samedi 29 octobre 2022

"L'effort pour rendre l'autre fou"


Les grandes discussions des soirées entre amis, surtout entre filles, ça porte largement, aujourd'hui, sur les agresseurs, les pervers narcissiques et puis tous ces manipulateurs qui cherchent à exercer une emprise sur les autres. On enchaîne évidemment avec cette véritable bouteille à l'encre qu'est la notion de consentement. 


On se prétend tous généralement des experts en la matière, on sait "lire" les gens, on est de fins psychologues sachant décrypter l'âme humaine. 


Peut-être mais je me méfie justement de ces gens pleins d'assurance. Ce serait vraiment trop simple si on pouvait distinguer aussi facilement les agresseurs et les victimes. Et d'ailleurs, est-ce qu'on est soi-même toujours une/un petit saint ? Tuer quelqu'un, on croit que ça relève de la simple violence physique. On oublie généralement qu'on peut tuer avec de simples paroles.


Est-ce qu'on ne s'acharne pas souvent, en toute bonne conscience et sous des dehors aimables, à déstabiliser son interlocuteur, à lui faire perdre confiance en  lui-même ? Est-ce qu'on n'est pas soi-même expert en paroles perverses et en manipulation ?


"Rendre l'autre fou est dans le pouvoir de chacun. L'enjeu en est le meurtre psychique de l'autre : qu'il ne puisse pas exister pour son compte, penser, sentir, désirer en se souvenant de lui-même et de ce qui lui revient en propre" (Pierre Fédida).


Ça commence souvent dès les premières années. On s'acharne souvent à répéter à un enfant qu'il ressemble à l'un de ses parents, qu'il est le portrait craché de son père, sa mère, un/une de ses oncles, de ses grands- parents etc... On va souvent jusqu'à lui donner le prénom d'un ascendant ou d'un frère ou une sœur morts prématurément. Ça m'a toujours effrayée. Comment peut-on parvenir à porter un tel poids ? Et moi donc, est-ce que je ne fais qu'héberger le fantôme d'un autre, est-ce que je n'ai pas d'identité propre ?

Et ça se reproduit ensuite à l'âge adulte, dans les relations de couple. "Tu es bien comme ton père, comme ta mère..." dit-on à son partenaire. Pire, on ajoute : "dans ta famille, il y a toujours eu une propension à la dépression mentale ou bien vous êtes tous des avares, des coincés, des égoïstes". C'est une manière déguisée de "raciser" l'autre en faisant dépendre son comportement d'une hérédité génétique. Ca n'est que le prolongement plus subtil  des remarques, certes anodines, qu'on me fait, parfois, concernant les Slaves, tous un peu dingues, alcooliques et dissimulés.

Et puis, on sait semer le trouble chez l'autre en entretenant chez lui le doute et l'inquiétude. A cette fin, on se montre d'humeur sans cesse changeante: tantôt charmant et attentionné, tantôt cassant et brutal.  Surtout, on insinue que ces revirements d'ambiance sont provoqués par l'attitude de l'autre. Le séducteur se transforme en inquisiteur. La victime se juge alors coupable, défaillante, et elle s'estime dans l'obligation de présenter des excuses: "je vais tâcher d'être davantage à l'écoute".


On franchit une nouvelle étape en dépréciant l'autre. Ça porte d'abord sur son apparence physique. Certes, on commence en évitant de s'exprimer trop directement mais on ne manque pas d'ironiser, sur un mode humoristique, sur les goûts vestimentaires douteux de son partenaire, sur ses quelques kilos en trop ou ses seins trop petits. 


Mais bien vite, on va plus loin. On commence à se montrer abject : "tu es moche, tu es conne et, pire, tu es nulle au lit". La violence de ces propos tient d'ailleurs moins aux qualificatifs employés qu'à "l'essentialisation" de la victime. 

Ce sont les dangers de l'emploi du verbe être : "Tu es bête, méchant, menteur ...", ce sont des phrases que l'on prononce tous chaque jour (les mères, en particulier, à l'attention de leurs enfants), mais ce sont les plus perverses qui soient car elles font passer une opinion personnelle pour une qualité constituante et intrinsèque de la personne. Le pire, c'est que ces affirmations ne sont jamais perçues de manière anodine par leur destinataire. Elles sont au contraire prises très au sérieux et rarement mises en doute, ce qui devient une source d'angoisse.


