samedi 29 mai 2021

La vie, c'est comme un voyage en train

 

On peut maintenant envisager une réouverture prochaine des frontières et rêver, à nouveau, de voyages et d'aventures. Mais on se pose alors aussi, avec plus d'acuité peut-être, la question de la finalité d'un voyage. 


 A quoi ça rime finalement de s'imposer de grands circuits culturels ? Par exemple, un grand tour des musées italiens dans les quels on s'embête mortellement après avoir fait la queue pendant deux heures pour y entrer. Comme si, en subissant cette épreuve, on allait compenser ses vieilles frustrations scolaires, combler toutes ses lacunes et rejoindre, magiquement, les élites distinguées et cultivées.

Ou bien, les voyages distraction-repos dans lesquels la préoccupation première semble être de "tuer le temps". Aller se vautrer sur une plage en Thaïlande, à Phuket, à plus de 9 000 kilomètres mais où on n'est pas dépaysés puisque ce n'est guère différent de La Baule en Loire-Atlantique". Ou mieux, "plonger avec des requins, se promener à poil dans Tchernobyl, se faire tatouer au Sri Lanka". Ou faire la fête, une teuf, s'étourdir d'alcools et de musiques. Ce n'est pas le bonheur, ce n'est pas le malheur, c'est pire, c'est le vide épouvantable de l'ennui !

Mais je ne veux pas juger. Finalement, on choisit, tous, ses voyages pour affirmer sa distinction, sa différence : afficher comme on est original, curieux et cultivé. Mais on oublie qu'on échoue toujours parce qu'on devient, en même temps, le beauf, le sujet de moquerie, de quelqu'un d'autre. 

Pour ma part, j'évite de nourrir de trop grandes ambitions pour mes voyages. Avoir un but, un objectif, ça m'apparaît même ridicule. Ceux qui prétendent avoir "fait" un pays m'épatent toujours un peu, comme si un pays, ça pouvait se résumer à quelques sites, musées, monuments incontournables, enrobés de quelques éléments folkloriques. 

En fait, c'est le voyage qui, en lui-même, est un but. Le Prado, la chapelle Sixtine, l'Ermitage, les merveilles de la nature, on s'en fiche en réalité, ce n'est pas vraiment ça qui nous émeut.. 

Je suis comme tout le monde. Je voyage d'abord parce que je m'ennuie. Je m'ennuie à l'intérieur de la coquille dans la quelle j'ai l'impression de vivre. Et puis, j'en ai marre de parler français, de penser français, de vivre français. J'ai profondément besoin d'échapper à une cage, de changer de peau, d'identité. M'ouvrir à d'autres sensations, d'autres sons, d'autres couleurs.

Peu importent alors la destination, les centres d'intérêts. D'ailleurs, j'aime bien les régions et les pays moches où il n'y a, dit-on, rien à voir : les Hauts de France, la Moldavie, la Macédoine du Nord, le Kazakhstan, l'Ukraine, la Biélorussie. Là-bas, je suis à peu près sûre de sortir des autoroutes du voyage, de n'y croiser aucun touriste, aucun vacancier. Et puis, c'est souvent dans les pays les plus nuls que j'ai rencontré les gens les plus intéressants.

Ce qui compte, c'est le mouvement, le déplacement, le changement continuel de perspectives. Tracer son chemin simplement, "comme ça", sans programme, sans trop savoir pourquoi, juste peut-être pour la sonorité d'un nom ou l'appel d'une image. Les questions existentielles (pourquoi, dans quel but, jusqu'où ?), contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, ce n'est pas ça qui nous anime en fait.


 Apprendre, me cultiver, me reposer, me distraire, ce n'est pas ma préoccupation. J'aime ainsi les "voyages idiots" : traverser, par exemple, l'Europe à toute berzingue au volant de ma BM. Changer chaque jour de pays, de langue, de cuisine. Croiser de multiples regards interrogateurs : qu'est-ce qu'elle vient fiche ici, celle-là ?

