samedi 26 septembre 2020

Féminité, félicité

 

Le triomphe de l'esprit victimaire et les jérémiades continuelles en viennent à occulter cette réalité première : quoi qu'on en dise ( et tant pis si je risque de me faire assassiner pour oser dire ça), c'est quand même mieux d'être née femme. C'est généralement plus agréable et d'ailleurs beaucoup d'hommes rêvent d'être des femmes. Mais des femmes qui rêvent d'être des hommes (des transsexuelles "F to M"), c'est rarissime.


 L'avantage principal, ce n'est même pas une espérance de vie plus importante (6 ans tout de même dans presque tous les pays), c'est d'être le point de focalisation des désirs et de l'attention. On en retire un pouvoir exorbitant, un pouvoir essentiellement issu du corps et de son expression. Le pouvoir, la puissance féminine, c'est un thème curieusement occulté tellement on s'obstine à voir dans les femmes de pauvres petites créatures sans défense. C'est pourtant à cause de ça que je me sens des ailes de vampire. C'est le désir des autres qui, tout à coup, nous fait exister plus fort. Nier cette réalité, c'est se condamner à une vie grise et morne.

Je commencerai par quelques éléments très triviaux que personne, à commencer par les féministes, n'ose évoquer. Moi, j'aime bien quand on m'aide à passer mon manteau (cette règle de politesse des pays du Nord quasi-inconnue en France). La politesse, d'une manière générale, depuis les portes qu'on retient et jusqu'au baise-main (qui est encore couramment pratiqué en Pologne), ça ne me déplaît pas. Quand je mets une nouvelle robe ou étrenne un  manteau, je me sens mortifiée si je ne reçois aucun compliment. Ce que j'aime aussi, c'est que quand je me rends dans un café, un restaurant, je n'attends pas, les serveurs se précipitent, on me sert tout de suite. Ou alors, quand je dépose ma voiture ou sollicite un quelconque service, on se décarcasse et on consacre du temps à tout m'expliquer.(du moins si j'ai affaire à des hommes). J'irai plus loin : si je m'ennuie parfois, je n'ai pas beaucoup d'efforts à faire pour combler ma solitude, je n'ai qu'à puiser dans la meute de tous ceux qui n'attendent que de me sauter dessus. Je n'ai jamais à m'épuiser en recherches, il me suffit même de m'asseoir sur un banc du Parc Monceau. Ce sont plutôt des crétins qui m'abordent mais pas toujours. Et enfin scandale absolu : j'oserais même dire qu'être une fille m'a sans doute valu quelques points supplémentaires dans les épreuves orales des concours.

Il y a en revanche, une règle personnelle avec la quelle je ne transige pas : c'est toujours moi qui paie, non seulement ma part propre mais aussi, si possible, celle de l'autre.  Ce n'est même pas de la relation débiteur-créancier, l'équilibre bourgeois des bons comptes qui feraient de bons amis, c'est plutôt du "potlach", du défi, et ça change tout dans l'esquisse d'une relation. Il est certes plus facile de se soumettre que de dominer mais je suis convaincue que le Pouvoir doit  être exercé sinon il vous fait basculer dans la faiblesse et la sujétion.

Certes, dans l'espace public, on me siffle, on m'insulte, on me pelote aussi. Mais j'ai le cuir épais. Je me dis que ma vie est malgré tout plus facile. L'embêtant dans la condition féminine, c'est surtout les règles et les mammographies (mais ça vaut peut-être mieux que les problèmes de prostate). Et puis je crois qu'il faut surtout échapper aux pièges de la conjugalité, du couple installé. Rien de plus anti-rêve, et donc de plus anti-féminin, que des gosses. Rien non plus, de plus abrutissant, normalisateur. On y perd tout esprit d'entreprise et de séduction.

T'es vraiment une pov'connasse, vous allez me dire. Tu vois pas que tu reproduis, en t'y conformant, tous les schémas de la domination masculine. Tu ne te rends pas compte que tous les "égards" dont tu crois aujourd'hui bénéficier, ils disparaîtront dès que tu seras une vieille peau. T'as une vision ultra-stéréotypée des relations entre les sexes.

