samedi 29 juillet 2023

Mes nuits magnétiques

 

Parmi toutes les choses qui me rendent difficile à vivre, il y a, sans doute, mes horaires, mon mode de vie un peu aberrant. C'est mon côté vampirique le plus prononcé.

Je suis ainsi souvent à pied d'œuvre dès 3H 30, 4 heures au plus tard, et je m'active aussitôt énergiquement. Je pense que ça a été un motif de rupture rapide avec de nombreux amants. Ca signe, en effet, une immédiate incompatibilité d'humeur.


Pour moi, c'est, pourtant, un moment de grand plaisir. Se lever tôt, ça donne d'abord un sentiment de puissance, celui ne pas être comme tout le monde. Et puis, on a l'impression d'avoir toujours un coup d'avance sur les autres, d'être celle qui est la première au courant. 


Et surtout, c'est, pour moi, un grand sentiment de liberté. Personne pour m'embêter, me rappeler à mes obligations. Personne pour m'écrire, me téléphoner. Je me risque même à sortir, en chemise de nuit, dans la rue. Pour déposer mes poubelles en particulier mais pas que... Sans doute aussi, pour impressionner les très rares passants croisés.

J'aime en effet beaucoup cette légende de la Dame Blanche. Il est vrai qu'on ne croit plus guère, aujourd'hui, aux revenants et à un monde enchanté mais il existe, quand même, une version moderne de cette histoire. C'est celle de l'auto-stoppeuse fantôme. Il s'agit d'une femme vêtue de blanc qui surgit sur une route lugubre, au cœur de la nuit, en faisant du stop. Une femme étrange qui monte sans crainte puis disparaît sans laisser de trace, soit au cours du voyage soit après avoir été déposée en un lieu que l'on peut qualifier de nulle part.


 Je trouve que cette histoire a une charge émotionnelle et érotique très forte. Qui en effet, homme ou femme, ne s'arrêterait pas, en pleine nuit, pour faire monter dans sa voiture une femme en blanc ? On aurait trop l'impression de manquer complétement à tous les devoirs d'assistance. 


Sauf que c'est, bien sûr, un piège. Faire monter "la Dame Blanche" dans son véhicule, ça revient à installer la Mort à ses côtés. C'est un thème récurrent de la littérature du 19ème siècle, une époque où on était hantés par les revenants, où on cherchait à communiquer avec les morts. Et jusqu'à aujourd'hui, il y a quelques histoires de Dame Blanche qui courent encore. Au nom d'un rationalisme d'épicier, on a bien sûr largement évacué ces superstitions et on a beau jeu de jouer les esprits forts. 


Il n'empêche! La légende de la Dame Blanche illustre bien, à mes yeux, cette vérité profonde énoncée par le regretté Philippe Sollers  : "Le monde appartient aux femmes, c'est-à-dire à la Mort. Là-dessus, tout le monde ment". Et en effet, on le sait bien: la grande affaire des femmes, c'est l'enfant, la perpétuation de soi-même et de l'espèce. 


Mais ce que l'on occulte, c'est que donner la vie, c'est, en même temps, donner la mort: l'une et l'autre sont indissociables. Etre enceinte, c'est aussi être porteuse de Mort. Ca n'est pas seulement une période de félicité, c'est aussi une angoisse terrible qu'on n'évoque jamais. Et la dépression post-partum vient souvent clore celle-ci comme l'expression d'un remords. Parce que les femmes savent bien que la vie, c'est épouvantable. Mais elles ont, malgré tout, fait le choix de livrer un petit humain à cette horreur.


La femme figure porteuse et annonciatrice de la Mort. Voilà pourquoi il me plairait beaucoup d'incarner une Dame Blanche mais je crains que ce ne soit vraiment trop dangereux aujourd'hui. Le risque, c'est, au minimum, d'être internée dans un établissement psychiatrique. Je ne me balade donc pas trop longtemps en chemise de nuit.


Qu'est-ce que je fabrique donc alors ? Généralement, j'allume la radio. Etrangement, les programmes musicaux et les émissions nocturnes sont complétement différents. Plus de "musiquette" sirupeuse et déculturée, moins de misérabilisme et de larmoiements. Un peu de rêve, un peu de réflexion.


Souvent alors, je lis et j'écris (mon blog notamment mais pas seulement). Ca va plus vite en pleine nuit . Pas seulement parce qu'on est plus vifs mais surtout parce qu'on a moins de filtres et d'inhibitions. On se censure moins. 