Ou mieux encore, les longs voyages en train. Étudiante, j'adorais la carte Inter-Rail qui permettait de parcourir pendant un mois toute l'Europe : se coucher à Copenhague pour se réveiller le lendemain à Venise. C'était d'ailleurs l'occasion de faire pas mal de rencontres parce qu'il y a une espèce de disponibilité émotionnelle, érotique, voire criminelle, dans les trains de nuit.

 Ou alors les anciens pays communistes où j'ai toujours adoré prendre le train : animation et spectacles garantis ! La meilleure initiation possible à un autre monde : des trafiquants, des vendeurs à la sauvette, des bonimenteurs, des douaniers corrompus, des provodnitsa (hôtesses de train) irascibles, de la "boustifaille" échangée et arrosée de bière et vodka et surtout des bavassages infinis au cours des quels on refait le monde.

 Malheureusement, cette convivialité ferroviaire est en train de disparaître partout dans le monde. Cela, depuis que les wagons cherchent à ressembler à des cabines d'avion : on supprime les compartiments de 6 ou 8 voyageurs pour leur substituer des fauteuils en ligne, rangés par  deux. Résultat : chacun s'isole, plus personne ne se parle.

Mais peu importe ! "Si j'avais plus de temps, d'argent,...j'irais tout le temps dans un pays étranger. Pour pénétrer dans des endroits semblables mais différents. Pour pénétrer dans un espace étrange semblable à un rêve ou à une renaissance. Pour s'étonner que le monde n'ait pas de fin. Qu'on puisse recommencer beaucoup de choses depuis le début. Oui. Que ce soit comme une nouvelle vie. Même si elle dure un, deux ou trois jours, qu'elle a un goût de poussière et qu'elle est floue à cause de l'air tremblant de chaleur" (Andrzej STASIUK).

La vie comme un voyage en train, c'est peut-être, finalement, ce qui me convient le mieux. La vie perpétuellement changeante, mouvante, chatoyante. Ouverte à l'imprévu, au hasard, aux rencontres, au meilleur comme au pire.

Un post pour partie de circonstance. Je vais profiter du déconfinement pour m'absenter, enfin, un peu : 15 jours. Mais je ne vais pas bien loin, juste au bord de la mer en France (donc sans natation possible). Nouveau post le 19 juin.

S'agissant des voyages en train, je suis réservée sur le Transsibérien qui fait beaucoup plus rêver les Occidentaux que les Russes. Si vous passez par un Tour Operator, vous allez, de plus, vous retrouver entre touristes (c'est le même problème avec les croisières fluviales). Et puis tout dépend de votre voisin de cabine : une semaine de promiscuité et d'hygiène douteuse, ça peut être l'Enfer. Quant aux paysages, ils sont d'une lancinante monotonie.

Préférez les petits trains régionaux, c'est beaucoup plus pittoresque et rigolo. Concernant les trains internationaux, j'affectionne personnellement : le "Varsovie-Vilnius" (via la Biélorussie), le "Cracovie-Lviv", le"Sofia-Belgrade". Je rêve également de faire, un jour, le Trans Asia Express qui se rend d'Istanbul à Téhéran dans des paysages impressionnants mais la ligne est, malheureusement, aujourd'hui suspendue en raison du contexte de guerre. On vient pourtant d'annoncer sa réouverture cette année avec, même, la possibilité d'aller jusqu'à Islamabad. Je suis dubitative et je me vois mal seule dans un train au Pakistan mais ça ne m'empêche pas de rêver.

Concernant les livres, j'ai déjà parlé de ma passion pour les écrivains voyageurs (Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Anne-Marie Schwarzenbach, Bruce Chatwin). J'ajoute aujourd'hui :

- Eric Newby : "The big red train ride". Je ne pense pas qu'il y ait une traduction française. A défaut, on peut se reporter à son hilarant : "Un petit tour dans l'Indou-Kouch".

- Paul Theroux : "Railway Bazaar", "Patagonie Express", "Voyage excentrique et ferroviaire autour du Royaume-Uni",  "la Chine à petite vapeur", "Les colonnes d'Hercule", "Safari noir". Je suis une grande fan de Paul Theroux. Ses livres commencent à dater mais demeurent toujours très justes et pertinents.