Sans doute mais je crois à la "différence", à celle des sexes en particulier. Je veux d'ailleurs bien admettre que cette différence est avant tout "symbolique", qu'elle n'est pas fondée en "nature", par l'anatomie, mais ça ne change rien au problème. Je vois surtout, en effet, dans "l'indifférence" que l'on prône aujourd'hui, les filles qui seraient comme des garçons et inversement, une violence encore plus grande, un véritable retour de la barbarie.

 Et puis, j'éprouve aussi une certaine compassion pour les types. J'ai l'impression que, dans leur majorité, ils souffrent d'une immense frustration. Une humeur sombre aujourd'hui les submerge. Parce que, quoi qu'on dise, on ne vit pas dans une société de la libération sexuelle mais dans une société de la compétition sexuelle. Et la compétition sexuelle, elle est aussi impitoyable que la compétition économique. C'est un nouveau monde, très cruel, au sein duquel il y en a quelques-uns qui s'en sortent (bien voire très bien), mais dont l'immense majorité est exclue, complétement hors-jeu.

Un type, on ne le regarde pas, à peu près tout le monde s'en fiche. S'il est beau, ce n'est même pas un atout, c'est éventuellement un handicap. Innombrables sont les hommes "transparents", les hommes "sans qualités", tellement gris qu'ils sont exclus de la compétition sexuelle.

 Être transparent, jamais remarqué, regardé, au contraire moqué, ridiculisé; bien comprendre qu'on n'est pas dans la même catégorie et qu'on n'aura jamais accès au "marché" des jolis filles, ça doit être terrible. C'est peut-être à cause de ça qu'on devient, un jour, un tueur, un agresseur.

 Je crois qu'aucune femme ne souffre d'un pareil rejet. Chacune, même la plus moche, parvient à se "modeler" sur le regard des autres, à y trouver un point d'appui dans le quel elle puise son assurance. Que les femmes soient narcissiques, c'est évident. Afficher sa séduction, même de façon presque imperceptible, c'est gratifiant. A la différence des hommes, l'accès au désir se fait presque sans tuteur, sans médiation. De sa propre apparence, on retire plaisir et réconfort. Une jolie coiffure, un maquillage réussi, une belle paire de pompes, ça vous remonte souvent largement le moral. A la limite, un partenaire se révèle presque inutile. A quoi bon d'ailleurs les hommes, leurs embêtements et leur terreur, si ce n'est pour enfanter ? C'est ce qui rend sans doute les femmes plus confiantes et plus heureuses et c'est ce qui explique, surtout, qu'elles se suffisent davantage à elles-mêmes.

 Les femmes vivent finalement moins dans l'angoisse et la culpabilité. J'ai pu comprendre ça à la suite de la lecture d'un petit texte de Lou Andreas Salomé : " Ce qui découle du fait que ce n'est pas la femme qui a tué le père". Pour s'affirmer en société, les hommes sont en effet soumis à l'exigence de tuer leur père (la société repose sur un meurtre commis en commun, dit Freud) pour incarner à leur tour la Loi, l'ordre et sa violence légitime.

 De cet impératif exorbitant, les femmes sont largement exemptées. Elles n'ont pas besoin d'assassiner leur mère pour pouvoir désirer un homme. Leur accès au père, mais aussi à la mère, est moins "barré", proscrit. Ce qui explique non seulement qu'elles soient moins violentes, moins criminelles, mais aussi que leur sexualité soit plus polymorphe, moins attachée à des normes, des stéréotypes. La sexualité féminine, c'est une exploration en toute "innocence", sans discrimination aucune, non seulement de son corps narcissique propre mais aussi de celui de tous les hommes (jeunes ou vieux, moches ou beaux) et même de toutes les femmes. Les femmes sont, au total, moins soumises aux interdits de la société et à ses idéaux normalisateurs d'accomplissement. L'allégement du sentiment de culpabilité, c'est la recette du bonheur d'être une femme et même du bonheur tout court.

Images de la jeune photographe russe Anka Zhuravleva

Des contraintes professionnelles m'ont conduit à différer mes congés. Ça devrait quand même pouvoir débuter à la fin de la semaine prochaine.

samedi 19 septembre 2020

Du Réel

L'humanité, on le sait, est majoritairement dépressive.

Et elle est dépressive parce qu'elle renâcle à affronter le Réel.

Elle préfère le contourner, ruser magiquement avec lui, vivre dans l'illusion, celle des croyances, des religions, de la pensée théorique ou, plus simplement aujourd'hui, du virtuel.

