samedi 28 août 2021

Pays incertains

A l'occasion des Jeux Olympiques, j'ai découvert le nouveau nom d'un pays, même si celui-ci n'a guère brillé pour le nombre de ses médailles (0, je crois): l'Eswatini ! L'Eswatini, la honte, je ne connaissais pas. C'est presque aussi mystérieux que les Kiribati. Renseignements pris, j'ai découvert que c'était le nouveau nom (depuis 2018) du Swaziland, un tout petit pays (1,1 million d'habitants) bordé par l'Afrique du Sud et le Mozambique.
Sa principale caractéristique, c'est qu'il est la dernière monarchie absolue d'Afrique. Et absolu, ça veut vraiment dire absolu. Non seulement, les partis politiques sont interdits mais le "bon Roi" (depuis 1986), Mswati III, appuie son pouvoir sur de charmantes traditions. C'est ainsi que, chaque année, tous les parents, sujets de sa Majesté, doivent s'assurer que leurs filles encore vierges vont bien participer à la "danse des roseaux", qui s'effectue devant le roi. C'est l'occasion pour celui-ci de choisir une nouvelle épouse (il en a une quinzaine). C'est sinistre et risible à la fois. Ces découvertes, ça justifie pleinement l'intérêt que je porte aux petits pays et à tous ces territoires au statut incertain qui ne sont pratiquement reconnus que d'eux-mêmes. Les instances internationales et le grand public ne les connaissent quasiment pas et s'en fichent largement mais ce désintérêt est justement mis à profit pour mettre en place localement, en toute quiétude, des systèmes d'illégalité générale. 

Rien qu'en Europe (au sens large), on peut ainsi recenser : la Transnistrie et la Gagaouzie (en Moldavie), l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud (en Géorgie), le Haut-Karabakh(en Azerbaïdjan), la Crimée, les Républiques "Populaires" de Donetsk et Lougansk (en Ukraine). On constate évidemment que tous ces charmants endroits (dont certains sont effectivement idylliques) sont manipulés par la Russie et cela souvent depuis plusieurs décennies.
Dans cette longue liste, je n'évoquerai que deux dossiers qui me tiennent à coeur : 

 - l'enclave de Kaliningrad. En droit international pur, il n'y a pas grand chose à dire. C'est bien un grand morceau de la Prusse Orientale qui a été cédé à l'U.R.S.S., au lendemain de la 2nde guerre mondiale et sous la pression d'un coup de force de Staline. Mais ce territoire est aujourd'hui entouré de la Pologne et de la Lituanie et donc séparé de la Russie. Surtout, géographiquement et culturellement, il est incontestablement germanique. La Russie n'a aucune légitimité, ni juridique, ni culturelle, à l'occuper. Kaliningrad, c'est l'ancienne Koenigsberg, la ville de Kant, de Hoffmann et d'Hannah Arendt, rien que ça. 
 
Pour les mathématiciens, c'est aussi la ville aux 7 ponts; 7 ponts qui ont donné lieu à un long débat . Problème de maths : existe-t-il une promenade dans les rues de Koenigsberg permettant, à partir d'un point de départ au choix, de passer une et une seule fois par chaque pont, et de revenir à son point de départ ? La question a été résolue en 1735.
Koenigsberg, c'était beau et cosmopolite. Et puis, il y a la mer toute proche avec des plages de sable fin magnifiques. Kant ne l'a jamais quittée mais, depuis sa ville natale, il s'est passionné pour le monde entier, la géographie et l'anthropologie. Les Soviétiques se sont attachés à faire de cette ville une horreur, vidée de sa population allemande et éradiquée de ses monuments historiques (le château en particulier). Du joli travail. C'est un peu moins moche aujourd'hui (quelques rues et un quartier historiques ont été réhabilités) mais aller y faire du tourisme demeure problématique (nécessité d'un visa russe pour les Européens). La question de la restitution de l'enclave de Kaliningrad peut légitimement être posée.
- la Transnistrie. On n'en a quasiment pas parlé dans les médias européens mais il y a eu, en Moldavie, à la fin de l'année 2020, une élection présidentielle qui a vu la large victoire, sur le candidat pro-russe, d'une jeune femme remarquable, Maia Sandu, libérale et pro-européenne. La Moldavie, c'est le pays le plus pauvre d'Europe (avec l'Ukraine). Comme à son habitude, l'Europe s'est bien gardée de lui exprimer un quelconque soutien ou même une quelconque sympathie (de peur de froisser la Russie). Pourtant, Maia Sandu a d'emblée exprimé une revendication pleinement justifiée : le retrait des troupes russes de la Transnistrie. 
 

