samedi 30 décembre 2023

"Heureusement que cette vie est la seule"


 C'est maintenant l'époque des bonnes résolutions. Chacun cherche à corriger, plus ou moins, le cours de son existence, mais c'est rarement couronné de succès. Rapidement, on se laisse à nouveau entraîner par nos humeurs; on préfère demeurer inconséquents et continuer de se sentir ballotés, tiraillés, par ce que l'on croit être notre Destin. Autant en prendre son parti: s'amender, ce serait impossible.


Mon antidote à cette résignation, c'est cette petite phrase d' Arthur Rimbaud (Correspondance 1881):

"Heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident".

Pas de plus belle profession d'athéisme radical.


On en a bien besoin. Parce qu'en effet, de quoi crève-t-on aujourd'hui si ce n'est d'un vieux fond moral et religieux (d'un vieux fond victimaire) qui ne cesse de nous renvoyer à un supposé déterminisme ? Tout serait écrit, il n'y a pas de hasard, se dit-on. Ou alors, on déclare que les dés sont pipés, que nos comportements sont imprégnés de notre entourage familial, des traumatismes de notre enfance  ou de notre classe sociale. Ces idées, bizarrement, rassurent et réconfortent la plupart d'entre nous. C'est pour ça qu'on est tellement conservateurs, tellement timorés et qu'on se plie si facilement à la tyrannie de l'opinion commune et de la bienséance.


Et puis, quant à atteindre le bonheur, on a tous intégré, quoi qu'on en dise, les vieux préceptes religieux. D'abord, le bonheur se situerait dans un futur indéterminé, il serait sans cesse à venir. Et puis, il faudrait le mériter, être un disciple ou un militant fidèle, savoir refouler ses désirs et envies. La vie serait donc une longue Pénitence, il faudrait se priver, faire des sacrifices, des efforts démesurés. En contrepartie, les religions nous ont concocté un "au-delà" destiné à nous consoler de nos souffrances terrestres. Après la déception, la satisfaction.


La vraie vie, la vie heureuse, serait carrément "ailleurs", dans un futur supposé: au Paradis, pour les Chrétiens et les Musulmans. Mais ce fichu Paradis est décidément plus attrayant du côté islamique. On y goûte tous les plaisirs matériels dont on a jusqu'alors été privés tandis que dans le Paradis chrétien, on se contente de célébrer la gloire de Dieu, ce qui apparaît bien ennuyeux. 


Et puis, il y a la menace de l'Enfer et là, c'est carrément terrifiant parce qu'on a tous quelque chose à se reprocher. Heureusement, on a inventé le Purgatoire (qui existe même chez les Musulmans sous la forme d'un passage transitoire de chaque croyant en Enfer) qui permet de ne pas complétement désespérer.


Quoi qu'il en soit, avec cette idée de Paradis, il y a bien une dépréciation de notre existence présente, de notre vie immédiate. Les conséquences psychologiques, mentales, en sont considérables; A quoi bon entreprendre ici-bas ? Mieux vaut ne rien faire et se tenir, le plus possible, à carreaux, pour qu'on n'ait, après notre mort, rien à nous reprocher.


De ce point de vue, le marxisme a su proposer à l'humanité une solution séduisante. Plutôt que de s'en remettre à nos décisions individuelles pour accéder au Paradis, ne vaut-il pas mieux tabler sur la grande volonté collective du Prolétariat qui permettra de conquérir, ici-bas et sans attendre, le Paradis  du socialisme ouvert à tous les damnés de la terre ? Il y a, ainsi, un messianisme judéo-chrétien chez Marx. Mais ça explique aussi qu'il prône une morale socialiste férocement répressive. Les Paradis marxistes, ça ne rigole vraiment pas. Et que dire des militants gauchistes occidentaux ? Bizarrement, ils m'ont toujours beaucoup draguée, croyant, peut-être, que j'étais une sympathisante naturelle. Mais je me suis, à chaque fois, dépêchée de les éconduire vertement.