Il m'arrive souvent aussi de m'habiller et de sortir dans la ville. Evidemment pas en tenue chic parce que le risque, à ces heures là, c'est de passer pour une prostituée ou une aventurière, avec une foule d'inconvénients et d'ennuis potentiels. 


C'est, il est vrai, un énorme problème en France: on n'évoque presque jamais ça mais, par peur, beaucoup de Françaises renoncent à sortir la nuit. C'est sans doute, en partie, irraisonné. Il n'empêche: la liberté de circulation des femmes, en raison des potentielles agressions qu'elles peuvent subir, varie beaucoup selon les pays et la France ne figure sûrement pas parmi les pays les plus sûrs et les plus "modernes". Il y a un énorme travail d'éducation à y faire. On vous fiche davantage la paix dans les pays d'Europe Centrale et du Nord. Il faudrait y réfléchir, l'orgueil séducteur du pays dût il y prendre un coup.


Pour sortir seule la nuit, la première solution, c'est donc de revêtir une tenue de jogging et de courir ou trottiner dans les rues. C'est radical parce qu'une sportive, il n'y a vraiment rien de tel pour faire fuir les dragueurs ou les mâles en quête d'affirmation. A croire qu'il s'agirait de deux espèces incompatibles, répulsives l'une pour l'autre.


Paris, c'est quand même un peu décevant parce qu'entre 3 et 5 heures, c'est vraiment le black-out, le couvre-feu complets. Ca n'est pas New-York, ça n'est pas Tokyo, presque rien n'est animé, n'est ouvert. En plus, les Parisiens sont vraiment des lève-tard avec des journées de travail qui démarrent, au plus tôt, à 9 heures. Cette ville devenue bonnet-de-nuit, on m'a raconté que c'était relativement récent. Le changement d'ambiance remonterait au début des années 80.


Il reste qu'une ville la nuit, c'est vraiment autre chose. Ne connaître une ville qu'au grand jour, c'est n'en connaître qu'une moitié. La nuit, on croise d'autres gens, on arpente d'autres lieux.  Les rares endroits éclairés sont pleins de mystère et chargés d'émotion. On a l'impression que l'ambiance paisible initialement éprouvée est susceptible de se déchirer brutalement, de libérer, tout à coup, une violence incontrôlée. 


Mais soi-même, on devient plus audacieux (se). On peut se laisser aborder par de parfaits inconnus pas très engageants et, qui sait, développer quelque chose avec eux avant que le jour ne se lève.


Etre chauffeur de taxi de nuit, je crois que ça m'aurait passionnée, nonobstant les risques encourus. A titre de compensation, je sors parfois en bagnole et j'en plonge les phares dans les recoins obscurs. En émergent parfois des silhouettes fantômes, à peine entrevues, presque hallucinées, mais d'autant plus prégnantes. C'est bizarre, je conserve très bien et très longtemps la mémoire de toutes ces apparitions furtives. Comme si la nuit leur communiquait un pouvoir de sidération.


La nuit, c'est une période de suspension des contraintes et conventions. La pression des interdits sociaux est alors moins forte. On a droit à davantage de folie et d'exubérance.


Mais cette liberté retrouvée s'estompe peu à peu. Au fur et à mesure que s'efface la nuit, j'ai l'impression de devenir de plus en plus conventionnelle. Dès 8 heures du matin, c'est fini, je retrouve ma peau de "travailleuse" au sein d'une entreprise.


Tableaux (outre des photos internet de Dames Blanches) de Moritz Von SCHWIND, Steven McKAY, Pamella WELLINGTON, William WORRALL, Ivan KRAMSKOY, Egon SCHIELE

Il semble que la légende de la Dame Blanche ait surtout été vivace en Normandie et particulièrement dans le département de la Manche. Je n'ai, bien sûr, pas d'éléments à ce sujet mais Barbey d'Aurevilly l'évoque notamment dans "Une vieille maîtresse" et dans "L'ensorcelée".

Il n'est pas absolument nécessaire de se lever aux aurores pour suivre les programmes musicaux de la radio. On retrouve notamment sur Internet la playlist Sound System de France-Inter de Jean-Baptiste Audibert (diffusée entre 3 et 4 heures du matin); on y découvre plein de choses pas forcément bonnes mais du moins différentes. Et de 4 heures à 5 heures, j'aime beaucoup, en ce moment, l'émission "Grand bien vous fasse" d'Eva Roque avec des thèmes, à chaque fois, originaux: ce qu'il y a d'animal en nous, une chambre à soi, manuel/intellectuel, comment voyager seul(e). Tout cela se retrouve facilement en podcast, ça fait du bien tellement ça change des pleurnicheries habituelles.

