samedi 10 août 2019

"Free to run"


Je crois que je n'en ai pas beaucoup parlé mais le sport a toujours occupé une place  significative dans ma vie. J'aime le sport mais j'en déteste aussi nombre de ses aspects, ses prétentions morales surtout.

Et puis j'aime le vrai sport, c'est-à-dire la course à pied, le cyclisme, la natation.

Les autres disciplines, ça ne m'a jamais vraiment intéressée et je suis même carrément nulle. Surtout les trucs de filles, toutes ces niaiseries que sont la gymnastique, les sauts, les lancers, le volley, l'aérobic, le yoga et tous les sports de glisse (ski alpin ou nautique, planche à voile). Quant aux trucs de mecs, le football, le rugby, la boxe, le handball, le tennis, je n'ai jamais compris à quoi ça rimait puisque  leur efficacité cardio-vasculaire est à peu près voisine de zéro. Tout ça, c'est du loisir, de la détente, de la distraction mais pas du sport. Ça réclame de l'adresse mais c'est tout.


J'ai eu de la chance ! A 12-13 ans, il s'est révélé que je courais plus vite qu'à peu près tout le monde ( filles et garçons réunis), du moins sur les moyennes et longues distances.

A tout juste 17 ans, j'ai ainsi réussi à passer nettement la barre des 3 minutes au kilomètre, soit une vitesse de plus de 20 kilomètres/heure. Ça permettait d'entretenir des espoirs et ça m'a fait presque autant plaisir que le baccalauréat que j'ai obtenu quelques semaines plus tard. Je pense que ça explique aussi que les garçons ne m'embêtaient pas trop à l'époque. Quant aux filles françaises, elles se moquaient plutôt de moi et médisaient sur "ces athlètes de l'Est". Mais c'est vrai qu'à l'époque, j'en rajoutais sans doute dans la provocation et l'originalité à tout prix.


Après le baccalauréat, je me suis lancée, peu à peu, dans la compétition. J'adorais les courses sur route, du 10 kilomètres au marathon. Croyez-moi, galoper dans une ville libre de circulation,  au sein d'un groupe de tête, en sachant qu'il y a tout un peloton derrière vous, c'est extrêmement jouissif : le sentiment de l'animal rapide, aérien, qui sème ses poursuivants mais qui pourchasse aussi ceux qui le précèdent. Ce sont sans doute des émotions très primaires, très brutes, celles du chasseur et du chassé, de la meute et de la proie, mais très intenses.


Sur ce point, je voudrais d'abord tordre le cou à une idée reçue : courir n'a rien d'héroïque ni de surhumain, même s'il s'agit d'un marathon. Surtout, ça n'a aucune vertu d'exemplarité, je n'en ai jamais rien eu à fiche.

Avec le sport aujourd'hui, on n'arrête pas de faire de la morale et j'ai personnellement ça en horreur. Toute cette éthique sportive à deux balles, diffusée par les médias, de la glorification de la souffrance ou du "quand on veut, on peut". Tous ces jeunes, ces icônes sportives, qui s'en seraient sortis grâce au sport, grâce à leur efforts, ça me débecte profondément. Ça pue le christianisme racorni et ça n'a jamais fonctionné comme ça pour moi : le sport n'a jamais été une souffrance, une punition ou un chemin de croix mais un pur plaisir.

Dans nos sociétés dites de consommation, le sport fait l'objet d'une immense  propagande et de tentatives multiples de récupération. L'idéal, ce serait une société de sportifs et de gens sains. Rien que des gens bâtis sur le modèle des joueurs de l'équipe de France de football par exemple. Au secours, fuyons ! C'est un projet totalitaire inquiétant qui m'apparaît une vaste escroquerie parce que le sport, en lui-même, n'a aucune valeur, aucune vertu morales. Il n'a pas d'autre message que le plaisir.


Je déteste ainsi tous ceux qui s'érigent en modèles, se vantent de leurs "exploits" sportifs, notamment sur marathon. Ils me font bien rigoler et d'ailleurs les temps qu'ils ont réalisés sont souvent ridicules, sans signification sportive (au-delà de 40 minutes sur 10 kilomètres, 1 heure 25 mns sur semi et 3 heures sur marathon, c'est de la promenade, il faut avoir l'honnêteté de le dire).

De toutes manières, quoi qu'on en pense, quoi qu'on en dise, c'est le corps qui dicte sa loi même si on rêve tous de s'affranchir de ses limites, même si on aimerait être débarrassés de sa pesanteur. L'idéal sportif rejoint souvent l'idéal anorexique: ne plus avoir de corps ou plutôt le maîtriser entièrement. Mais le corps se venge bien vite de ce fantasme de toute puissance : la volonté, le mental, le dépassement de soi n'y peuvent rien; jamais on ne peut aller au-delà de ses propres capacités physiques, jamais on ne courra plus vite qu'on ne le peut. Il n'y a aucune morale là-dedans.