Il est vrai que le Bouddhisme offre d'autres perspectives. Un Chrétien ou un Musulman jouent leur salut sur une seule existence. Le Bouddhiste, lui, il est pris, dans le "Samsara", l'implacable transmigration qui entraîne chacun de nous dans un cycle d'existences successives. Rien n'est donc définitivement joué, on peut espérer se rattraper dans une incarnation nouvelle et même, in fine, sortir de cette mécanique infernale, ne plus renaître, ne plus avoir aucune forme d'individuation, atteindre le Nirvana. Devenir un autre, ça peut même être une perspective carrément intéressante: devenir, par exemple, une "femme du monde" ou un "tueur à gages". C'est déjà moins exaltant d'être transformé en cancrelat ou en "âne bâté".


Quoi qu'il en soit, ce que je trouve fascinant dans le bouddhisme, c'est qu'il suscite une compassion générale envers l'ensemble du monde vivant. Il exige une solidarité avec toutes les espèces, même les bêtes de somme, même les insectes, même les "nuisibles", même les "vermines". Dans le regard implorant de cette vache que l'on conduit, sous les coups, à l'abattoir, est-ce que je ne reconnais pas celui qui a été, dans une vie antérieure, un frère en humanité/indignité ?


Krishna écrit ainsi, évoquant la Grande Roue de la Réincarnation: 

"Le Soi passe d'un corps à l'autre:
Après la mort du corps, il s'incarne dans un autre.
Qui connaît le Soi comme indestructible,
Comme éternel, non né, inaltérable,
Cet homme ne tue pas, ô Arjuna,
Cet homme ne fait pas tuer"



C'est admirable bien sûr, ça donne même envie de devenir bouddhiste. Mais cette perfection, elle relève de la religion, d'un ascétisme moral. Elle réclame notre absolue soumission à des idéaux qui brident notre existence et nous deviennent rapidement intolérables. On échoue généralement à être des saints. Est-ce d'ailleurs souhaitable ?


George Orwell écrit dans ses "Réflexions" (parues en 1949) sur les mécanismes du totalitarisme: "La sainteté est elle-même une chose que les êtres humains doivent éviter". Ce qui lui permet de juger les buts fondamentaux de Gandhi et de Léon Tolstoï "anti-humains et réactionnaires".


Dégager notre conduite de toute soumission à des valeurs religieuses ou morales, ça a été l'objectif du philosophe Nietzsche avec sa théorie de l'Eternel Retour du même. L'Eternel Retour du même, ça semble farfelu mais bien sûr qu'il n'y croyait pas lui-même. Mais c'est une perspective suffisamment effrayante, suffisamment intolérable, pour nous inciter  à réorienter complétement nos vies. Revivre à l'infini pas seulement les périodes exaltantes de notre vie mais, aussi et surtout, ses instants les plus minables et médiocres, c'est, en effet, désespérant d'y penser. Pris dans l'Eternel Retour, on voudrait sans cesse modifier l'écoulement du temps, ce qui provoquerait une frustration immense.


On peut donc résumer l'Eternel Retour en un simple précepte: "Mène ta vie de telle sorte que tu puisses souhaiter qu'elle se répète éternellement".


Avec Nietzsche, on est à mille lieux des idées de réincarnation ou d'un avenir radieux que nous confectionneraient de nouveaux maîtres ou des dirigeants politiques.


Notre avenir, notre Destin, il ne dépend pas des autres mais de nous-mêmes. C'est une évidence que l'on a, aujourd'hui, trop tendance à effacer. Notre malheur, notre infortune, on se dépêche de les imputer aux autres, aux méchants et à la société qui nous entourent. On s'en remet alors à un tyran qui nous confortera dans cette idée et assouvira notre esprit de vengeance. Ou alors on se complait dans une névrose permanente qui nous permet d'entretenir une confortable illusion sur nous-mêmes. Tant pis si, en bons névrosés, on ne sait pas ce qu'on dit ni ce qu'on fait. 


Tout cela, ce n'est, à mes yeux, qu'un habillage rhétorique, une manière de se cacher, à soi-même, la vérité. Cette vérité, elle est la suivante: on choisit bien sa vie, on choisit bien qu'elle soit nulle ou magnifique. Inutile d'en rendre responsables les autres.


"Ni Dieu, ni Maître", ce n'est pas seulement un slogan anarchiste, c'est d'abord refuser les embrigadements religieux ou politiques. C'est avoir l'audace de penser et d'agir par soi-même. C'est refuser de céder sur ses désirs. C'est comprendre que chacun est libre et responsable de sa vie. 