 La Transnistrie, c'est une étroite bande de terre, coincée entre la Moldavie et l'Ukraine, occupée, depuis 1991, par la 14 ème armée russe. La Transnistrie, c'est un pays qui, juridiquement, n'existe pas (reconnue seulement par l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud) mais c'est la dernière "tanière" de l'ancienne U.R.S.S. : tout y est plus vrai, plus caricatural, que nature. Si vous voulez visiter un musée des horreurs soviétiques, rendez vous à Tiraspol, la capitale, vous serez édifié : rien n'y a changé depuis Brejnev. Curieusement, c'est assez facile d'y effectuer un court séjour, depuis Chisinau.
Il y a ainsi une multitude de petits "satellites" de la Russie, dont l'existence est souvent ancienne et dont le point commun est de ne vivre d'aucune activité économique réelle. Outre les subsides de Moscou, tous ces petits pays vivent en fait du "crime organisé" : bandits, mafias, trafics en tous genres, corruption, violence. Leur force, ce qui les fait tenir, c'est que certains y trouvent leur compte et puis la corruption, ça a aussi un certain charme, ça semble plus humain qu'une froide administration. En outre, l'absence de reconnaissance internationale n'est même pas gênante pour la population : la Russie y distribue son passeport.
Ce qui me sidère, c'est que l'Europe s'en désintéresse complétement et ferme les yeux à leur sujet. Ses "idiots utiles", Macron et Merkel, continuent de prôner le dialogue avec la Russie et osent, à peine, timidement évoquer le plus gros dossier, l'Ukraine. Ils n'ont d'ailleurs même pas eu le courage de participer aux cérémonies du 30 ème anniversaire de l'indépendance du pays et ils ont commis la traîtrise de finaliser le Gazoduc Nord Stream 2. Comment s'étonner qu'à l'Est, ils déçoivent et n'inspirent pas confiance ? Quant à la Biélorussie, ils se gardent bien de lever le petit doigt et d'ouvrir une quelconque perspective à sa population, même si la situation actuelle, de plus en plus chaotique, prépare son absorption par la Russie. 
 
On chante en ce moment les louanges d'Angela Merkel qui se retire du pouvoir. D'accord ! Mais j'ai aussi retenu cet avis du grand philosophe allemand Peter Sloterdijk à son sujet : Merkel était une femme "sans qualités", une grande "léthargocrate", c'est à dire quelqu'un qui avait poussé à son sommet l'art de ne rien faire, de n'être surtout pas disruptif, de ne prendre aucune décision qui puisse heurter les sensibilités. Une mémé gâteau, une "reine fainéante", c'est peut-être rassurant mais est-ce que ça peut être un modèle de gouvernance européenne ?
Cette incapacité de l'Europe à promouvoir ses propres valeurs me désespère. Quand est-ce qu'on cessera de traiter les dossiers un à un (la Crimée, puis le Donbass, puis la Transnistrie) et que l'on commencera à considérer la politique étrangère d'ensemble de la Russie ?
Ce qui est sûr, en effet, c'est que Poutine n'a aucunement envie d'éteindre un seul conflit, de voir un seul de ces petits territoires rentrer dans la légalité. Entretenir de multiples tensions, des zones d'instabilité permanente, c'est sa tactique. La pagaille, le chaos, c'est son élément. C'est ce que l'on appelle sa "stratégie du désordre", un désordre qui, grâce à l'inertie de ses interlocuteurs, devient permanent.
Images Internet de Kaliningrad (Koenigsberg) et Tiraspol . Deux tableaux du romantisme allemand : Schinkel et Friedrich.

Mes conseils de lecture : 

 - Bjorn Berge : "Atlas des pays qui n'existent plus - 50 Etats que l'Histoire a rayés de la carte". Les pays qui n'existent plus, c'est différent des pays qui n'existent pas. Un livre passionnant mais il débute malheureusement seulement au 19 ème siècle.

 - Isabelle Mandraud et Julien Théron : "Poutine, la stratégie du désordre". Un livre récent et très juste concernant la politique étrangère de la Russie : casser l'Europe et perturber, partout, les règles du jeu. 

Concernant l'Eswatini, un chapitre lui est consacré par Julien Blanc-Gras dans son livre: "Envoyé un peu spécial". 

 S'agissant enfin de Kaliningrad (Koenisberg) je recommande : 

 - Arsenij Goulyga : "Emmanuel Kant Une vie". C'est une curiosité peut-être un peu difficile à trouver aujourd'hui : la vie d'Emmanuel Kant par un philosophe soviétique. Un bon bouquin. Lire Kant, c'est plutôt ardu mais sa vie, aussi banale et réglée qu'elle fut, est malgré tout fascinante : comment vivre selon les seules lois de la Raison. 
 