- William Darlymple : "Sur les pas de Marco Polo - Voyage à travers l'Asie Centrale".

- Paolo Rumiz : "Aux frontières de l'Europe"

- Olivier Rolin : "Extérieur monde" et "Baïkal  Amour" (le Trans Baïkal, c'est effectivement plus intéressant que le transsibérien).

Enfin, trois titres très récents :

- Andrzej Stasiuk : "Mon bourricot". En guimbarde et sans arrêt jusqu'au Kazakhstan,  dans le style inimitable du grand écrivain polonais (auteur culte de "Sur la route de Babadag").

- Julien Blanc-Gras : "Envoyé un peu spécial". Par l'auteur de "Touriste", une série de cartes postales et d'aperçus sur une trentaine de pays. C'est à chaque fois un peu dingue mais très juste.

- Bruno Léandri : "J'aime pas les voyages - Aventures d'un anti-aventurier". De l'humour, de la nostalgie, par l'un des grands collaborateurs de "Fluide Glacial".

Une référence musicale enfin : "Warszawa" de David Bowie avec un arrangement musical de Brian Eno. C'est peu connu mais c'est vraiment puissant (ça se trouve facilement sur Internet). A l'occasion d'un voyage en train Berlin-Moscou, en 1977, David Bowie a profité d'un arrêt à Varsovie pour faire une promenade dans les environs de Warszawa Gdanska. La mélancolie de la ville lui a alors inspiré cette composition. De l'incidence du voyage sur l'inspiration !

samedi 22 mai 2021

Rivalités sororales

Notre identité, on la conquiert par opposition/identification non seulement à ses parents mais aussi à ses frères et sœurs. C'est le "conflit/désir" mimétiques, théorisés et ressassés à l'infini aujourd'hui, mais dont personne ne sort indemne et qui laisse, finalement, dans nos cœurs beaucoup d'amertume et rancœur.

J'ai d'abord vécu dans une relation de compétition avec ma sœur. Est-ce qu'elle n'était pas plus belle que moi, plus attirante ? Et puis, elle était ma "grande sœur", forcément un cran au-dessus.

Même les jolies filles sont, on le sait, continuellement rongées par le doute, l'incertitude. Et puis, il y a toujours plus belle que soi et ça suffit, souvent, à vous assombrir l'existence. C'est l'histoire de la marâtre de Blanche-Neige des frères Grimm ainsi que celle de la comtesse de Batory. Une femme est prête à devenir criminelle, à exterminer toutes les autres pour être sûre d'être la plus belle, la seule aimée. C'est l'apprentissage d'une position intenable mais dévorante : être belle, ce n'est pas seulement être aimée, c'est, plus largement, être détestée.

De mon côté, j'exaspérais ma sœur par mon côté "conforme", bonne élève, sentencieuse et donneuse de leçons. Je n'avais déjà que mes chiffres dans la tête alors qu'elle était "déjantée", artiste. Et puis, j'étais sournoise, j'adorais la prendre en défaut.


 Il y avait quand même un point commun, un terrain d'entente énorme, entre nous : on parlait ensemble une langue sans doute unique, connue de nous seules : le russo-polono-persano-français. Ça ouvrait tous les tiroirs de l'âme, ça balayait toutes les incertitudes. Ce qui me manque le plus aujourd'hui : être privée de cette langue magnifique. J'ai, étrangement, conservé dans mon répertoire le numéro de téléphone de ma sœur. Je suis parfois tentée de le composer. Qu'est-ce qui se passerait ? Est-ce que je l'entendrais à nouveau débiter notre incroyable bouillie linguistique ?

 La situation conflictuelle s'est apaisée quand nous avons découvert toutes les deux, à l'adolescence, que nous étions toutes puissantes dans le tourbillon de la séduction. On s'est alors, en quelque sorte, associées et devenues d'insupportables pécores, de véritables caricatures, hautaines et cruelles, toujours à déprécier nos conquêtes. On était même sans doute ridicules : deux grandes perches ultra-minces, moi avec un look gothique et ma sœur un côté punk, toutes les deux ultra-maquillées, fardées et clinquantes.C'était sans doute une manière de "compenser", voire de se venger d'une société dans la quelle on ne se sentait pas complétement intégrées.