Une espèce d'état d'apesanteur. L'existence concrète, l'"ici et le maintenant", on ne sait plus très bien ce que c'est. On parvient aujourd'hui à vivre jusqu'à 80 ans sans vivre un seule minute dans le monde. On préfère se complaire dans un faux présent, dans une "doublure" de la vie. Au total, le Réel, ça ne semble plus intéresser grand monde.

 D'ailleurs, le réel, on a tendance à croire que c'est une simple construction de l'esprit, un point de vue, une perspective propres à chacun. Toute une philosophie idéaliste partant de Kant est passée par là.

Pourtant, il n'y a pas que des idées dans la vie. Il y a aussi plein de choses bien concrètes, relevant de la sensation brute, qui sont susceptibles de s'écraser sur vous et de vous foudroyer.

Parce que la caractéristique première du réel, c'est qu'il se rappelle fatalement un jour à vous quelles que soient les manœuvres que vous avez jusqu'alors utilisées pour le prévenir.

Le Réel se venge un jour. Il nous pète littéralement à la gueule alors que nous somnolions bien peinards.  Parce que le Réel, c'est notre finitude propre, c'est le caractère inéluctable de notre vieillissement et de la mort, c'est l'enchaînement implacable, irréversible, des choses.


La maladie, la souffrance, la décrépitude, le néant, c'est bien sûr une perspective insupportable et c'est pour ça qu'on vit dans la dénégation du réel. C'est pour ça qu'on s'invente des mondes parallèles, qu'on préfère construire un double du réel : les religions, leurs Paradis, leurs arrière-mondes, ou bien les pensées anesthésiantes (bouddhisme, yoga, "feel good"), voire même les réseaux sociaux. Quand nous disons que les choses auraient du, ou pourraient, se passer autrement, nous croyons penser quelque chose, mais, en fait, nous ne pensons rien. Nous ne faisons qu'habiller d'un voile le Réel, que le "nimber", le cacher. Nous ne faisons que produire une illusion de vie et de pensée.


La dénégation du Réel, c'est l'attitude dans la quelle s'enferment la plupart d'entre nous. Ce ne sont pas des fous, loin s'en faut, ce sont même des gens archi-normaux,  des gens "sains". Mais guérir ces personnes, leur permettre d'accéder à un peu de lucidité, s'avère plus difficile que guérir des fous.

Devenir lucides, c'est peut-être, en effet, la seule voie permettant de sortir de la dépression généralisée. C'est comprendre qu'il n'y a rien en dehors du Réel, qu'il n'y a pas de miroir, de double ou d'arrière-monde, comprendre que les idées ne peuvent se substituer aux choses, comprendre que l'on ne peut influer sur le cours des faits. Mais il faut aussi bien reconnaître que cette démarche est terrifiante à maints égards. La conscience de la mort et de la finitude, ce n'est pas ça qui va vous remonter le moral. Le Réel a une part tragique.

Mais prendre conscience du Réel, s'éveiller à lui, ce n'est pas seulement affronter l'angoisse et la souffrance. La capacité d'admettre la part tragique du Réel peut aussi permettre d'accéder à la Joie la plus pure. La joie, c'est souvent le résultat d'une dépression, d'une mélancolie, surmontée. Tout est foutu, nous sommes promis au trépas, le Réel est injuste et nous-mêmes nous nous décomposons, nous ne savons pas bien qui nous sommes vraiment. On peut prendre ça très mal et sombrer complétement dans le désespoir ou s'enfoncer dans des "paradis artificiels".

 Mais on peut aussi, à l'inverse, se  réjouir de chaque instant qui passe. L'allégresse et le sentiment tragique de la vie sont en fait indissociables. C'est l'expression du "désir", de "l'appétit de vivre". Ça peut prendre de multiples formes, depuis la simple nourriture, la "bonne bouffe", jusqu'à l'érotisme en passant par les Arts plastiques, la littérature et la musique. "Le meilleur des mondes n'est pas un monde où l'on obtient ce que l'on désire mais un monde où l'on désire quelque chose.