- Jean-Paul Kauffmann : "Outre-Terre". Un livre qui a pour prétexte la bataille napoléonienne d'Eylau mais qui s'élargit à Balzac ("le colonel Chabert") et la  Prusse Orientale.

 - Iouri Bouïda : "Voleur, espion, assassin". Un écrivain russe que j'aime beaucoup. Il vit justement près de Kaliningrad. Le titre de son livre suffit à comprendre sa perception de la région. 

 - Pierre Péju : "E.T.A. Hoffmann L'ombre de soi-même". La vie fascinante du grand écrivain du Romantisme allemand.

samedi 21 août 2021

L'heure bleue

Pendant le confinement, je me suis prise de passion pour un petit pays: le Danemark.
Le Danemark, avec ses 5,5 millions d'habitants, on n'en entend quasiment jamais parler.On l'associe tout juste au jeu Lego, aux chaînes haute-fidélité Bang & Olufsen, au Design, aux bières (insipides comme la cuisine) Tuborg et Carlsberg. On sait aussi que c'est l'un des pays (avec la Finlande) dont les habitants se déclarent parmi les plus heureux au monde. Ce bonheur brut élevé contraste énormément avec le pessimisme continuel des Français.
Le Danemark, j'y suis quand même allée deux ou trois fois et ça a curieusement correspondu à ce à quoi je m'attendais. Pour moi, c'était presque l'envers absolu de la Russie. Tout est propret, pimpant, bien entretenu, tout marche, tout fonctionne. Des couleurs harmonieuses, du bon goût, du confort, rien de criard, d'ostentatoire. Même les paysages sont sans aspérités, le pays est tout plat, largement cultivé, sans forêts profondes et sauvages. Un peu comme les gens qui sont calmes, polis, habillés modeste et pratique. J'ai dû vite remiser chaussures à talons, jupes et bijoux pour éviter de me faire remarquer. Quant au maquillage, il est quasiment proscrit. Mais d'ailleurs à quoi bon ? Personne ne m'a draguée. C'est vraiment le monde de la vertu et de la transparence, celui des bonheurs simples et hygiéniques.
Un symbole ? J'ai été sidérée d'apercevoir une vache qui contemplait le monde depuis la fenêtre de son étable. Une fenêtre joliment encadrée par des rideaux. Je me suis alors dit que la Russie et le Danemark, ce n'était réellement pas le même niveau de civilisation parce que le jour où les paysans russes mettront des rideaux à pompons à la fenêtre des étables, ce jour là, il n'est vraiment pas près d'arriver.
Mais ce bonheur cool, aseptisé, cette vie presque popote, m'a laissée sceptique. Je me dis toujours que la normalisation, l'éducation "à mort" d'une société, s'effectue au prix d'une répression féroce de ses impulsions profondes. Et en fait, on se rend vite compte que, comme dans toute société, quelque chose ne "colle pas" en Scandinavie.
Il reste qu'être Danois, ça implique une toute autre vision du monde. Je ne suis pas du tout une spécialiste mais je trouve que l'imaginaire danois est plein d'histoires extraordinaires et merveilleuses qui font vraiment rêver. C'est en complet contraste avec l'image calme et tranquille qu'on peut avoir du pays.
L'imaginaire géographique n'est d'abord pas du tout le même que celui des Français. La Méditerranée, c'est loin. L'identité danoise, elle est plutôt vécue par rapport à la Norvège, au Groënland,à l'Islande, aux îles Féroé, des territoires qui ont longtemps été sous sa juridiction. Et puis, il y a le voisin suédois avec le quel les rapports sont compliqués, faits de rivalité et de compétition. Chacun estime être "la grande puissance du Nord". Les Danois n'ont jamais vraiment digéré que leur soutien à Napoléon ait entrainé la perte de la Norvège au profit de la Suède.
Et puis, je crois que les Danois ont vécu deux grands traumatismes dans leur Histoire moderne : - les deux grands incendies de Copenhague en 1728 puis en 1795 qui ont complétement détruit l'ancienne ville médiévale.
- les deux guerres du Schleswig-Holstein (1848-1852 et 1863-1864) perdues contre la Prusse. Des guerres marquées d'abord par la violence de leurs combats mais aussi par la perte de territoires importants. Je connais un peu le Schleswig-Holstein, c'est tout au Nord de l'Allemagne. Sans prendre parti, il faut quand même bien reconnaître que ça évoque davantage (dans ses paysages, son habitat, sa culture) le Danemark que l'Allemagne. Mais imagine-ton aujourd'hui le Danemark réclamer à l'Allemagne la restitution de l'intégralité du Schleswig-Holstein ?
Surtout, il faut souligner que l'Histoire du Danemark a connu, avec 20 années d'avance, un basculement comparable à celui de la Révolution Française. Il s'agit d'une histoire vraiment extraordinaire qu'aucun conteur n'aurait osé inventer. C'est celle du Roi Christian VII (1749-1808) et de son épouse Marie-Caroline de Hanovre (1751-1775). Christian VII largement fou et homosexuel. Marie-Caroline, fantasque, intellectuelle, éprise des idées françaises des Lumières. Elle prit pour amant le médecin personnel du Roi, Struensee, un allemand originaire de Halle,lui-même grand adepte de Rousseau et Voltaire. Marie-Caroline et Struensee vont alors s'associer pour mettre en place une politique véritablement révolutionnaire, libérale et humaniste : abolition du servage et des corporations. Ca leur a bien sûr valu beaucoup d'ennemis et ça s'est mal terminé : Struensee a été décapité et Marie-Caroline, divorcée et exilée. Il n'empêche que, grâce à eux, le Danemark a été un des premiers pays européens à prendre un virage démocratique.