Et dans ce contexte, il appartient d'abord, à chacun, de découvrir et de comprendre ce qui fait son désir. Quelle en est la logique. Il s'agit d'une véritable exploration de nous-mêmes qui peut nous conduire très loin parce qu'il faut bien reconnaître une chose:  dès qu'il s'agit d'évoquer son désir, on se montre d'une hypocrisie parfaite. On se contente d'évoquer des choses simples et festives. Rien que des "plaisirs" dans la norme parfaitement conventionnels. Ca correspond d'ailleurs à l'idéologie actuelle, diffusée par les médias et la psychologie positive, suivant la quelle la sexualité est une simple hygiène de vie, l'épanchement normal de besoins organiques.


Sauf que ça n'est pas du tout ça. Sigmund Freud l'a bien montré. Le désir est humain, certes. C'est ce qui nous ravage et nous bouleverse continuellement, c'est ce qui fait l'acidité de la vie. Mais le désir est humain non pas parce qu'il est une expression simple et naturelle, comme on voudrait nous le faire croire, mais parce qu'il est une construction perverse, un échafaudage compliqué, au travers des quels on ne cesse de contourner, manipuler, les interdits. Nous sommes tous pervers. Nous sommes tous habités par le Mal. On s'efforce simplement de donner le change, d'apparaître avenants, désintéressés; mais en réalité, on est tous prêts à assassiner, au moins symboliquement, son prochain. Ce n'est pas glorieux, reluisant, certes. Mais il faut savoir le comprendre, l'accepter, l'analyser. On peut en sortir transfigurés.


Reconnaître son désir, se montrer à sa hauteur en l'accomplissant jusqu'au bout, voilà ce qui doit nous guider. Jacques Lacan disait: ne cède pas sur ton désir. Ce qui signifie qu'on n'est coupable de rien sauf de baisser les bras, de ne pas aller jusqu'au bout de son désir. C'est un chemin certes escarpé parce qu'il n'est pas donné à tout le monde de faire de son désir un destin et qu'il est plus simple et plus rassurant de s'intégrer dans un troupeau, celui du commun des mortels. 


Mais c'est cela, l'Esprit des lumières. C'est balancer des siècles de culpabilité judéo-chrétienne. C'est comprendre que la société démocratique nous offre, enfin, cette possibilité de construire nous-même notre vie en donnant expression à ce qui fait notre désir. Et c'est une chance unique qui est à saisir parce que cette vie est bien la seule. A nous d'assumer la responsabilité de la rendre nulle ou belle.



Belle Année 2024 à vous tous. Qu'elle soit, peut-être, l'occasion de réfléchir sur vous-même. Comment échapper à la morne répétition du quotidien ? Qu'est-ce qui vous fait trembler et comment vous fonctionnez par rapport à ça ? Vous plongez ou vous fuyez ?

"Cette vie est la seule", ne l'oubliez à aucun moment.



Tableaux de René MAGRITTE, Donato GIANCOLA, Boris KUSTODIEV, Daria PETRILLI, Léon SPILLIAERT, Vladimir DUNJIC, Edward OKUN, Felix VALLOTON.

La dernière image, c'est, bien sûr, chez moi, pour vous montrer mon sapin de Noël. Je le couvrais autrefois de décorations russes mais c'est, bien sûr, terminé. Il fait du moins l'admiration de mes merles qui passent leurs journées à venir le contempler par la fenêtre. Vous remarquerez aussi, à l'extérieur, ma grande fougère belge dont la croissance commence à devenir inquiétante.

Un texte sûrement trop long et confus. Mais c'est une manière de conclure l'année et de traduire, encore une fois, mes obsessions freudiennes.

Je recommande :

- Friedrich NIETZSCHE: "Ainsi parlait Zarathoustra". Même si on est allergique à la philosophie (ce qui n'est d'ailleurs pas répréhensible), il faut avoir au moins parcouru ce Zarathoustra. C'est quand même l'un des très grands textes de la littérature allemande. Et puis, c'est très lisible, très compréhensible, d'une grande puissance poétique. Il en existe des traductions modernes. L'une de Maël Renouard (aux éditions Rivages poche) intitulée "Ainsi parla Zarathoustra" et la dernière dans la fameuse Pléiade.

