samedi 31 août 2019

La PMA et la folie de l'enfant à tout prix



Les Français vont prochainement s'offrir un nouveau débat de société avec le projet d'extension aux femmes lesbiennes et aux femmes célibataires du recours à la P.M.A. (procréation médicalement assistée).

Ce sera sûrement animé avec, probablement, plein de manifs à la clé. Surtout, ce sera l'occasion de tracer, une nouvelle fois, une frontière entre "progressistes" et "réactionnaires".

Comme si les choses étaient aussi simples.


Moi, par exemple, je n'ai jamais bien compris ce que ça avait de progressiste de proclamer le droit au mariage pour tous (i.e. des couples homos/lesbos). J'ai toujours considéré que ce qui était révolutionnaire, c'était plutôt de refuser le mariage et de préférer l'errance amoureuse. Et puis la formule du mariage pour tous, elle est biaisée, elle ne s'ouvre pas à tout le monde contrairement à ce qu'on affirme, elle demeure extraordinairement sélective : quid du mariage avec un immigré sans papiers par exemple ? Ou du mariage entre frères et sœurs, voire entre enfants (moins de 18 ans)  ou entre enfants et adultes, ou encore entre gendre et belle-mère ? Et même la polygamie, unanimement perçue comme symbole d'archaïsme mais, dans la réalité, universellement pratiquée, sans le reconnaître, dans les sociétés occidentales. Quoi qu'on en dise, notre libéralisme a des limites : on pratique toujours des discriminations, c'est ce qui fonde l'ordre social.


La possibilité du recours à la PMA pour les couples de lesbiennes, ça ne m'apparaît donc pas bien révolutionnaire. Comme si les inverti(e)s (pour reprendre l'appellation proustienne) étaient appelés à la rescousse pour sauver une institution qui s'écroule "partout et de partout", celle de la famille. Il est vrai que les mecs sont exclus du nouveau dispositif, ce qui est illogique, mais on sait bien que ça peut-être contourné en se rendant aux U.S.A..


Je m'interroge toutefois sur ce besoin qu'ont les gays et les lesbiennes de se reproduire. C'est vrai que ça mettra sans doute en évidence que leur "déviance" n'est pas héréditaire. Mais tout de même... Je me dis souvent que ce qu'il y avait de fascinant dans l'homosexualité, c'était son caractère transgressif. C'était le frisson de l'interdit, les dangers de la clandestinité, qui pouvaient donner envie de s'y adonner. Mais aujourd'hui que l'homosexualité s'affiche au grand jour et revêt même tous les oripeaux de la vie petite bourgeoise, avec tout son kitsch et sa "culculterie", le mariage puis les gosses, j'ai l'impression que ça perd tout attrait. A tel point qu'on peut, peut-être, en annoncer l'inéluctable déclin.


"Pourquoi tu critiques ?" elle se moque, ma copine Daria. "En tant que vieille fille, tu vas pouvoir, toi aussi, en profiter".

"Pauvre idiote !" que je lui réponds. "Est-ce que j'ai une tête à m'encombrer d'un chiard ? Moi, je suis moderne et pragmatique, j'ai trouvé bien mieux. J'ai appris que je pouvais vendre mes ovules à une banque d'ovocytes américaine. Comme je suis pas trop moche et pas trop conne, je peux même en tirer un très bon prix, jusqu'à 25 000 dollars. C'est ça l'avenir ! Mais pas question pour moi, bien sûr, de faire, un jour connaissance avec les crétins que j'aurai pu générer."

Procréer sans rapport sexuel et en gagnant même de l'argent si on est bien foutu et avec un Q.I. potable. C'est vers ça qu'on se dirige avec le développement des nouvelles technologies de procréation mais ça ne semble encore inquiéter personne.


C'est tout de même bizarre cette obsession de nombreux couples, hétérosexuels et homosexuels, d'avoir un enfant, envers et contre tout. Pas de vie accomplie, réussie, sans un  têtard qui va vous casser les pieds pendant des décennies. J'avoue que j'ai du mal à comprendre et que ça me dépasse un peu.

C'est sûr qu'un gosse, c'est d'abord une manière d'accéder à une forme d'immortalité. Et puis, c' est aussi une façon de se positionner par rapport au modèle parental, soit en le répétant, soit en s'inscrivant contre (refus d'enfanter). Pour une femme, enfanter, c'est s'identifier à sa mère et recevoir un enfant de son père. Pour un homme, c'est retrouver l'amour porté à sa mère et évincer son père (ce qui explique que certains hommes n'ont jamais d'enfant par crainte du père avec lequel ils ne veulent pas entrer en rivalité).


Moi, je n'ai peut-être jamais réussi à m'identifier suffisamment à ma mère pour avoir envie d'enfanter. Et puis, un enfant, j'en trouve chaque jour l'équivalent dans ma vie professionnelle, avec ses réussites et ses échecs. [Quant à mon non-mariage, mon célibat, peut-être que je souhaite rester fidèle à un seul homme : mon père].

Mais je crois aussi qu'un enfant, ça va au-delà de ces considérations d'éternité et de filiation. Avec un enfant, on cherche à créer un double de soi-même mais en version améliorée. L'enfant, ce serait notre version idéale (notre surmoi freudien) débarrassée de tous ses défauts et de toutes ses turpitudes. L'enfant, il servirait finalement à évacuer notre sentiment de culpabilité. C'est pour ça qu'on se projette tant en lui, qu'on l'aime presque autant que soi-même mais qu'on en vient aussi à le détester, éventuellement, quand il nous déçoit.