Cette histoire est pour moi exemplaire : celle d'un Danemark qui n'a rien de paisible mais qui est au contraire hanté par la folie, la mort, la tragédie.
Ca se retrouve chez ses deux grands écrivains et penseurs du 19 ème siècle : Andersen et Kierkegaard.
Les contes d'Andersen sont d'une terrible cruauté et dépouvus de morale. On n'oserait pas écrire de pareilles histoires pour enfants aujourd'hui. On aurait peur de les traumatiser. Mais comment Andersen, fils d'un cordonnier et d'une blanchisseuse, sans instruction et misérables, a-t-il pu devenir devenir l'un des grands noms de la littérature mondiale ? Lui qui était hypocondriaque, obsédé par sa disgrâce physique, bourré de phobies et d'obsessions ? Qui multipliait malgré tout les voyages, se déplaçait sans cesse. Et que dire de sa libido, de sa sexualité, mises entre parenthèses et pourquoi d'ailleurs consacrer son oeuvre aux enfants, lui qui n'avait ni enfants, ni femme (ni homme),ni amis ?
Quant à Kierkegaard, il était largement aussi dingue. Sa jeunesse, hantée par la figure d'un père mélancolique, a été bouleversée par la mort précoce de presque tous ses proches, mère, frères et soeurs. Un accablement du malheur et du mauvais sort, comme s'il fallait payer un crime secret. Son apparence physique et vestimentaire a été qualifiée de "comique" par ses contemporains. Le lire est, à vrai dire, franchement rebutant, à l'exception du "Journal du séducteur". Ca n'a pas grand chose à voir avec Casanova, c'est inspiré par la relation tourmentée avec une jeune fiancée, Régine Olsen. Une fiancée adorée avec la quelle il préfère rompre brusquement sans raison véritable. C'est l'inaptitude au bonheur, l'impossibilté ou le refus d'aimer. Kierkegaard s'y diabolise lui-même en décrivant son jeu de séduction comme une manipulation intéressée.
Et enfin, la plus célèbre écrivain danoise : Karen Blixen (1885-1962), dont la vie aventureuse est largement à la hauteur de l'oeuvre : la ruine financière, le désespoir sentimental (un mari épousé par dépit, à la place d'un autre, puis des amants prestigieux), l'angoisse de la maladie (la syphillis), une impressionnante maigreur, l'obsession du voyage et la nostalgie de l'Afrique.
C'est vieux tout ça, allez-vous me dire. C'est vrai mais on retrouve le même malaise, la même angoisse dans la littérature (Kim Leine, Carsten Jensen, Grohndhal) et le cinéma contemporains (Lars Von Trier et Thomas Vinterberg). Le bonheur danois, il est, comme partout ailleurs, largement "fêlé".
Tu ne manques pas d'audace, allez-vous me dire, à parler d'un pays que tu connais peu et dont tu n'es pas une spécialiste. C'est vrai mais j'assume ma subjectivité. Elle n'est peut-être pas pire que les "clichés" dont nous abreuvent les médias sur les pays étrangers dont on sélectionne soigneusement les "belles choses" : monuments, plages, paysages, cuisine, gens accueillants et sympathiques. Les jolies choses, polies, policées, ça ne m'intéresse pas trop en fait.
Images de peintres danois célèbres : Hammershoy, Paul Fischer, Christen Kobke, Eckersberg, Gerda Wegener, Harald Giersing et surtout Peder Severin Kroyer. Concernant ce dernier, je précise qu'une belle exposition lui est actuellement consacrée au Musée Marmottan à Paris. Il faut absolument voir, "en vrai", ses tableaux. Un seul mot à leur propos : lumineux. La troisième imge est une photo de moi-même à Saint-Germain-des-Prés.
J'ai déjà, maintes fois, évoqué l'extraordinaire littérature contemporaine danoise. Je vous invite donc à nouveau à lire, sans modération, Kim Leine (notamment "L'abîme"), Carsten Jensen, Jens Christian Grondhal. A rebours, si vous recherchez une description au vitriol du Danemark, je vous conseille : Andreï Ivanov : "Le voyage de Hanumân" et François Marchetti : "Céline au Danemark 1945-1951".
Concernant Karen Blixen, j'ai bien aimé "7 contes gothiques" et les "Nouveaux contes d'hiver". Mais je recommande surtout, outre le film "Out of Africa", une biographie : - "Baronne Blixen" de Dominique de Saint Pern. La biographie d'une extraordinaire aventurière
Au cinéma, j'ai été impressionnée par "Melancholia" et "The house that Jack built" de Lars Von Trier. Je recommande aussi le tout récent "Drunk" de Thomas Vinterberg. Vraiment dérangeant dans nos certitudes.Sur l'histoire du Danemark, il faut absolument voir le très beau film "Royal Affair" de Nikolaj Arcel (2012). Et aussi : "1864 - Amour et trahisons en temps de guerre" de Ole Bornedal. Ca se passe durant la guerre du Schleswig-Holstein. On trouve enfin, sur la chaîne Arte, de nombreuses séries criminelles danoises.Comme toutes les séries, c'est plein de grosses ficelles mais ça en apprend beaucoup sur les démons qui hantent la société danoise.