- "L'homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même". Un bouquin passionnant surtout si l'on s'intéresse à la vie dans l'ancienne Russie. Il s'agit principalement des souvenirs de l'homme aux loups. L'homme aux loups, c'est l'un des premiers patients de Freud. Sa véritable identité, c'est Sergueï Constantinovitch Pankejeff (1887-1979), un Russe fortuné d'Odessa. Sa vie a été traversée par l'histoire (avec la révolution russe) et son mal-être perpétuel. Il est toujours demeuré en contact avec Freud à qui il vouait une grande admiration. Ses souvenirs, ça relève des meilleurs romans.

- Patrick DEVILLE: "Samsara". L'un des grands écrivains-voyageurs français. Il s'intéresse ici principalement à l'Inde et à deux de ses personnages ayant œuvré à son indépendance: le pacifiste Gandhi et le révolutionnaire cosmopolite Khankhoje. C'est brillant et érudit comme toujours. Mais il y en a, à la fois, trop et pas assez. On ne cesse de sauter d'un pays, d'une époque ou d'une ville à l'autre. On s'y perd donc un peu et ça semble parfois superficiel. C'est frustrant au total.

- Gabriele TERGIT: "Les Effinger - Une saga berlinoise". Voilà un bouquin que je recommande sans réserve. Il fait tout de même 944 pages mais il est d'une lecture facile et vraiment prenante. Chose étonnante: il a d'abord été publié en 1951 en Allemagne mais il n'a rencontré, à l'époque, qu'incompréhension.  Il a ensuite été republié en 2019 et, cette fois-ci, il a connu un grand succès commercial. Il vient donc d'être traduit en France et c'est vrai que c'est formidable. C'est un pendant aux "Buddenbrook" de Thomas Mann. C'est toute l'histoire de deux familles allemandes juives de 1870 à 1948. Comment, dans un environnement historique dramatique, les uns saisissent leur chance, les autres non. Ca apporte une réponse à mon texte ci-dessus: comment se forge un Destin ?


samedi 23 décembre 2023

Contre la mercantilisation du monde : offrez des cadeaux

 

C'est la période des Fêtes et on se creuse tous plus ou moins la tête pour décider des cadeaux à offrir à ses proches, sa famille, ses ami(e)s, ses amant(e)s.


Ca nous plonge même dans des abîmes de perplexité et d'inquiétude. Parce qu'il ne s'agit pas d'offrir un objet qui corresponde à soi-même (mais un peu, aussi, quand même) mais surtout quelque chose qui rencontre le désir de l'autre. C'est une épreuve redoutable parce qu'on peut se planter par méconnaissance. Quand on constate que ça ne prend pas, on est confus, déçus.


Pour évacuer le problème, la tendance générale, aujourd'hui, c'est de demander aux autres d'établir une liste de leurs besoins et envies. Ou alors de se cantonner à des cadeaux "utiles". Ou pire, d'offrir des bons d'achat dans un grand magasin. Je trouve ça carrément sinistre, presque sordide.



Le comble du cynisme, ce sont les gens qui, dès le lendemain de Noël, se dépêchent de revendre leurs cadeaux sur Internet. Ou bien, dans un registre apparenté, ceux qui revendent ou achètent des vêtements déjà portés.


On est d'une inconséquence ou plutôt d'un aveuglement, ahurissants. On ne cesse de maudire le capitalisme et son culte de la marchandise mais on en adopte à fond la logique. On ne voit plus que la valeur vénale des choses, on est emportés par une morale de marchands. On se conduit comme des rats avec ses proches au nom de l'utilité et de l'efficacité.


C'est vrai que pour un économiste strict, les cadeaux, c'est complétement irrationnel. Au final, ça se traduit, globalement, par une destruction de valeur pour l'ensemble de la société. Il vaudrait mieux qu'on s'abstienne tous de faire des cadeaux parce que notre ami(e) ou aimé (e) risque de ne pas apprécier le bijou ou le foulard qu'on a choisis. Il serait donc préférable de se contenter d'offrir une somme d'argent à son ami (e) ou aimé(e) avec la quelle il(elle) pourra s'offrir l'article qui, probablement, lui procurera le plus grand plaisir ou répondra le mieux à ses besoins.


C'est malheureusement l'évolution qui se dessine aujourd'hui. Les choses n'ont plus de valeur affective et on se conduit comme des commerçants. 