C'est une véritable perversion communicationnelle qui est renforcée, surtout dans les couples, quand on prétend savoir comment fonctionne l'autre ("Je te connais bien" lui répète-t-on à chaque fois) et qu'on se met à asséner un véritable diagnostic médical. On commence par dire : "Tu n'as pas l'air en forme, tu sembles fatiguée, dépressive". Et on conclut plus tard : "Tu es fou, malade mental", "Tu es un pervers narcissique", "Tu es un obsessionnel" etc.. C'est efficace parce que ces diagnostics troublent profondément la victime.


Et le processus arrive à son terme quand le bourreau (souvent une personne "normale", comme vous et moi) parvient à retourner entièrement une situation et à culpabiliser sa victime. De ses méfaits, c'est l'autre qui est coupable, qui en porte la responsabilité. Il me trompe effrontément, il passe son temps au café avec ses copains, il ne cherche pas de travail. Mais il trouve moyen de se justifier, ce n'est pas lui, c'est moi qui suis coupable parce que je ne m'intéresse plus à lui, je le néglige, je suis méprisante, je suis trop accaparée par mon boulot. Cette technique du retournement de la culpabilité est particulièrement efficace. Elle va même au-delà des relations de couple comme en témoignent les politiciens russes, des experts en la matière. Pour anéantir un adversaire, il faut lui transférer le fardeau de la culpabilité.

Finalement, on se rend compte que tuer n'est, certes, pas permis dans nos sociétés mais il existe, en fait, bien d'autres moyens que le meurtre  physique, des moyens qui, eux, bénéficient d'une totale impunité.


Images d'abord issues de Zeka Design puis de l'illustratrice russe, Marie Muravski.

Le  meurtre psychique de l'autre, c'est une question qui me taraude depuis longtemps : c'est tellement facile ! C'est pourquoi, j'essaie d'être, le plus possible, "neutre" vis-à-vis des autres, de ne jamais exprimer de jugement. Mais je constate que mon attitude est souvent jugée déconcertante.

Conseils de lecture :

- Harold SEARLES : "L'effort pour rendre l'autre fou". Un livre de référence, un grand livre, mais dont la lecture est ardue, s'adressant d'abord à des analystes.

- Robert NEUBURGER : "Les paroles perverses". Un livre (poche Payot) en revanche simple et clair dans lequel chacun trouvera des éléments de réflexion. 


samedi 22 octobre 2022

"Le pays de la littérature"

















L'actualité française, je m'en détourne de plus en plus. Dans les médias, on ne parle qu'inflation et retraites. Ça me soûle complétement parce qu'on s'en tient au ras des pâquerettes sans jamais chercher à fournir une analyse économique cohérente. Je vis donc mentalement plutôt en Ukraine et en Iran en ce moment. Ça me passionne et me préoccupe davantage. Mais, à cette période l'année, il y a quand même une actualité française qui me retient et continue de m'enthousiasmer: celle des Prix littéraires. Je trouve ça vraiment formidable cette flopée de Prix distribués et l'intérêt suscité en France. C'est toujours "Le pays de la littérature" (Pierre Lepape). Ça prouve que la Tiktokisation n'a pas encore complétement envahi les esprits.


Mais il est vrai que ça a débuté bizarrement cet automne avec l'attribution du Prix Nobel à Annie Ernaux. Quelle stupeur ! Annie Ernaux, une littérature de niveau mondial, primée avant Haruki Murakami, Ludmila Oulitskaïa, Joyce Carol Oates. Sans parler du défunt Philip Roth. Curieusement, c'est en France même que certains se demandent s'il n'y a pas erreur, mais on s'est alors empressé de politiser le débat: si vous n'aimez pas Annie Ernaux, c'est que vous êtes de droite.


J'ai toujours considéré que ses bouquins, c'était de l'anti-littérature absolue et la promotion de la bien-pensance morale et politique.