samedi 14 août 2021

Folle de sport

 

Les Jeux de Tokyo, je n'ai pas pu beaucoup les regarder compte tenu du décalage horaire. J'ai quand même essayé  pour la course à pied, plus précisément la course de fond, le seul sport que je comprenne vraiment. Ça a ravivé tous mes souvenirs d'adolescente, d'étudiante et des débuts de ma vie professionnelle, cette époque où j'espérais devenir une championne. J'ai vraiment été une folle de sport.

Mes espoirs sont maintenant enterrés, d'abord parce qu'il m'a toujours manqué un petit quelque chose : à peu près 2 ou 3 minutes sur 10 kms, 15 minutes sur marathon. C'est peu et c'est énorme, ça ne fait de vous qu'une bonne régionale. Surtout, j'ai aujourd'hui un genou récalcitrant et la compétition, c'est donc terminé. Ça me met en rage parce que j'ai l'impression d'avoir encore tout mon potentiel.


 J'ai bien conscience que mes ambitions d'autrefois peuvent apparaître complétement stupides à la plupart. A quoi ça rime de cavaler comme une idiote pendant des heures et surtout de faire de la compétition ? D'autant qu'on n'y gagne pas un clou. Et puis, normalement, une fille, ça fait plutôt du piano et de la danse.

Mais c'est justement parce que ça m'est apparu transgressif que je me suis lancée là-dedans. Certes, énormément de Françaises pratiquent aujourd'hui le jogging; j'ai même l'impression qu'elles sont maintenant bien plus nombreuses que les hommes et surtout que partout ailleurs dans le monde. Je trouve ça très bien, c'est vraiment le signe d'une énorme évolution des mentalités même si c'est, sans doute, largement lié à des préoccupations esthétiques : la préservation de la ligne. En Russie, pays qui se prétend sportif, des joggeuses ou des cyclistes, vous n'en croiserez quasiment pas. Je n'oserais jamais y courir dans les rues d'une ville de province comme je le fais tranquillement en France. Mais des médaillées d'or en athlétisme, la Russie en produit des pelletées, ce qui n'est pas le cas de la France. C'est la différence entre sport d'élite et sport de masse.

En fait, la compétition, c'est autre chose. Ça suppose sans doute d'abord une certaine mentalité, certaines dispositions psychologiques. Il faut probablement avoir quelque chose à prouver moins aux autres qu'à soi-même. Pouvoir se dire qu'on n'est pas si nul(le) que ça. 

Et pas si nulle, ça se rapporte aussi bien au mental qu'au physique. 

Le mental parce qu'il faut tout de même être ultra persévérant pour parvenir à aligner imperturbablement, pendant des années et quelle que soit la météo, 100 à 130 kilomètres d'entraînement hebdomadaire.

