samedi 27 février 2021

La vie des autres

 

La vie des autres, ce qui fait le quotidien de leur vie professionnelle, leur labeur, on n'en a généralement qu'une très vague idée. Surtout, on se contente de quelques clichés et on ne cherche absolument pas à s'informer. On préfère rester convaincus qu'il n'y a pas de travail plus difficile que celui que l'on exerce et que tous les autres se la coulent douce.


 Moi, durant le week-end, j'essaie de bavarder un peu avec tout le monde (c'est mon côté slave), surtout avec mes commerçants. Simplement pour savoir comment se déroule leur journée. C'est généralement beaucoup moins idyllique qu'on ne l'imagine.

Et puis, quand j'étais enfant, adolescente, je rêvais de multiples métiers qui, heureusement peut-être, ne se sont jamais concrétisés.

- Je voulais d'abord être vendeuse de fleurs. Les fleurs, c'est beau évidemment et puis avec la vente de bouquets, on devient vite au courant des intrigues sentimentales qui se nouent dans un quartier. Mais je ne savais pas qu'il fallait se lever aux aurores pour se rendre aux Halles de Rungis, être ouvert tôt le matin et tard le soir 6 jours sur 7, sans compter le crève-cœur de devoir jeter, tous les soirs, les bouquets fanés. Et puis, il y a fleuristes et fleuristes, les marchands et les artistes. Savoir composer un bouquet, les Japonais en savent quelque chose, ce n'est pas évident. 

- Je voulais ensuite être vendeuse de journaux. Je me disais que ça devait permettre de vivre en prise directe avec l'actualité mondiale et de connaître plein de gens. Sauf que les horaires sont démentiels et que la gestion des invendus est un casse-tête épouvantable. Et puis si on arrive effectivement à connaître beaucoup de monde, il est quand même rare que le vendeur de journaux soit invité dans les salons parisiens.

 

- dans le prolongement, j'aurais aussi aimé être libraire. Un boulot passionnant, enthousiasmant, créant plein de liens, découvrant de véritables affinités. Mais libraire, même si c'est un peu plus prestigieux que vendeur de journaux, c'est à peu près soumis aux même contraintes : des horaires infinis, beaucoup de manutention, des stocks problématiques. Et au total, des revenus misérables et aléatoires.

 Il va de soi que ces trois premiers métiers n'enchantaient guère ma mère. "Et pourquoi tu ne chercherais pas non plus à travailler dans une poissonnerie, toi qui aimes tant les fruits de mer ? Tu y ferais une jolie sirène", elle me disait. Ça ne me faisait pas rigoler mais à l'époque du baccalauréat, j'ai quand même échafaudé quelques projets plus ambitieux :

 

- Vétérinaire. C'était une manière de me démarquer de mon père. Un vieux véto, qui ne devait pas être insensible à mes charmes, m'a acceptée en stage. J'ai alors découvert une profession carrément violente et dangereuse. Soigner un cheval, castrer un cochon, ça vous expose à de graves blessures. Et même les chiens et les chats, c'est souvent une terrible corrida. Quant à aider les vaches à vêler, j'ai trouvé ça répugnant. Je me suis vite sentie totalement incapable.

 - Directrice de prison. C'était très sérieux, ça répondait à mes convictions libertaires. A l'époque, j'étais très influencée par mes lectures de Foucault et sur le monde concentrationnaire et les camps soviétiques. Je pensais qu'il fallait de bonnes volontés pour changer le monde carcéral. En France, il faut passer un concours national difficile (l'ENAP). Tout le monde s'est moqué de moi : faut d'abord que tu changes de look, sinon tu vas provoquer des émeutes. Et puis tu crois qu'il y a beaucoup de mecs qui vont apprécier de sortir avec une directrice de prison ? Et même simplement avoir des amis, une vie sociale, tout le monde va te fuir, même les bourgeois de province. Et enfin, tu imagines la tête des gens qui te demanderont ton adresse ? Mais ce qui m'a finalement fait renoncer, c'est quand on m'a expliqué qu'on n'attendrait sûrement pas de moi que je change le système. Mon boulot, ce serait simplement d'appliquer la réglementation.


