquée notamment par les attentats ?

Nancy Huston : Pour Charlie Hebdo, ma première réaction a été, comme tout le monde, l’incrédulité, la stupéfaction, un pan de ma jeunesse qui partait…. J’avais beaucoup lu ce journal étant jeune, avant de prendre mes distances. De façon générale, je n’ai plus envie d’absorber le persiflage. Notamment  à l’endroit des femmes et des homosexuels, je suis convaincue que l’humour graveleux et agressif de Charlie a fait du mal à la sexualité des Français parce que ça la trivialise. C’est une façon de ne pas habiter son corps, de ne pas valoriser la tendresse.

 Je suis allée immédiatement place de la République mais je n’ai pas été d’accord avec les slogans. On ne peut pas dire « Liberté d’expression » à des terroristes. C’est comme dire « Droit de propriété » à un voleur. On demande la liberté d’expression à un gouvernement. Charlie Hebdo avait la liberté d’expression. Ils l’ont utilisée, ça a blessé, rendu fou de rage des gens et le résultat est là, atroce, tragique. Jamais je ne dirais : ils méritent ce qui leur est arrivé, mais j’avais trouvé la publication des dessins antimusulmans innommable.

Vous pensez qu’on ne peut pas tout dire ?

NH : Evidemment ! On ne peut pas plaisanter sur l’Holocauste. Plein de choses sont interdites. Et si on parle de liberté d’expression, qui a accès aux moyens d’expression ? qui a accès à la presse ? qui peut publier ? Pas tout le monde. On ne parle jamais de ça. On brandit la liberté d’expression et on placarde des corps de femmes nues dans nos villes, ça fait vendre…

Pourtant dans vos livres, vous ne vous censurez pas.

NH : Effectivement, mais pour me lire, les gens doivent le choisir. C’est très différent de recevoir un dessin en pleine figure. Et je n’écris jamais pour me « payer la tête » des gens… Pour en revenir à la situation mondiale, je partage le point de vue du journaliste américain Chris Hedges. L’Occident est en train de recevoir sur la tête les tuiles qu’il a lancées. D’abord, l’histoire de la colonisation mais surtout, depuis le 11-Septembre, on a conduit des guerres, déstabilisé et renversé des régimes au Moyen Orient, cassé l’Irak, tué 500 000 Irakiens depuis 2003. L’an dernier, la France a lâché 2000 bombes achetées aux Etats-Unis. Je suppose qu’elles ont fait plus de 120 morts mais on ne montre jamais en gros plan les sœurs, frères, mères musulmans en train de pleurer parce qu’ils ont tout perdu par notre faute.

« C’est très facile, quand les garçons sont pauvres et sans avenir, de les transformer en révolutionnaires aux yeux de feu. »

Mais la plupart des terroristes qui ont frappé ici sont Européens…

NH : En effet, et là se pose la question du masculin : si vous êtes un garçon basané qui grandit en région parisienne, comment faites-vous pour devenir un homme ? comment faites-vous pour séduire une femme ? qu’avez-vous à lui offrir ? Rien. Je pense que c’est très facile, quand les garçons sont pauvres et sans avenir, de les transformer en révolutionnaires aux yeux de feu. On l’a fait en Russie. On l’a fait à Cuba. Quand ils n’arrivent pas à exister sur le plan social, les hommes sont extrêmement vulnérables à ce genre de propagande. Les filles arrivent mieux à tirer leur épingle du jeu. D’abord, elles savent que pour donner un sens à leur vie elles ont la maternité en dernier recours si ce n’est en premier. Ensuite, elles réussissent mieux leurs études, elles décrochent  des emplois, elles « tombent » moins hors de la société parce qu’elles sont toujours prises dans les soins des aînés ou des enfants à travers la ligne des générations.

Est-ce qu’on n’en revient pas aux stéréotypes sur les femmes ?