Mes conseils de lecture :

- Philippe SOLLERS: "Femmes". A lire absolument. 40 ans après, ça demeure d'une brûlante actualité et c'est l'un des grands bouquins de la littérature française contemporaine.

- Jacques BESSE: "La Grande Pâque". Un grand livre récemment réédité. Une déambulation hallucinée dans le Paris du début des années 60. Narrée par un sans domicile fixe tenaillé par la faim. Une écriture portée par la gloire et la misère. Un parcours "nomade" qui, en son temps, avait été célébré par Gilles Deleuze dans "L'Anti-Œdipe".

- Victoria THERAME: "La dame au bidule". Une femme chauffeur de taxi dans les années 70. Je n'ai pu que feuilleter ce bouquin vraiment unique en son genre. J'en ai aimé le ton. On a bien oublié Victoria Thérame mais elle a, paraît-il, été une figure du féminisme des années 70. Je crois qu'elle est décriée aujourd'hui mais je pense vraiment qu'on devrait la rééditer.

- Rétif de la BRETONNE: "Les nuits de Paris". Une multitude de rencontres extraordinaires du côté des Tuileries, du Palais-Royal ou de l'Opéra par un des grands écrivains libertins du 18 ème siècle. Un monde surréaliste avant l'heure (un homme aux lapins, une fille ensevelie vivante, un pendu décroché, deux abbés qui se battent en duel, un garçon-fille). Une complète liberté de pensée et de mœurs. Un bouquin absolument "moderne", écrit juste avant la Révolution française, qui donne une idée de cet incroyable 18ème siècle.

samedi 22 juillet 2023

A-t-on un Destin ? Le tragique et la joie


Au fur et à mesure qu'on avance en âge, on ne cesse de réinterpréter sa vie, de chercher à lui donner une signification et d'échafauder, à partir de là, une autre trajectoire. Et si j'avais fait ci ou ça ? Où en serais-je aujourd'hui ?


Ca a toujours été particulièrement fort chez moi. Peut-être parce que je me suis toujours sentie un peu "ballotée" par l'histoire et les événements.


J'ai d'abord toujours été étonnée d'avoir échappé au cloaque soviétique. De ne pas patauger dans ce monde de mes parents contaminé par une pourriture complète: matérielle, intellectuelle, morale. L'ambiance générale, c'était vraiment "Stalker" d'Andreï Tarkovsky. La "grande putréfaction" avec un sentiment de décrépitude, d'effondrement lent et continuel. Jusqu'à un retour à une espèce de bourbier originel qui finit par tous nous absorber dans une indistinction complète.


Mais aujourd'hui encore, même si le système économique a été bouleversé, je pourrais très bien vivre dans une quelconque barre HLM d'une lointaine ville de Sibérie. Avec pour seul horizon les deux grands plaisirs du week-end : la bouteille de vodka, les randonnées dans la neige et la glace en hiver et les cours d'eau infestés de moustiques en été. Et que dire du mec que j'aurais dégoté? Probablement le spécimen russe de base, une brute inconséquente, exaspérante. Quant à la marmaille hurlante, aux tâches domestiques, j'en frémis rien que d'y penser.


Mais c'est vrai aussi que j'aurais pu pareillement me casser la figure en France. Adolescente, j'étais dans le grand n'importe quoi, je n'étais attirée que par les 400 coups, la transgression. Je m'habillais à faire peur, une véritable allumeuse, je me tapais des vieux que je prenais plaisir à torturer, j'étais hantée par l'anorexie et les médocs.


J'étais tellement toquée que ça reste un peu une énigme pour moi que j'aie pu faire des études supérieures. Le pire, c'est que j'ai pu réussir de grands concours sans y être préparée (parce que je n'avais pas idée en quoi ça consistait). Comment ça a pu être possible alors que je n'avais vraiment pas le niveau ? Aujourd'hui encore, ça me turlupine. Je comprends l'amertume de tous les autres bien plus méritants que moi qui se sont vu voler une place par la pécore que j'étais.


Et aujourd'hui, ce qui me torture, c'est la guerre en Ukraine. Qu'est-ce que je fais là, bien peinarde à Paris ? Est-ce que je ne devrais pas vivre, moi aussi, sous la menace des bombes russes ? Parfois, dans des moments d'exaltation, j'ai envie de tout plaquer et de partir là-bas. Et puis, je trouve plein de bonnes et de mauvaises raisons pour ne rien faire.


Au total, je crois qu'on éprouve tous des sentiments mêlés par rapport à son passé. 