 Atteindre la simple satisfaction d'exister, ça peut sembler une ambition limitée mais celle-ci n'est sûrement pas "déceptive". Je me référerai à ma propre expérience. Le Réel m'a longtemps angoissée, déprimée. J'étais plutôt sombre. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus indifférente, détachée. Je ne nourris plus de grandes ambitions, disons même que "je  m'en fous". Mais je me rends compte que s'abandonner ainsi à l'instant présent, à la simple joie de vivre, à ne plus avoir d'objectifs ni de plans, ça peut aussi être une grande force. C'est finalement le meilleur remède contre la dépression.


Tableaux de Pierre BONNARD (1867-1947), à mes yeux l'un des plus grands peintres du 20 ème siècle; celui qui a su le mieux traduire le bonheur et la sensualité de la vie. Mais il faut absolument voir "en vrai" ses tableaux. Les images Internet ne sont qu'une sinistre trahison. 


Ce post est bien sûr librement inspiré du philosophe Clément Rosset (1939-2018) qui a su exprimer, dans un langage simple et percutant, le simple bonheur de l'existence.

Je précise enfin que je vais quand même prendre quelques congés à compter de mardi prochain. Compte tenu de la quasi-impossibilité de quitter la France, je vais retourner sur les lieux de mes débuts professionnels, dans les Alpes. Pas de post, donc, avant une quinzaine de jours.

samedi 12 septembre 2020

De la modernité : le pays des "bougres"


On parle un peu de la Biélorussie en ce moment mais quasiment pas de la Bulgarie où se déroulent pourtant des événements similaires avec des manifestations anti-gouvernementales importantes et répétées.

Il est  vrai que c'est une autre "Terra Incognita" de l'Europe évoquant tout juste en France le yaourt et des vacances au soleil bon marché sur des plages bordées d'affreuses barres d'immeubles à la soviétique.


Que savons-nous des anciens Royaumes bulgares disparus depuis si longtemps ? Ils ont pourtant englobé (au 10 ème siècle sous Samuel 1er) la totalité des territoires que l'on regroupe aujourd'hui sous le nom de Balkans, depuis Belgrade à l'Olympe et des bouches du Danube à celles de Kotor.  Il est vrai que l'Empire ottoman leur est tombé dessus très tôt (un siècle avant la prise de Constantinople en 1453) et que la Bulgarie ne s'est délivrée de son joug qu'en 1878 grâce au "Tsar libérateur" (Alexandre II de Russie).
 

On se préoccupe d'autant moins de la Bulgarie que le pays est en plein effondrement démographique. Sa population était de 9 millions d'habitants en 1989; elle n'est plus que de 7 millions aujourd'hui et ne devrait pas dépasser 5 millions en 2050. C'est un record du monde de déclin sous les effets d'un très faible taux de natalité et d'une émigration massive.  Un étonnant "suicide collectif". C'est comme si la France ne comptait aujourd'hui que 45 millions d'habitants au lieu des 67 millions actuels.



Pourtant, on doit beaucoup de choses à la Bulgarie et on en est les héritiers sans le savoir.

Sait-on d'abord que le mot "bulgare" a donné en français le mot "bougre" désignant un hérétique, un débauché, un homosexuel ? Voilà comment on considérait les Bulgares au Moyen-Age, comme des sodomites et des impies. Des gens qu'on ne connaissait pas et dont il fallait donc se méfier. Il est vrai qu'aujourd'hui, les "déviants", on n'aime pas trop, on retrouve en fait, un peu, l'Esprit du Moyen-Age : on est de plus en plus moraux, on chante de moins en moins les délices de la transgression, on ouvre de nouveaux Enfers dans les Bibliothèques. Mais tout de même : est-ce que de tels mécréants ne suscitent pas un certain intérêt, voire sympathie ?


Personnellement, ce que j'aime bien dans la Bulgarie, c'est un étonnant mélange-croisement d'Orient et d'Occident.

Ce sont d'abord les paysages : lorsque j'ai atterri, pour la première fois, à Sofia, j'ai été émerveillée par son environnement montagneux et le Mont Vitosha qui la surplombait. Des rues étroites qui explosaient subitement en s'ouvrant sur l'espace immense d'un sommet étincelant, quelquefois neigeux : je me suis crue revenue à Téhéran.