 Voilà où j'en étais de mes projets professionnels à l'âge de 17-18 ans. C'était bien vague et peut-être farfelu. J'ai quand même, à cette époque, exercé un job d'été qui m'a enchantée. Ma mère s'était ainsi débarrassée de nous, ma sœur et moi, en nous envoyant, pendant les vacances d'été, chez des amis slaves, dans un village en Normandie. Elle en avait marre de nous voir traîner à courir les garçons dans Paris.


 On était évidemment très mécontentes. Et c'est alors que le bureau de poste local a proposé de nous embaucher temporairement. Mais on ne voulait surtout pas travailler dans un bureau. Alors on a demandé à distribuer le courrier, à être facteurs (je pense qu'on dit "factrices" ou "préposées" aujourd'hui).

 

Le moins qu'on puisse dire, c'est que les gamines effrontées et prétentieuses que nous étions ne sont pas passées inaperçues mais quel choc, quel boulot merveilleux ! Je ne sais pas qui était le plus étonné de cette découverte mutuelle, des paysans normands ou de nous-mêmes. J'avais l'impression de revivre le roman de Gogol, "Les âmes mortes". Une bonne partie du boulot consistait en fait à bavasser autour d'un café arrosé de calva, avec des tartines de rillettes (je trouvais ça plutôt écœurant mais bon ...). Je découvrais alors une France rurale insoupçonnée à la fois pauvre et dure, mais aussi conviviale, curieuse et ouverte.


 Et puis après, je me suis orientée vers des études  plus sérieuses et plus abstraites: des maths, des chiffres, des simulations financières. Voilà pour mes rêves professionnels. Il m'arrive tout de même aujourd'hui, en dehors des Finances, de faire, ponctuellement, de la formation. L'enseignement, j'en ai donc une petite idée. Ce qui est impressionnant, c'est que prof, on focalise l'attention de toute une salle sur sa personne et on devient le centre de passions contradictoires. On vous déshabille complètement, physiquement et psychologiquement. On est adorés et détestés. Lire les commentaires d'évaluation, c'est très troublant. C'est une sacrée remise en cause narcissique.

 Ma vie a donc connu quelques bifurcations. Je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir un destin tout tracé. J'ai plutôt été ballotée par le hasard. Je crois que c'est une chance de bien en avoir conscience. La fleuriste, la vendeuse de journaux, la postière que je croise aujourd'hui, je me dis souvent que ça pourrait être moi. Est-ce que je serais plus malheureuse ?

Photos réalisées par moi-même. Sans autre prétention que de fixer quelques lieux que je fréquente régulièrement. L'image 5, c'est ma Fnac, celle des Ternes, accompagnée de mon kiosque à journaux. L'avant avant dernière photo, c'est la rue Caumartin et l'immeuble où j'ai longtemps vécu. A 50 mètres du "Printemps" et juste à côté du lycée Condorcet fréquenté par Marcel Proust.

Dans le prolongement de ce post, je recommande :

- "Kiosque" de Jean Rouaud qui, avant d'obtenir le prix Goncourt en 1990, était marchand de journaux dans le 19 ème.

- "La poursuite de l'idéal" de Patrice JEAN. Ça vient de sortir chez Gallimard. Un roman d'initiation et d'éducation dans la ligne des "Illusions perdues" de Balzac et de "L'éducation sentimentale" de Flaubert. J'ai beaucoup aimé. La preuve : les plus de 500 pages bien tassées ne m'ont pas rebutée. Une tonalité houellebecquienne et une dénonciation des mirages de la réussite sociale.

samedi 20 février 2021

Mes oiseaux

 

Je n'ai pas d'animaux chez moi. Ce n'est pas que je ne les aime pas mais je n'aurais pas de temps à leur consacrer et je ne veux pas vivre dans leur dépendance. Et puis surtout : comment se déplacer avec un animal ? Aller au cinéma, au musée, dans une librairie ? Pire encore pour ce qui me concerne : voyager, avec un chien, en Iran ( à supposer qu'il soit admis à l'arrivée). Je n'ose songer aux effroyables ennuis avec les "bassidjis".