Il y a d'abord ceux qui éprouvent un sentiment d'échec, celui d'une vie ratée. Ces gens là sont généralement épouvantables pour leur entourage, toujours à ruminer leur infortune, à en vouloir à la terre entière, à ressasser si j'avais fait fait ci, si j'avais fait ça. C'est l'homme du ressentiment, celui de la société des "frustrés", du type psychologique malheureusement le plus répandu aujourd'hui. Ils sont  incapables d'admettre que leur malheur, ils l'ont généralement voulu, sciemment construit. Rater sa vie, c'est souvent une attitude délibérée l'a souligné Freud. C'est s'interdire de surpasser ses parents, de sortir du modèle familial.


Je ne rentre bien sûr pas dans ce cadre. J'ai plutôt  voulu briser les codes et les convenances. Ne pas faire, ne pas être comme les autres, ça a toujours été ma préoccupation. Sortir du cadre et même savoir déplaire. Peut-être même que la mort prématurée de mes parents a constitué un atout. Je n'ai pas eu à trop les affronter. J'ai plutôt, je crois, cherché à les venger. Les venger d'une vie difficile entravée par la gêne matérielle.


Mais aujourd'hui, je suis loin d'être sereine. Je me sens souvent illégitime, coupable de m'en être sortie, de vivre plutôt mieux que la moyenne, de ne pas être moche, d'habiter un joli quartier parisien. Je me demande parfois comment serait ma vie si j'étais pauvre, bête et laide. Peut-être que je ne serais pas plus malheureuse.


J'avais perçu puis compris ce sentiment de culpabilité qui m'habitait quand j'avais remporté, il y a quelques années, complétement par hasard, un jeu-concours qui m'avait permis de faire un voyage en Asie. Loin de me réjouir, j'avais, en fait, mal vécu ça. Qu'est-ce que c'est que ce monde ? Toi qui n'en as pas besoin, tu gagnes, en plus, à un jeu idiot. C'est injuste.


J'avais également été marquée par un film de Jessica Hausner, une réalisatrice autrichienne que j'aime beaucoup. Il s'agit d'une jeune handicapée (incarnée par Sylvie Testud) qui accompagne un jour, par simple opportunité, un groupe de grands malades qui se rend à Lourdes dans l'espoir insensé d'une guérison. Sylvie Testud n'en a rien à fiche de la religion et ne croit pas du tout aux miracles. Elle accompagne donc avec nonchalance son groupe. Et pourtant, c'est elle qui, un jour, soudainement, se lève de son fauteuil et guérit.


Mais cet événement extraordinaire, loin d'être une joie folle, la plonge plutôt dans des abîmes de doute.


Pourquoi moi et non un autre beaucoup plus croyant et plus méritant ? C'est le syndrome du survivant, celui qui affecte les personnes ayant échappé à l'Enfer: un attentat, un accident d'avion, des combats armés, les camps nazis.


On a l'impression que cette survie miraculeuse, cette élection du Ciel, on va forcément, un jour la payer. On va, tôt ou tard, être un jour ramené à la duré réalité. Et ce ne sera que justice.


Je ne me considère évidemment pas comme une survivante mais le sentiment d'imposture me taraude souvent. Qu'est-ce que je fais là ? Ce n'est pas juste. Plus arrogante que moi, il n'y a pas. Un jour, je vais royalement me casser la gueule et je n'aurai pas d'autre solution que de partir, d'essayer de me faire oublier dans un village galicien. Une vie facile et tranquille, ça doit forcément se payer un jour.


"Arrête de ruminer tes idioties" me dit ma copine Daria. "Le plus important dans la vie, c'est de ne pas être mort".

Elle a raison. C'est vrai qu'on ne cesse de ratiociner, de chercher une logique à notre vie. Il faudrait que tout s'enchaîne avec des causes suivies d'effets. Et, in fine, des malheureux récompensés et des méchants punis.


Ce qu'on est, en fait, presque tous incapables d'admettre, c'est la brutalité de l'existence. Le Réel, on le prend, tout à coup, en pleine gueule. Il nous frappe soudainement avec violence et cruauté.  Mais à cette effraction, on ne sait opposer que des constructions intellectuelles tendant à l'expliquer, voire la justifier. On se voile la face, on voudrait presque que tout soit écrit d'avance: "C'est le Destin, Dieu l'a voulu".


Que le hasard gouverne le monde, que le Réel soit forcément tragique, c'est une idée qui nous est généralement intolérable. Et c'est pour ça qu'on ne cesse d'habiller le Réel d'interprétations et spéculations fumeuses. Presque tout la pensée religieuse et philosophique s'est construite là-dessus: c'est "le Réel et son double".