Il est vrai qu'après j'ai un mauvais souvenir du début de mon séjour. Compte tenu de la proximité des langues, je me suis déclarée Russe. J'ai alors eu droit à une longue soupe à la grimace, à des visages renfrognés, à des mots désagréables quand on daignait me répondre, à des attentes infinies dans les restaurants et cafés puis à une pitance infecte servie dans un coin près des toilettes. Et il est vrai que, dans l'espace public, les Bulgares sont à peu près aussi sombres et aussi peu souriants que les Russes. Mais je ne leur en veux pas et ça m'a servi de leçon. Je sais bien que ce n'est pas pour rien que les Russes se sentent, à peu près partout, mal aimés. Tout a magiquement changé quand j'ai déclaré que j'étais Française et que je me suis mise à parler anglais.

Et puis la Bulgarie c'est un véritable point de passage entre les cultures.Le meilleur exemple, c'est le Manichéisme. C'est via la Bulgarie et en provenance d'Iran qu'il a été introduit, à la fin du 10 ème siècle par le Pope Bogomile qui allait fonder une véritable secte, celle des Bogomiles. Le Manichéisme bulgare, étroitement issu du Zoroastrisme, allait ensuite essaimer en Europe, durant tout le Moyen-Age, jusqu'au Languedoc, en pays cathare. Ça n'a rien d'une petite anecdote, d'une jolie histoire entièrement effacée. C'est même complétement d'actualité. Il faut en effet le reconnaître : le Manichéisme devient la hantise du monde moderne, c'est notre héritage bulgare. On est de plus en plus manichéens, binaires, on aime les oppositions franches et exclusives : les riches et les pauvres, les oppresseurs et les victimes, les hommes et les femmes, les criminels et les braves gens, les fous et les gens sains. De plus en plus, on revendique son appartenance au camp du Bien, on fait partie des "Purs", on déplore l'effondrement de l'Europe.


Surtout, la Bulgarie, c'est le pays des Lettres, de l'écriture. Les Bulgares s'enorgueillissent  ainsi de la création (étroitement liée à l'adoption du christianisme) de l'alphabet cyrillique à la fin du 9 ème siècle (par les moines Cyrille et Méthode). L'alphabet cyrillique, il n'est donc pas russe à l'origine mais bulgare. Je ne peux pas dire que je trouve ça une invention prodigieuse tellement je trouve ça simple et facile mais je suis peut-être mal placée pour juger. Disons que je trouve peut-être l'alphabet cyrillique plus joli, plus esthétique, plus énigmatique que l'alphabet latin. Quoi qu'il en soit, ce qui est important c'est qu'il y a tous les ans en Bulgarie, le 24 mai, une "Fête des Lettres" dont les participants brandissent chacun une lettre de l'alphabet. Je trouve ça merveilleux : un antidote à la confusion actuelle des valeurs.


Dernier "apport", si je puis dire, de la Bulgarie au monde moderne, c'est l'invention du terrorisme. Il faut dire qu'au lendemain de sa "libération", l'histoire politique et géographique de la Bulgarie a été mouvementée, faite de conflits incessants avec ses voisins (Serbes, Roumains, Grecs, Turcs). Alors, pour régler les problèmes, notamment dans la décennie 1925-1935, on s'assassinait tranquillement dans les rues, les cafés, les salles de spectacle. A Sofia, il y aurait ainsi eu de 20 000 à 30 000 morts. L'arme favorite, c'était le pistolet. Si un ministre déplaisait, on ne prenait pas la peine d'un débat parlementaire, on l'assassinait simplement. Inutile de dire que ça pouvait donner lieu à des soirées entre "amis" particulièrement animées. Quand on arpente aujourd'hui les rues tellement paisibles de Sofia, on ne peut pas s'empêcher de penser à ces "criminels de grand style", ces meurtriers élégants arborant une tenue de soirée.

Images de l'artiste bulgare le plus connu au monde : CHRISTO (1935-2020). C'est révolutionnaire et merveilleux. Une transfiguration de l'objet d'art qui rencontre, étonamment, une véritable adhésion populaire.

Deux autres célèbres Bulgares : Julia Kristeva (1941) et Tsvetan Todorov (1939-2017).

Julia Kristeva, c'est très fort, éblouissant d'érudition mais elle écrit avec du plomb et chacun de ses livres est un abominable pensum. Bizarre pour une psychanalyste d'avoir une écriture à ce point défensive, blindée. Ses deux livres autobiographiques, "Les Samouraïs" et "Je me voyage", sortent heureusement du lot et sont même très recommandables.