Mais chez moi, je vis quand même dans une compagnie étroite avec des oiseaux : un couple de merles, un couple de mésanges charbonnières et un autre de mésanges bleues, un rouge-gorge et un moineau. Ce qui est étonnant, c'est que ces huit oiseaux sont installés, de manière quasi permanente, dans mon jardin. Pas besoin de construire une cage, ils sont toujours là. C'est leur territoire farouchement gardé. Il y a quand même eu un grave accident  de frontières, l'été dernier, quand un magnifique geai des chênes a chassé tout le monde et s'est installé mais ça n'a duré que quelques jours. Mais mes oiseaux ont eu une telle trouille qu'il leur a fallu des semaines avant de revenir. A vrai dire, même moi, ce gros corvidé au plumage splendide m'impressionnait, je n'avais pas trop envie qu'il reste.

Mes oiseaux, donc, cohabitent tous à peu près, dans une relative tolérance. Les merles se considèrent visiblement comme les propriétaires et patrons du terrain et ils méprisent les autres oiseaux, plus petits. Ils s'occupent en retournant, inlassablement, la terre ce qui m'énerve un peu parce qu'ils défont tout de suite mes plantations. Et puis, ils surveillent toute la journée l'irruption d'intrus pour pouvoir les chasser immédiatement. Sinon, ils passent leur temps à regarder, par les fenêtres de mon appartement, ce que je fabrique chez moi. Ça semble beaucoup les intéresser et ça m'interroge d'ailleurs. Comment est-ce qu'ils me perçoivent ? Un monstre ou quelqu'un d'attirant, avec qui ils aimeraient entrer en contact ? Et même, est-ce qu'ils se rincent l’œil, est-ce qu'ils me jugent sexy ?


 Après les merles, dans la hiérarchie aviaire de mon jardin, viennent les mésanges charbonnières. Elles adorent flanquer des raclées aux autres (sauf les merles, bien sûr) et les empêcher de manger. Leurs souffre-douleur, c'est le moineau et le rouge-gorge qui n'en mènent pas large quand ils les voient débouler. Il faut dire qu'elles sont plus habiles et dégourdies que les autres. Et puis, elles n'arrêtent pas de faire du bruit, de chanter; on dit qu'elles "zinzinulent", j'ai appris le mot que je me fais un plaisir de placer.

Cette petite société me fascine. Comment comprendre que des oiseaux choisissent de s'installer à Paris et dans un cour d'immeuble dont ils ne bougent quasiment pas ? Je suis même à peu près sûre qu'ils ne sont jamais allés explorer le Parc Monceau (qui est à 100 mètres) ni, à fortiori, les Champs-Élysées ou le Bois de Boulogne. Le bon air de la campagne, la Nature sauvage, ça ne leur dit visiblement rien. 

Il est vrai que chez moi, ils trouvent un certain confort. D'abord, mon jardin est à l'abri de toute agitation, sans vis-à-vis et entièrement isolé de l'extérieur. Pas de prédateur à craindre, donc. Ensuite, je les nourris régulièrement et, tous les matins, à 7 H 30 précises, ils se présentent sur ma terrasse pour réclamer ce qu'ils considèrent être leur dû.  


 Ça n'est pas si facile pour moi parce qu'à la longue, ces fichus oiseaux deviennent difficiles et exigeants. Les merles, par exemple, le pain, les graines, il n'en est pas question; il leur faut absolument des boules de houx, des vers de farine, des cerises et de petites fraises. Et tout ça doit être de première qualité et pas avarié.  

 Alors quelquefois, je me mets en colère : vos vers de farine, c'est répugnant et vous croyez, peut-être, que ça se trouve dans toutes les épiceries parisiennes ? Il faut que j'aille jusqu'à Châtelet, sur les quais de la Seine, pour trouver cette horreur. Et les vendeurs m'ont repérée, je vois bien qu'ils se demandent ce que je cuisine avec ça. 