NH : Je parle de ce qui existe. Si vous regardez uniquement la société française, mais c’est sans doute vrai partout, ce n’est pas seulement que les hommes occupent encore les postes les plus élevés. Ils occupent aussi le bas de l’échelle de façon hyper majoritaire. Ils sont majoritaires parmi les chômeurs, et hyper majoritaires parmi les intoxiqués à l’alcool ou à la drogue, les incarcérés, les suicidés…. C’est très difficile d’être un garçon de nos jours ! Au temps des chasseurs-cueilleurs, pour être un homme, il fallait tuer des animaux, être guerrier, fort, bien entraîné, des rites vous faisaient entrer dans le monde viril. Depuis la Révolution industrielle, la majorité des hommes ont du mal à se sentir fiers de ce qu’ils font.

« Chaque œuvre d’art est un miracle relatif mais jamais je ne dirai que la beauté sauvera le monde. Je pense que rien ne sauvera le monde. »

Vous sentez-vous une responsabilité en tant qu’écrivain ?

NH : Romain Gary, qui est mon modèle absolu, ou Victor Hugo, qui était le sien, avaient une compréhension très profonde des injustices, mais les politiques ne vont jamais puiser de la sagesse chez les littéraires ! En tant qu’écrivaine, je suis invitée dans des lieux comme des prisons, des écoles, des bibliothèques, où là, peut-être, à un niveau individuel, je peux avoir un impact sur des gens. Je ne crois pas aux grandes solutions. Je crois aux miracles relatifs : l’amour, la beauté, le partage de la beauté, les rencontres. C’est déjà un miracle relatif que les journaux culturels soient ouverts aux femmes, que les écrivains soient aussi des femmes, qu’on ne soit pas en guerre ni en période de famine. Lire un bon roman aussi. Chaque œuvre d’art est un miracle relatif mais jamais je ne dirai que la beauté sauvera le monde. Je pense que rien ne sauvera le monde.

La culture en tant que transmission ou apprentissage ne permet-elle pas de donner un sens ?

NH : Il y a eu de nombreuses tentatives et réflexions en ce sens mais, encore aujourd’hui, quand on va dans les maisons de la culture, on ne voit presque que des Blancs. Le problème des non-Blancs, c’est comment faire pour manger ou payer son loyer, pas comment enrichir son esprit. Un garçon qui naît dans une banlieue, il est fichu. Et sous prétexte qu’on est laïc, on décrète que les femmes qui portent le foulard sont opprimées. Les musulmans se sentent pointés du doigt : pour eux le mot « laïc » signifie antimusulman. Personnellement, les images omniprésentes de femmes nues m’agressent au moins autant que le foulard islamique. On sous-estime le fait que la vue d’une belle jeune femme trouble les hommes. Comme les êtres humains interprètent tout, l’homme pense qu’il y a une raison à cela et que c’est « la faute de la femme ». Ce n’est pas « la faute des femmes » mais ce n’est pas « la faute des hommes » non plus. Cette réaction physique est génétiquement programmée pour la reproduction de l’espèce. On est dans la dénégation de l’animalité. En revanche, l’industrie pornographique tire de cette vulnérabilité masculine des bénéfices gigantesques !

Comment fait-on aujourd’hui pour être libre ?

NH : Si on regarde l’Histoire, on est forcé de conclure que pour la majorité des humains la liberté n’est pas d’une importance primordiale ! La sécurité oui, savoir que nos enfants ne seront pas pris dans une guerre ou des attentats en sortant de la maison, c’est ça qu’on demande à nos politiciens. On se flatte beaucoup à dire que la liberté est notre valeur sine qua non. Les gens n’y tiennent pas tant que ça, ils ne savent pas quoi en faire. La liberté est très angoissante. Je suis très pessimiste. Très heureuse dans ma vie personnelle et très pessimiste".

 Tableaux de la grande Marjane SATRAPI née dans les années 70 à Téhéran.De sa liberté, elle a su trouver de multiples expressions : la bande dessinée, le cinéma, l'écriture, la peinture. Elle expose aujourd'hui au 24, rue de Penthièvre.