Le Réel, on ne cesse de chercher à le contourner même quand il nous écrase impitoyablement. Attitude vaine et stérile puisque, quoi qu'on lui oppose, il nous emporte en toute indifférence. C'est ce qui nous rend dépressifs et malheureux.


Parvenir à comprendre qu'on est des "êtres sans Destin", simplement emportés par le grand flux de la Vie, une vie qui est donc forcément tragique, c'est peut-être ce qui peut nous aider à sortir de cette épouvantable morosité, de ce terrible cafard. D'accéder même à une forme de joie.


Savoir simplement apprécier le bonheur et la réalité de l'existence. De chaque instant vécu.

Avec ma copine Daria, je cesse donc, instantanément de me lamenter et de ruminer. Finies, balayées, les angoisses. Notre grand plaisir, c'est de nous fringuer avec recherche et audace puis d'arpenter ensemble les rues de Paris. C'est sûr qu'on ne passe pas inaperçues et qu'on n'hésite pas, alors, à croiser le regard des passants. Peut-être qu'on passe pour d'insupportables connasses mais on en retire, pour notre part, un incroyable sentiment de force. On se repaît de l'attention qui nous est portée, du pouvoir que l'on exerce. Le sentiment de vivre n'est alors jamais aussi fort.



Images de Vlastimil HOFMAN, Aron WIESENFELD, Anita REE, Pike KOCH, John LUKE, Jean-Pierre CASSIGNEUL, Jacob KRAMER, Edward POVEY, Robert DICKERSON, Kees VAN DONGEN, Bruno SCHULZ.

On me dit parfois que l'on ne perçoit guère le rapport entre mes images et le texte. C'est vrai que je répugne aux choses évidentes. Mas il n'y a pour moi rien d'arbitraire dans mes choix. Disons simplement que la correspondance relève de ma propre intimité mentale.

Conseils de lecture :

La dernière partie de mon texte est inspirée par le philosophe Clément Rosset qui a développé une approche originale du tragique dans l'existence. Je renvoie donc d'abord à son œuvre parfaitement accessible à des non-initiés.  Je recommande également un excellent livre d'introduction: 

- Santiago ESPINOSA: "Rosset philosophe du tragique"

Le tragique, c'est aussi, bien sûr, la réflexion première des deux grands philosophes Nietzsche et Schopenhauer. Les concernant, je recommande vivement deux remarquables biographies:

- Rüdiger SAFRANSKI: "Schopenhauer et les années folles de la philosophie: une biographie" et "Nietzsche: biographie d'une pensée".

Je rappelle aussi un très bon bouquin récemment évoqué de Frédérique LEICHTER-FLACK: "Pourquoi le Mal frappe les gens bien ?"

Je termine avec une biographie remarquable qui vient d'être actualisée en prenant en compte les textes récemment découverts : "Céline à rebours" d'Emile BRAMI. Disons le tout net: je déteste absolument le personnage Céline. Sa crasse, sa geignardise perpétuelle, son égoïsme absolu, sa profonde misogynie, son misérabilisme. Et je n'ose évoquer son épouvantable antisémitisme. Sur ce point, il serait, je crois, édifiant qu'un éditeur ait le courage  de republier "Bagatelles pour un massacre" parce qu'on a aujourd'hui de lui une image tronquée, édulcorée, trop aimable. Je le perçois comme mon antithèse absolue et c'est peut-être en cela, justement qu'il peut m'intéresser. Et puis, je suis bien obligée de reconnaître qu'il a, malgré tout, bouleversé la langue française, révolutionné le roman. Une énigme: comment peut-on être, à la fois, aussi médiocre et aussi aérien ?

samedi 15 juillet 2023

Les Migrants: la force des faibles et la faiblesse des forts


Depuis quelque temps, de nombreux amis étrangers me téléphonent pour me demander si je me sens en sécurité et si j'ose sortir.


La première fois, complétement interloquée, j'avais répondu: "Mais ... ? Je ne vis pas en Ukraine". Quand j'avais compris qu'on faisait référence aux "émeutes" des jeunes dans les villes françaises, j'ai carrément éclaté de rire.


On touche là à l'extraordinaire pouvoir de déformation des médias qui diffusent, à l'étranger, les images d'une France à feu et à sang et d'un Paris comparable à Bakhmut ou à Beyrouth années 70. Les actualités, ça repose souvent beaucoup sur un effet de loupe.


Il reste qu'on aime bien vivre, surtout en France, dans une atmosphère de catastrophisme généralisé. Tout irait mal, tout se casserait la figure. La misère et les inégalités ne cesseraient de s'accroître. Quant à l'autorité, celle des parents et des institutions, il n'y en aurait tout simplement plus. J'ai cessé d'écouter les informations à la radio et à la télé françaises tellement c'est futile, nul et déprimant.