Quant à vos cerises, je vous les achète aujourd'hui à 20 euros le kilo et elles viennent du Chili. Et je ne parle pas de vos fraises belges. Mais quelquefois, vos cerises et vos fraises, elles ne vous conviennent pas : pas assez mûres, pas assez rouges. Vous vous rendez compte du scandale ? A l'heure des restos du cœur et du manger local écolo. Vous croyez qu'on offre gracieusement des cerises du Chili et des fraises belges à tous les merles de Paris ? Si je vous vendais à une rôtisserie (qui vous proposerait "faute de grives"), je tirerais à peine le 10 ème du coût de vos cerises. 


On a tendance à penser qu'être un oiseau, c'est la liberté absolue. Ça fait rêver ceux qui croient en la métempsycose. Si j'en juge d'après les miens, je dirai que c'est l'exact contraire. Des animaux dominés par la peur, constamment sur leurs gardes, qui sacrifient leur liberté de mouvement à la sécurité et à la nourriture.

 On a vite fait de consentir aux contraintes et à la sujétion. C'étaient mes réflexions, il y a encore peu de temps.  Et puis, j'ai devisé avec un marchand d'oiseaux. Mais c'est une catastrophe, ce que vous faites là qu'il m'a dit. Vos oiseaux, vous les rendez incapables d'être autonomes, de se nourrir par eux-mêmes. Si vous partez un jour, ils ne sauront plus trouver leur nourriture et ils crèveront de faim. Ce sont des animaux sauvages, les dorloter, les assister continuellement, ça leur est souvent fatal.

 Je me suis sentie toute penaude.  L'Enfer est souvent pavé de bonnes intentions, dit-on. Souvent, on asservit en croyant protéger. C'est l'écueil des bons sentiments et de la pensée humanitaire. Et peut-être même que nous sommes tellement experts en Art de la dissimulation que notre belle générosité n'est que l'envers d'une cruauté profonde.


 Images principalement  de Norbertirne Bresslern-Roth (1891-1970), et Theo Van Hoytema (1863-1917). La dernière image, que j'ai déjà postée, est de Wyeth Mc Calls

Dans le prolongement de ce post, je conseille deux livres :

-  Dambissa MOYO : "L'aide fatale". Un très bon livre d'économie qui va à l'encontre de nombre d'idées reçues. Il dénonce les ravages de l'aide humanitaire qui détruit surtout l'économie locale et engendre corruption et violence inégalitaire. Plutôt que de dons, les pays en développement ont besoin d'apports en capital.

- Etienne BIMBENET : "Le complexe des trois singes - Essai sur l'animalité humaine". Un rès bon livre de philosophie qui, à l'encontre des écolos et anti-spécistes, montre qu'il y a bien une coupure radicale entre l'homme et l'animal.


samedi 13 février 2021

Nos mythologies : transgenres et pères incestueux

 

Dans les médias français, en ce début d'année, l'actualité fait son miel de deux grandes questions : la transsexualité et l'inceste. Une étrange juxtaposition : d'un côté, un grand vent de libéralisation, de l'autre, des cris d'horreur unanimes. On ressasse comme des vérités des sondages sans s'interroger sur leur valeur : 20 % des jeunes (de 15 à 30 ans) ne se reconnaîtraient pas dans le modèle masculin/féminin, 10 % des Français auraient été victimes d'actes incestueux. 

Ça dessine bien l'évolution de l'imaginaire de nos sociétés, ses tentations et ses peurs. Mais je n'ai vraiment pas l'impression qu'on nous invite à réfléchir sur ces sujets. On est plutôt violemment sommés de prendre parti pour pouvoir nous classer dans les catégories des réacs ou des progressistes. On clame sans cesse qu'il faut s'exprimer prendre la parole et que celle-ci a une vertu libératrice. Mais j'ai plutôt le sentiment que ces grandes proclamations ont surtout pour objectif de nous interdire de penser. 


 * Les transgenres d'abord. C'est peu dire qu'on a cessé de les considérer comme des "anormaux", des malades à prendre en charge. La bienveillance devient générale et il faut évidemment s'en réjouir.