 On est devenues "instables", comme on dit, changeantes et jamais satisfaites. Des serial-lovers arrogantes qui faisaient le désespoir de notre mère : "quel chien coiffé mes filles vont-elles me ramener ?" se demandait-elle et c'est vrai que ça pouvait être déconcertant. Disons que ma sœur était plutôt spécialiste des mauvais garçons et des voyous et  moi des hommes établis, avec un vernis social, parfois de l'âge de ma mère.

Mais la séduction, si c'est exaltant au début, on a vite fait de s'y perdre. J'intéressais parce que je n'étais pas trop farouche et plutôt facile. Mais j'ai aussi vite compris que ça conduisait à être déconsidérée. Quelles que soient les proclamations affichées, on n'est pas encore prêts à admettre l'égale initiative et liberté de choix sexuel des femmes.

 J'ai eu le sentiment qu'au nom de la bienséance, on m'enfermait dans une image. Une image qui risquait de s'attacher définitivement à moi. 

J'ai alors voulu sortir du jeu sans fin des apparences. J'étais toute d'artifice, un corps et un sexe exhibés et voilés à la fois. J'ai essayé de retourner les choses, que l'esprit maîtrise le corps. J'ai alors emprunté une autre voie, rigide et extrême : m'abrutir de chiffres, de bouquins, de tout ce qui me tombait sous la main, devenir une touche-à-tout intellectuelle complète, sans ordre ni cohérence. Et en même temps, une folle de mon corps mais en un autre sens : du sport comme une dingue, une hygiène alimentaire draconienne.

 Ça ne m'a sûrement pas rendue plus sympathique mais ça m'a plutôt réussi socialement. Et c'est à partir de là que j'ai commencé à diverger complétement de ma sœur. Elle, elle a lentement sombré : le tabac, l'alcool, la précarité sociale, les types pas possibles. Ça aurait pu aussi être mon destin.

Mais de sa déchéance, de sa fin, je sais que je porte une responsabilité même si elle ne m'a jamais rien reproché. Frère ou sœur, on a vite fait de devenir fratricide ou sororicide. Et cela ne s'efface ensuite jamais.

 Photos principalement de Deborah Turbeville (1932-2013) et, également, de Tim Walker et Paolo Roversi. A l'heure où tout le monde est aujourd'hui en mesure de produire des images techniquement parfaites, la grande photographe de mode s'interroge sur cette perfection. Elle la dénonce justement en s'attachant plutôt à dégrader ses images, les rendre floues, granuleuses, les abîmer. 

Il y a curieusement une littérature surabondante sur les conflits parents-enfants mais plutôt un grand silence sur les relations frères-soeurs. Ou alors, c'est très idéalisé. Surtout, ça ne concerne que les frères. C'est le fameux mythe d'Abel et Caïn dans lequel Caïn est, tantôt figure du Mal, tantôt modèle des misérables et réprouvés.

On préfère afficher, aujourd'hui, une espèce de solidarité féminine spontanée et naturelle mais on sait bien que c'est beaucoup plus compliqué que ça et que les haines-rivalités, ne sont pas moins fortes.

Mes conseils littéraires dans le prolongement de ce post :

- Chantal THOMAS : "Le testament d'Olympe". Les destins divergents de deux sœurs au cours de l'effrayant-fascinant  18 ème siècle.

- Alix OHLIN : "Copies non conformes". Deux demi-sœurs profondément différentes, l'une studieuse, l'autre artiste. Une réflexion sur la sororité, le désir, l'ambition. Un beau roman, très récent, qui nous vient du Canada.

- René GIRARD : "La violence et le sacré". Même si le thème du désir  mimétique est ressassé à l'infini chez René Girard, ce livre fondateur est plein de fulgurances.

samedi 15 mai 2021

De l'orthodoxie - "Apocalypse russe"

 

Être Russe, être Slave, c'est tout de même une autre mentalité. C'est peut-être d'abord entretenir un autre rapport à la mort, à la vie, c'est refuser les limites du permis et de l'interdit, du bien et du mal.  L'esprit conventionnel, petit-bourgeois, on ne connaît pas trop, on aime plutôt l'excès, le off-limits.

