samedi 21 août 2021

L'heure bleue

Pendant le confinement, je me suis prise de passion pour un petit pays: le Danemark.
Le Danemark, avec ses 5,5 millions d'habitants, on n'en entend quasiment jamais parler.On l'associe tout juste au jeu Lego, aux chaînes haute-fidélité Bang & Olufsen, au Design, aux bières (insipides comme la cuisine) Tuborg et Carlsberg. On sait aussi que c'est l'un des pays (avec la Finlande) dont les habitants se déclarent parmi les plus heureux au monde. Ce bonheur brut élevé contraste énormément avec le pessimisme continuel des Français.
Le Danemark, j'y suis quand même allée deux ou trois fois et ça a curieusement correspondu à ce à quoi je m'attendais. Pour moi, c'était presque l'envers absolu de la Russie. Tout est propret, pimpant, bien entretenu, tout marche, tout fonctionne. Des couleurs harmonieuses, du bon goût, du confort, rien de criard, d'ostentatoire. Même les paysages sont sans aspérités, le pays est tout plat, largement cultivé, sans forêts profondes et sauvages. Un peu comme les gens qui sont calmes, polis, habillés modeste et pratique. J'ai dû vite remiser chaussures à talons, jupes et bijoux pour éviter de me faire remarquer. Quant au maquillage, il est quasiment proscrit. Mais d'ailleurs à quoi bon ? Personne ne m'a draguée. C'est vraiment le monde de la vertu et de la transparence, celui des bonheurs simples et hygiéniques.
Un symbole ? J'ai été sidérée d'apercevoir une vache qui contemplait le monde depuis la fenêtre de son étable. Une fenêtre joliment encadrée par des rideaux. Je me suis alors dit que la Russie et le Danemark, ce n'était réellement pas le même niveau de civilisation parce que le jour où les paysans russes mettront des rideaux à pompons à la fenêtre des étables, ce jour là, il n'est vraiment pas près d'arriver.
Mais ce bonheur cool, aseptisé, cette vie presque popote, m'a laissée sceptique. Je me dis toujours que la normalisation, l'éducation "à mort" d'une société, s'effectue au prix d'une répression féroce de ses impulsions profondes. Et en fait, on se rend vite compte que, comme dans toute société, quelque chose ne "colle pas" en Scandinavie.
Il reste qu'être Danois, ça implique une toute autre vision du monde. Je ne suis pas du tout une spécialiste mais je trouve que l'imaginaire danois est plein d'histoires extraordinaires et merveilleuses qui font vraiment rêver. C'est en complet contraste avec l'image calme et tranquille qu'on peut avoir du pays.
L'imaginaire géographique n'est d'abord pas du tout le même que celui des Français. La Méditerranée, c'est loin. L'identité danoise, elle est plutôt vécue par rapport à la Norvège, au Groënland,à l'Islande, aux îles Féroé, des territoires qui ont longtemps été sous sa juridiction. Et puis, il y a le voisin suédois avec le quel les rapports sont compliqués, faits de rivalité et de compétition. Chacun estime être "la grande puissance du Nord". Les Danois n'ont jamais vraiment digéré que leur soutien à Napoléon ait entrainé la perte de la Norvège au profit de la Suède.
Et puis, je crois que les Danois ont vécu deux grands traumatismes dans leur Histoire moderne : - les deux grands incendies de Copenhague en 1728 puis en 1795 qui ont complétement détruit l'ancienne ville médiévale.
- les deux guerres du Schleswig-Holstein (1848-1852 et 1863-1864) perdues contre la Prusse. Des guerres marquées d'abord par la violence de leurs combats mais aussi par la perte de territoires importants. Je connais un peu le Schleswig-Holstein, c'est tout au Nord de l'Allemagne. Sans prendre parti, il faut quand même bien reconnaître que ça évoque davantage (dans ses paysages, son habitat, sa culture) le Danemark que l'Allemagne. Mais imagine-ton aujourd'hui le Danemark réclamer à l'Allemagne la restitution de l'intégralité du Schleswig-Holstein ?
Surtout, il faut souligner que l'Histoire du Danemark a connu, avec 20 années d'avance, un basculement comparable à celui de la Révolution Française. Il s'agit d'une histoire vraiment extraordinaire qu'aucun conteur n'aurait osé inventer. C'est celle du Roi Christian VII (1749-1808) et de son épouse Marie-Caroline de Hanovre (1751-1775). Christian VII largement fou et homosexuel. Marie-Caroline, fantasque, intellectuelle, éprise des idées françaises des Lumières. Elle prit pour amant le médecin personnel du Roi, Struensee, un allemand originaire de Halle,lui-même grand adepte de Rousseau et Voltaire. Marie-Caroline et Struensee vont alors s'associer pour mettre en place une politique véritablement révolutionnaire, libérale et humaniste : abolition du servage et des corporations. Ca leur a bien sûr valu beaucoup d'ennemis et ça s'est mal terminé : Struensee a été décapité et Marie-Caroline, divorcée et exilée. Il n'empêche que, grâce à eux, le Danemark a été un des premiers pays européens à prendre un virage démocratique.