On a complétement effacé ça de notre horizon mental mais il y a bien, en réalité, deux types d'objets: ceux qui se vendent et ceux qui ne se vendent pas. Et ils ne se vendent pas parce qu'ils sont porteurs d'une trace personnelle, ce qui les rend sans prix et d'une valeur symbolique et émotionnelle exorbitante.


Mais aujourd'hui, on est complétement iconoclastes, on a transformé le monde en un immense bazar et on vend frénétiquement tout ce qui ne nous sert pas. On se vante, en société, des bonnes affaires qu'on a faites sur Internet. On y achète même et on y vend ses vêtements. C'est pourtant profondément troublant, me semble-t-il, de porter le vêtement des autres. 


Je trouve cet esprit boutiquier qui nous envahit absolument consternant mais presque personne ne semble s'en émouvoir. Et avec la nouvelle sobriété écologique, on nous incite même à ne surtout rien gaspiller et à recycler tout ce qui semble inutile. Frugalité, simplicité, efficacité, ne cesse-t-on de ressasser. Très peu pour moi...


Moi, je suis très cadeau, de manière presque militante et pas seulement pendant les fêtes. J'aime offrir à mes proches. Surtout pas des choses utiles mais des choses complétement superflues, bizarres, étonnantes, éventuellement dispendieuses. Plus c'est singulier, moins ça sert à quelque chose, mieux c'est. Mon seul critère, c'est que l'objet soit énigmatique, esthétique. Qu'il interroge, déstabilise, un peu celui (celle) à qui je l'offre.


Parce que les choses peuvent aussi avoir une âme, elles peuvent être porteuses d'une force et même d'une personnalité propre. Quand je fais un cadeau, c'est en effet une partie de moi-même que j'offre. Et c'est vrai que cette manière de m'exposer, ça peut être perçu comme presque intrusif, une sorte de violence faite à l'autre. Mais pourquoi a-t-elle choisi cela, qu'est-ce qu'elle veut me signifier ? 




Un vrai cadeau, c'est forcément perturbateur parce que c'est, en réalité, un défi. J'affiche ma singularité, c'est une manière de dire que je ne suis à nulle autre pareille. Que personne ne saurait me surpasser. C'est ainsi que je retire prestige de mon cadeau et c'est pourquoi, il appelle forcément une contrepartie, un contre-cadeau à la hauteur du mien. 



Faute de quoi, celui qui aura reçu sans apporter de réponse se placera en situation de dépendance et de dette vis-à-vis de moi. Ne pas savoir, ne pas pouvoir répondre à un cadeau, c'est une défaite psychologique. Mais de cela, on se fiche généralement aujourd'hui: pour qui elle se prend, cette sale bourge avec son truc nul ? Le cadeau reste donc souvent unilatéral.


Pourtant, les échanges entre humains ont longtemps fonctionné ainsi. Avec cette obligation du don et du contre-don. Et on s'attachait à faire les dons les plus insensés et à gaspiller à l'intention des autres un maximum de richesses parce que c'était une manière d'afficher justement son mépris de la richesse et des biens matériels. Il s'agissait aussi de l'honneur et de la solidarité de toute une communauté.


On a décrit ça sous les formes du "potlach" mais aussi celles de "l'évergétisme" romain voire des grandes fêtes des parrains des sociétés mafieuses. Il s'agissait de formes premières de l'échange. Un échange non pas économique mais symbolique, mental. Une confrontation d'individualités qui se concluait dans la fête, une espèce de joie et félicité communes.


Les conduites ostentatoires ont longtemps rythmé l'histoire des civilisations: la construction des cathédrales et de monuments magnifiques, les activités artistiques, les grandes fêtes de villages. Aujourd'hui, ne subsistent plus que quelques mécènes vite décriés, cloués au pilori. Le gaspillage, c'est devenu un crime majeur. Quant à l'honneur et au prestige individuel et collectif, ça apparaît totalement archaïque. La honte n'est plus un repoussoir, on l'assume et on l'exhibe même.


La logique utilitaire, mercantile, balaie tout. Au nom de l'efficacité économique, il faudrait que n'existent plus, entre individus, que des transactions commerciales. Et presque tout le monde s'accommode curieusement de cette injonction.


Sauf moi qui baigne pourtant dans la matière financière. Mais j'en perçois peut-être d'autant mieux l'emprise insidieuse.