Todorov, en revanche, j'aime beaucoup notamment : "La littérature en péril", "La peur des barbares-au delà du choc des civilisations", "Les ennemis intimes de la démocratie", "La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal".

Sur le terrorisme en Bulgarie, on peut se reporter au livre d'Albert Londres : "Les Comitadjis"

Le grand écrivain bulgare, c'est par ailleurs Ivan Vazov (1850-1921). A ma grande honte, je n'ai pas lu.
J'ai quand même lu récemment deux écrivains bulgares contemporains à l'humour féroce que je recommande, à nouveau, vivement :

- Sibylle Lewitscharoff : "Apostoloff"
- Elitza Gueorguieva : "Les cosmonautes ne font que passer"

On peut mentionner enfin Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature 1981. L'auteur de "Masse et Puissance" est né à Ruse, ville-frontière bulgare (avec la Roumanie) sur le Danube. Il évoque son enfance bulgare (jusqu'en 1911) dans "La langue sauvée - Histoire d'une jeunesse". 

samedi 5 septembre 2020

La violence "cool"


Dans ma boîte, cette semaine comme partout en France, c'était la rentrée. On s'observe, mi-navrés, mi souriants, inquiets surtout de tout ce qui va nous tomber dessus et pour lequel il ne faudra bien sûr compter sur aucune empathie ou solidarité. Dès le premier comité de direction, le lundi après-midi, chacun pète de trouille, essayant d'évaluer ses chances de se maintenir dans les grâces du directeur général au cours des prochains mois.


L'entreprise, c'est vraiment le lieu où on apprend ¨non seulement à maîtriser ses nerfs mais aussi et surtout à faire l'apprentissage de la "schize", du nécessaire dédoublement de la personnalité.Si on veut y survivre, on doit y bannir toute sentimentalité, éviter absolument de mélanger l'affectif et le professionnel.


En France, contrairement à ce qu'on imagine, on est très forts pour ça : les équipes de copains, c'est impossible. Le "cool" dans l'entreprise, c'est un mythe. J'ai vite appris ça, c'est un mode de fonctionnement traumatisant au départ, qui va à l'encontre de beaucoup de dispositions "naturelles" (notamment de mon affectivité slave) mais c'est aussi un sacré apprentissage.


Ça m'a personnellement transformée, chamboulée, comme une épreuve initiatique. Je pourrais maintenant dire que l'entreprise, si on la voit sous un mode optimiste, c'est une espèce de monde kantien dépourvu d'affectivité mais gouverné par les seules règles de la Raison. Ou plutôt, sous un mode pessimiste, que c'est  une impitoyable école du cynisme.


La "distanciation sociale", on la pratique depuis longtemps. Je ne peux pas dire que je me sois fait beaucoup d'amis, sauf rares exceptions, dans ma carrière professionnelle. Avec mes collègues de l'équipe de direction (une quinzaine),  c'est toujours cordial, voire sympathique : on parle brièvement enfants, famille (enfin pas moi), voyages en Corse ou aux Seychelles, mais c'est tout. A peu près personne ne m'a, à vrai dire, jamais invitée chez lui, tout juste quelques restos en groupe, le soir, à l'occasion d'une fête quelconque.


Il est vrai que ma position a toujours été "délicate" Je n'ai jamais été recrutée parce que j'avais postulé sur un poste mais toujours parce que le Directeur Général m'a fait venir et imposée. Ça ne facilite donc pas beaucoup les relations et inutile de dire qu'on se méfie de moi. "L’œil de Moscou", c'est évidemment l'un de mes premiers surnoms.


Je ne peux pas dire que je souffre beaucoup de cette situation. Au moins, je ne suis pas associée aux perpétuels déblatèrements, bavassages et rumeurs qui courent sur l'entreprise et sa direction : tout serait nul, la boîte serait gérée par des incapables et on courrait à la catastrophe. La preuve : on n'arriverait pas à assurer la paie à la fin de l'année. Ce catastrophisme ambiant est, en effet, le mode de fonctionnement de beaucoup de personnes qui y trouvent, à bon compte, un moyen de s'affirmer. Avoir des chefs nuls, ça permet de se sentir exister, d'avoir le sentiment d'être soi-même un "maître".