Cette histoire est pour moi exemplaire : celle d'un Danemark qui n'a rien de paisible mais qui est au contraire hanté par la folie, la mort, la tragédie.
Ca se retrouve chez ses deux grands écrivains et penseurs du 19 ème siècle : Andersen et Kierkegaard.
Les contes d'Andersen sont d'une terrible cruauté et dépouvus de morale. On n'oserait pas écrire de pareilles histoires pour enfants aujourd'hui. On aurait peur de les traumatiser. Mais comment Andersen, fils d'un cordonnier et d'une blanchisseuse, sans instruction et misérables, a-t-il pu devenir devenir l'un des grands noms de la littérature mondiale ? Lui qui était hypocondriaque, obsédé par sa disgrâce physique, bourré de phobies et d'obsessions ? Qui multipliait malgré tout les voyages, se déplaçait sans cesse. Et que dire de sa libido, de sa sexualité, mises entre parenthèses et pourquoi d'ailleurs consacrer son oeuvre aux enfants, lui qui n'avait ni enfants, ni femme (ni homme),ni amis ?
Quant à Kierkegaard, il était largement aussi dingue. Sa jeunesse, hantée par la figure d'un père mélancolique, a été bouleversée par la mort précoce de presque tous ses proches, mère, frères et soeurs. Un accablement du malheur et du mauvais sort, comme s'il fallait payer un crime secret. Son apparence physique et vestimentaire a été qualifiée de "comique" par ses contemporains. Le lire est, à vrai dire, franchement rebutant, à l'exception du "Journal du séducteur". Ca n'a pas grand chose à voir avec Casanova, c'est inspiré par la relation tourmentée avec une jeune fiancée, Régine Olsen. Une fiancée adorée avec la quelle il préfère rompre brusquement sans raison véritable. C'est l'inaptitude au bonheur, l'impossibilté ou le refus d'aimer. Kierkegaard s'y diabolise lui-même en décrivant son jeu de séduction comme une manipulation intéressée.
Et enfin, la plus célèbre écrivain danoise : Karen Blixen (1885-1962), dont la vie aventureuse est largement à la hauteur de l'oeuvre : la ruine financière, le désespoir sentimental (un mari épousé par dépit, à la place d'un autre, puis des amants prestigieux), l'angoisse de la maladie (la syphillis), une impressionnante maigreur, l'obsession du voyage et la nostalgie de l'Afrique.
C'est vieux tout ça, allez-vous me dire. C'est vrai mais on retrouve le même malaise, la même angoisse dans la littérature (Kim Leine, Carsten Jensen, Grohndhal) et le cinéma contemporains (Lars Von Trier et Thomas Vinterberg). Le bonheur danois, il est, comme partout ailleurs, largement "fêlé".
Tu ne manques pas d'audace, allez-vous me dire, à parler d'un pays que tu connais peu et dont tu n'es pas une spécialiste. C'est vrai mais j'assume ma subjectivité. Elle n'est peut-être pas pire que les "clichés" dont nous abreuvent les médias sur les pays étrangers dont on sélectionne soigneusement les "belles choses" : monuments, plages, paysages, cuisine, gens accueillants et sympathiques. Les jolies choses, polies, policées, ça ne m'intéresse pas trop en fait.
Images de peintres danois célèbres : Hammershoy, Paul Fischer, Christen Kobke, Eckersberg, Gerda Wegener, Harald Giersing et surtout Peder Severin Kroyer. Concernant ce dernier, je précise qu'une belle exposition lui est actuellement consacrée au Musée Marmottan à Paris. Il faut absolument voir, "en vrai", ses tableaux. Un seul mot à leur propos : lumineux. La troisième imge est une photo de moi-même à Saint-Germain-des-Prés.
J'ai déjà, maintes fois, évoqué l'extraordinaire littérature contemporaine danoise. Je vous invite donc à nouveau à lire, sans modération, Kim Leine (notamment "L'abîme"), Carsten Jensen, Jens Christian Grondhal. A rebours, si vous recherchez une description au vitriol du Danemark, je vous conseille : Andreï Ivanov : "Le voyage de Hanumân" et François Marchetti : "Céline au Danemark 1945-1951".
Concernant Karen Blixen, j'ai bien aimé "7 contes gothiques" et les "Nouveaux contes d'hiver". Mais je recommande surtout, outre le film "Out of Africa", une biographie : - "Baronne Blixen" de Dominique de Saint Pern. La biographie d'une extraordinaire aventurière
Au cinéma, j'ai été impressionnée par "Melancholia" et "The house that Jack built" de Lars Von Trier. Je recommande aussi le tout récent "Drunk" de Thomas Vinterberg. Vraiment dérangeant dans nos certitudes.Sur l'histoire du Danemark, il faut absolument voir le très beau film "Royal Affair" de Nikolaj Arcel (2012). Et aussi : "1864 - Amour et trahisons en temps de guerre" de Ole Bornedal. Ca se passe durant la guerre du Schleswig-Holstein. On trouve enfin, sur la chaîne Arte, de nombreuses séries criminelles danoises.Comme toutes les séries, c'est plein de grosses ficelles mais ça en apprend beaucoup sur les démons qui hantent la société danoise.