Mais c'est au point que l'on peut en venir à devancer les choses, à proposer, bien vite, une chirurgie de réassignation. Mais on évite de se poser cette question toute simple, même si elle affleure rarement à la conscience : de qui vient le désir de changement de sexe ? Des parents ou de l'enfant ?

Mais il est vrai qu'être transgenre, c'est parfaitement raccord avec "l'esprit du temps". C'est le monde de "Capitalisme et Schizophrénie" prophétisé par Gilles Deleuze. Le capitalisme, c'est le dé-codage et la déterritorialisation permanents. Et le transgenre, justement, il prétend s'affranchir des codes du masculin et du féminin. Il se revendique non-binaire, voire neutre.

Why not ? Mais qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? Bazarder l'opposition du masculin et du féminin, ça revient à faire la promotion de l'auto-érotisme et du narcissisme. Ça revient à bazarder le désir qui n'est plus appel de l'autre mais simple émotion onaniste, simple jeu d'intensités. La mythologie transgenre, c'est celle d'un monde sans sexe qui se voudrait libéré des affres du désir, des incertitudes de la passion. Un monde affranchi de l'interdit et de la mort.

Et peut-on d'ailleurs se revendiquer neutre, non binaire, affirmer que la sexualité relève du "c'est mon choix", de ma construction personnelle ? Je n'ai pas encore rencontré de parents m'annonçant qu'un "enfant" avait rejoint leur foyer mais qu'ils attendaient quelques années, le temps qu'il se décide, pour m'en faire connaître le sexe. 

En réalité, on est tous travaillés profondément par la "dualité", c'est le fondement de la culture humaine. J'admets volontiers que celle-ci ne relève pas de la simple anatomie, de la biologie, qui feraient implacablement notre destin. Mais symboliquement, on est tous hantés, tiraillés, par cette opposition du masculin et de féminin. Et j'ai d'ailleurs l'impression que le transgenre n'est pas du tout non-binaire comme il le prétend, il exacerbe même la dualité des sexes. Son rêve ultime, c'est d'être plus femme qu'une femme, ou plus homme qu'un homme. Mais sa souffrance occultée, c'est qu'il sait que, quoi qu'en lui en dise et quels que soient ses efforts, il n'y parviendra jamais. Le Réel est cruel : il ne sera jamais qu'une copie imparfaite ou une caricature. La toute-puissance a des limites : on ne ruse pas avec la Mort.

 * L'inceste. Impossible d'évaluer l'ampleur de la transgression du tabou. Ce qui est sûr, c'est que les "comportements de meute" adoptés interdisent de comprendre le comportement d'un père incestueux. On se contente de faire usage d'une psychologie grossière, celle du secret, du sale petit secret de famille, après la confession du quel on croit tout comprendre.


 Chaque homme est une énigme, pétri de contradictions. Je n'aime pas que l'on offre à l'assouvissement de mes petites haines la désignation d'un abominable salaud pour lequel aucune peine ne serait assez forte. On en vient à faire de l'amitié un délit, de la dénonciation, une attitude morale. Il y a dans la délation une manière de s'auto-sanctifier, de s'exonérer de sa haine, qui me révulse. Je l'avouerai même : si je découvrais qu'un ami est un criminel, je n'irais pas le dénoncer, c'est mon éthique !

J'ai surtout besoin de comprendre, que soit analysé un parcours de vie. Comment, pourquoi, un homme de Loi, un homme d'ordre (Olivier Duhamel), ni pédophile, ni homosexuel semble-t-il, a-t-il pu briser le tabou fondamental ? On ne peut pas non plus négliger le fait qu'il était beau-père et non père biologique : quel esprit de vengeance, notamment vis-à-vis du premier mari, pouvait, éventuellement, l'animer ? On ne le saura sans doute jamais puisque toute parole de sa part est maintenant inaudible. 