Un peu comme une écolière immature, elle n'a jamais parlé que d'elle: son père, sa mère, l'épicerie de son village normand, ses premiers émois, son avortement, ses amants, son hyper-marché. Cela sans aucune distance ni regard critique et surtout aucun humour. On a droit à toute sa petite vie, d'ailleurs sidérante de banalité, mais que l'on voudrait, à tout prix, magnifier. Une vie subie, enfermée dans un schématisme binaire : dominant/dominé, agresseur/victime. 


 C'est la fin du roman et de l'approche psychologique, on se limite à la pure description en faisant usage d'une écriture dont la "platitude" est revendiquée: une langue "simple et propre", une prose "cristalline", comme a précisé, sans ironie, le jury Nobel. C'est sûr que lire Annie Ernaux, ça ne "prend pas la tête" et qu'on pourra, sans risque de recours, la proposer en textes à commenter au baccalauréat. 


L'imaginaire, l'ouverture au possible, à l'ailleurs, à d'autres identités, on ne connaît pas, on est impitoyablement englués dans un réel étriqué. Celui d'une destinée particulière. L'universel ? Ca n'est pas le propos, on se complaît dans la génération des années 50/60, c'est déjà très daté. 

Mais la description rend-telle vraiment compte du réel ?  N'est-elle pas pareillement mensongère ? Je veux bien admettre que les rapports de classe gouvernent, en large partie, les relations humaines, mais ça ne confère pas une vertu automatique aux dominés. Woody Allen l'a bien montré dans son film "Match Point": les dominés sont aussi retors et manipulateurs que les dominants, il n'y a pas d'innocence préservée en eux. Les dominés "vertueux" d'Annie Ernaux", comme ceux d'Edouard Louis, sonnent pareillement faux.

Je pense que la littérature contemporaine française vaut beaucoup mieux qu'Annie Ernaux. Elle n'est pas cette peinture pleurnicharde et égocentrée de notre société sans aucune ouverture sur "l'ailleurs", tout ce qui nous déborde: l'imaginaire mais aussi ces démons qui nous assiègent et cette folie noire qui nous hante.


J'en veux pour preuve les quelques bouquins que j'ai lus cette automne :

- Grégoire Bouillier : "Le cœur ne cède pas". Un livre monstre, justement, de 900 pages. De pareils pavés, d'habitude je renonce à acheter d'autant que je ne connaissais pas l'auteur. Mais j'ai été troublée, presque fascinée, par l'histoire de cette femme qui, en 1985, s'est laissée mourir de faim chez elle pendant 45 jours en tenant le journal de son agonie. Son cadavre n'a été découvert que 10 mois plus tard. Qui était-elle ? Comment un être humain peut-il s'infliger- ou infliger au monde-une telle punition ? 


Annie Ernaux aurait bien sûr vu tout de suite dans cette histoire, un drame social, de la solitude et du capitalisme. Les responsables, les coupables de cette mort, ce serait finalement nous-mêmes.

Mais ce point de vue revient justement à exproprier la victime de son message, à lui refuser droit à l'expression. Grégoire Bouillier se lance alors dans une folle reconstitution de la vie de cette femme qui fut même un mannequin de Jacques Fath dans les années 40. Ça part un peu dans tous les sens, ça mêle l'histoire, la géographie, les réflexions littéraires et philosophiques mais c'est passionnant, ça montre bien la complexité de l'identité humaine, ses tours et ses détours, sa gloire et son ignominie.


Un grand livre, l'anti-Ernaux absolu, dont je reproduis le manifeste :

"Nous ne sommes pas forcés d'être ce que la société fait de nous. Nous ne sommes pas forcés de jouer le rôle qu'on nous oblige à jouer, comme y poussent tous ceux qui n'ont de cesse d'enfermer les êtres dans leur communauté d'origine, leur classe sociale, la couleur de peau, leur identité sexuelle, etc...au prétexte de les en libérer. Alors que ce n'est pas en revendiquant ses chaînes qu'on s'en libère. Ceux-là détestent la joie de vivre".


- Jérôme BONNETTO : "Le silence des carpes". Une idée insensée: partir en Moravie, une magnifique région de la République tchèque dont on ignorait absolument tout, avec pour seul indice une vieille photo, à la recherche d'une femme disparue depuis plus de 30 ans. Le voyage comme ouverture à l'autre et bouleversement de son identité propre, une manière de se rendre étranger à soi-même. Un livre très juste, empli de cet humour tchèque qu'a très bien saisi l'auteur.