4 commentaires:

Richard St-Laurent a dit…

Bonjour Carmilla!

L’évolution des peuples s’édifie sur leur histoire, souvent violente et quelque fois monstrueuse comme celle du voisin au sud de la frontière des danois. Nous construisons sur des décombres de guerres et de massacres sous la houlette de dirigeants morbides et incompétents.

J’ai bien apprécié l’Abîme de Kim Leine, mais je préfère de loin : Les prophètes du fjord de l’Éternité qui donne une image du Danemark qui pouvait être aussi pire que celles des autres colonisateurs.

Carsten Jensen n’est pas en reste avec : Nous les noyés. Un fabuleux voyage dans le temps qui reposait sur le transport maritime et la pêche. Ce qui nous permet de comprendre cet soif du confort des danois d’aujourd’hui. La marine à voile, c’était une dure école.

Qui plus est, une espèce de fuite en avant, un jour ce peuple en a eu assez, alors il a abandonné la mer pour se tourner vers l’intérieur de ses terres pour devenir un pays très productif au niveau agricole, il devance tous les pays au niveau de l’environnement et la recherche de nouvelles énergies, avec sans doute le meilleur filet social dans toute l’Europe, pas mal pour une petit peuple de 5 millions!

Une riche littérature. Les danois sont des grands lecteurs. Et que dire de leurs peintres qui vous ont inspirés votre texte de la semaine.

Merci d’avoir choisi : La danse de la poussière dans un rayon de soleil de Wilhelm Hammershoy ( image 11). Sans doute une œuvre majeure qui titille la curiosité et vous transporte dans l’imaginaire. Mais comment techniquement, jouer avec la lumière d’une fenêtre pour peindre de la poussière? Une porte, une fenêtre, des murs, le vide et la poussière. Cette toile est très inspirante. Je l’ai regardé longtemps.

Je peux comprendre votre avidité pour les histoires et récits danois, tellement qu’ils sont déroutants.

Si l’occasion s’était présentée est-ce que vous auriez séduit Kierkegaard ou encore Lars Von Trier? Tant qu’à être dans des histoires palpitantes, aussi bien y aller à fond. Comme horreur réaliste, il faut avoir le cœur bien attaché pour aller visionner l’Antichrist. Est-ce que vous vous voyez dans les bottes de Charlotte Gainsbourg, personnage principale de ce film?

Je dois reconnaître pour un petit peuple qui semble morne et ennuyeux, il ne manque pas d’imagination.

Merci pour votre texte.

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

On affiche en effet, au Danemark son bonheur et son art de vivre (on appelle ça le "hygge").

Mais c'est avec beaucoup de candeur et d'ingénuité. C'est comme si on voulait à tout prix s'en persuader. Un livre exemplaire à cet égard et qui a reçu une certaine écoute : "Heureux comme un Danois" de Malene Rydhal. Son prosaïsme est déconcertant.