De cet amour/haine vis-à-vis de nos enfants, j'ai eu une confirmation en lisant récemment une biographie de Marina Tsvetaeva, la grande poétesse russe (1892-1941). Elle a eu deux filles, Ariadna (Alia) et Irène. La première Ariadna se révèle, initialement, un petit génie précoce tandis que la seconde, Irène, souffre d'un retard dans son développement physique et même mental (elle parle à peine, elle est gauche et maladroite). Marina Tsvetaeva se met alors à aduler Ariadna, à l'aimer d'un amour total et exclusif. Elle en vient même à rejeter Irène et à la délaisser au point qu'elle la laisse mourir de faim dans un pensionnat durant la Révolution bolchevique. Marina Tsvetaeva n'ira même pas à l'enterrement mais éprouvera une immense culpabilité. Et l'histoire sera encore plus cruelle puisque Ariadna ne confirmera pas ensuite ses dispositions initiales et rejettera même sa mère.


Je trouve cette histoire terrible et exemplaire : que la grande Tsvetaeva ait pu se comporter ainsi ! Ça prouve bien qu'il y a dans l'amour maternel quelque chose de trouble et de peut-être malsain. A travers ses enfants, c'est soi-même que l'on aime et déteste à la fois. La mère criminelle, c'est simplement une mère suicidaire et ça concerne en fait presque toutes les femmes qui sont, on le sait bien, d'éternelles dépressives.

Et puis, il y a autre chose qui me dérange beaucoup dans la maternité. C'est qu'on se met à croire très fort à la biologie. On est convaincus que nos gènes sont porteurs pas seulement de notre apparence physique mais aussi de notre caractère, de nos inclinations, de nos capacités intellectuelles à tel point qu'on se retrouverait presque entièrement dans nos ancêtres. C'est une vision que je déteste : j'espère bien que je ne ressemble pas à mes parents et grands-parents et que, si j'avais des enfants, ils ne me ressembleraient pas.  Mon arbre généalogique, je n'en ai rien à fiche ! D'ailleurs,  l'Histoire a bien montré à quelles funestes dérives peut conduire semblable conviction.


Néanmoins, notre  époque, quand elle évoque la famille, valorise de plus en plus les liens du sang. Il est ainsi particulièrement significatif que le Projet de Loi Bioéthique qui inclut l'ouverture de la PMA à toutes les femmes (mariées, célibataires, hétérosexuelles, lesbiennes) prévoit que les enfants nés d'un don de sperme puissent accéder, à leur majorité, à l'identité et à une typologie physique du donneur. En conséquence, pour donner son sperme en France, un homme devra obligatoirement accepter que son identité puisse être un jour révélée à l'enfant né de ce don, s'il le souhaite.

La P.M.A., c'était pourtant l'occasion de bazarder ces fables des liens du sang et de la "vérité biologique" des origines. On ressort de vieilles foutaises parce qu'on sait bien que ce n'est pas le sang qui établit l'identité. C'est la parole, le récit, l'histoire individuelle qui construisent peu à peu l'identité humaine. Ce n'est qu'une affaire d'élaboration psychique et ça n'a rien à voir avec le sang ou les gènes.


Mais peut-être que ça n'a plus d'importance; peut-être que le combat pour la préservation de l'anonymat des donneurs, pour la sauvegarde des aléas de la procréation, pour le refus de la programmation des humains, est d'ores et déjà perdu. Parce qu'il faut bien le dire, ce projet de Loi français sur la P.M.A., il est d'ores et déjà obsolète, dépassé. En Inde, aux États-Unis, les banques de sperme et d'ovocytes travaillent déjà sur la fabrication d'enfants modèles et d'enfants à la carte. On peut choisir les donneurs en fonction de ses caractéristiques physiques, on peut s'assurer du niveau de son Q.I.. On peut aussi, d'ores et déjà, choisir le sexe de son enfant et bientôt on pourra s'assurer qu'il n'est porteur d'aucune tare physique ou génétique. Les tarifs sont clairement affichés (ça n'est même pas très cher), un grand business mondial se met en place pour répondre à la folie moderne d'enfant à tout prix et il est ouvert à tout le monde y compris aux Français.


On n'en est pas toujours conscients mais on vient de rentrer dans une nouvelle ère en biologie: enfants à 3 parents biologiques, fabrication de sperme in vitro, modifications génétiques avant réimplantation de l'embryon. On devient des "démiurges", capables de fabriquer de la vie et des enfants modèles. Le bouleversement scientifique devient un bouleversement de notre vision de la procréation : non seulement on n'aura plus besoin de passer sous la couette pour se reproduire mais, en plus, on va pouvoir présélectionner les vies qui valent d'être vécues... Et ça, c'est une question autrement plus grave que le réchauffement climatique...

Tableaux d'Elka LEONARD, jeune artiste française qui commence à rencontrer un certain succès, notamment aux USA.