Le physique parce qu'il faut s'imposer un régime alimentaire draconien ( le poids étant un facteur clé de la performance) et aussi parce qu'on en bave tout de même durant les épreuves (même si ça n'est pas le calvaire qu'on se plaît à imaginer parce qu'en fait, on "déroule" la plupart du temps en se contentant d'accélérer à la fin).


 Mais malgré tout, la souffrance et son dépassement dans le sport, ça n'a jamais été mon truc, je n'ai jamais ainsi vécu les choses. Comme s'il fallait se punir, expier quelque chose. C'est de jouissance qu'il s'agit plutôt pour moi, celle de se sentir complétement libre, délivrée de la pesanteur d'un corps.

Et puis, je ne pense pas tellement non plus que ce soit le besoin de reconnaissance qui m'ait poussé à faire de la course à pied. De la confiance en moi, j'en ai peut-être même eu trop. Et puis j'avais des côtés précieux et éthérés qui finissaient par m'irriter moi-même. C'est alors plutôt pour ça que j'ai cherché à casser l'image de la fille intello et prétentieuse que je pouvais donner. Je ne voulais pas qu'on me réduise à ça.

Parce que la course à pied, ce n'est pas le tennis ou même la natation. C'est quand même plutôt populaire. Mais ça m'a justement permis de connaître plein de gens et d'autres milieux. Évidemment, je ne peux pas dire qu'on avait toujours des conversations de haut niveau. En fait, les propos échangés entre coureurs à pied tournent, pour l'essentiel, autour de 3 ou 4 sujets : le programme d'entraînement, le régime alimentaire, les temps et les résultats, le programme des compétitions, les chaussures. 

C'est évidemment restreint mais j'ai surtout  apprécié les relations interpersonnelles dans le milieu de l'athlétisme. A la différence, peut-être, d'autres sports, personne ne se déteste, ne se méprise, il n'y a pas de rivalités. Peut-être parce qu'il n'y a quasiment pas d'argent en jeu et que les hiérarchies y sont incontestables. Si l'on est battu, c'est tout simplement parce que l'on n'a pas le même niveau et dans ce contexte, il n'y a ni vainqueur, ni vaincu.

Et puis la course à pied me fascine aussi pour des raisons plus personnelles, plus intimes.

D'abord parce que ça correspond à mon esthétique du corps. J'ai toujours été habitée par un idéal de minceur et de légèreté. Le surpoids, la graisse, ça me révulse. J'assimile ça à un relâchement, à un manque de volonté personnelle. Je veux dominer mon corps et non qu'il me domine. C'est ce qui me fait carburer, c'est mon fantasme de toute-puissance. 


 Et puis, la pratique intensive du sport et, spécialement, de la course à pied, c'est un extraordinaire moyen de conjurer l'angoisse de la mort. Chaque marathonien est ainsi convaincu qu'il est en bien meilleure santé que le reste de la population, qu'il est quasiment indestructible. Être immortel, c'est le fantasme profond du sportif et du coureur à pied. Pour ça, on n'hésite pas à torturer son corps.

Tableaux (à l'exception d'une photo du stade Panathenaïque) de Joseph SIMA (1891-1971), peintre d'origine tchèque. Rien à voir avec le sport bien sûr mais il faut reconnaître que celui-ci n'a guère inspiré les artistes.

De bons livres sur la course à pied, il n'y en a pas beaucoup. Généralement, on présente les sportifs comme des héros, des modèles édifiants, ce qui n'est pas très intéressant.

Voici ma liste qui s'écarte de ces leçons de morale : 

- Jean Echenoz : "Courir". Une biographie romancée consacrée au coureur tchèque Emil Zatopek.

- Jean-Louis Ezine: "Les taiseux". L'un des piliers du "Masque et la Plume", sur France Inter, fut un coureur à pied de niveau honorable.

-Haruki Murakami : "Autoportrait de l'auteur en coureur de fond". A rebours de nombre d'écrivains américains (Fitzgerald, Bukowski, Ellis etc...) Murakami affirme qu'un écrivain, un artiste, "n'a pas besoin d'une vie déréglée pour pouvoir créer". A méditer.

J'espère vous avoir convaincu de faire un peu de sport. Mais attention, ne vous dépêchez pas d'aller courir comme un dératé dès dimanche prochain. Ça risque de vous dégoûter et même d'être nocif. Courir, cela s'apprend et réclame de la méthode et de la patience. Si j'avais un seul conseil à donner, ce serait cette recommandation paradoxale : pour parvenir à courir vite, il faut s'entraîner lentement et très régulièrement.


samedi 7 août 2021

Apocalypse de l'esprit

 

J'ai profité du confinement pour remettre à niveau toutes mes "babioles électroniques". Pour essayer, en fait, d'apparaître à la pointe de la modernité et surtout, ne pas apparaître ringarde et dépassée. Mais il est évident qu'on a quand même toujours un temps de retard quelque part.