Un post qui va à l'encontre de la "doxa" et qui déplaira peut-être. Je ne suis sûrement pas islamo-gauchiste mais de ma vie en Iran (merveilleuse sous beaucoup d'aspects), j'ai retenu au moins ne chose : la force de l'Islam; c'est qu'il fait de chaque croyant, même le plus humble et le plus déshérité, un interlocuteur direct de Dieu. Ce dialogue continu, très concret, très pratique, permet à chaque musulman de conquérir une dignité. C'est cette fierté que nous ne savons pas prendre en compte et repecter.


samedi 17 octobre 2020

Contre la Réalité, la Vie et la Littérature

 

Après hésitation, je reprends mes petits conseils de lecture puisés dans l'actualité récente. C'est  aussi, malgré tout, un peu moi :

- Mircea CATARESCU : "Solenoïde". Vous m'en voudrez peut-être de vous avoir recommandé ce bouquin. C'est un monstrueux pavé de 800 pages, vraiment pas gai et plutôt déprimant. Pour planter le décor, le narrateur est un professeur de roumain dans une terrifiante école de quartier. Bucarest y est décrit comme le "musée de la mélancolie et de la ruine de toute chose". On se situe aux confins de Borges et de Kafka. Contre la vie, il y a une "conspiration de la réalité". Mais la vie émet des signes qu'il nous appartient d'interpréter pour trouver un "plan d'évasion". Catarescu, chef de file d'une riche littérature roumaine et probable futur Prix Nobel.

- Olga TOKARCZUK : "Histoires bizarroïdes".  Par le Prix Nobel 2018, dix récits étonnants (traitant notamment de l'enfance, de l'immortalité, de la nature etc..). Une excellent introduction  à ce grand écrivain. Mystérieux et fascinant !

 Alexeï SALNIKOV : "Les Petrov, la grippe, etc." Si vous recherchez un livre russe de chez les Russes, vous trouverez votre bonheur dans ce bouquin. Salnikov est la révélation littéraire de ces dernières années. Tout y plus vrai que vrai, du pur Dostoïevsky, une longue errance hallucinatoire entre rêve et alcool. Mais ça peut aussi lasser.

- Nazanine HOZAR : "ARIA". L'Iran et Téhéran de 1953 à 1981, soit de Mossadegh à Khomeiny. Un peu trop romantique à mon goût mais un livre couvert d'éloges : "Un Docteur Jivago iranien" (Margaret Atwood), "Une Odyssée féministe" (John Irving).


 Et maintenant, de la littérature française.


 - Emmanuel RUBEN : "Sabre". Par l'auteur de l'excellent "Sur la route du Danube". Ce serait mon prix Goncourt 2020. Il y a tout ce que j'aime dans un livre : de l'Histoire, des voyages. Une question : qu'est-ce que la filiation ?

- Barbara CASSIN : "Le bonheur, sa dent douce à la mort"? Une merveille d'autobiographie philosophique, de réflexion sans pédanterie sur l'existence, d'érudition grecque et latine. Une étonnante réhabilitation du mensonge (comme Art de combat) face à la vérité. Une promotion de l'amoralisme. Et puis René Char, Heidegger, Jacques Lacan. Un éloge du corps gai : "Vous avez les plus belles jambes du monde. Vous serez ma femme ou ma maîtresse". A lire même si vous n'êtes pas un professionnel de la philosophie, on ne décroche que rarement.

- Eric REINHARDT : "Comédies Françaises". On retrouve avec plaisir la verve et la qualité d'écriture de "Cendrillon" dans ce bouquin mais on est quand même un ton en dessous. La faute au choix d'une thématique vraiment pas convaincante : la France empêchée de devenir le leader mondial d'Internet dans les années 70 par la faute du "patron des patrons" (Ambroise Roux), promoteur du "capitalisme d'influence". Réactualisation étonnante, tout de même, d'un monde à la fois proche et lointain.