Je n'ose songer aux "horreurs" colportées sur mon compte mais, pour qu'elles ne prolifèrent pas trop, j'essaie du moins de me "tenir à carreaux", d'être la plus neutre possible. Tous les codes de l'entreprise, je les ai intégrés, de la tenue vestimentaire au langage. J'essaie de voir les choses crûment : dans la vie courante, la plupart des gens ont tendance à croire qu'ils sont universellement aimés. Mais le monde de l'entreprise a, au moins, le mérite de les ramener à cette réalité beaucoup moins aimable : on est aussi largement détestés qu'on est aimés, l'Amour/Haine ça fonctionne à plein.


J'ai quelques atouts. D'abord, les Finances, ça présente un grand avantage : presque personne n'y comprend rien. Il est donc facile "d'embobiner" les autres dans mes constructions. A moi de présenter mes affaires sous des abords chatoyants. J'ai d'ailleurs la réputation d'être une bonne acrobate. On m'embêtera sur des points de détail, un compte isolé (les frais de mission, réception, les salaires des dirigeants, les avantages en nature, la cantine, les crèches) mais jamais sur la stratégie d'ensemble et les équilibres des grandes masses.


Les "instances", il est assez facile de les éblouir, il suffit de flatter leur vanité propre. Les membres du Conseil d'Administration,  c'est une majorité de vieilles badernes, surtout des retraités trop heureux qu'on leur prête encore un peu d'attention. Alors il faut les flatter, leur faire croire à la pertinence de leurs avis. Les politiques, il faut, à chaque fois, leur donner l'occasion de ressasser leurs marottes même si c'est toujours hors de propos. Les personnalités qualifiées, elles n'ont de qualifié que le nom mais il faut faire comme si. Quant aux syndicats, ils sont entièrement prévisibles tant ils sont paresseux. Leurs militants ont choisi le syndicalisme pour avoir une vie peinarde dont la médiocrité est compensée par leur "aura" révolutionnaire. Leur discours, on le connaît d'avance, jamais on ne décollera d'affaires ponctuelles, mais il faut faire semblant de les écouter.


"Tu es horrible, tu es cynique, tu as vendu ton âme au Diable !" allez-vous me dire. C'est vrai que je n'ai pas l'esprit de groupe, d'équipe, de consensus, de convergence des objectifs. Le travail, ce n'est pas l'harmonie, on passe plutôt son temps à se bagarrer, à entretenir des conflits et à dénigrer, dégommer, ses collègues.


Foin d'idéalisme ! La liberté, c'est aussi la lucidité, c'est comprendre le monde dans le quel on vit. Et avoir l'esprit solidaire, ce n'est peut-être pas le fuir mais, plutôt, essayer de s'y adapter le moins mal possible pour faire œuvre utile. L'entreprise, on a beau jeu de la dénoncer : c'est nul sans doute, c'est abrutissant, avilissant. Mais savoir accepter le réel, ou du moins le prendre en compte, c'est aussi une formidable école de la vie.


Tableaux de Mondrian (1872-1944), Jacques Monory (1924-2018), Robert Motherwell (1915-1991), René Magritte (1898-1967), Jean-Michel Folon (1934-2005), Jean-Jacques Sempé (1932), Mariusz Krawczyk.

Curieusement, peu d'écrivains contemporains évoquent le monde du travail et de l'entreprise. Un contraste saisissant avec le 19 ème siècle (Balzac, Zola, Mirbeau). Est-ce à dire que les écrivains sont aujourd'hui oisifs ou que le roman social n'a plus la cote ?

Quelques exceptions toutefois : Eric Reinhardt,  Pierre Lamalatie, Michel Houellebecq. Je mentionnerai aussi le dessinateur André Franquin (1924-1997) et son indépassable Gaston Lagaffe.

Même si enfin ça n'a rien à voir, je ne puis résister au plaisir de retransmettre les explications fournies en Russie par les médias à propos de l'attentat contre Navalny. Il s'agit d'une tentative de déstabilisation. C'est probablement une provocation. Le Novitchok aurait été administré en Allemagne même (à l'instigation de Merkel ?). Ou bien Navalny se le serait administré lui-même (n'oublions pas qu'il est toxicomane). Édifiant non ? Malheureusement, beaucoup de gens, notamment à l'Ouest, croiront à ces fables.