- Polina PANASSENKO : "Tenir sa langue". Comment se tenir, se trouver, entre sa Russie natale et la France qui l'a accueillie au lendemain de la chute de l'URSS. Sans rien renier de l'une ou l'autre culture. C'est un véritable vertige auquel je suis, bien sûr, très sensible. Ça donne lieu à bien des incompréhensions mais c'est aussi une richesse. Être mono-culture, c'est quand même triste. Une écriture, des réflexions très pertinentes et originales.

- Sonia DEVILLERS: "Les exportés". Il s'agit plus d'un récit que d'un roman. Mais il offre une ouverture extraordinaire sur l'histoire de cette Europe qui a été traversée par le rideau de fer. C'est la Roumanie communiste qui est ici évoquée avec la terrible destinée des grands-parents de l'auteure, des Juifs échangés par le régime contre du bétail, des porcs, fournis par l'Occident. J'ai appris énormément de choses sur cette Roumanie longtemps considérée plus ouverte et indépendante que les autres pays communistes. Vraiment un excellent bouquin.


- Yannick HAENEL: "Le Trésorier-Payeur". Comment être anarchiste et travailler dans une banque ? Le bouquin m'intéressait a priori d'une part parce que Yannick Haenel fait partie des écrivains qui comptent aujourd'hui, d'autre part parce qu'il prétendait s'inspirer des réflexions de Georges Bataille sur "La notion de dépense" et "La part maudite". Une démarche intéressante et puis j'ai beaucoup aimé la description de la vie de province à Béthune. Malheureusement, l'auteur se vautre complétement parce qu'il connaît le monde de la banque comme moi le point de croix ou le tricot. En la matière, ses réflexions sont entièrement convenues et stéréotypées mais la démarche est peut-être à reprendre.

Images d'œuvres de l'artiste-sculpteur Jean-Michel OTHONIEL (né en 1964) qui avait fait l'objet d'une belle exposition, l'an dernier, au Petit Palais (les 4 premières images sont de moi-même. J'aime beaucoup, en particulier sa station de métro du Palais-Royal (11ème image), que je ne me lasse pas de contempler depuis la terrasse du café Nemours.

Outre les livres cités ci-dessus, je rappelle également les excellents bouquins de Lola Lafon (Quand tu écouteras cette chanson) et de Giulano da Empoli (Le Mage du Kremlin).

samedi 15 octobre 2022

Les voiles de la révolte

 

C'est vraiment l'époque du "Grand Bouleversement" : de toutes nos habitudes, nos certitudes, mentales, intellectuelles. On enchaîne trois grands "chocs" qu'on n'avait, à aucun moment, envisagés : une épidémie mondiale, la guerre en Ukraine et, maintenant, la révolte des femmes en Iran. 


C'est à la fois effrayant et porteur d'espoir. Je ne sais pas du tout comment les choses vont évoluer mais, dans le marais de mes inquiétudes, émergent quand même espoir et admiration. Espoirs d'une victoire de la démocratie et admiration devant le courage et l'héroïsme des Ukrainiens et maintenant des Iraniennes.


Du courage, il en faut énormément aux jeunes filles qui manifestent aujourd'hui en Iran. Parce que le régime est encore plus cruel et impitoyable, si c'est  possible, que le poutinisme. Manifester, c'est carrément risquer sa vie. Les Gardiens de la Révolution n'hésitent pas à tirer "dans le tas". Et leur boulot est complété par les Bassidjis qui errent à moto dans les rues et frappent, au hasard, à coups de couteau. Il semble d'ailleurs que le Guide Spirituel, Ali Khamenei, véritable détenteur du Pouvoir, ait envoyé quelques Bassidjis en Ukraine pour seconder l'armée russe. Si on n'est pas tué sur place, on peut se retrouver en prison, notamment la plus célèbre et la plus sinistre, celle d'Evin.