C'est ce que je me dis souvent et ça me travaille parce que je constate que, souvent, je n'échappe pas à cette aspiration. Des bêtises, des folies, j'adore en faire, notamment avec ma copine Daria, c'est ma soupape de décompression.

J'y pensais encore en écoutant ce qu'on me rapportait de la vie à Moscou en ce moment. On parle souvent du contre-exemple suédois dans la lutte contre le Covid. Mais ça n'est rien du tout en comparaison de la Russie. Là-bas, depuis l'automne dernier, les mesures de restriction sanitaire, on ne connaît  quasiment pas. Moscou par exemple (qui n'est qu'une partie de la Russie) est demeurée, il faut le reconnaître, une capitale agréable à vivre : propre, sûre, belle, ultra-connectée. Surtout, on continue de goûter des plaisirs simples : faire du shopping, aller au spectacle, rencontrer des amis, dîner dans un restaurant et même finir la soirée en boîte de nuit. Quant au port du masque, à la distanciation sociale, ça n'est pas un gros souci (même dans les transports et le métro).

Évidemment, on n'évoque pas l'envers de la médaille : dans un pays où la densité de population est tout de même très faible, le bilan humain du Covid est effroyable. Au moins 400 000 morts et une chute d'environ 2 ans de l'espérance de vie d'après les données annuelles de surmortalité (non falsifiables à la différence des statistiques de Poutine). La Russie est, en outre, un pays dont la population décline à toute vitesse et où le nombre d'avortements serait supérieur à celui des naissances.

Mais il est vrai que ça n'émeut guère la population russe. Le Covid, tout le monde s'en fiche un peu. Qu'est-ce que ça représente d'ailleurs dans un village reculé du fond de la Sibérie ? Quant au vaccin russe, le Spoutnik V, il n'y a guère que les Occidentaux pour en chanter les louanges. Le produit sorti du laboratoire n'est peut-être pas mauvais mais on connaît trop les camelotes issues de la fabrication industrielle russe pour avoir confiance.

Que sont donc 400 000 morts à l'échelle d'un pays qui demeure hanté par plusieurs décennies d'épouvante et d'horreur ? Où la population entretient une étroite proximité avec la mort et vit longtemps en contact avec ses défunts, comme s'ils n'avaient pas vraiment quitté ce monde.

Il suffit de se rendre dans un cimetière. Ça fait partie des activités courantes de la vie quotidienne en Russie et dans tout le monde slave. On rend visite au mort pour parler, échanger avec lui, le tenir au courant des événements et même lui faire des cadeaux et manger et boire.


Une promenade au cimetière est quand même franchement déprimante parce qu'à recenser la quantité de  morts précoces, on se rend compte de la faiblesse de l'espérance de vie en Russie. Même si ça évolue un peu, l'hygiène de vie, la prévention des risques, ça demeure largement étranger aux mentalités. L'accident, l'imprévu, le drame, c'est plutôt ça qui rythme l'existence.

Et ça va même au-delà d'une irresponsabilité générale et j'm'en foutiste. Le "malheur russe", ce n'est pas une espèce d'inconscience ou d'hébétude congénitale. C'est une fascination pour l'excès, le dépassement de sa condition limitée.

On l'oublie trop : la Russie, ça demeure l'esprit de Byzance, la puissance de l'orthodoxie. Byzance, l'orthodoxie, on s'en préoccupe peu et on en ignore à peu près tout dans le monde occidental. On croit qu'il s'agit de vieilleries d'un monde révolu. Moi-même, je déteste l'exploitation politique et nationaliste aujourd'hui faite de l'orthodoxie mais force est de reconnaître qu'elle est plus vivante que jamais.

 L'orthodoxie, ce n'est pas seulement un cérémonial, une liturgie, infiniment plus "bandants" (la puissance évocatrice des iconostases et des chants comme prières) que la messe catholique ou le culte protestant (sinistres parce que se voulant "modernes" et dans l'esprit du temps). 