Il n'existe pas encore de grand roman consacré aux déboires et angoisses d'enfants nés de la P.M.A. mais nul doute que ça deviendra le thème favori des best-sellers à venir. Il faut toutefois rappeler le caractère prophétique du livre d'Orwell : "1984". Il prévoyait que les enfants devraient être procréés et sélectionnés par insémination artificielle. Quant à l'instinct sexuel, il serait extirpé.

Au cinéma, je recommande particulièrement : "Une fille facile" de Rebecca Zlotowski. Rapports de classe et relations érotiques.

samedi 24 août 2019

La Grande Ourse telle qu'en elle-même















Emmanuel Macron vient de recevoir Vladimir Poutine au Fort de Brégançon.

Cette initiative a reçu, en règle générale, l'approbation de la classe politique et des journalistes spécialisés.

Tous les "experts" autoproclamés le serinent : il faut parler avec la Russie, il faut dialoguer avec elle, chercher des points d'accord.

Ce n'est évidemment pas mon point de vue mais je pense qu'on s'en doutait.


J'en étais d'autant plus convaincue en observant Poutine qui, ce lundi, était, comme souvent, "avachi" dans son fauteuil. Sa manière de signifier à son interlocuteur : "Cause toujours".

Recevoir Poutine aurait pu avoir une signification si la Russie avait fait, au cours de ces derniers mois, quelques progrès, si elle avait effectué quelques esquisses de conciliation, si elle avait témoigné d'une lueur d'esprit d'ouverture.

Mais on a assisté à l'exact contraire avec une multiplication des actes d'agression et d'intimidation.

















Emmanuel Macron a parlé d'"incompréhensions" entre la Russie et la France. Incompréhensions ! Comme si on était dans le registre de l'interprétation philosophique.

Il me semble tout de même qu'il existe d'abord quelques faits incontournables qui ne réclament pas beaucoup d'exégèse : la Russie a ouvert, il y a un an, un pont gigantesque reliant directement la Crimée à la Russie; elle détient abusivement le cinéaste de Simferopol (Crimée), Oleg Sensov, ainsi que, depuis l'automne dernier, 24 marins ukrainiens interpellés dans le détroit de Kertch. Contre toute évidence et les conclusions d'une commission internationale, elle nie farouchement sa responsabilité dans le crash, en juillet 2014, du vol 17 de la Malaysia Airlines qui a fait 298 morts principalement Néerlandais. Enfin, depuis le printemps dernier, la Russie distribue allègrement les passeports russes pas seulement aux habitants des Républiques de Lougansk et de Donetsk mais à tous les Ukrainiens.


Je ne parle que d'événements récents concernant le respect du Droit International (l'affaire Skripal et les manifestations pour des élections locales libres relevant plutôt de questions intérieures). Chacun d'eux justifierait un durcissement des sanctions, du reste bien légères, prises à l'encontre de la Russie. Mais ça n'effleure évidemment l'esprit de personne. Il est même quasiment acquis que la Russie réintégrera prochainement le G8.


Imaginez pourtant, M. Macron, que la Suisse, soudainement soucieuse d'agrandir son territoire, accorde généreusement la nationalité suisse à tous les habitants du Jura et de la Savoie qui en feraient la demande. Elle financerait en outre plusieurs autoroutes et trains à grande vitesse facilitant les liaisons entre la Suisse et les régions concernées. Accessoirement, elle jetterait en prison le cinéaste Jean-Luc Godard et l'écrivain Roland Jaccard, coupables de sympathies pro-françaises. Pareilles initiatives rencontreraient, j'en suis sûre, un grand succès auprès des Savoyards et des Jurassiens. Mais vous ne parleriez peut-être pas alors, M. Macron, d'"incompréhensions" entre la Suisse et la France. Vous vous rappelleriez probablement qu'il existe un Droit International qu'on ne peut bafouer impunément.


Les propos les plus surréalistes ont été tenus quand Emmanuel Macron a évoqué la Russie comme "grande puissance des Lumières" qui aurait "sa place dans l'Europe des valeurs aux quelles nous croyons". C'est tout de même le comble de la flagornerie parce que "les Lumières", elles ont certes été illustrées en Russie par quelques écrivains et artistes mais certainement pas par ses dirigeants politiques, hormis peut-être, épisodiquement, par Catherine la Grande (mais elle était Allemande).

Surtout, la "philosophie des Lumières", Vladimir Poutine s'en moque éperdument, lui qui ne cesse de dénigrer la démocratie occidentale et d'annoncer la faillite du système libéral. Surtout, il n'a aucune sympathie ni attitude amicale envers l'Europe. L'Europe, il ne rêve que de son éclatement et de sa division ! Il ne veut surtout pas avoir à traiter avec un partenaire fort et uni, il veut pour seuls interlocuteurs des états-nations faibles et dépendants. La destruction de l'Europe, c'est le but de la Russie et c'est à cette fin qu'elle soutient aveuglément tous les groupes violents et sécessionnistes, notamment ceux d'extrême-droite (Le Front National et les gilets jaunes en France, Salvini en Italie, Orban en Hongrie etc...). De même, si la Russie est aujourd'hui dans les meilleurs termes avec l'Iran et la Turquie, ce n'est bien sûr pas par amitié nouvelle (c'étaient deux grands ennemis héréditaires). C'est une simple manœuvre de déstabilisation de l'Europe et de l'OTAN.