On en ressort rarement indemne, au mieux torturé mais souvent condamné à de lourdes peines, voire pendu. Après la Chine, l'Iran est le deuxième pays au monde pour le nombre d'exécutions (environ 400 chaque année, la majorité, toutefois, pour trafic de drogue). Ça se déroule généralement en public avec de sinistres grues transportées par camion. Comme cauchemar, il n'y a pas mieux.


L'Iran, j'ai souvent entendu vanter, en Occident, la belle Révolution Islamique. Un retour bienvenu de la spiritualité et une revanche des déshérités. Je ne vais pas développer sur le désastre économique et moral aujourd'hui patent. Je ne suis simplement pas sûre que les Iraniens aient vraiment voulu porter les religieux aux pouvoir. On l'a souvent oublié mais les premiers gouvernements post-révolution étaient initialement d'orientation sociale-démocrate : Bazargan puis Bani Sadr. 


Concernant ce dernier, il faut d'ailleurs rappeler que lorsqu'il a été élu, (dans le cadre d'élections, pour une unique fois, régulières), premier Président de l'Iran, en janvier 1980 (soit un an après la Révolution), le candidat des religieux n'a obtenu que 4% des voix. Simplement, les religieux ont rapidement monopolisé tous les centres décisionnels et étendu leur main de fer à l'ensemble de la société. Il y a eu un passage en force, un véritable coup d'Etat des religieux; la guerre contre l'Irak a même été une véritable "chance" pour eux: ils ont développé un culte délirant des martyrs qui leur a permis de légitimer et consolider leur emprise.


C'est comme ça qu'a débuté l'"Irano nox", la nuit iranienne (Marc Kravets). Mais depuis cette date, l'Iran a toujours été une véritable cocotte-minute, toujours prête à exploser. Le régime a ainsi, récemment, maintes fois vacillé (2009, 2017, 2019). Le pays vit en fait dans une schizophrénie complète. Pour survivre, la population est contrainte de vivre dans une duplicité, dissimulation, permanentes. Dans l'espace public, on fait semblant de se conformer à l'ordre social. Dans le privé, chez soi, à son domicile, on se déchaîne, on reçoit ses amis, on fait la fête, on drague, on boit, on fume des substances illicites. De l'ordre moral islamique, du régentement des mœurs, on se fiche complétement.


De quel droit suis-je aussi affirmative ? allez-vous me dire. Tu ne connais que les bourgeois de Téhéran, le peuple, tu l'ignores complétement. Oui et Non, il y a tout de même le contact avec la rue et là, curieusement, les gens s'y expriment assez librement et je n'ai jamais entendu quelqu'un soutenir le régime. Dans les foules tumultueuses, les bazars, les parcs, les taxis, les maisons de thé et autres lieux de rencontre, les Iraniens adorent parler, échanger, et ils ne se privent pas de raconter des horreurs. Ça m'a toujours étonnée cette liberté publique mais on m'a dit que c'était une espèce de soupape de sécurité: du moment que ce ne sont que des paroles... Mais les Iraniens disent bien qu'ils ont honte de leurs gouvernants, qu'ils se sentent humiliés par eux. 


Qu'on ne se méprenne donc pas sur les événements actuels : il ne s'agit pas d'aménager, réformer le système mais carrément de l'abattre et d'instaurer une véritable République. On peut ainsi le prédire sans grand risque de se tromper: le régime en place va bientôt s'écrouler; le problème, c'est qu'on ne sait pas exactement quand.


La grande, la magnifique surprise, c'est que l'insurrection vient aujourd'hui des femmes. Les Iraniennes, il faut justement en parler. Quand on débarque en Iran, elles sont un éblouissement. Belles, distinguées, apprêtées, elles n'ont rien à voir avec les sinistres corbeaux auxquels on s'attendait. Rien à voir non plus avec les féministes occidentales et autres suppôts de la théorie du genre. Elles n'ont pas la pudibonderie, devenue moderne, à afficher sa séduction à grands coups d'artifices (maquillage, ongles, bijoux, faux cils). Elles sont plutôt des "fashionistas" qui en font un peu trop. On remarque ainsi tout de suite dans les rues un grand nombre de jeunes filles arborant un sparadrap sur le nez: ce sont toutes celles, innombrables, qui viennent de subir une rhinoplastie, qui viennent de troquer, c'est la grande mode, leur nez persan contre un nez occidental.