Peut-être qu'aujourd'hui beaucoup d'hommes ne supportent plus les contraintes de la vie en société, la répression exercée sur leurs impulsions. Freud a développé là-dessus dans "Malaise dans la civilisation" et dans son dialogue avec Einstein : "Pourquoi la guerre ?" Peut-être, en effet, que certains sont habités par un profond désir d'anarchie, d'autant plus fort qu'ils occupent un poste de pouvoir qui a réclamé, de leur part, de multiples renoncements. Ça leur donnerait le droit de devenir des criminels en toute impunité : c'est le fantasme du passage à l'acte gratuit, de la toute puissance absolue. J'ai ainsi été particulièrement impressionnée par des récits de guerres "ordinaires" (en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, dans le Donbass) où les hommes redécouvrent tout à coup quelques "plaisirs" primaires : ceux de tuer, de voler, de violer, d'exercer un pouvoir sans limites. Ces plaisirs de la guerre, c'est peut-être ce qui hante certains d'entre nous, de plus en plus nombreux. C'est ce qu'ils veulent retrouver, éprouver, la prédation, la violence, dans un monde aujourd'hui éduqué à mort.

C'est sans doute effrayant mais il faut aussi que nous nous interrogions sur nous-mêmes, nous les bien-pensants. On se met à ériger des remparts de moralité mais on dégringole dans la pudibonderie. "Le sexe et l'effroi", écrivait Pascal Quignard.

Je suis consternée par ces étudiants effarouchés qui appellent à une répression impitoyable. On semble revenus au début du 20 ème siècle lorsque Freud avait fait scandale en invoquant la sexualité infantile.

On va supprimer la présomption de consentement en deçà de 15 ans. On fige ainsi l'enfance et le début de l'adolescence dans un grand bloc de pureté, atone et insensible. J'ai pourtant l'impression que, pour ce qui me concerne, il m'est arrivé d'être parfois plutôt bouillonnante à cette époque de ma vie.


 On envisage même de relever la majorité sexuelle (aujourd'hui fixée à 15 ans). Dans le même temps, certains réclament un abaissement de la majorité civile (18 ans). Ça pourrait donner lieu à des situations cocasses : devenir élu de la République sans que vous soit reconnu, en même temps, le discernement suffisant à choisir un partenaire sexuel.

Enfin, on voudrait que les "crimes sexuels" deviennent imprescriptibles, les apparentant ainsi aux crimes contre l'humanité. Du crime sexuel, en effet, on ne se remettrait jamais, il vous détruirait complétement. Sans doute, peut-être ... Mais est-ce qu'on n'a pas aussi souligné le rôle de la "résilience", ce facteur majeur de la construction de soi-même ? De multiples humains ont su revivre après être revenus des camps de la Mort.

Un post dont le propos n'est pas de choquer; il n'a pas d'autre ambition, à l'encontre des éructations générales, que de poser des questions. Bien sûr, je ne parle pas de la souffrance des victimes mais celle-ci m'apparaît, par nature, incommunicable.

Sur la transsexualité, je recommande deux bons films récents : 'Petite fille" de Sébastien Lifshitz et "Girl" de Lukas Dhont. Deux films qui ont le mérite d'ouvrir le débat. Peut-être qu'ils n'évoquent pas suffisamment la souffrance du transsexuel.

Sur le capitalisme et la prolifération des nouvelles identités, je recommande à nouveau Gilles Deleuze (et Félix Guattari) : "L'Anti-Oedipe - Capitalisme et Schizophrénie". A mes yeux, l'un des plus beaux livres de philosophie du 20 ème siècle (même si je n'en partage pas les exhortations). Bien sûr, on ne comprend pas tout mais on ne peut qu'être transportés par la qualité littéraire détonante du texte.

On peut compléter par Jonathan LITTELL (l'auteur des "Bienveillantes") : "Une vieille histoire" d'inspiration typiquement deleuzienne mais je n'ai pas été convaincue.

De Freud, je recommande l'incontournable : "Malaise dans la civilisation" et "Pourquoi la guerre" (avec Einstein).

Enfin, puisqu'on est dans la psychanalyse, je recommande la très bonne série : "En thérapie" de Nakache et Toledano, diffusée sur Arte. Ça montre bien que les problèmes psychiques ne se réduisent pas à ces histoires grossières de secrets de famille dont on se repaît aujourd'hui.

samedi 6 février 2021

De la souillure

 

J'ai quelques côtés bizarres. 