Contre l'économisme sordide, ce que je voudrais, c'est que l'on soit capables de retrouver l'esprit du potlach, de réenchanter le monde, de l'extraire de sa désespérante banalité. Qu'on lui redonne saveur et âpreté en le chargeant à plein d'affectivité. Le cadeau, c'est une première approche. C'est d'abord son caractère imprévisible (l'effraction d'un "événement" dans nos vies) et puis c'est porteur de tellement de significations et d'émotions, ça exprime tellement de nous-même et ça a une telle portée symbolique.


Donc lâchez-vous cette année. Montrez-vous prodigue, insensé(e), faites des cadeaux chers, inutiles et beaux. Vous ne le regretterez pas.

Ce sera votre plus beau, votre plus joyeux Noël.


Images de Jan TOOROP, Frantisek KUPKA, Massimo MANZELLA, Jean DUPAS, ODD NERDRUM, Franz Von STUCK.

Ce texte s'inscrit dans l'une de mes préoccupations majeures: comment échapper à l'emprise du tout économique ? 

Je recommande à ce sujet deux bouquins majeurs :

- Marcel MAUSS: "Essai sur le don". Le bouquin (publié en 1925) qui a largement influencé l'ethnologie et l'anthropologie modernes.

- Georges BATAILLE: "La part maudite". A lire absolument. S'inspire de Mauss et étend la réflexion à la civilisation aztèque, à l'Islam, au lamaïsme tibétain, à la société protestante, au luxe dans la société industrielle et même au Plan Marshall. Sans doute contestable sur plusieurs points mais bouleverse, néanmoins, nos cadres d'analyse. 

- Michael SANDEL: "Ce que l'argent ne saurait acheter". Un livre qui dénonce avec pertinence la marchandisation générale des biens, des valeurs morales, de nos vies. Tout est maintenant à vendre. En France, il y a, par exemple, une multiplication des cartes privilège (Grands Magasins, Compagnies Aériennes, etc...) qui permettent d'être prioritaire et de bénéficier de tarifs préférentiels. Ca me choque un peu (qu'est devenue la nuit du 4 aout 1789 "d'abolition des privilèges" ?)  mais j'ai l'impression, même si j'en profite aussi, d'être bien la seule. 

- André ORLEAN: "L'empire de la valeur. Refonder l'économie". Des idées d'abord justes mais qui deviennent chaotiques quand est abordée la refondation de l'économie.

Et enfin, au cinéma:

- "Winter Break: "Alexander Payne. Le cinéma américain, ce n'est généralement pas ma tasse de thé mais ce film sort vraiment du lot avec des dialogues et un humour percutants. Un très beau conte de Noël.

samedi 16 décembre 2023

La Guerre des sexes

 


On le sait, entre les deux sexes, ça ne marche pas, ça ne colle pas. D'harmonie, il n'y a pas et il n'y aura jamais. C'est la guerre.

Pourquoi ? Parce qu'il y a une irréductible séparation, division, entre eux. 


Ce que le poète A. Tudal résume ainsi: "Entre l'homme et l'amour, il y a la femme. Entre l'homme et la femme, il y a un monde. Entre l'homme et le monde, il y a un mur." C'est, évidemment, à décourager toute thérapie de couple.


L'homme et la femme sont d'une espèce différente. Et dire que c'est culturel est loin d'épuiser le sujet de la ligne de démarcation entre les sexes. De chaque côté, les attentes de départ sont, en fait, très différentes.


En simplifiant outrageusement, je dirais d'abord que l'existence de l'homme se situe davantage dans le registre de l'avoir, de la possession matérielle, tandis que les femmes privilégient plutôt "l'être", le vécu affectif. 











L'homme se réfugie dans la possession: avoir une maison, une bagnole, un compte en banque bien garni et, pour couronner le tout, une femme trophée. 


Pour une femme, même de beaux bijoux ou de jolies fringues, ça n'est pas si important que ça et ça n'a d'ailleurs qu'une valeur affective ou sensuelle. Ce qui compte plus, à ses yeux, c'est de pouvoir goûter la saveur et la brûlure de la vie. Tout plutôt que la monotonie et la tiédeur du quotidien. Il y a, en chaque femme, une Madame Bovary immergée dans les rêves. Ce n'est pas qu'elles soient des insatisfaites permanentes mais c'est qu'elles sont "papillonnantes", qu'elles cherchent à expérimenter, sans cesse, autre chose. C'est pour ça qu'elles ne cessent de déconcerter et de se montrer changeantes. 