- Muriel BARBERY : "Une rose seule". Par l'auteur de "L'élégance du hérisson". Depuis le succès phénoménal de ce dernier livre, elle avait disparu au Japon et avait un peu perdu ses capacités romanesques. Ce dernier livre ravira, du moins, les amoureux du Japon et notamment de Kyoto. Mais quand est-ce qu'on pourra retourner, un jour, au Japon ?

Sinon, j'ai trouvé la rentrée littéraire française bien décevante. Qu'est-ce que ça veut dire ces bouquins dont la vie réelle est le seul étalon, dans les quels on se veut aussi fidèles que possible dans la retranscription de sa vie propre (Emmanuel Carrère : "Yoga"; Raphaël Enthoven : "Le temps gagné"). Que devient la dimension de l'imaginaire ? On était submergés par l'auto-fiction, maintenant on a la vie telle quelle. Il est vrai que je n'ai pas lu le livre de Carrère (dont j'apprécie pourtant l'oeuvre) mais je suis tellement allergique aux thérapies de l'âme que son titre m'a fait fuir. 

Le livre de Raphaël Enthoven m'a en revanche intéressée même si les critiques l'ont généralement éreinté : qu'est-ce que c'est, ce sale gosse de riche qui a le culot de se plaindre ? Et puis il est carrément obscène, il voit tout en dégueulasse. Mais ce bouquin dévoile bien, à mes yeux, une réalité essentielle : la violence ne sévit pas seulement dans les milieux déshérités. Chez les gens heureux, dans les familles "saines", il existe aussi une violence sourde, insidieuse, pareillement déstabilisante. En fervent proustien, Raphaël Enthoven ne craint pas d'arracher les maques, d'afficher l'essentielle duplicité des êtres; On est tous un mélange d'amour et de haine et le bonheur, ça n'est souvent qu'un vernis qui a vite fait de se craqueler.

- Jean-Claude CARRIERE : "Un siècle d'oubli Le XX e".  Par l'extraordinaire scénariste (notamment des films de Bunuel et de Forman), dramaturge (avec Peter Brook) et écrivain, une histoire du 20 ème siècle à la subjectivité revendiquée. Des épisodes personnels, des anecdotes, des histoires merveilleuses, on se situe ici à distance de l'Histoire officielle. Mais cette histoire partiale et partielle, ressuscitant l'arbitraire et l'émotion, n'est-elle pas moins vraie ? "Je me méfie des ouvrages d'histoire rectilignes, bien structurés, où la réalité, toujours complexe, a été mise en ordre, où les événements se succèdent dans une logique impeccable" écrit Jean-Claude Carrière.

- Tristan GASTON-BRETON : "Basil ZAHAROFF L'incroyable histoire du plus grand marchand d'armes du monde". L'histoire époustouflante d'un personnage hors du commun, né en Turquie de parents grecs en 1849 mais endossant toutes les nationalités et parlant toutes les langues. Vendant sans états d'âme des armes aux dirigeants de tous les pays du monde. Il a été immortalisé par Hergé dans Tintin et "L'oreille cassée".

- Bernard CHAMBAZ : "Hourra l'Oural encore". Le titre est repris d'un recueil d'Aragon. Le récit d'un voyage peu banal dans l'Oural, principalement en train, en hiver puis en été. On visite des villes et des lieux où personne ne va jamais. C'est drôle, sans prétention et bien écrit. Mais c'est surtout très juste avec une galerie de portraits bien saisis et des  histoires pittoresques. Un véritable récit à la Gogol.

- Cédric GRAS :  "Alpinistes de Staline". L'histoire méconnue des frères Abalakov, deux alpinistes russes héroïques. Avec des moyens matériels et techniques très limités, ils ont pourtant vaincu, dans les années 20 et 30, les plus grands sommets du Caucase et du Pamir, au prix souvent de grandes souffrances. Fervents communistes en dépit de leurs origines bourgeoises, ils ont pourtant été rattrapés par la Terreur stalinienne et exécutés. Un livre passionnant et très bien documenté.