 Les orthodoxes considèrent presque avec déférence les catholiques et les protestants, comme les porteurs d'une décadence. Ils estiment, en effet, que catholiques et protestants ont, petit à petit, sécularisé le monde. Ils l'ont désenchanté, banalisé, rapetissé, rendu petit bourgeois. L’État laïc moderne, avec ses préoccupations bassement matérielles, n'en est, en fait, que l'achèvement, la conclusion logique. 

 Les orthodoxes se vivent, eux, au-dessus de ce bas-monde. Parce qu'être orthodoxe, c'est d'abord avoir une vision tragique de l'existence, c'est se sentir emporté par un destin qui, souvent, nous broie. La vie a pour les orthodoxes une dimension métaphysique, celle d'un affrontement continuel entre le Bien et le Mal.


 Et dans ce combat entre le Bien et le Mal, il y a une différence essentielle entre les orthodoxes et les catholiques et protestants. Les catholiques et les protestants s'intéressent prioritairement au Bien, à la vertu, à la morale et finalement refoulent et condamnent le Mal.  Les orthodoxes considèrent avant tout le Mal en l'homme et se préoccupent, assez peu, de la question du Bien.


 Ça apparaît sans doute bien abstrait ce que je raconte là mais pourtant ça trouve une traduction dans l'ensemble des comportements en société. C'est ainsi un fait que les occidentaux jugent, en général, les Russes et l'ensemble des Slaves, un peu barges et foldingues. A l'inverse, les Slaves considèrent souvent les occidentaux comme ennuyeux et petits bourgeois. Dans ce différend, je vois une empreinte de l'orthodoxie.

Être orthodoxe, c'est en effet avant tout entretenir une compassion envers le pêcheur et surtout ne jamais le condamner moralement. Vous n'êtes pas rejeté, réprouvé, si vous êtes un fou, un criminel, un voleur. Je dirais même que la tolérance de la population est, aujourd'hui encore, beaucoup plus grande envers les anormaux, les déviants, les comportements déments ou erratiques. Vous avez le droit de vous saouler à mort pendant plusieurs jours (le "zapoï"), de vous mettre dans des colères terribles, de proférer des injures, des insanités, d'être un vagabond, un délinquant, un voleur, d'être violent, bruyant, ça ne suscitera jamais une réprobation complète (Poutine reconnaît lui-même avoir été un peu délinquant dans sa jeunesse).

C'est la grande leçon qu'avait retirée Dostoïevsky de ses quatre années de bagne. Le bagne auquel il avait été condamné parce qu'il avait été séduit  par les idéaux démocratiques de l'Occident, ceux de l'affranchissement individuel et de l'individu-roi.

Mais le bagne dont il est sorti en quelque sorte ressuscité parce qu'au milieu des condamnés de droit commun, des ivrognes et des misérables, il a découvert le peuple, le peuple qui, lui, ne nie pas le crime, qui sait que le crime est une partie essentielle de la condition humaine. Le peuple qui se sent profondément solidaire du criminel et qui se sait, comme lui, coupable. Au sein du peuple, on se sent d'emblée pardonnés parce qu'on se sait tous coupables et qu'on est coupables pour tous.


 Et cette conviction aboutit à cette révélation troublante : le criminel est plus proche de Dieu que le saint, tout simplement parce qu'il est au plus près de la vérité de la vie. Qui n'a pas connu l'Enfer ne peut accéder à Dieu. Pour accéder au Paradis et à la vie éternelle, il faut épuiser le mal qui est en nous et traverser les cercles de l'Enfer. C'est l'assassin qui devient immortel comme le proclameront une multitude de terroristes russes au début du 20 ème siècle (sait-on que plus de plus de 20 000 attentas auraient été perpétrés, en Russie, durant sa première décennie ?).

On est évidemment à mille lieux de l'image du peuple vertueux que l'on prône sans cesse en Europe de l'Ouest. Le peuple est plutôt criminel et immoral, pense-t-on à l'Est. On y est véritablement freudiens.