Si on parvient à admettre ça, à se conformer à cette prosaïque réalité, il suffit donc, dans une course de longue distance, de trouver son bon rythme et de le maintenir tout au long de l'épreuve. On se transforme alors en une espèce d'"Easy Rider", de grosse cylindrée qui vrombit tranquillement sur son couple en contemplant le paysage. L'impératif absolu, c'est de ne jamais s'emballer, ne jamais se mettre dans le rouge; ça devient presque une ascèse dans la recherche de la bonne dose, du bon tempo, mais c'est pour cette raison que la couse à pied, ce n'est pas le calvaire qui est souvent décrit.


Malheureusement ou heureusement pour moi, je n'ai pas réussi à confirmer mes dispositions initiales. Il m'a toujours manqué un "poil" ou un cheveu pour atteindre un niveau national. J'ai toujours terminé bien classée mais je n'ai jamais rien gagné. Ça m'a fait rager mais, avec le recul, je me dis que c'est mieux ainsi, c'est une  leçon d'humilité, un bon antidote à la mégalomanie. Le grand sportif n'a, de toutes manières, pas de grands mérites. Il est surtout favorisé, à la base, par certaines qualités et dispositions génétiques. Le sport, c'est, en fait, ce qu'il y a de plus inégalitaire : si on est moyen au départ, on restera toute sa vie moyen, quels que soient les efforts engagés. C'est injuste ! Pourtant, les grands sportifs sont ceux qui reçoivent les plus nombreux témoignages d'admiration.


Mais si je vous parle aujourd'hui de course à pied, ce n'est quand même pas pour frimer et me vanter de mes performances. D'ailleurs, je n'ai eu aucun mérite, juste un petit talent.

C'est d'abord pour souligner que se lancer dans l'aventure de la compétition sportive, ce n'est pas anodin. Ça suppose un certain état d'esprit : il faut quand même être un peu fêlé, avoir un grain de folie. J'ai tout de même pu côtoyer quelques champions et championnes et ils étaient tous animés par une espèce de démence. Parce qu'il faut quand même supporter la charge de l'entraînement : la course à pied, c'est au minimum 100 kms hebdomadaires et ça ne rapporte rien financièrement.

Pour y arriver, il faut porter en soi le sentiment de sa différence, se dire qu'on n'est pas comme les autres. En fait, il faut avoir une mentalité de rebelle, ne pas se préoccuper des contraintes et convenances, se dire qu'on est au-dessus de ça. A l'époque, ça correspondait entièrement à mon état d'esprit. En plus, j'aimais bien l'état d'esprit des coureurs à pied. Il n'y a pas de jalousie, rivalité, entre eux. Sans doute parce que la hiérarchie s'y établit de manière absolue, incontestable : jamais un coureur moyen ne battra un champion.


Enfin, je voudrais élargir les choses, aller au-delà de mon histoire personnelle. Avec le développement incroyable de la course à pied au cours de ces dernières décennies, on vient d'assister à un bouleversement important de nos sociétés mais qui a été à peine remarqué et a suscité très peu d'analyses.

On s'est en effet complétement habitués, aujourd'hui, à croiser, dans les rues, des milliers de joggeurs ou à assister à d'innombrables marathons rassemblant des dizaines de milliers de concurrents. Personne n'y fait plus attention ni ne remarque que, parmi les coureurs, les femmes deviennent majoritaires (il est vrai que rien ne vaut le jogging pour entretenir sa minceur). Mais c'est un fait incontestable : la course à pied est devenue, de très loin, le sport le plus pratiqué au monde : 9 millions de runners ou joggeurs, rien qu'en France ! C'est un événement majeur, me semble-t-il : l'homme redécouvre tout à coup qu'il sait aussi courir alors que son modèle, au cours des siècles précédents, était celui du bourgeois bedonnant assis.


Le phénomène est pourtant très récent. Les premiers joggeurs ne sont, paraît-il, apparus qu'au milieu des années 70, aux Etats-Unis d'abord puis en Europe de l'Ouest. Mais à l'époque, on était montrés du doigt, considérés comme des farfelus, des hurluberlus et des marginaux. Il était même interdit aux femmes de participer à un marathon.

Les premiers joggeurs étaient en fait animés d'un esprit de contestation et porteurs d'une véritable contre-culture. Courir, c'était d'abord un acte militant qui affirmait la liberté de courir (qui était réprimée sans qu'on s'en rende compte) partout et à tout moment (en dehors des stades). Mais c'était aussi la liberté pour tous, hommes et femmes, jeunes et vieux.