Dix fois par jour, je me lave les fesses. Je me suis dépêchée d'installer un bidet dans ma salle de bains. Je ne comprends pas que les femmes occidentales se contentent de papier dit hygiénique. L'horreur, ce sont les douches fixes aux États-Unis : impossible de s'y laver le bas,comment n'a-t-on pas songé à ça ?

Les règles, c'est pour moi une abomination, je change sans cesse mes tampons. J'ai aussi en horreur les poils, je me suis toujours totalement et impitoyablement épilée. Enfin, je déteste transpirer, puer c'est impossible.

Ce qui me révulsait beaucoup dans le monde communiste, c'était l'humiliation infligée par son extraordinaire saleté et puanteur. On renonçait à fréquenter les toilettes publiques, on préférait les parcs et les bosquets.


 Au Japon, j'ai trouvé un Paradis de propreté. Les toilettes, avec leurs multiples jets réglables selon la force et la température, ça laisse rêveur. Et puis les Japonaises, elles font comme moi (pas comme les Françaises) : elles se lavent les cheveux tous les jours.

Enfin je n'évoque pas mes habitudes alimentaires. Je suis compliquée. Je trie, je sélectionne : pas de sel, pas de sucre, pas de graisses. 

Tu es bien triviale aujourd'hui, ce sont tes côtés obsessionnels, me direz-vous. 

Peut-être mais je pense quand même que c'est aussi très culturel. C'est mon côté musulmane ou plutôt, c'est l'influence de l'Iran sur moi.


 Au delà de ma petite personne, en effet, on peut se rendre compte que toutes les sociétés sont hantées par une frontière entre le propre et le sale ainsi que par la crainte de la pollution et l'aspiration à la pureté. C'est très marqué dans l'Islam et le Judaïsme avec des tabous multiples et très concrets.


 Ça a été génialement démontré par le livre bouleversant (1967) de l'ethnologue Mary Douglas: "De la souillure". Ça se retrouve aussi dans l’œuvre de Georges Bataille : la culture humaine se construit dans le refoulement de l'obscène (l'hétérogène). Il s'agit notamment de tous ces déchets "insignifiants", tout ce que nous excrétons : la morve, le crachat, les rognures d'ongle, une touffe de cheveux, la pourriture, le cadavre. Tout cela nous révulse sans raison ni objective, ni hygiénique. On n'a de cesse de tracer des frontières, de séparer des éléments.

C'est ce qui m'a marquée le plus en pays d'Islam. J'y commettais de multiples impairs. On est obsédés par les questions d'hygiène corporelle, d'excréments, de menstrues, de sueur, de propreté des sols, d'animaux purs et impurs (je me souviens d'avoir presque provoqué une émeute quand, enfant, j'avais apporté mon hamster dans une clinique vétérinaire de Téhéran). L'impureté matérielle entraine l'impureté spirituelle.


 C'est à peu près pareil  dans le judaïsme avec des tabous alimentaires très complexes (très proches néanmoins de ceux de l'Islam). Manger vraiment kasher, ça peut être vraiment très compliqué parce que ça ne concerne pas seulement les aliments autorisés mais les modalités et même les ustensiles de leur préparation.

On peut aussi évoquer l'hindouisme et le shintoisme japonais, eux aussi obsédés par la pureté. 

On sait bien aujourd'hui que tous ces tabous matériels, exigeants et profondément ancrés, n'ont rien à voir avec des considérations pratiques d'hygiène et de santé (manger du porc ou des fruits de mer ne compromet guère votre espérance de vie). Ce n'est qu'un classement, un ordonnancement, quasi mythologique, du monde. C'est ce qui permet de lui donner une signification, de le rendre parlant. Ça permet de penser le rapport de l'homme à la Nature et aux animaux, ses attractions-répulsions.

On a tendance à croire qu'on est débarrassés de ça, nous les Modernes. Des tabous, on n'en aurait plus. Et d'ailleurs, l'un des mérites du Christianisme, ça aurait été d'avoir mis fin aux tabous notamment alimentaires, d'avoir transmuté nos fautes : elles ne sont plus matérielles mais spirituelles.