Mais surtout, les femmes iraniennes, à la différence de leurs consœurs du Moyen-Orient, jouent un rôle très actif dans la société. Elles ne restent pas cloîtrées chez elles, on les voit partout, on se dit même que c'est un pays de femmes. Elles travaillent, elles conduisent, elles font les courses, elles répondent vertement à ceux qui les interpellent, elles participent aux réunions amicales. Elles n'ont vraiment rien de soumises. Surtout, elles sont éduquées, diplômées (plus même que les hommes). Enfin, il faut souligner une évolution majeure : alors que la population iranienne avait quasiment doublé du milieu des années 70 à la fin du 20ème siècle (de 25 à 70 millions d'habitants), depuis une vingtaine d'années, les Iraniennes ont quasiment cessé de faire des enfants. Leur taux de fécondité n'est plus que de 1,8, c'est-à-dire absolument comparable à celui de l'Europe.


Ce qu'il faut souligner, c'est que l'Iran est, en fait, un pays absolument moderne dans ses mentalités. Le décalage est ainsi devenu immense, insupportable, entre les mollahs corrompus et ignares qui accaparent le pouvoir et la masse des jeunes qui ne se sentent rien de commun avec ces affreux dinosaures et vivent carrément dans un autre monde. On peut en être sûrs: quand l'Iran sera débarrassé de son pouvoir religieux, il deviendra rapidement une grande puissance émergente grâce à ses techniciens, ses scientifiques, ses artistes, ses entrepreneurs. La remarquable réussite de tous les Iraniens contraints d'émigrer au cours de ces dernières décennies, notamment aux Etats-Unis, témoigne de leurs compétences et de leur ambition.


Je soulignerai enfin que les Iraniennes nous adressent un message important à nous Européens. De plus en plus, en effet, on semble ici considérer que le port d'un foulard ou d'un voile relève finalement de la simple liberté de choix vestimentaire. La façon dont les femmes s'habillent, ça ne doit pas être un sujet, on ne va pas légiférer là-dessus, dit-on souvent, notamment à gauche (Mélenchon, Sandrine Rousseau). Il faut être tolérant, compréhensif. Sauf que les Iraniennes nous disent exactement le contraire: le voile (rendu obligatoire, dès mars 1979, presque immédiatement après la Révolution), c'est la clé de l'oppression politique sous le couvert de la religion. Si les mollahs lâchent là-dessus, c'est tout le système qui s'écroulera. 


"La criminalisation de toute tenue non conforme commande la mise au pas de la société" (Philippe Bernard).

Images d'artistes iraniennes contemporaines : Marjane Strapi, Nazanin Pouyandeh, Shirin Neshat, Shirazeh Houshiary, Avish Khebrehzadeh, Parastou Forouhar.

J'ai surtout retenu Nazanin Pouyandeh dont l'œuvre énigmatique, dérangeante, se révèle d'une particulière actualité. Cette artiste iranienne s'est exilée à Paris dans les années 90, à la suite de l'assassinat de son père, à l'âge de 44 ans, par le régime. Elle ne craint vraiment pas de choquer (je n'ai retenu que des tableaux "décents") mais proclame sa liberté absolue d'expression. Elle est particulièrement engagée dans la lutte actuelle.

Je recommande aussi le compte Instagram (en lien sur mon blog), de la grande actrice iranienne que j'adore : Golshifteh Farahani.

Si vous vous intéressez à l'Iran contemporain, je vous recommande à nouveau et avec insistance: "La chouette aveugle" de Sadegh Hedayat, vraiment un des grands bouquins de la littérature mondiale.

C'est à compléter par Iradj Pezechkzad : "Mon oncle Napoléon".  

Ce sont les deux livres-clés de l'Iran du 20ème siècle. Tous les Iraniens ont lu et adorent (et moi aussi) ces deux bouquins.

Plus récents, les bouquins de :

- Nahal Tajadod (l'épouse du grand scénariste, metteur en scène, Jean-Claude Carrière) : "Les porteurs de lumière", "Passeport à l'iranienne", 

- Negar Djavadi : "Désorientale"

- Abnousse Shalmani: "Khomeiny, Sade et Moi", "Les exilés meurent aussi d'amour". J'adore la personnalité d'Abnousse Shalmani.