Discuter avec la Russie, ça ne peut être qu'un dialogue de sourds. Le seul langage que comprenne Poutine, c'est celui de la force.  Évidemment, pour l'exercer il faut savoir jouer de séduction mais ça n'est pas bien difficile pour la Russie qui dispose des immenses ressources financières procurées par ses matières premières.




Et tout cet argent, ce "pognon de dingue" qui se déverse sur la Russie, Poutine est disposé à l'utiliser, en presque totalité, pour réaliser ses ambitions de politique étrangère, surtout en Europe. C'est même sa priorité. Qu'importe le développement économique réel du pays. La Russie, c'est un pays comme l'Arabie Saoudite qui entretient une économie de la rente et de la consommation. Tant pis donc s'il y a plein de zones de sous-développement, l'important, c'est d'afficher des vitrines comme Moscou et Saint-Pétersbourg avec des magasins rutilants et des berlines haut de gamme. L'important, surtout, c'est qu'on fasse peur et qu'on nous respecte. Tant pis si on est pauvres.


Avant de faire des risettes à Poutine, avant de manifester à son égard un empressement servile qui conforte la Russie dans ses positions agressives et la replace, sans aucune contrepartie, sur l'échiquier mondial, il conviendrait peut-être de s'informer sur ce qui se passe réellement en Russie.

Ce qui se passe ? Pour en avoir une idée, il faut se mettre à l'écoute des médias russes. C'est bien sûr difficile pour des francophones mais ils peuvent en avoir une idée en consultant les sites, facilement accessibles sur Internet, de "Sputnik France" et de RT France (ancienne "Russia today"). C'est absolument insupportable à lire et écouter, ce n'est qu'un étalage de propagande grossière et mensongère mais c'est vrai que, comme on dit, "plus c'est gros, mieux ça passe". La tradition russe du grand mensonge ne cesse de perdurer, c'est grotesque et affligeant.


C'est un formidable retour plusieurs décennies en arrière, presque la résurgence de la  vieille idéologie stalinienne débarrassée toutefois de ses délires économiques.

Poutine s'est appliqué à construire, durant tout son règne, une véritable mythologie de la Russie reposant sur un nationalisme exacerbé avec cette idée d'une singularité et d'une supériorité du peuple russe. Il serait porteur d'une plus grande spiritualité, plus détaché des possessions matérielles; c'est ce cliché et cette bêtise de "l'âme russe" exploités par tous les réactionnaires et tenants de "la  Grande Russie" mais aussi par nombre de "russophiles" à l'Ouest. Quelle rigolade ! Tous ceux qui ont croisé des touristes russes à Paris ou sur la Côte d'Azur ont pu se rendre compte que la spiritualité ne les étouffait pas trop.


Ça s'accompagne d'un complotisme généralisé avec cette conviction que l'Occident en veut à la Russie et travaille, dans le secret, à sa perte. On construit l'identité nationale dans une logique d'affrontement.

C'est cela le plus grave : la plupart des Russes sont ainsi convaincus qu'"on ne les aime pas". Le saviez-vous ?  beaucoup de Russes hésitent à faire, aujourd'hui, du tourisme en Europe ou aux États-Unis, ils ont peur d'y être agressés. De même absolument tout le monde est persuadé que l'Ouest a des projets militaires dirigés contre la Russie, d'encerclement d'abord, de conquête ensuite.


J'ai beau leur dire que les Russes, on n'y prête, à l'Ouest, pas plus d'attention qu'à d'autres (sauf peut-être à la plastique des filles) et qu'il n'entre certainement pas dans les projets des armées de l'OTAN de défiler prochainement sur la Place Rouge, je ne convaincs personne et je vexe même tout le monde. La réaction, c'est d'ailleurs : "vous ne nous aimez pas ? Et bien, nous non plus".

Le problème de ces convictions absurdes, c'est qu'elles sont difficiles à éradiquer. Surtout, elles risquent fort de donner lieu aux "prophéties auto-réalisatrices".


Et c'est justement exactement ce qui se passe. On assiste aujourd'hui à une militarisation générale de la Russie, matérielle et morale :

- matérielle d'abord avec une explosion du budget militaire. On vient ces derniers jours de découvrir, à l'occasion de l'accident près de Severodvinsk, que la Russie travaillait sur une arme imparable, un missile à propulsion nucléaire. A qui est-il destiné ? Il est programmé, rien que ça, pour atteindre les "centres de décision" occidentaux.


- morale et spirituelle ensuite. On n'arrête pas d'exalter le passé militaire glorieux de la Russie et surtout la "Grande Guerre Patriotique" contre le nazisme. La célébration du 75 ème anniversaire de la victoire, l'an prochain, va donner lieu à des cérémonies grandioses. Ça pourrait être considéré comme anecdotique si ça ne s'accompagnait pas d'une réécriture complète de l'Histoire. Celle-ci est tout de même beaucoup moins glorieuse qu'il n'est affirmé et le 9 mai 1945 n'a sûrement pas été une victoire de la liberté et de la démocratie. On le sait aujourd'hui (cf les travaux de Timothy Snyder), la période comprise entre 1933 et 1945 n'a pas tellement été celle d'un affrontement entre Hitler et Staline. Elle a surtout été celle d'un "meurtre politique de masse" (14 millions de civils), avec terreur nationale et nettoyages ethniques, commis conjointement par l'Allemagne nazie et l'Union Soviétique. C'est une réalité beaucoup plus dérangeante à la quelle Emmanuel Macron ferait bien de réfléchir avant de se rendre, comme il l'a annoncé, aux cérémonies du 75 ème anniversaire.