"Que veut une femme ?", au juste. Et "qui sont-elles ?" d'ailleurs. A ce sujet, elles ne cessent de faire tourner en bourriques les hommes qui ne parviennent jamais, bien sûr, à trouver de réponse. 

C'est l'avoir contre l'être, l'utilitarisme contre le sentiment.


Les hommes, c'est sûr, sont d'une psychologie plus simple, plus prévisible. Il faut reconnaître qu'ils ont été façonnés, mentalement, à la schlague, au knout. Devenir un homme, c'est d'abord subir une violence symbolique terrible. On leur a appris, avec plus plus ou moins de réussite selon les individus, à "cadrer" leur désir dans un schéma sexuel très strict.


Dans un texte étonnant (consacré au mythe du "choix des trois coffrets"), Sigmund Freud a ainsi résumé la situation "compliquée" des hommes face aux femmes. Trois choix leur sont offerts, au cours de leur vie : d'abord leur mère (qui leur a donné la vie), puis leur amante/épouse (qui est une copie ou un négatif de leur mère et qui va être une reproductrice). 


Ces deux premières propositions, ça n'est pas une alternative très enthousiasmante, c'est même déprimant, on reste dans l'entre-soi, la relation familiale incestueuse. C'est pourquoi, dans le mythe, le héros fait le choix le plus étonnant, le troisième, le plus incertain: la 3ème femme, la plus belle, la plus séduisante (qui ne parle même pas et ne cherche pas à se mettre en valeur). Elle est la plus désirable et la plus digne d'être aimée mais elle est aussi la figure...de la Mort.


La femme et la Mort, l'association est profondément ancrée dans l'inconscient masculin. La femme séduisante, c'est celle qui vous terrifie, vous fixe soudainement, à l'instar de la Méduse, d'un regard pétrifiant. Celle qui va vous perdre, vous conduire à une déchéance absolue, vous faire renier père, mère et toutes vos attaches. Et pourtant, c'est celle-là que l'on désire et pas une autre plus sécurisante. Pour aimer vraiment une femme, un homme doit renverser la table et, surtout, être capable d'affronter la mort avec allégresse.


Mais on sait bien qu'au final, ce 3ème choix est rarement effectué et que l'homme se range à la Raison, la stabilité. Cela parce qu'il est, toute sa vie, dévoré par un sentiment de culpabilité. On ne dévie pas sans risque, en toute impunité, de la feuille de route qui a été établie.


Les hommes se sentent, malgré tout, investis d'une mission: être les garants de la Loi et de l'Ordre. Et ça les angoisse beaucoup parce qu'ils ne se sentent pas forcément "taillés pour ça". Il y a un grand non-dit là-dessus mais je crois qu'il faut le reconnaître: les hommes sont beaucoup plus angoissés que les femmes parce que la pression sociale et symbolique qui s'exerce sur eux est plus forte: ils doivent, en toutes circonstances, assurer, faire face.


C'est cette angoisse fondamentale qui les rend plus agressifs, plus violents, qui leur fait adopter des conduites à risques (alcool, tabac, petite criminalité). Cette délinquance, c'est pour oublier, évacuer. Mais c'est probablement à force d'être rongés par l'angoisse que les hommes vivent moins longtemps que les femmes: 6 à 7 ans dans tous les pays du monde.


L'homme est en plein dans la Loi, les pieds pris complétement dedans. C'est pour ça que les hommes sont un peu tous semblables. Des hommes exceptionnels, qui sortent du lot, il y en a, bien sûr, mais on n'a pas de mal à les distinguer de la masse.


"Ils sont tous les mêmes", c'est ainsi que beaucoup de femmes expriment, avec dédain, leur déception. Des butés, des bornés, incapables de s'ouvrir, de sortir de leur carapace.


A l'inverse, les femmes sont toutes différentes. Au point qu'on ne parvient pas à repérer celles qui sont vraiment exceptionnelles. Elles le sont, d'ailleurs, toutes plus ou moins, tout simplement parce qu'il n'y a pas de norme les concernant. C'est pour ça que Jacques Lacan dit que "la Femme n'existe pas", qu'il n'en existe aucune généralité.