"Free to run", ça a toujours été pour moi l'affirmation d'une dissidence et d'une liberté. Être un coureur à pied, ce n'est pas être un héros, c'est être un rebelle.

Images principalement d'Alexandre Deïneka (1899-1969), l'un des peintres officiels du régime soviétique qui a largement promu le culte du corps.

Le dernier tableau est de Kuzma Petrov-Vodkin (1878-1939).

On a pu voir les œuvres de ces deux peintres à l'occasion de la récente exposition Rouge au Grand-Palais.

Je recommande par ailleurs vivement le film "Free to run" de Pierre Morath qui retrace bien l'émergence récente du running comme mouvement de contre-culture.

Sinon, il n'y a aucun film, aucun livre consacrés à la course à pied qui me plaise. Ce ne sont que des récits édifiants et moralisateurs : c'est ça que je déteste.
 

6 commentaires:

Richard a dit…

Malheureusement ou heureusement...une leçon d'humilité...et un antidote à la mégalomanie...

Bien le bonjour madame Carmilla.

Lorsque les souvenirs remontent du passé entre les bons et mauvais coups du destin, surgit une lucidité salvatrice dans la compréhension de notre nature qui nous échappent souvent lors de nos premières impressions. La lucidité nous atteint avec l'expérience, du moins pour certains d'entre nous. Un échec passé peut se révéler dans le futur un constat de vérité. Nos limitations, que jadis nous détestions, s’enserrent dans une nouvelle perspective. Ce que nous n'avons pas atteint ou réussit ne se résume plus dans le constat d'échec mais dans un échappatoire, un bifurcation involontaire, ce qui nous porte à penser : Que les objectifs fixés, souvent irréalisables, qui nous apparaissaient comme des échecs nous transformèrent au point de nous ramener dans notre véritable réalité sous forme d'une échappée bel. Partout, dans tous les domaines, nos limites s'imposent à nous. À vingt ans, en pleine inconscience, nous fonçons comme des dingues souvent en mettant en danger notre santé et notre vie. Être volontaire jusqu'à la démence peut s'avérer fatal autant physiquement que mentalement. Nous imaginons souvent qu'en poussant l'entraînement à l'extrême nous atteindront les nirvanas que nous désirons. Ceci vaut pour tous les domaines de nos existences, surtout le travail et particulièrement physique. Un sentiment d'invulnérabilité nous habitent. Chez-nous jadis, on vénérait l'endurance jusqu'à l'épuisement. Lorsque je regarde certain des types avec qui j'étais en compétition et que je les observe aujourd'hui, clopiner à l'aide d'une canne, dans mon silence coupable, je pense que la chance et le hasard favorisèrent ma plénitude et ma longévité. Me revient à l'esprit cet homme fort physiquement qui abattait, ébranchait, tronçonnait, trois cordes de sapin-épinette quotidiennement de quoi remplir au bout de six jours de travail, un camion remorque avec dix-huit cordes. Personne ne pouvait concurrencer ce champion. Aujourd'hui, il se déplace justement avec une canne. Champion un jour, pas champion toujours. La gloire demeure toujours très éphémère. Pudiquement, il évite d'évoquer cette époque, retour dans la modestie.
Se rendre compte comme vous le faites aujourd'hui Carmilla, de vos limites qui vous faisait rager jadis, et de nous faire partager votre expérience en toute conscience, à de quoi nous séduire. Oui, je trouve cela honnête et séduisant dans le genre d'une belle maturité. Ce qui n'est pas toujours donné.


Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

L'un des problèmes du sport est qu'il génère souvent de véritables comportements addictifs.

J'ai connu ça surtout chez des sportifs de niveau moyen qui espéraient s'améliorer en s'entraînant comme des fous, jusqu'à 150 kilomètres d'entraînement par semaine.

Ou alors qui participent à des épreuves "démentes" : des courses de 100 kms, des trails. La grande mode, c'est aujourd'hui le triathlon.

Ces coureurs espèrent qu'en allongeant démesurément les distances, ils seront meilleurs. Il n'en est évidemment rien et d'ailleurs les vrais champions se gardent bien de s'aligner dans de pareilles épreuves.

On a évidemment toujours tendance à penser qu'on peut dépasser ses limites, qu'on peut devenir un champion. C'est une dangereuse illusion. Le corps se déconnecte lui-même dès qu'il entre en surrégime.

J'en suis d'ailleurs moi-même victime puisque j'ai maintenant un problème à un genou qui ne me permet plus de faire de compétition. Je le regrette beaucoup.

