samedi 8 octobre 2022

La société communiste idéale



C'est curieux, l'actualité littéraire de cet automne nous a réservé plein de livres consacrés à la natation et aux piscines. Est-ce que le prochain lauréat d'un Grand Prix se présentera en maillot de bain ?


Il y en a deux qui "émergent", si j'ose dire : "Journal de nage" de Chantal Thomas et "La ligne de nage" de la Nippo-Américaine Julie Otsuka. Mais on peut également mentionner : "La fille de la piscine" de Léa Touret, "Elle nage" de Mariane Apostolides et "Chlore" de Bruno Giroux. Sans oublier le "Guide des piscines parisiennes" de Colombe et Marine Schneck.


Ces dernières précisent que nager est le "meilleur médicament contre le chagrin, la fatigue, l'ennui". Presque un deuxième bureau qui aide à se concentrer, trouver des idées, se tenir droite.


On sait aussi que Byron, Maupassant, Flaubert et même Kafka adoraient la natation.

L'eau, ce serait une manière de se délivrer du poids de la terre et de ses soucis, de retrouver le liquide amniotique et fusionnel d'avant notre naissance. On parle aussi d'accès à la sensualité, de découverte-redécouverte de son corps, de véritable libération sexuelle. La natation comme expression du féminisme moderne.


Je ne suis pas entièrement convaincue par ces analyses un peu trop spiritualistes et épicuriennes à mon goût. Pour moi, la natation, ça n'est qu'un sport parmi d'autres, ce qui implique beaucoup de contraintes et de discipline. D'ailleurs, nager en mer ne m'intéresse pas, ma seule préoccupation c'est d'abattre des longueurs dans une piscine. Il s'agit de se tester soi-même, de composer avec un cadre formel imposé et rigide. Et de ce point de vue, la natation, je trouve ça souvent lancinant, exaspérant. Je suis rarement satisfaite de mes séances.


Et surtout, au-delà de la natation, ce qui m'intéresse, c'est la micro-société des piscines, le public qui les fréquente. J'y vais toujours en dehors des heures de fréquentation, aux aurores, et j'ai découvert que 90% des adeptes des piscines étaient, comme moi, des habitués. Des gens qui, systématiquement, viennent, chaque jour, à la même heure (de préférence à l'ouverture, la plus matinale et la plus désertée possible).


Ce qui est important, c'est la règle, l'habitude. Pour pouvoir se retrouver à heures fixes, pour former une petit groupe d'une vingtaine de personnes. Dès que quelqu'un est absent, on le remarque et il devra fournir une justification à son retour.


Ça peut sembler intrusif mais c'est aussi la manifestation d'une attention portée à l'autre. C'est peut-être pour ça que beaucoup de gens, socialement isolés, aiment fréquenter les piscines : des chômeurs, des personnes âgées, des étudiants, des artistes, des réfugiés, des femmes de ménage portugaises, des commerçants chinois. Et à l'autre extrémité,  des gens riches mais qui se sentent, eux aussi et de manière paradoxale, isolés. En fait, en dehors des heures de grande fréquentation, les piscines rassemblent beaucoup moins les classes moyennes que tous ceux qui se tiennent "en lisière" d'une société.


Et une grande partie du plaisir des piscines, ça n'est pas d'évaluer la performance sportive des autres. Tout le monde s'en fiche éperdument, à vrai dire, et un grand nageur se repère, de toute manière, moins facilement dans un bassin de 25 mètres. La véritable motivation, c'est, en fait, de bavasser brièvement ensemble. C'est facilité par l'effacement de toutes les distinctions sociales. On n'a que la qualité de son maillot et l'épaisseur de sa masse adipeuse pour se différencier mais c'est bien peu de choses. On est presque nus, réduits à l'état de silhouettes, plus ou moins belles, plus ou moins fines.