- Photographie d'une Femen protestant contre la venue de Poutine à Milan. On se ressemble pas mal même si ce n'est bien sûr pas ma tenue habituelle.

- Tableau de Laza Lissitzky (1890-1941) peintre de l'avant-garde russe ("bats les Blancs avec le triangle rouge")

- Affiche de Dmitri Stachievich Moor. Octobre 1917 6 Octobre 1920 Vive Octobre rouge à travers le monde

- Affiche polonaise des années 20 étonnamment prophétique: "la Liberté bolchevique". C'est Trotsky, peint en rouge, qui en est le personnage central.

- Autres affiches de Dmitri Stachievich Moor. "Sois sur tes gardes" et "Prépare toi à résister à la réaction croissante".

- Affiches de Nesterova : "Papa, tue les Allemands" et "A l'aide".

- Deux affiches de  Dmitri Stachievich Moor. La seconde, celle d'une fusée, est d'une étonnante actualité : "un cadeau rouge à un maître blanc".

- Deux tableaux d'Ilya Repine (1844-1930) peintre célébrissime, traduisant ce que l'on appelle l'âme russe. Le premier tableau surtout (Onéguine) représente indirectement la mort de Pouchkine en duel. Il a été tué par un rival amoureux français, tous les Russes savent cela. Le second tableau est celui d'Ivan le Terrible qui vient de tuer son fils. Celui-ci aussi fait partie de la mythologie russe.

- A contrario de ces critiques virulentes, j'ai voulu terminer avec deux images de la Russie que j'aime.  Le chat noir "Béhémoth",  le chat le plus célèbre de Russie, bavard et buveur de vodka. Un énorme chat très méchant et maléfique, une espèce de Belzébuth qui hante le roman de Boulgakov: "Le maître et Marguerite". Si vous allez un jour à Moscou, il faut absolument que vous visitiez l'appartement de Boulgakov. Vous y ferez connaissance avec "Béhémoth". Si j'avais un chat, je l'appellerais évidemment "Béhémot" et il représenterait une autre Russie.

Enfin, il y a sur la Russie et son actualité politique, une littérature surabondante. Je ne partage pas l'admiration qu'ont les Français pour Hélène Carrère d'Encausse : plus insipide et plus lénifiant, il n'y a pas. Je recommande en revanche deux livres qui viennent tout juste de sortir :

- Galia Ackerman : "Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine". Voilà quelqu'un qui sait de quoi elle parle.

- Ben Macintyre: "L'espion et le traître". Dès que vous aurez ouvert ce livre, vous ne parviendrez pas à le lâcher. C'est un formidable roman d'espionnage mais ce n'est pas un roman, c'est le récit de l'histoire véridique d'Oleg Gordievsky, colonel du KGB qui a trahi son pays pour l'Angleterre dans les années 80. Le livre démonte admirablement toute la machinerie du KGB (qui employait tout de même 1 million de personnes du temps de l'URSS). C'est très intéressant parce que ça éclaire le mode de fonctionnement actuel d'un autre colonel du KGB qui, visiblement, n'a rien oublié : Vladimir Poutine

samedi 17 août 2019

Fantômes familiaux


Il y a incontestablement, pour moi, deux catégories de personnes :

- celles qui vivent entourées d'une famille plus ou moins nombreuse. Je conçois que ça puisse être réconfortant, sécurisant, mais aussi abêtissant.

- celles qui, comme moi, sont des loups solitaires. Le soir de Noël, je n'ai même pas de poisson rouge ou de chat, juste les souris de mon jardin, pour partager les restes de la bûche et des langoustines.

Ces situations opposées ne résultent bien sûr pas d'un choix. C'est le destin de chaque individu qui en décide.
























Ce qui est sûr, c'est que les mentalités de chaque camp sont radicalement différentes. Les "sans famille" ne voient pas du tout le monde de la même manière que ceux qui sont "entourés". Leur rapport à la mort, à la vie, n'est pas du tout le même.

Je sais ainsi que je suis une fille plutôt pas drôle et plutôt dure et que la compassion, l'apitoiement, le sentimentalisme, ne sont pas mes premières qualités. Mais c'est sans doute parce que je me sens "en première ligne", dans le champ de tir, et que je ne peux compter que sur moi.


Mais je crois aussi que c'est une force : j'ai le sentiment d'une plus grande lucidité; quant aux conventions, aux bonnes pensées, aux idées doucereuses, je n'en ai rien à fiche.

Et puis les familles, c'est aussi extraordinairement compliqué. C'est un effroyable sac d'amour certainement mais aussi de petites haines, de conflits interminables, d'envies, de désirs inavouables, de jalousies. Il y a tous ces aspects rances et vomitifs. Être débarrassé de ça, c'est pas mal non plus.


Mais on en a jamais fini non plus avec les familles. Les morts ne cessent jamais de nous accompagner durant notre vie; toujours, ils viennent nous hanter.