Les ambiances d'Apocalypse, on aime ça. Les Français seraient l'un des pays les plus pessimistes du monde : seulement 17% des Français auraient confiance en l'avenir (c'est pire qu'au Bangladesh). Dans le même temps, un récent sondage effectué en Ukraine révèle que 87 % de la population se déclare optimiste à propos de l'avenir du pays (j'avoue ne pas faire partie de ces 87%).


On aurait plutôt attendu des résultats exactement inverses dans les deux pays. Comment comprendre ça ? Surtout en Ukraine où on vit dans la crainte continuelle des bombardements et où presque tout le monde a un proche ou un ami tué ou blessé à la guerre. Mais le vouloir vivre s'y affirme impressionnant. On me dit qu'à Kyïv, les Ukrainiennes (qui ont toujours été des fashionistas, même avec un goût douteux) ne se sont jamais affichées, sur les grands boulevards, avec autant d'élégance. Une manière de ne pas sombrer dans la dépression, d'affirmer la force de l'existence. Dans le même temps, je trouve que les Françaises sont de plus en plus grises, neutres, pratiques, dans leur habillement. Ca a sans doute, aussi, une signification.


Et a contrario, c'est étrange, incompréhensible, ce grand nihilisme qui envahit la France et les sociétés occidentales, tout de même riches, repues et sûres. Je crois qu'on ne supporte plus leur bouleversement permanent, leur continuelle remise en cause d'elles-mêmes. L'angoisse, la pétoche généralisées, la peur de l'avenir, ça devient, contre toute raison, le moteur, en marche arrière, de l'Europe. Alors on se tourne vers des Démons, ceux du totalitarisme (à droite) ou du repli sur soi (à gauche) où l'on troque le mouvement contre la tranquillité.


Les "émeutes" des banlieues, on en donne deux interprétations divergentes et sans nuances: celle, de gauche, de la juste révolte de populations marginalisées, paupérisées, abandonnées par l'Etat qui s'en désintéresse.  Et puis, il y a la grande explication de droite qui tend à devenir dominante (pas seulement en France mais dans toute l'Europe): celle d'une grande immigration qui non seulement nous submerge mais qui est culturellement inassimilable. C'est le grand fantasme d'un Islam conquérant, d'une France bientôt toute entière musulmane.


Deux visions à peu près irréconciliables, un combat d'antagonismes : la rente victimaire d'un côté, les sauvageons et le péril islamique de l'autre. Un seul point commun entre la gauche et la droite: la détestation de la mondialisation, la promotion du local, du national.


Nul doute, en tous cas, que le Gouvernement va se dépêcher de concocter un énième "Plan Marshall" des banlieues financé, bien sûr, à coups de grands emprunts. Et la gauche jugera, bien sûr, que ce n'est pas assez, que ce n'est qu'une goutte d'eau. La droite, quant à elle, réclamera des mesures d'expulsion fermes et immédiates.


Mais vous allez me dire : comment est-ce que tu oses parler des jeunes de banlieue toi qui es une sale bourge de la Plaine-Monceau ? D'abord, il n'est pas sûr que je connaisse si mal que ça les banlieues; il n'est pas sûr, non plus, que je n'y aie jamais mis les pieds. 


Mais c'est surtout parce que je suis bien plus immigrée qu'eux. Avec une grande différence: la majorité des habitants des banlieues sont des immigrés de longue date, souvent depuis plusieurs générations. Et voilà que tous ces "anciens immigrés" se mettent à idéaliser le pays et le village qu'ont quitté leurs parents. C'est une inversion complète des valeurs: le "bled" des ancêtres devient le Paradis perdu et la France d'aujourd'hui un cauchemar policier.


C'est sûr que je suis complétement vaccinée contre la nostalgie. Regretter l'ancien système soviétique, ça m'apparaît aberrant: "la puanteur, la crasse, la misère et le désespoir", résumait souvent mon père en une formule lapidaire quasi intraduisible.


Et il en va de même de tous mes compatriotes polono-ukraino-russes. Je n'en ai jamais entendu un qui osait  médire de la France et si ça se produisait un jour, on se dépêcherait de lui conseiller de retourner dans son trou à rats. L'idée ne nous a jamais effleurés, non plus, que nous avions des droits sur l'Etat français et que celui-ci aurait, envers nous, un devoir de sollicitude.