- Shusha Guppy: "Un jardin à Téhéran"

- "Amours persanes - Anthologie de nouvelles iraniennes contemporaines". Un livre paru l'an dernier chez Gallimard, un large panorama de la littérature persane moderne.


Enfin du cinéma 2022 : 

- Deux films qui font frémir : "La loi de Téhéran", de Saeed Roustayi,  "Les nuits de Mashad" de Ali Abbasi. 

- Un film poétique : "Hit the road" de Panah Panahi


samedi 8 octobre 2022

La société communiste idéale



C'est curieux, l'actualité littéraire de cet automne nous a réservé plein de livres consacrés à la natation et aux piscines. Est-ce que le prochain lauréat d'un Grand Prix se présentera en maillot de bain ?


Il y en a deux qui "émergent", si j'ose dire : "Journal de nage" de Chantal Thomas et "La ligne de nage" de la Nippo-Américaine Julie Otsuka. Mais on peut également mentionner : "La fille de la piscine" de Léa Touret, "Elle nage" de Mariane Apostolides et "Chlore" de Bruno Giroux. Sans oublier le "Guide des piscines parisiennes" de Colombe et Marine Schneck.


Ces dernières précisent que nager est le "meilleur médicament contre le chagrin, la fatigue, l'ennui". Presque un deuxième bureau qui aide à se concentrer, trouver des idées, se tenir droite.


On sait aussi que Byron, Maupassant, Flaubert et même Kafka adoraient la natation.

L'eau, ce serait une manière de se délivrer du poids de la terre et de ses soucis, de retrouver le liquide amniotique et fusionnel d'avant notre naissance. On parle aussi d'accès à la sensualité, de découverte-redécouverte de son corps, de véritable libération sexuelle. La natation comme expression du féminisme moderne.


Je ne suis pas entièrement convaincue par ces analyses un peu trop spiritualistes et épicuriennes à mon goût. Pour moi, la natation, ça n'est qu'un sport parmi d'autres, ce qui implique beaucoup de contraintes et de discipline. D'ailleurs, nager en mer ne m'intéresse pas, ma seule préoccupation c'est d'abattre des longueurs dans une piscine. Il s'agit de se tester soi-même, de composer avec un cadre formel imposé et rigide. Et de ce point de vue, la natation, je trouve ça souvent lancinant, exaspérant. Je suis rarement satisfaite de mes séances.


Et surtout, au-delà de la natation, ce qui m'intéresse, c'est la micro-société des piscines, le public qui les fréquente. J'y vais toujours en dehors des heures de fréquentation, aux aurores, et j'ai découvert que 90% des adeptes des piscines étaient, comme moi, des habitués. Des gens qui, systématiquement, viennent, chaque jour, à la même heure (de préférence à l'ouverture, la plus matinale et la plus désertée possible).


Ce qui est important, c'est la règle, l'habitude. Pour pouvoir se retrouver à heures fixes, pour former une petit groupe d'une vingtaine de personnes. Dès que quelqu'un est absent, on le remarque et il devra fournir une justification à son retour.


Ça peut sembler intrusif mais c'est aussi la manifestation d'une attention portée à l'autre. C'est peut-être pour ça que beaucoup de gens, socialement isolés, aiment fréquenter les piscines : des chômeurs, des personnes âgées, des étudiants, des artistes, des réfugiés, des femmes de ménage portugaises, des commerçants chinois. Et à l'autre extrémité,  des gens riches mais qui se sentent, eux aussi et de manière paradoxale, isolés. En fait, en dehors des heures de grande fréquentation, les piscines rassemblent beaucoup moins les classes moyennes que tous ceux qui se tiennent "en lisière" d'une société.


Et une grande partie du plaisir des piscines, ça n'est pas d'évaluer la performance sportive des autres. Tout le monde s'en fiche éperdument, à vrai dire, et un grand nageur se repère, de toute manière, moins facilement dans un bassin de 25 mètres. La véritable motivation, c'est, en fait, de bavasser brièvement ensemble. C'est facilité par l'effacement de toutes les distinctions sociales. On n'a que la qualité de son maillot et l'épaisseur de sa masse adipeuse pour se différencier mais c'est bien peu de choses. On est presque nus, réduits à l'état de silhouettes, plus ou moins belles, plus ou moins fines.