La nuit, je rêve souvent ainsi de mes parents. Ils sortent du cimetière, ils sont recouverts de sang, ils titubent. "Quelle tête de linotte tu peux être" qu'ils me disent. "Tu n'as même pas fait attention, tu t'es empressée de faire fermer notre cercueil alors qu'on était encore en vie". Quant à ma sœur, elle est en hardes avec les vêtements déchirés d'une prostituée et elle vient m'accabler, comme autrefois, de reproches.

 
La vérité, c'est qu'on se sent continuellement coupables de la mort de ses proches même si on n'y est évidemment pour rien. C'est pour ça que je demeure sensible à cette coutume slave (surtout à Noël) de mettre, à table, un couvert supplémentaire pour un éventuel visiteur. Le visiteur, c'est évidemment un défunt qui revient. Ou bien alors on va au cimetière avec de la nourriture et de la boisson (évidemment de la vodka) et on partage un repas avec les morts (je précise quand même que je n'ose pas faire ça en France).


Ce qui m'ennuie le plus, c'est qu'en mourant précocement mes parents n'ont jamais su ce qu'on était devenues ma sœur et moi, comment on s'en était tirées  malgré tout, comment on avait réussi à faire notre trou à l'Ouest. Parce qu'on leur a donné toutes les bonnes raisons de s'inquiéter gravement. Plus dévergondées, plus insolentes que nous, il n'y avait sûrement pas. La différence, c'est que je cultivais l'arrogance et ma sœur, la "lose" et la marginalité. On a fait les 400 coups, il ne nous arrivait que d'invraisemblables histoires et puis on était carrément sadiques, de terribles manipulatrices.


Je me dis souvent que mes parents, on leur a ôté le goût de vivre, ma sœur et moi. Supporter des dingues comme nous, méchantes en plus de ça, c'était sûrement extrêmement déprimant.

C'est mon père qui s'en est allé le premier, balayé tout jeune par un cancer du poumon. L'énigme absolue pour moi c'est qu'il ne nous a rien dit de sa maladie et qu'il n' a suivi aucun traitement. Un comble pour un médecin ! Il s'est contenté de mourir un soir brusquement et tragiquement. Je me dis qu'il fallait qu'il soit vraiment lassé de la vie pour s'abandonner ainsi à la mort. Quelquefois aussi, je me rassure en me disant qu'il savait bien qu'au-delà d'un certain stade, il était à peu près inutile de traiter un cancer.


Ma mère l'a suivi,  avec quelques années de décalage, à la suite d'un A.V.C. ; mais elle a été emportée dans une longue démence qui nous a rapidement privées d'échanges et de contact avec elle. Le problème, c'est que ce sont de ces années très pénibles dont on se souvient le plus quand on pense à elle : ma mère, je la vois toujours comme un légume bredouillant des paroles énigmatiques.

Le cancer du poumon,  l'A.V.C., voilà bien deux maladies typiquement slaves, consécutives bien sûr, à la mauvaise hygiène de vie dans les pays de l'Est. On meurt très jeune en Russie, il faut le rappeler.

Pour un tableau complet, il ne manquait que la folie.



Ma sœur s'est chargé de l'exécuter. En matière de déviance, elle était vraiment experte. Elle était à la fois  mon négatif (moi pragmatique, terre à terre; elle, bohème, artiste) et mon double : son exemple m'a, en fait, dissuadée de moi-même sombrer. Elle voulait travailler dans le mannequinat, devenir comédienne ou peintre. C'est des foutaises, du rêve, de l'illusion, je lui disais. T'es qu'une conne, petite bourgeoise, qu'elle me répondait. Elle détestait mon côté sentencieux et haïssait probablement ma relative réussite. Je n'ai pas pu l'empêcher de se perdre dans les addictions de toutes sortes. Quand elle est morte, en mars 2015, c'était comme si on m'avait arraché toute mon enfance. Et puis, on parlait entre nous une langue unique au monde faite d'un ahurissant mélange de russe, de polonais, de persan, de français. Nous seules, sans doute, pouvions nous comprendre. Aujourd'hui, je ne connais plus personne capable de comprendre intégralement ce que je dis.


Je m'arrête...

"T'es bien pleurnicharde aujourd'hui" vous allez me dire. Tu dénonces sans cesse l'esprit victimaire mais tu te présentes aussi comme une malheureuse.

Je ne crois pas, à vrai dire, avoir traversé davantage d'épreuves que les autres.

D'ailleurs, toutes les familles abritent une folie soigneusement dissimulée. On est simplement plus ou moins capables de reconnaître ça.

 Je pense même être aujourd'hui une privilégiée et avoir une vie plutôt agréable. Mais je ne peux m'empêcher de m'interroger sur tous les points de bifurcation d'une existence. Ma conviction, c'est que, presque comme tout le monde, j'aurais pu être quelqu'un de radicalement autre. Cela n'a tenu finalement qu'à quelques accidents du destin.

La première photo (Musée Guimet, Paris) est de moi-même. La dernière image est de l'illustrateur Raul Colon.

Je n'aime pas beaucoup les romans familiaux. Les traumatismes, je ne crois d'ailleurs pas que ce soient eux qui forgent notre personnalité. J'ai cependant découvert, l'an dernier, Vanessa Schneider, la journaliste du "Monde" et fille du psychanalyste. J'ai été fascinée par trois de ses livres :

- "Tâche de ne pas devenir folle"
- "La mère de ma mère"
- "Tu t'appelais Maria Schneider"

Les deux premiers se trouvent en poche.