A mes yeux, l'immigration, ça vous donne normalement une force extraordinaire. C'est la force des faibles, leur ambition démesurée. Pourquoi ? Parce qu'on ne veut pas seulement être comme les Français mais on veut aussi faire mieux qu'eux: mieux parler qu'eux, mieux travailler qu'eux, être plus chics, plus distingués, plus cultivés. Ca ne nous rend d'ailleurs peut-être pas très sympathiques parce qu'on a toujours tendance à en faire trop. Trop s'appliquer, trop s'afficher. Pour ce qui me concerne, ce qui me rend le plus malade, c'est ainsi  d'être reprise pour une faute que j'ai commise: une erreur (même anodine, même d'orthographe), ou bien une omission, une incorrection (même par manque de vigilance ou par fatigue). Quelle honte ! Je rumine ça pendant des mois.


Vouloir à tout prix réussir, c'est tout de même une dimension psychologique essentielle de l'immigré mais de cela, on ne parle jamais, on ne voit en eux que des misérables qui sont des pompes à fric avec une charité imposée. Tous les immigrés qui apportent une contribution à la société française, on n'en dit mot.


Peu importe, je ne porte pas attention aux horreurs que l'on peut raconter sur les immigrés. Et puis, c'est vrai que, moi-même, je ne suis pas complétement assimilée et que je ne le serai sans doute jamais. D'abord, mes fréquentations, mes ami(e)s les plus nombreux, sont, en majorité, des Slaves. Et puis, je considère toujours les Français avec un regard extérieur, presque comme une ethnologue. Ils ne cessent de m'étonner, je recense leurs manies, leurs bizarreries.  


D'un autre côté, je me suis maintes fois rendue dans des villes du Nord-Pas-de-Calais, style Lens, Béthune, Bruay, Hénin-Beaumont. On considère qu'il n'y a rien de plus moche et de plus sinistre en France, le comble de l'horreur. Mais moi, j'y ai découvert que, dans des quartiers entiers, on pouvait vivre là-bas quasiment comme en Pologne: la langue, la cuisine et puis cette convivialité et cette facilité de contact des Slaves. Et aussi, des petits pavillons avec jardin, proprets et confortables, proches d'une église. Donc, rien de sinistre pour moi là-bas. Les vrais Français ne se rendent même pas compte de cette dualité culturelle des villes. Mais cela est-il un problème ? A-t-on jamais entendu parler d'émeutes polonaises dans le Nord-Pas-de-Calais ?


Voilà pourquoi, je ne suis guère sensible à la rente victimaire revendiquée par ces immigrés de longue date que sont, aujourd'hui, les jeunes des banlieues. 


Je reconnais toutefois que ces fichues banlieues, elles sont effectivement sinistres, ultra-déprimantes. Personne n'a envie de s'y promener, d'en découvrir les quartiers. Et du reste, on n'y trouve aucun commerce attrayant, aucun café sympa, aucun endroit où on ait envie de s'arrêter, de se reposer.


Et dans les rues, c'est un choc que l'on ose rarement évoquer: on ne croise quasiment que des mecs, de jeunes mecs qui errent toute la journée, en groupes, en bandes, au pied de leurs immeubles. Ils quadrillent, surveillent, contrôlent, leur "quartier". C'est leur "culture" un peu comme mes oiseaux qui ne cessent de patrouiller dans mon (leur) jardin.


Quant aux filles, on a l'impression que c'est une espèce en voie d'extinction: rien que des vieilles qui s'aventurent à faire quelques courses; quant aux rares jeunes, elles font tout pour être ultra discrètes et s'échapper le plus vite possible comme de petites souris. Les filles, elles sont un peu "hors planète".


Il faut bien le dire: l'ambiance, elle est ultra-testostéronée dans les banlieues. Des meutes de petits mâles en colère qui rivalisent entre eux de virilité à coups d'exploits imbéciles: rapines de toutes sortes, rodéos de bagnoles ou de motos, concours d'incendies de poubelles et de feux d'artifice. Ca fait penser un peu à Hobbes et son "Léviathan": les tribus, les bandes, c'est la résurgence de "l'état de guerre de tous contre tous", cet état originel des groupements humains, antérieur à la constitution de la société civile. C'est la rivalité originaire entre les hommes, antérieure à l'apparition de l'Etat, qui les conduit à se voler et se dépouiller les uns les autres, presque "naturellement". Et ça a vite fait de déboucher sur une organisation en mafias avec ses règlements de compte.


Et c'est vrai que les réseaux sociaux jouent un rôle d'amplificateur dans cette rivalité-compétition mimétique. C'est la société du spectacle sous sa forme extrême, à grands coups d'images et de selfies. L'ostentation immédiate comme glorification crétine de soi-même et affirmation de sa virilité. 