- Cécile GUILBERT : "Roue libre". J'aime beaucoup Cécile Guilbert, sa plume acérée, sa liberté de pensée. Son érudition également avec sa parfaite connaissance des écrivains des 18 et 17 ème siècles. "Roue libre", c'est un recueil de chroniques récentes publiées dans le journal "La Croix". Elle parle beaucoup d'Art (notamment contemporain), de littérature et surtout de sociologie. Celle-ci montre bien que "les apories de l'individualisme de masse débouchent sur toujours plus de grégarisme et de conformisme". Cécile Guibert ne se prive pas de frapper fort : la modernité revisitée par l'Esprit des Lumières.

- Pierre MENARD : "Les infréquentables Frères Goncourt". Pas d'écrivains plus controversés que les frères Goncourt : odieux et géniaux, réactionnaires et révolutionnaires, adorant le scandale. Ils ont surtout fréquenté toute l'avant-garde artistique et culturelle de la seconde moitié du 19 ème siècle. La vie des Goncourt, c'est donc un extraordinaire panorama de ce Paris bouillonnant de Napoléon III puis de la République. On rencontre Baudelaire, Zola, Flaubert, Maupassant, la Princesse Mathilde. Des portraits détonants. Un livre passionnant et très bien écrit.

- David Le BAILLY : "L'autre Rimbaud". L'immense poète Arthur Rimbaud, vénéré par des générations entières, avait un frère aîné, Frédéric, avec le quel il a entretenu, jusqu'à leur adolescence, une grande complicité. Mais de ce frère, aucun de ses nombreux biographes n'a curieusement jamais parlé. Un frère rejeté, occulté, maudit. David Le Bailly révèle cette part d'ombre et nous permet de découvrir un autre Arthur Rimbaud.

- Benoît PEETERS : "Sandor Ferenczi. L'enfant terrible de la psychanalyse". J'ai parmi mes lecteurs fidèles quelques fans, comme moi, de psychanalyse. Je leur recommande donc vivement ce très bon bouquin consacré à l'un des premiers disciples de Freud. Ce n'est pas un livre de théorie mais c'est un récit très vivant, celui d'une amitié entre deux hommes. On y découvre également un portrait insoupçonné de Freud qui intervenait volontiers dans la vie des couples.

Enfin, je lis en ce moment deux très bons livres :

- Mathias ENARD : "Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs"

- Philippe AGHION/Céline ANTONIN/Simon BUNEL : "Le pouvoir de la destruction créatrice". 

Ils viennent juste de sortir et je n'ai pas pu les terminer mais je les recommande, d'ores et déjà, vivement. J'en reparlerai peut-être. Mathias Enard (ancien Prix Goncourt 2015) rehausse le niveau de cette rentrée littéraire. Quant à Philippe AGHION et ses collègues, ils pulvérisent les élucubrations d'un Piketty. Enfin des gens qui connaissent l'économie. Ce n'est pas si fréquent aujourd'hui mais ça ne garantit pas qu'on les lira. Mais si vous cherchez à vous initier à la macro-économie, je vous conseille ce bouquin.

Je n'ai quasiment pas fait de photos ces derniers mois. Je vous en livre tout de même quelques unes réalisées au hasard de mes humeurs et à proximité de chez moi (à distance pédestre). Vous y trouvez notamment la tombe de Nijinsky, la sculpture offerte par Jeff KOONS (que j'avoue apprécier) à la ville de Paris, la nouvelle église orthodoxe russe de Paris au pied de la Tour Eiffel, le musée des Arts Premiers du Quai Branly, le café Courcelles qui est souvent mon lieu de rendez-vous. L'avant- avant dernière image, c'est le nouveau chien de ma copine Daria. C'est moi qui lui avais conseillé un Chow-Chow parce que c'étaient les chiens préférés de Sigmund Freud. Mais je suis finalement un peu déçue, je le trouve trop placide et débonnaire. Mais je vais peut-être maintenant le lui emprunter quelques fois pour pouvoir sortir le soir pendant le couvre-feu.