Mais bon, ça y est ! Je suis maintenant pourvue d'un ordinateur avec un processeur Intel Core i7, d'un téléviseur LG Oled 4k nouvelle génération et d'un smartphone 5 G. Pour éviter de me perdre dans le choix infini des "bonnes affaires", j'applique le précepte slave de mon père qu'il nous ressassait continuellement : "Les choses chères sont les choses bon marché et les choses bon marché sont les choses chères".

Je suis donc maintenant provisoirement "au Top" et c'est vrai que tous ces joujoux ont quelque chose de bluffant. Surtout pour moi qui ai été entretenue dans le souvenir des déboires de la technologie soviétique : les téléviseurs qui explosaient inopinément et qui réclamaient beaucoup d'imagination pour identifier des personnages au sein de tâches grisâtres; les téléphones très rares et dans les quels il fallait hurler quand on parvenait miraculeusement à obtenir une communication. Quant aux ordinateurs, leur utilisation par des particuliers relevait de la science-fiction.

Je pourrais donc être contente, frimer avec ça, mais le problème, c'est que je ne sais trop à quoi employer tout ce bazar. Ça me rend aussi perplexe qu'une poule devant un couteau.

Le pire, c'est le smartphone. Toutes mes copines me disent que c'est génial et qu'elles font tout avec ça. Et puis, quand je suis dans le métro ou dans un train, je suis stupéfaite de constater qu'absolument tout le monde tue le temps ou s'occupe aujourd'hui en bidouillant sur son truc. C'est vraiment un formidable aspirateur d'attention et cette aspiration, elle se fait au détriment de tout le reste, pas seulement de la lecture d'un journal ou d'un roman mais de la simple attention à son environnement immédiat, naturel et humain. C'est tout en consultant son smartphone qu'on visite maintenant  les Grandes Pyramides, fait le tour du Mont Blanc ou participe à un repas familial. La plus grande détresse éprouvée, c'est quand on a perdu, pendant un ou deux jours, son joujou. Heureusement, on peut, aujourd'hui, s'en procurer un nouveau quasi immédiatement.

Je me dis souvent que je suis précocement ringarde ou pas "normale" parce que je suis complétement hermétique à ça. Je refuse, en fait, de sombrer dans cette addiction parce que j'aurais l'impression que je ne pourrais plus tout dominer et que je ne serais plus moi-même : je me transformerais en un stupide poisson rouge qui se précipite sur l'appât que lui tend un pêcheur pour l'hameçonner. 

Sur un smartphone, hormis le téléphone, tout le reste m'apparaît, en fait, à peu près superflu. Photographier, filmer avec un smartphone, ça m'apparaît miteux et presque grotesque, comme si un duplicata de sa vie parvenait à l'arracher à sa médiocrité. Les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, Tik Tok, Twitter, je pense que ça convient surtout à des ados rageurs, en quête de reconnaissance. Les sites de rencontre, je n'ai pas encore besoin de ça, il m'est plus simple de m'asseoir à la terrasse d'un café chic. 

Quant aux multiples applications, aux aides à la décision, je ne veux surtout pas de ça : c'est à force de tout déléguer à des prothèses électroniques qu'on perd ses capacités de mémoire et de réflexion. A contrecourant de la modernité, je continue ainsi de pratiquer le calcul mental et d'essayer d'"avoir tout dans la tête", agendas, rapports, compte rendus de réunions. Même la fonction GPS du smartphone, je ne la consulte qu'en dernier ressort. Suivre bêtement une flèche,  très peu pour moi. Je préfère être d'abord imprégnée d'une carte géographique.

Tous ces objets sont pourtant révolutionnaires, je le reconnais volontiers, et ont profondément bouleversé nos relations sociales. En théorie, ce sont des outils fabuleux qui devraient nous permettre d'avoir accès à une immense partie des connaissances humaines. On pouvait espérer qu'avec eux, la science et la technologie allaient libérer l'humanité, la rendre plus tolérante et éclairée.

On sait bien qu'il n'en est rien et que le niveau culturel des populations n'a guère progressé avec leur introduction massive. On voit même souvent en eux un instrument d'abrutissement des masses qui nous rendrait bêtes et nous ferait subir un lavage de cerveau. La doxa considère même qu'ils s'agit d'excroissances du capitalisme, d'une grande manipulation mondiale visant à asservir les masses. C'est cette idée, quasi généralisée, d'une grande décision concertée cherchant à organiser la misère intellectuelle des masses. C'est finalement cette vision un peu rousseauiste d'un homme naturellement bon qui serait perverti, manipulé, par la société.