L'angoisse virile, c'est sans doute un facteur explicatif majeur de l'insurrection des banlieues. Ca peut sembler extrêmement réducteur comme analyse. Force est quand même de constater que les émeutes ne concernent quasiment que des mecs: c'est la persistance de la grande séparation des sexes, on est à mille lieues des LGBTQIA +. 


Et puis, je pense aussi que ça exprime beaucoup du sort de nombre de jeunes mâles du Sud dans nos sociétés. Particulièrement tous ceux issus d'une immigration d'Afrique du Nord et subsaharienne (tant pis si vous me jugez raciste). Parce que ça n'est pas forcément simplement lié à l'Islam comme on se précipite trop rapidement à l'affirmer. Dans la société iranienne, par exemple, les femmes sont, souvent, aussi émancipées que les Françaises. 


Mais c'est vrai que tous ces jeunes mecs des banlieues françaises, ils ne sont pas forcément très religieux mais, surtout, ils se sentent forcément dépassés, déclassés, dévalorisés. Ils ne sont pas non plus, congénitalement, des racailles incultes mais ils se sentent dépossédés de tous les privilèges du patriarcat avec le respect obligatoire qui leur était dû. Et, en effet, les filles réussissent beaucoup mieux qu'eux à l'école et se revendiquent comme au moins leurs égales. On ne le soulignera jamais assez: cet effacement des différences et hiérarchies sexuelles est profondément perturbant pour une bonne part de la population masculine.

Mais ça veut dire aussi qu'on n'est pas près de sortir du pétrin et que les émeutes, il faudra bien autre chose qu'un Plan Marshall pour y mettre fin. Les élans du cœur, la profession d'anti-racisme, ne peuvent pas beaucoup nous aider. La complaisance devient même vite l'expression d'une certaine lâcheté. C'est simplement céder à la parole du plus grand nombre.


Mais céder à cette parole, ça revient vite à céder sur le féminisme. Or, ce qui importe le plus, c'est de défendre la cause des femmes dans les banlieues. Qu'elles n'y soient plus rejetées et qu'elles puissent y trouver une véritable insertion, participer à la vie collective. 


Le jour où une femme seule, en minijupe, pourra venir s'asseoir, en toute tranquillité, à la terrasse d'un café agréable de banlieue, on pourra dire qu'un immense progrès aura été réalisé. Une tâche certes colossale et qui ne réclame pas simplement du fric. Mais c'est indispensable de se donner ça pour objectif si l'on veut, un jour, retrouver un peu de paix.

Images de MOEBIUS (alias Jean Giraud),  Muriel BARRAT, Victor VASNETSOV, Pieter BRUEGEL, Gustave DORE, Peter Nail ARBO, Nick ALM, William BLAKE, Albert BIRKLE, Franz SEDLACEK, Flore-Aël SURUN, Walter SCHNACKENBERG, TOYEN, Max ERNST,

Quelques conseils de littérature consacrée aux "migrants" :

- Vilhelm MOBERG: "La saga des émigrants". C'est la grande épopée de la littérature suédoise, celle de paysans qui, à la fin du 19 ème siècle fuient la famine pour l'Amérique. Ca représente tout de même 6 volumes mais c'est très prenant, très attachant.

- W.G. SEBALD: "Les émigrants". Quatre récits d'individus déracinés, exilés, hantés par des fantômes. SEBALD est, à mes yeux, l'un des plus grands écrivains allemands. Profondément original dans ses réflexions. Malheureusement trop peu connu en France.

- Isaac Bashevis SINGER: "Perdu en Amérique", "Ombres sur l'Hudson", "Le charlatan". Par le Prix Nobel de littérature 1978. Singer écrivait en yiddish. Une œuvre immense toujours passionnante. Il y a les livres qui se passent en Pologne et ceux qui se passent en Amérique, différents mais pareillement extraordinaires.

- Paul AUSTER: "4 3 2 1". Quatre bifurcations de vie, quatre variations de destin, à partir du départ d'un ancêtre  depuis la ville de Minsk jusqu'à son débarquement à New-York, via Varsovie, Berlin et Hamburg. Le plus grand livre de Paul Auster mais... 1 200 pages tout de même.

- Julie OTSUKA: "Certaines n'avaient jamais vu la mer". Le récit poignant du déracinement de jeunes femmes japonaises contraintes d'épouser, au lendemain de la 1ère guerre mondiale, des hommes qu'elles n'avaient pas choisis, installés aux Etats-Unis. Terrible !