Au cinéma, je recommande évidemment le film de Tarantino : "Once upon a time...in Hollywood".

samedi 10 août 2019

"Free to run"


Je crois que je n'en ai pas beaucoup parlé mais le sport a toujours occupé une place  significative dans ma vie. J'aime le sport mais j'en déteste aussi nombre de ses aspects, ses prétentions morales surtout.

Et puis j'aime le vrai sport, c'est-à-dire la course à pied, le cyclisme, la natation.

Les autres disciplines, ça ne m'a jamais vraiment intéressée et je suis même carrément nulle. Surtout les trucs de filles, toutes ces niaiseries que sont la gymnastique, les sauts, les lancers, le volley, l'aérobic, le yoga et tous les sports de glisse (ski alpin ou nautique, planche à voile). Quant aux trucs de mecs, le football, le rugby, la boxe, le handball, le tennis, je n'ai jamais compris à quoi ça rimait puisque  leur efficacité cardio-vasculaire est à peu près voisine de zéro. Tout ça, c'est du loisir, de la détente, de la distraction mais pas du sport. Ça réclame de l'adresse mais c'est tout.


J'ai eu de la chance ! A 12-13 ans, il s'est révélé que je courais plus vite qu'à peu près tout le monde ( filles et garçons réunis), du moins sur les moyennes et longues distances.

A tout juste 17 ans, j'ai ainsi réussi à passer nettement la barre des 3 minutes au kilomètre, soit une vitesse de plus de 20 kilomètres/heure. Ça permettait d'entretenir des espoirs et ça m'a fait presque autant plaisir que le baccalauréat que j'ai obtenu quelques semaines plus tard. Je pense que ça explique aussi que les garçons ne m'embêtaient pas trop à l'époque. Quant aux filles françaises, elles se moquaient plutôt de moi et médisaient sur "ces athlètes de l'Est". Mais c'est vrai qu'à l'époque, j'en rajoutais sans doute dans la provocation et l'originalité à tout prix.


Après le baccalauréat, je me suis lancée, peu à peu, dans la compétition. J'adorais les courses sur route, du 10 kilomètres au marathon. Croyez-moi, galoper dans une ville libre de circulation,  au sein d'un groupe de tête, en sachant qu'il y a tout un peloton derrière vous, c'est extrêmement jouissif : le sentiment de l'animal rapide, aérien, qui sème ses poursuivants mais qui pourchasse aussi ceux qui le précèdent. Ce sont sans doute des émotions très primaires, très brutes, celles du chasseur et du chassé, de la meute et de la proie, mais très intenses.


Sur ce point, je voudrais d'abord tordre le cou à une idée reçue : courir n'a rien d'héroïque ni de surhumain, même s'il s'agit d'un marathon. Surtout, ça n'a aucune vertu d'exemplarité, je n'en ai jamais rien eu à fiche.

Avec le sport aujourd'hui, on n'arrête pas de faire de la morale et j'ai personnellement ça en horreur. Toute cette éthique sportive à deux balles, diffusée par les médias, de la glorification de la souffrance ou du "quand on veut, on peut". Tous ces jeunes, ces icônes sportives, qui s'en seraient sortis grâce au sport, grâce à leur efforts, ça me débecte profondément. Ça pue le christianisme racorni et ça n'a jamais fonctionné comme ça pour moi : le sport n'a jamais été une souffrance, une punition ou un chemin de croix mais un pur plaisir.

Dans nos sociétés dites de consommation, le sport fait l'objet d'une immense  propagande et de tentatives multiples de récupération. L'idéal, ce serait une société de sportifs et de gens sains. Rien que des gens bâtis sur le modèle des joueurs de l'équipe de France de football par exemple. Au secours, fuyons ! C'est un projet totalitaire inquiétant qui m'apparaît une vaste escroquerie parce que le sport, en lui-même, n'a aucune valeur, aucune vertu morales. Il n'a pas d'autre message que le plaisir.


Je déteste ainsi tous ceux qui s'érigent en modèles, se vantent de leurs "exploits" sportifs, notamment sur marathon. Ils me font bien rigoler et d'ailleurs les temps qu'ils ont réalisés sont souvent ridicules, sans signification sportive (au-delà de 40 minutes sur 10 kilomètres, 1 heure 25 mns sur semi et 3 heures sur marathon, c'est de la promenade, il faut avoir l'honnêteté de le dire).

De toutes manières, quoi qu'on en pense, quoi qu'on en dise, c'est le corps qui dicte sa loi même si on rêve tous de s'affranchir de ses limites, même si on aimerait être débarrassés de sa pesanteur. L'idéal sportif rejoint souvent l'idéal anorexique: ne plus avoir de corps ou plutôt le maîtriser entièrement. Mais le corps se venge bien vite de ce fantasme de toute puissance : la volonté, le mental, le dépassement de soi n'y peuvent rien; jamais on ne peut aller au-delà de ses propres capacités physiques, jamais on ne courra plus vite qu'on ne le peut. Il n'y a aucune morale là-dedans.