Sans doute, les femmes ont beaucoup moins de comptes à régler avec la Loi, leur Père, leur Mère. Leur père, elles l'aiment, bien sûr, inconditionnellement. Quant à leur mère, elles sont, avec elle, dans une relation de complicité puis compétition (comment être, ou ne pas être, plus femme, plus belle, plus séductrice que sa mère ?). Mais au total, elles sont moins écrasées par le sentiment de culpabilité et ça leur laisse donc beaucoup plus de marges de manœuvre.


C'est pour ça qu'elles sont généralement beaucoup moins conventionnelles que leur partenaire masculin. Et ce partenaire les intéresse-t-il vraiment d'ailleurs ? Presque toutes le femmes vous disent que son apparence importe peu. Pas besoin d'un Alain Delon pour éprouver la jouissance. Auprès d'elles, les moches et les vieux ont des chances presque égales. Le plus important, c'est qu'ils sortent un peu du commun, qu'ils ne soient pas formatés comme des fonctionnaires gris et insipides.


C'est l'appétence bien connue des femmes pour les mauvais garçons, les voyous, tous ceux qui exercent des métiers dangereux, dans les quels leur vie est menacée. Leur goût, aussi, pour les romans policiers, les films d'horreur ou les faits divers macabres.


Parce qu'en matière de désir et de jouissance féminine, je dirais que ce qui importe, ce n'est pas la conquête puis la possession d'un objet d'amour (un homme en l'occurrence), c'est plutôt d'être, en quelque sorte, dépossédée de soi-même, de voir les limites de son identité s'effacer. De ne plus être, enfin... (!), la même, de devenir une autre.


Cela prend la forme de "l'incube" ou du vampire qui, dans la nuit, vient, subrepticement, inspirer vos forces vives, vous met, littéralement, hors de vous-même. C'est bien sûr pour cela que j'aime tellement le personnage de Carmilla la vampire: elle exprime la quintessence de la jouissance féminine.


Une jouissance qui a, bien sûr, rapport à la Mort. Parce que quand une femme fait l'amour avec quelqu'un, ce n'est pas avec lui qu'elle jouit (quand ça se produit d'ailleurs), mais avec un autre, qui est... l'Autre, l'infini, l'illimité, la Mort. "Le monde appartient aux Femmes...c'est à-dire à la Mort", on revient toujours à ça.

Quoi qu'on en dise, ça n'est donc pas si mal que ça d'être une femme. Mais ça peut être effrayant, angoissant, voire épuisant (ça réclame tellement de travail de chercher à séduire). Et est-ce que ça n'est pas pour cette raison que beaucoup de femmes choisissent de faire des enfants ? Pour devenir des mères, pour ne plus, justement, être des femmes.


Images de Franz Von Stück, Odd Nerdrum, Eckersberg, Otto Dix, Jeanne Mammern, Leonor Fini, Heinrich Füssli.

Un texte où je donne libre cours à mon goût pour les divagations psychanalytiques. Je peux comprendre qu'on le déteste éventuellement. Son objet n'est d'ailleurs pas la Vérité (sur ce qu'est être un homme ou une femme) mais il vise simplement ce que l'on appelle des "effets de vérité". Ca parle ou ça ne parle pas. Ca trouve ou non une résonance. Mais qu'on aime ou déteste, l'important c'est que ça heurte, que ça ne laisse pas indifférent.

Quoi qu'il en soit, je parle évidemment quand même pas mal de moi dans ce texte.

Surtout, il ne faut jamais perdre de vue que, dans l'exploration de la psychologie humaine, il n'y a jamais de réponse, de certitudes, de diagnostic. Il n'y a que des interrogations.

Je recommande :

- Georges Bataille : "Le bleu du ciel", "Ma mère"

- Colette Peignot : "Ecrits de Laure"

Et puis, je viens de découvrir Violette Leduc. Je ne connaissais pas mais les éditions Gallimard viennent d'éditer la version non expurgée de son premier livre "Ravages" (paru en 1955). Je viens de le parcourir, c'est sidérant d'audace et de liberté avec une grande qualité d'écriture.

Quand on lit ces trois auteurs, on se met à beaucoup relativiser la supposée liberté des mœurs actuelle. Annie Ernaux, ça fait littérature de bonne sœur en comparaison de ces textes. Ils ont été écrits il y a plus de 70 ans mais les plus vieux ne sont sûrement pas ceux qu'indique leur âge.