On peut en douter et même penser que, dans l'Occident moderne, jamais les croyances se rapportant à la pureté et à la pollution n'ont été aussi fortes. Inutile d'aller jusqu'à évoquer la "race pure" de l’idéologie nazie et  la pureté religieuse  dans le fondamentalisme islamique. 

Plus simplement, on est aujourd'hui obnubilés par le « manger sain », on achète des produits "bios" supposés plus naturels. On a une trouille bleue de tous les produits « chimiques » et des OGM qui compromettraient gravement notre santé. On se sent submergés par un tueur silencieux, la pollution, qui attaque insidieusement et de toutes parts: on suffoque, on étouffe, on est déjà condamnés. 

 On cherche désespérément un refuge, dans la Nature, les grands espaces vierges, les déserts (c'est devenu le programme privilégié des agences de voyages), pour pouvoir se ressourcer, retrouver l'authentique, l'essentiel. S'enfermer dans une cabane en pleine Sibérie, comme Sylvain Tesson, c'est présenté comme une expérience essentielle, refondatrice. 

Plus simplement aussi, on choisit d'effectuer une retraite spirituelle ou on se rend dans une clinique de "désintoxication". Nul ne pointe le caractère régressif et la morale à deux balles de ces démarches : se mettre à l'abri du monde et de sa pollution, c'est comme ça qu'on affronte aujourd'hui la vie.

 On fuit les villes et leur pollution mais personne ne mentionne que, dans tous les pays du monde, les citadins ont une espérance de vie supérieure d'environ 2 ans à celle des ruraux. Mieux vaut vivre à Paris qu'en Lozère si l'on ambitionne de faire de vieux os.

Nos "déchets", ils nous obsèdent pareillement. L'idéal, ce serait leur niveau "zéro", leur recyclage intégral. Même nos eaux usées, celles de nos cuisines et de nos toilettes, on se vante de les retraiter et de nous les resservir à nos robinets. Et le déchet le plus épouvantable, on conjure aujourd'hui l'horreur de sa putréfaction en préférant l'incinérer. 


 On se croit modernes mais on vit dans un même registre de peurs et de fantasmes que celui des peuples que l'on qualifie de "primitifs": les mêmes hantises d'invasions par de mystérieux "agents polluants", la même peur de la souillure et l'obsession de la corruption, la même quête de la pureté. 

On ne ferait ainsi que reproduire un trait universel de l'esprit humain. Sans cesse, on opère des classifications, on élabore des concepts en revenant toujours à ces distinctions entre la pollution et la pureté. Cette opposition binaire a vite fait, hélas, de se teinter de morale et c'est alors la porte ouverte à l'intolérance et au totalitarisme.

Tableaux de Giorgio de CHIRICO (1888-1978).  Une belle exposition lui était consacrée à l'Orangerie mais elle a eu la mauvaise idée de se tenir cet automne dernier. Très peu de gens l'ont donc vue. Il se considérait comme un peintre italien et un peintre métaphysique. Il a beaucoup influencé Apollinaire et André Breton.

Ce post s'inscrit dans le prolongement du livre essentiel (1967) de Mary Douglas : "De la souillure" (Purity and Danger). Un grand livre d'ethnologie. Attention toutefois : si son approche générale, structuraliste, a été validée, on a critiqué sa prétention à faire de la hantise de la pollution l'affect de base expliquant le symbolisme humain. Je recommande néanmoins, outre "De la souillure", "Comment pensent les institutions".

On peut lire également un petit livre qui vient de sortir : "L'abécédaire de Claude Lévi-Strauss". Une excellente introduction à son œuvre.

Je recommande également :

- Ayatollah Khomeiny : "Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux". Un petit livre sans doute difficile à trouver aujourd'hui mais très instructif concernant l'islam au quotidien. Khomeiny m'a toujours fascinée tant le personnage était énigmatique.

- Massimo Montanari : "La chère et l'esprit - Histoire de la culture alimentaire chrétienne". Quoiqu'on en pense, il existe bien un régime alimentaire chrétien et occidental. Relations à la viande, au sang, au gras...un sujet bien d'actualité.