Si on parvient à admettre ça, à se conformer à cette prosaïque réalité, il suffit donc, dans une course de longue distance, de trouver son bon rythme et de le maintenir tout au long de l'épreuve. On se transforme alors en une espèce d'"Easy Rider", de grosse cylindrée qui vrombit tranquillement sur son couple en contemplant le paysage. L'impératif absolu, c'est de ne jamais s'emballer, ne jamais se mettre dans le rouge; ça devient presque une ascèse dans la recherche de la bonne dose, du bon tempo, mais c'est pour cette raison que la couse à pied, ce n'est pas le calvaire qui est souvent décrit.


Malheureusement ou heureusement pour moi, je n'ai pas réussi à confirmer mes dispositions initiales. Il m'a toujours manqué un "poil" ou un cheveu pour atteindre un niveau national. J'ai toujours terminé bien classée mais je n'ai jamais rien gagné. Ça m'a fait rager mais, avec le recul, je me dis que c'est mieux ainsi, c'est une  leçon d'humilité, un bon antidote à la mégalomanie. Le grand sportif n'a, de toutes manières, pas de grands mérites. Il est surtout favorisé, à la base, par certaines qualités et dispositions génétiques. Le sport, c'est, en fait, ce qu'il y a de plus inégalitaire : si on est moyen au départ, on restera toute sa vie moyen, quels que soient les efforts engagés. C'est injuste ! Pourtant, les grands sportifs sont ceux qui reçoivent les plus nombreux témoignages d'admiration.


Mais si je vous parle aujourd'hui de course à pied, ce n'est quand même pas pour frimer et me vanter de mes performances. D'ailleurs, je n'ai eu aucun mérite, juste un petit talent.

C'est d'abord pour souligner que se lancer dans l'aventure de la compétition sportive, ce n'est pas anodin. Ça suppose un certain état d'esprit : il faut quand même être un peu fêlé, avoir un grain de folie. J'ai tout de même pu côtoyer quelques champions et championnes et ils étaient tous animés par une espèce de démence. Parce qu'il faut quand même supporter la charge de l'entraînement : la course à pied, c'est au minimum 100 kms hebdomadaires et ça ne rapporte rien financièrement.

Pour y arriver, il faut porter en soi le sentiment de sa différence, se dire qu'on n'est pas comme les autres. En fait, il faut avoir une mentalité de rebelle, ne pas se préoccuper des contraintes et convenances, se dire qu'on est au-dessus de ça. A l'époque, ça correspondait entièrement à mon état d'esprit. En plus, j'aimais bien l'état d'esprit des coureurs à pied. Il n'y a pas de jalousie, rivalité, entre eux. Sans doute parce que la hiérarchie s'y établit de manière absolue, incontestable : jamais un coureur moyen ne battra un champion.


Enfin, je voudrais élargir les choses, aller au-delà de mon histoire personnelle. Avec le développement incroyable de la course à pied au cours de ces dernières décennies, on vient d'assister à un bouleversement important de nos sociétés mais qui a été à peine remarqué et a suscité très peu d'analyses.

On s'est en effet complétement habitués, aujourd'hui, à croiser, dans les rues, des milliers de joggeurs ou à assister à d'innombrables marathons rassemblant des dizaines de milliers de concurrents. Personne n'y fait plus attention ni ne remarque que, parmi les coureurs, les femmes deviennent majoritaires (il est vrai que rien ne vaut le jogging pour entretenir sa minceur). Mais c'est un fait incontestable : la course à pied est devenue, de très loin, le sport le plus pratiqué au monde : 9 millions de runners ou joggeurs, rien qu'en France ! C'est un événement majeur, me semble-t-il : l'homme redécouvre tout à coup qu'il sait aussi courir alors que son modèle, au cours des siècles précédents, était celui du bourgeois bedonnant assis.


Le phénomène est pourtant très récent. Les premiers joggeurs ne sont, paraît-il, apparus qu'au milieu des années 70, aux Etats-Unis d'abord puis en Europe de l'Ouest. Mais à l'époque, on était montrés du doigt, considérés comme des farfelus, des hurluberlus et des marginaux. Il était même interdit aux femmes de participer à un marathon.

Les premiers joggeurs étaient en fait animés d'un esprit de contestation et porteurs d'une véritable contre-culture. Courir, c'était d'abord un acte militant qui affirmait la liberté de courir (qui était réprimée sans qu'on s'en rende compte) partout et à tout moment (en dehors des stades). Mais c'était aussi la liberté pour tous, hommes et femmes, jeunes et vieux.

"Free to run", ça a toujours été pour moi l'affirmation d'une dissidence et d'une liberté. Être un coureur à pied, ce n'est pas être un héros, c'est être un rebelle.

Images principalement d'Alexandre Deïneka (1899-1969), l'un des peintres officiels du régime soviétique qui a largement promu le culte du corps.

Le dernier tableau est de Kuzma Petrov-Vodkin (1878-1939).

On a pu voir les œuvres de ces deux peintres à l'occasion de la récente exposition Rouge au Grand-Palais.

Je recommande par ailleurs vivement le film "Free to run" de Pierre Morath qui retrace bien l'émergence récente du running comme mouvement de contre-culture.

Sinon, il n'y a aucun film, aucun livre consacrés à la course à pied qui me plaise. Ce ne sont que des récits édifiants et moralisateurs : c'est ça que je déteste.