Mais l'image de ce bonheur un peu bêta, à deux balles, est vite écornée par toute la production artistique et littéraire du pays.

En effet, Lars Von Trier, et notamment "l'Anti-Christ", c'est à peu près intolérable. Les Danois ont aussi un goût très prononcé pour les séries et romans policiers ultra-glauques (même si je ne suis pas spécialiste en la matière). Comme vous le dites, on n'y manque pas d'imagination mais c'est de l'imagination macabre.

Mais je retiens surtout qu'il y a une véritable passion pour la littérature au Danemark. Dommage qu'elle soit peu connue à l'étranger. Et puis, il faut vraiment avoir visité Copenhague dans sa vie. C'est vraiment très esthétique. Malheureusement, les hivers avec de la neige et de la la glace à Copenhague, c'est devenu rare.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Le château de la poussière

Ma mère a livré un combat hargneux pendant toute son existence contre la poussière de La Longue Maison Blanche où j’ai vécu mon enfance. Combat, qu’elle n’a jamais gagné totalement, malgré tous ses efforts démesurés. Ces vieilles habitations de bois étaient poussiéreuses, par nature. S’ajoutait le chauffage au bois, nos bottes d’étable qu’on devait entrer l’hiver, puisque l’été, nous les enlevions dans la shed à bois, mais cela n’empêchait pas la poussière de voguer dans toutes les pièces.

Il m’arrivait d’observer cette poussière qui flottait dans la lumière solaire qui pénétrait dans la maison alors que l’automne ou l’hiver était bien engagé. J’ai toujours été fasciné par la poussière frappé par les rayons solaire, toutes ces petites particules qu’on ne voyait pas lorsque le ciel était gris et l’atmosphère à la neige, et qui par un matin grandiose de ciel clair, de neige durcit par le froid, de temps mort avant le déjeuner, après les besognes matinales à l’étable, m’offrait un espace de rêve. De si minuscules particules qui dansaient dans l’air juste pour moi, sur lesquelles je pouvais bâtir mes utopies. Cette poussière ne m’a jamais dérangée, parce que je la connaissais bien et que je la rencontrais partout. Dans le carré à grain lorsque je pelletais les céréales, dans la grange lorsqu’on manœuvrait le foin ou la paille, dans l’allée derrières les vaches lorsqu’on brossait le plancher de ciment, avant d’étendre la fine poussière de chaux, ou encore lorsqu’on brossait le dos des vaches, dans les champs lorsqu’on hersait vent dans le dos, partout dans mon environnement la poussière m’accompagnait comme une vieille complice.

Elle ne m’a jamais incommodée, ma nature n’est pas sensible à cette matière, et lorsqu’il y avait des battages aux portes des granges, on m’envoyait toujours au poste le plus poussiéreux comme étendre la paille qui était soufflée par un énorme tuyaux à l’intérieur des bâtiments. Je me retrouvais en pleine nuit en plein jour. C’était un travail très dur et salissant, ce que je pouvais constater lorsque j’enlevais mes vêtements avant de prendre ma douche en fin de journée. Bien sûr, il y avait des poussières plus désagréables comme la poussière de ciment lorsqu’on perçait les sacs pour les mélanger à l’aide d’un mélangeur avec gravier, sable et eau. Cette poussière de ciment collait à la peau moite et se transformait en croûte. Il fallait plusieurs jours avant de se débarrasser de cette saloperie de ciment, surtout sur les bras.

Je ne me suis pas surpris samedi dernier lorsque j’ai lu votre texte et regardé vos images, de m’être arrêté devant la toile de Hammershoi : La danse de la poussière dans les rayons de soleil. Ce qui m’a rappelé beaucoup de souvenirs. On peut même créer avec de la poussière. N’est-il pas écrit quelque part, que nous ne sommes que de la poussière... Attention au coup de vent qui pourrait nous faire disparaître.

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La peinture danoise du 19 ème siècle et du début du 20 ème n'a rien eu de révolutionnaire. Mais elle était du moins très évocatrice : le plaisir de l'instant, de la couleur et de la lumière.

C'est le caractère merveilleux et fragile de la vie qui peut, hélas, s'effacer, soudainement ou progressivement. La vie est un rêve aux vapeurs colorées disait, je crois, Nietzsche. Des vapeurs qui, forcément, un jour,... s'évaporent.

Bien à vous,

Carmilla