Un monde presque sans hiérarchie, voilà ce qu'est surtout, pour moi, une piscine. Une société débarrassée des poisons de l'envie et de la jalousie. Ça me rappelle un peu l'ambiance des blocs d'immeubles socialistes. C'était minable mais il y avait une égalité de tous les occupants (jeunes vieux, ouvriers, intellectuels) dans la misère économique. Du coup, tout le monde se fréquentait et échangeait, ne cessait de se parler et de se rendre visite, quel que soit son statut social. Ça n' a d'ailleurs pas encore complétement disparu dans le monde slave. C'est bien différent de la France où, pour d'autres raisons (le respect de la vie privée d'autrui), votre voisin ne vous rend qu'exceptionnellement visite.   


Il faut d'ailleurs rappeler une histoire étonnante. Durant l'ère communiste existait, en plein centre de Moscou, une grande piscine à ciel ouvert, la plus grande du monde disait bien sûr la propagande. Cette piscine, aux dimensions incroyables, avait été construite et ouverte (en 1960) en lieu et place de l'ancienne Cathédrale du Christ Sauveur dynamitée par Staline en 1930.  Les Moscovites y venaient régulièrement et s'y rencontraient même en plein hiver par moins 30°. L'une des premières décisions symboliques de Boris Eltsine, après la chute de l'URSS, a été de raser cette fichue piscine et de reconstruire la cathédrale du Christ Sauveur. Une piscine ou une Cathédrale, une communauté laïque ou une communauté religieuse, ça en dit long sur les hésitations des temps modernes.


Quoi qu'il en soit, tous ces bavardages dans les piscines, ça ne va jamais bien loin. Des petites histoires de la vie quotidienne, les maladies et indispositions, le dernier film vu, les vacances au bord de la mer, les repas familiaux. Et puis, comme partout, il y a plein de vantards et de mythomanes, quand ce ne sont pas des fous radicaux. Au total, tous ces échanges sont futiles et anodins mais sans doute pas inutiles.  Dans ce grand babillage, comme à mon habitude, j'écoute, j'observe mais je me tiens à peu près coite, je ne dis pas grand-chose et je n'ai pas non plus grand chose à dire. 


Ça peut apparaître bien décevant et c'est vrai qu'au final, je ne peux pas dire que j'ai fait, jusqu'alors, des rencontres renversantes mais ça me permet du moins de sortir de mon monde à moi, de mon identité sociale. Parce que c'est bien de ça dont il s'agit. Souvent, j'en ai marre qu'on me définisse uniquement par mon statut professionnel. 


Ça me gêne profondément et je trouve ça extraordinairement réducteur parce qu'au fond de moi, je me sens multiple et je ne me réduis pas à mon boulot. Les gens qui m'étonnent le plus, ce sont ceux qui se sentent sûrs de leur identité. Je les envie et les plains à la fois parce que je me dis que leur assurance n'est qu'une chape de béton jetée sur leurs angoisses. Je veux à tout prix échapper à ça et c'est ainsi que je retrouve à la piscine un plaisir primaire : celui de l'indifférenciation, de l'indistinction. Ce simple bonheur de ne pas avoir à répondre aux questions : "Que fais-tu, qui es-tu ?"


Images de David Hockney (photo de lui-même en 12), Leandro Erlich, Elizabeth Lennie, Lena Trydal, Jean-Robert Alcindor.

La 13 ème image est une photographie de la monstrueuse piscine soviétique de Moscou, tout près du Kremlin, ancien haut lieu de la société moscovite. On raconte que les dirigeants russes (Poutine, Brejnev, Khrouchtchev) sont généralement des adeptes de la natation. Poutine lui consacrerait une heure chaque jour. Ça ne me fait évidemment pas trop plaisir.

Les meilleurs livres sont probablement ceux de Julie Otsuka et de Chantal Thomas (mais je préfère "Souvenirs de la marée basse", consacré à sa mère qui était grande nageuse). J'ai bien aimé également "La tendresse du crawl" de Colombe Schneck (paru en 2019).