Mais c'est l'empire du Bien qui est en passe de s'imposer dans le monde occidental. On ne serait qu'un troupeau de petits saints névrosés avec juste quelques brebis galeuses qu'il serait urgent de rééduquer. A cette normalisation des esprits, s'appliquent les multiples thérapies de l'âme tellement prisées : anxiolytiques, thérapies du bien-être, pensées positives, psychiatrie...Des gens normaux, sains et bien dans leur peau, c'est devenu l'idéal démocratique. Mais ce triomphe de l'individu-roi dissimule aussi un monde vide, parce que vidé, expurgé; un monde dans le quel on est certes libres mais où il n'y a plus aucune liberté à exercer tout simplement parce qu'il n'y a plus rien à désirer. 

Savoir d'abord accepter les démons que l'on porte en soi et peut-être même leur donner une expression, ça peut aussi dessiner un autre chemin  de vie, à l'écart des thérapies moralisatrices du "feel-good". Il y a bien un schisme entre l'Occident et l'esprit de Byzance. J'ai souvent du mal à rentrer dans la normalité française parce que je me sens continuellement hantée de rêves et de démons. Mais ma dinguerie intérieure, je m'en accommode et même la cultive. Pouvoir "plaidoyer pour une certaine anormalité", ça pourrait changer beaucoup de choses, ça pourrait nous aider à sortir de la grisaille de nos jours.

Outre les peintres Nesterov et Chagall, images principalement extraites des films d'Andreï Tarkovsky.  

Un post très personnel qui cherche à expliquer ce qui, à mes yeux, différencie l'Est et l'Ouest de l'Europe. Je précise que je ne suis ni croyante ni orthodoxe mais je connais un peu quand même.  Surtout ma vision de l'orthodoxie est très influencée par Dostoïevsky et est bien éloignée de l'idéologie réactionnaire de l'actuelle église orthodoxe russe. Néanmoins, la vision de Dostoïevsky me semble très proche, aujourd'hui encore, de celle des mentalités populaires.

Les livres que je recommande : 

- Ivan Tourgueniev : "Père et fils"

- Sophie Kovalevskaia  : "Une nihiliste"

- Jean-François Colosimo : "L'Apocalypse russe". Un petit livre très juste et très érudit mais d'un accès peut-être un peu difficile.

- Jean-Michel Cosnuau : "Froid devant" avec une préface d'Emmanuel Carrère. La nuit moscovite et tous ses excès.

- il y a évidemment tout l’œuvre de Dostoïevsky, en précisant toutefois qu'il faut absolument lire les traductions en français d'André Markowicz. Ce sont les seules fidèles à la prose volontairement négligée de Dostoïevsky. On a jusqu'alors traduit Dostoïevsky en beau style, comme s'il écrivait comme Flaubert alors qu'il écrivait plutôt comme Céline. Mais les traductions de Markowicz changent tout !

- Mikhaïl Boulgakov : "Le Maître et Marguerite" dans la toute récente nouvelle traduction du même Markowicz.

- Jan Brokken : "Le jardin des cosaques". Le grand écrivain néerlandais suit ici Dostoïevsky dans son exil en Sibérie. J'ai adoré !

Enfin, à ceux qui visitent Paris, je rappelle que la nouvelle cathédrale orthodoxe russe est ouverte, depuis fin 2016. Mais les peintures et décorations intérieures (fresques et mosaïques) restent à faire (c'est donc forcément décevant aujourd'hui). Elle est située quai Branly, juste à côté du musée des Arts Premiers et au pied de la Tour Eiffel. Mais je ne suis pas contente parce que cet édifice a donné lieu à des polémiques stupides. Le projet initialement retenu à l'issue d'un concours international d'architectes était original et audacieux. Mais il s'est vu opposer un veto de la part de l'ancien Maire de Paris (Delanoë) qui a, alors, imposé son projet, beaucoup plus banal, celui de Wilmotte. Ci dessous, images du premier projet et du projet finalement réalisé.

En matière d'église orthodoxe, je recommande plutôt, outre celle de la rue Daru, celle située au 93, rue de Crimée (19 ème). Dépaysement garanti dans un oasis de calme et de verdure.