 On pense alors que l'offre crée la demande et on refuse en fait, avec force, cette idée que l'offre médiatique s'ajusterait simplement à nos appétits les plus immédiats. On répugne à envisager que cette offre dévoile et révèle simplement nos appétences et désirs. On préfère se référer à une anthropologie naïve, celle d'un homme rationnel, bon et pacifique par nature.

Nul doute pourtant que si tout le monde était épris d'Art et de culture, l'offre médiatique s'adapterait immédiatement. En fait, la réalité de notre fonctionnement psychique est beaucoup moins reluisante que l'Homme ne l'affirme. Toutes les études effectuées mettent en effet en évidence notre goût immodéré pour la conflictualité, le raccourci intellectuel (le "buzz"), l'exhibition sociale,  le sexe, l'humiliation de l'autre. A toutes ces passions souvent cruelles, les réseaux sociaux offrent un extraordinaire terrain de jeu.

Je me garderai bien de condamner ces passions au nom de la Morale. Je n'ai jamais cru en la sainteté de l'homme. Le premier problème, c'est que la violence peut maintenant s'exprimer en toute liberté et toute impunité. Mais ce n'est peut-être pas la chose la plus grave si ça permet, du moins, de fournir un exutoire et une compensation aux frustrations de ceux qui se jugent opprimés.

Le plus inquiétant peut-être, c'est qu'aujourd'hui le marché de l'offre médiatique est entièrement dérégulé, sans limites. Surtout, cette offre est en train d'aspirer, de siphonner, la quasi totalité de nos disponibilités mentales en exerçant une irrésistible attraction sur nos pulsions primaires. Il s'agit d'un véritable hold-up, une captation, un détournement généralisés de notre attention et de nos facultés intellectuelles. Et on consent bien volontiers à cette nouvelle servitude à tel point qu'on y consacre  maintenant presque tous nos loisirs, à pianoter frénétiquement, dans une folle addiction, sur nos smartphones. Tout notre "temps de cerveau disponible", il est aujourd'hui occupé, pillé, par les gadgets électroniques et les réseaux sociaux qui offrent, à bon compte, satisfaction à nos impulsions et affects.

Une grande civilisation de la culture, de l'esprit et de la "paix perpétuelle", ce n'est donc pas ce qui s'annonce aujourd'hui. On parle plutôt d'une véritable "apocalypse cognitive". Peut-être ! Ce qui est sûr, c'est qu'on vit une époque de tétanisation et de sidération mentale. On devient de plus en plus des "zombies" au comportement cruel et mécanique.


Peut-être finalement que notre époque est celle du mythe grec de Méduse, curieusement oublié. Les Méduses, c'étaient ces sœurs transformées par Athéna en monstres immobiles et à la chevelure formée de serpents. Il fallait surtout éviter d'en croiser le regard parce qu'il vous transformait instantanément en pierre. C'est bien cela notre époque : on est littéralement médusés, pétrifiés, face aux nouveau réseaux sociaux.

Quelques illustrations du mythe de Méduse par Rubens, Le Caravage, Arnold Böcklin, Fernand Khnopff, Jean Delville, Maximilian Pirner, Franz Von Stück, Laura Dreyfus Barney, Kotarbinsky,Wilhelm Trübner, Edward Burne-Jones

Ce post s'inscrit dans le prolongement de ma découverte récente des travaux de Gérald Bronner, sociologue dont les points de vue m'apparaissent radicalement novateurs. Il s'attache en particulier à l'analyse des mécanismes de l'esprit. C'est bien sûr critiquable mais ça se révèle fécond. C'est également à rapprocher des travaux de la "nouvelle économie comportementale" (Daniel Kahneman et Richard Thaler, prix Nobel d'économie en 2002 et 2017). 

De Gérald Bronner, je recommande tout particulièrement :

- "Apocalypse cognitive", (PUF, janvier 2021)

- "Cabinet de curiosités sociales" (PUF 2018). Ce second livre, agréable et stimulant, constitue une excellente introduction à son œuvre.

On trouve, par ailleurs, en poche les livres de Daniel Kahneman ("Système 1 Système 2 Les deux vitesses de la pensée") et Richard Thaler ("Les découvertes de l'économie comportementale"). Cette insertion de la psychologie dans l'économie ne m'apparaît pas fondamentale mais c'est quand même intéressant.