Un monde presque sans hiérarchie, voilà ce qu'est surtout, pour moi, une piscine. Une société débarrassée des poisons de l'envie et de la jalousie. Ça me rappelle un peu l'ambiance des blocs d'immeubles socialistes. C'était minable mais il y avait une égalité de tous les occupants (jeunes vieux, ouvriers, intellectuels) dans la misère économique. Du coup, tout le monde se fréquentait et échangeait, ne cessait de se parler et de se rendre visite, quel que soit son statut social. Ça n' a d'ailleurs pas encore complétement disparu dans le monde slave. C'est bien différent de la France où, pour d'autres raisons (le respect de la vie privée d'autrui), votre voisin ne vous rend qu'exceptionnellement visite.   


Il faut d'ailleurs rappeler une histoire étonnante. Durant l'ère communiste existait, en plein centre de Moscou, une grande piscine à ciel ouvert, la plus grande du monde disait bien sûr la propagande. Cette piscine, aux dimensions incroyables, avait été construite et ouverte (en 1960) en lieu et place de l'ancienne Cathédrale du Christ Sauveur dynamitée par Staline en 1930.  Les Moscovites y venaient régulièrement et s'y rencontraient même en plein hiver par moins 30°. L'une des premières décisions symboliques de Boris Eltsine, après la chute de l'URSS, a été de raser cette fichue piscine et de reconstruire la cathédrale du Christ Sauveur. Une piscine ou une Cathédrale, une communauté laïque ou une communauté religieuse, ça en dit long sur les hésitations des temps modernes.


Quoi qu'il en soit, tous ces bavardages dans les piscines, ça ne va jamais bien loin. Des petites histoires de la vie quotidienne, les maladies et indispositions, le dernier film vu, les vacances au bord de la mer, les repas familiaux. Et puis, comme partout, il y a plein de vantards et de mythomanes, quand ce ne sont pas des fous radicaux. Au total, tous ces échanges sont futiles et anodins mais sans doute pas inutiles.  Dans ce grand babillage, comme à mon habitude, j'écoute, j'observe mais je me tiens à peu près coite, je ne dis pas grand-chose et je n'ai pas non plus grand chose à dire. 


Ça peut apparaître bien décevant et c'est vrai qu'au final, je ne peux pas dire que j'ai fait, jusqu'alors, des rencontres renversantes mais ça me permet du moins de sortir de mon monde à moi, de mon identité sociale. Parce que c'est bien de ça dont il s'agit. Souvent, j'en ai marre qu'on me définisse uniquement par mon statut professionnel. 


Ça me gêne profondément et je trouve ça extraordinairement réducteur parce qu'au fond de moi, je me sens multiple et je ne me réduis pas à mon boulot. Les gens qui m'étonnent le plus, ce sont ceux qui se sentent sûrs de leur identité. Je les envie et les plains à la fois parce que je me dis que leur assurance n'est qu'une chape de béton jetée sur leurs angoisses. Je veux à tout prix échapper à ça et c'est ainsi que je retrouve à la piscine un plaisir primaire : celui de l'indifférenciation, de l'indistinction. Ce simple bonheur de ne pas avoir à répondre aux questions : "Que fais-tu, qui es-tu ?"


Images de David Hockney (photo de lui-même en 12), Leandro Erlich, Elizabeth Lennie, Lena Trydal, Jean-Robert Alcindor.

La 13 ème image est une photographie de la monstrueuse piscine soviétique de Moscou, tout près du Kremlin, ancien haut lieu de la société moscovite. On raconte que les dirigeants russes (Poutine, Brejnev, Khrouchtchev) sont généralement des adeptes de la natation. Poutine lui consacrerait une heure chaque jour. Ça ne me fait évidemment pas trop plaisir.

Les meilleurs livres sont probablement ceux de Julie Otsuka et de Chantal Thomas (mais je préfère "Souvenirs de la marée basse", consacré à sa mère qui était grande nageuse). J'ai bien aimé également "La tendresse du crawl" de Colombe Schneck (paru en 2019).

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