Savoir limiter sa volonté de puissance est évidemment nécessaire.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Comment vous vous débrouillez aujourd'hui avec votre genou ? Est-ce que vous êtes encore capable de courir juste pour le plaisir ? Est-ce que simplement marcher vous pose des problèmes ? Est-ce douloureux tout le temps ?

Effectivement le corps se déconnecte autant physiquement que mentalement. Rendu dans ces états, ce n'est plus de la vertu mais du vice.

Le désir de puissance c'est un puissant stimulant que l'on ne parvient pas à maîtriser.

Qu'est-ce qu'une bonne et sage maturité ?

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il n'est pas dans mes habitudes d'évoquer mes petits "bobos".

Disons donc que je souffre simplement d'une arthrose traumatique consécutive moins à la course à pied qu'à une malencontreuse intervention chirurgicale.

C'est modéré et ça n'évolue pas mais ça se fait sentir dès que je suis debout.

J'ai appris à vivre avec ça. De toute manière, la rhumatologie est une discipline presque toujours impuissante. La vie est une maladie à coup sûr mortelle.

Il faut savoir ne pas s'illusionner et accepter le caractère irréversible du cours de la vie. Cela aussi, c'est un apprentissage de la sagesse.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Personne n'aime parler de ces petits (bobos) comme vous dite, mais c'est le cheminement de plusieurs humains sur terre, du particulier à l'universel. La pleine santé, la forme physique maximale et rutilante, ça n'existe pas. Que dire de la forme mentale ?

Je revois mon grand-père Adonaï qui peinait à marcher avec ses rhumatismes en fin de vie. Il en avait souffert pendant la majeure partie de son existence. La génétique c'est une véritable loterie, son père n'avait jamais souffert de rhumatisme, pas plus que son fils et encore moins moi.

Ça me fait bien rire aujourd'hui lorsqu'on parle de sport et de forme physique lorsque je regarde les travailleurs de force, surtout à l'époque où on marchait beaucoup. Adonaï en automne passait ses semaines derrière sa charrue à tenir les manchons et diriger ses chevaux. Il fallait le faire, marcher derrière cette charrue. Puis l'hiver c'était le bûchage. Et ainsi de suite année après année. Le printemps était la saison la plus dure, c'était le temps des sucres (sucre d'érable), s'ajoutait les vêlages des vaches, qui vêlaient tous en même temps, puis venait les semailles et après c'était les foins. Je salue l'abnégation de ces gens-là. Lorsque je regarde leurs photos et que je les vois nous regarder en plein dans les yeux, je dénote un sentiment de fierté. Ça me réconforte juste d'y penser.

Aujourd'hui ce fut une excellente journée, pas trop chaude avec un beau ciel bleu. J'en ai profité pour courir mes nombreux plans de tomates dispersés à plusieurs endroits, rempoter et transplanter mes expériences sur les chênes et les fines herbes. Je me gave de courges et de haricots verts en attendant le maïs et les tomates. La belle vie quoi ! Qui plus est, j'ai retrouvé mon sécateur que j'avais égaré hier et ma boussole que j'avais perdu le printemps dernier.

Terminé de lire : Terre Noire de Timothy Snyder. J'ai grandement apprécié cet ouvrage, je l'ai même préféré à Terre de Sang. J'ai lu aussi du même auteur, De la tyrannie, ce qui complète bien Terre Noir, surtout sa longue conclusion.

Ici il est 21 heures, le soleil vient de se coucher, et je sens dans la fraîcheur de la nuit un rappel de l'automne.

Bonne nuit et que les rêves vous soient profitables.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Les "rhumatismes", c'est une appellation large qui recouvre de nombreuses pathologies. Il semble qu'on en soit tous atteints avec l'âge. Mais la douleur n'est pas proportionnelle à la dégradation effective. Certains souffrent beaucoup alors qu'ils sont peu affectés; à l'inverse, d'autres ne souffrent pas alors qu'ils ont des lésions importantes.

"Terre noire" et "De la tyrannie" sont effectivement de grand livres. Timothy Snyder indique notamment que l'holocauste est encore possible. Un tel propos peut apparaître provocateur. Il faut bien constater pourtant qu'on entretient, en ce moment, une ambiance de fin du monde sur la base de prévisions apocalyptiques. L'"idéologie écologiste" exerce une pression très forte et, déjà, on se met à évoquer un nécessaire contrôle des naissances et les problèmes posés par la croissance démographique effrénée de l'Asie et de l'Afrique. On pose aussi la question des vies dignes d'être vécues. On s'interroge enfin sur les territoires qui seront habitables. C'est inquiétant.

A Paris, le mois d'août est heureusement un peu moins chaud mais le déficit de pluies est énorme.

Bien à vous,

Carmilla