samedi 29 octobre 2022

"L'effort pour rendre l'autre fou"


Les grandes discussions des soirées entre amis, surtout entre filles, ça porte largement, aujourd'hui, sur les agresseurs, les pervers narcissiques et puis tous ces manipulateurs qui cherchent à exercer une emprise sur les autres. On enchaîne évidemment avec cette véritable bouteille à l'encre qu'est la notion de consentement. 


On se prétend tous généralement des experts en la matière, on sait "lire" les gens, on est de fins psychologues sachant décrypter l'âme humaine. 


Peut-être mais je me méfie justement de ces gens pleins d'assurance. Ce serait vraiment trop simple si on pouvait distinguer aussi facilement les agresseurs et les victimes. Et d'ailleurs, est-ce qu'on est soi-même toujours une/un petit saint ? Tuer quelqu'un, on croit que ça relève de la simple violence physique. On oublie généralement qu'on peut tuer avec de simples paroles.


Est-ce qu'on ne s'acharne pas souvent, en toute bonne conscience et sous des dehors aimables, à déstabiliser son interlocuteur, à lui faire perdre confiance en  lui-même ? Est-ce qu'on n'est pas soi-même expert en paroles perverses et en manipulation ?


"Rendre l'autre fou est dans le pouvoir de chacun. L'enjeu en est le meurtre psychique de l'autre : qu'il ne puisse pas exister pour son compte, penser, sentir, désirer en se souvenant de lui-même et de ce qui lui revient en propre" (Pierre Fédida).


Ça commence souvent dès les premières années. On s'acharne souvent à répéter à un enfant qu'il ressemble à l'un de ses parents, qu'il est le portrait craché de son père, sa mère, un/une de ses oncles, de ses grands- parents etc... On va souvent jusqu'à lui donner le prénom d'un ascendant ou d'un frère ou une sœur morts prématurément. Ça m'a toujours effrayée. Comment peut-on parvenir à porter un tel poids ? Et moi donc, est-ce que je ne fais qu'héberger le fantôme d'un autre, est-ce que je n'ai pas d'identité propre ?

Et ça se reproduit ensuite à l'âge adulte, dans les relations de couple. "Tu es bien comme ton père, comme ta mère..." dit-on à son partenaire. Pire, on ajoute : "dans ta famille, il y a toujours eu une propension à la dépression mentale ou bien vous êtes tous des avares, des coincés, des égoïstes". C'est une manière déguisée de "raciser" l'autre en faisant dépendre son comportement d'une hérédité génétique. Ca n'est que le prolongement plus subtil  des remarques, certes anodines, qu'on me fait, parfois, concernant les Slaves, tous un peu dingues, alcooliques et dissimulés.

Et puis, on sait semer le trouble chez l'autre en entretenant chez lui le doute et l'inquiétude. A cette fin, on se montre d'humeur sans cesse changeante: tantôt charmant et attentionné, tantôt cassant et brutal.  Surtout, on insinue que ces revirements d'ambiance sont provoqués par l'attitude de l'autre. Le séducteur se transforme en inquisiteur. La victime se juge alors coupable, défaillante, et elle s'estime dans l'obligation de présenter des excuses: "je vais tâcher d'être davantage à l'écoute".


On franchit une nouvelle étape en dépréciant l'autre. Ça porte d'abord sur son apparence physique. Certes, on commence en évitant de s'exprimer trop directement mais on ne manque pas d'ironiser, sur un mode humoristique, sur les goûts vestimentaires douteux de son partenaire, sur ses quelques kilos en trop ou ses seins trop petits. 


Mais bien vite, on va plus loin. On commence à se montrer abject : "tu es moche, tu es conne et, pire, tu es nulle au lit". La violence de ces propos tient d'ailleurs moins aux qualificatifs employés qu'à "l'essentialisation" de la victime. 

Ce sont les dangers de l'emploi du verbe être : "Tu es bête, méchant, menteur ...", ce sont des phrases que l'on prononce tous chaque jour (les mères, en particulier, à l'attention de leurs enfants), mais ce sont les plus perverses qui soient car elles font passer une opinion personnelle pour une qualité constituante et intrinsèque de la personne. Le pire, c'est que ces affirmations ne sont jamais perçues de manière anodine par leur destinataire. Elles sont au contraire prises très au sérieux et rarement mises en doute, ce qui devient une source d'angoisse.


C'est une véritable perversion communicationnelle qui est renforcée, surtout dans les couples, quand on prétend savoir comment fonctionne l'autre ("Je te connais bien" lui répète-t-on à chaque fois) et qu'on se met à asséner un véritable diagnostic médical. On commence par dire : "Tu n'as pas l'air en forme, tu sembles fatiguée, dépressive". Et on conclut plus tard : "Tu es fou, malade mental", "Tu es un pervers narcissique", "Tu es un obsessionnel" etc.. C'est efficace parce que ces diagnostics troublent profondément la victime.


Et le processus arrive à son terme quand le bourreau (souvent une personne "normale", comme vous et moi) parvient à retourner entièrement une situation et à culpabiliser sa victime. De ses méfaits, c'est l'autre qui est coupable, qui en porte la responsabilité. Il me trompe effrontément, il passe son temps au café avec ses copains, il ne cherche pas de travail. Mais il trouve moyen de se justifier, ce n'est pas lui, c'est moi qui suis coupable parce que je ne m'intéresse plus à lui, je le néglige, je suis méprisante, je suis trop accaparée par mon boulot. Cette technique du retournement de la culpabilité est particulièrement efficace. Elle va même au-delà des relations de couple comme en témoignent les politiciens russes, des experts en la matière. Pour anéantir un adversaire, il faut lui transférer le fardeau de la culpabilité.

Finalement, on se rend compte que tuer n'est, certes, pas permis dans nos sociétés mais il existe, en fait, bien d'autres moyens que le meurtre  physique, des moyens qui, eux, bénéficient d'une totale impunité.


Images d'abord issues de Zeka Design puis de l'illustratrice russe, Marie Muravski.

Le  meurtre psychique de l'autre, c'est une question qui me taraude depuis longtemps : c'est tellement facile ! C'est pourquoi, j'essaie d'être, le plus possible, "neutre" vis-à-vis des autres, de ne jamais exprimer de jugement. Mais je constate que mon attitude est souvent jugée déconcertante.

Conseils de lecture :

- Harold SEARLES : "L'effort pour rendre l'autre fou". Un livre de référence, un grand livre, mais dont la lecture est ardue, s'adressant d'abord à des analystes.

- Robert NEUBURGER : "Les paroles perverses". Un livre (poche Payot) en revanche simple et clair dans lequel chacun trouvera des éléments de réflexion. 


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