samedi 24 juin 2023

Avec mon bourricot sur les routes de la "Mort-à-Vie"


Me revoilou !

J'ai retrouvé, pendant deux semaines, ce qui m'a toujours fait vibrer: arpenter le monde un peu au hasard. Au hasard des lieux, au hasard des rencontres. 


"Sur la route", c'est l'esprit de Jack Kerouac, de Nicolas Bouvier et d'Andrzej Stasiuk. C'est aussi celui qui a animé le mouvement hippie avec la mythique "route des Indes". Depuis les années 60, plusieurs générations se sont reconnues dans ce message, ce grand appel à quitter son chez soi, à s'évader et s'ouvrir à l'ailleurs. Le goût du voyage comme goût de perdre pied avec une finalité première: "apprendre à désapprendre".



Mais aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il n'y a plus que des "culs de plomb": les touristes ont remplacé les voyageurs. Et il est vrai qu'on ne cesse de nous raconter maintenant que voyager, c'est mal parce que ça contribue au réchauffement climatique. Et puis, ça impose cette épreuve effroyable de décrocher de ce qui polarise maintenant notre attention: notre satané smartphone.


L'Aventure avec un grand A, elle est maintenant proscrite. Le voyage est maintenant planifié, encadré, avec de multiples plateformes de réservation et de programmes "tout compris". Et puis la finalité première des vacances, c'est maintenant de se reposer. Alors, on a horreur des anicroches, des incidents, qui émaillent tout voyage non organisé.


Mais chacun fait bien sûr selon ses goûts. Et il est vrai que l'aventure peut aussi être au coin de la rue. Ca peut même être "Le voyage autour de ma chambre" de Xavier de Maistre.


Mais quand même ! Il manque alors cette dimension essentielle du mouvement, du déplacement, qui efface tous nos repères et surtout bouleverse nos identités. Voyager, c'est changer de peau, devenir autre.


Le nomade, ça a été admirablement évoqué par Gilles Deleuze (qui curieusement n'a quasiment jamais voyagé). La déterritorialisation (mentale, historique, géographique) comme subversion ultime de l'ordre social ! Le brouillage complet des codes et des frontières.


Et je crois qu'on demeure tous un peu porteurs de ce besoin de mouvement de la vieille humanité nomade. Petite fille, j'étais fascinée par les Roms et Tsiganes qui faisaient du trafic entre les pays d'Europe Centrale. L'Est de la Slovaquie, c'était alors et ça demeure considéré comme la zone de tous les dangers. Et comment comprendre la fascination que continuent d'exercer Attila et Gengis Khan ? 


Partir sans se préoccuper de son point de chute, avancer un peu au hasard, c'est cela qui est fascinant. Sur ce qu'on va découvrir, on porte un regard forcément neuf, forcément émerveillé.


On s'arrête, un soir, dans une auberge, on s'attable, on fait connaissance. C'est facile parce qu'on a tout de suite plein de choses à échanger avec ses voisins: qu'est-ce que vous fichez dans ce trou perdu ? Quelle étrange tocade vous y a conduit ? Chacun déroule alors bien vite, à l'attention des autres, le roman de sa vie.


Ces rencontres de hasard dans un quelconque "trou du cul du monde", je trouve ça exaltant. C'est souvent à ces occasions que j'ai rencontré les gens les plus intéressants, de ceux avec qui je suis demeurée en contact. L'amour commun d'un lieu inconnu, ça établit tout de suite, en effet, un lien fort.


Et puis, ça n'engage à rien. On sympathise une soirée, une nuit, et le lendemain, on s'en va. On n'a même pas eu le temps de se disputer, on ne s'est présentés que sous son meilleur jour, on ne conserve donc que de bons souvenirs. C'est à nous, ensuite, de savoir si on veut les prolonger.


Je n'aurais toutefois pas la prétention de me présenter comme une grande nomade, une grande aventurière. Disons que j'ai surtout le goût de sortir des sentiers battus. Et puis, même si j'ai cette idée des racines en horreur, je suis quand même irrémédiablement attirée par l'Europe Centrale.


J'ai donc jeté mon dévolu cette année sur la Moravie. Je crois que cette région de l'Est de la République Tchèque n'évoque pas grand chose. Et c'est vrai que même là-bas, les Moraves sont un peu considérés comme des ploucs. C'est vraiment la campagne avec rien que des petites villes (à l'exception de Brno). 


Mais des petites villes, c'est justement ce que je recherchais. D'abord la ville, j'en ai parfois un peu marre et puis on ne connaît pas vraiment un pays si on se borne à sa capitale et ses grandes agglomérations.


La République Tchèque, c'est, à cet égard, exemplaire. Tous les hauts lieux du tourisme [Prague, Marienbad (Marianske Lazne), Carlsbad (Karlovy Vary), Cesky Krumlov], c'est devenu une horreur, des merveilles défigurées par la Disneylandisation, submergées par les Tours Operators. En arpenter les ruelles, c'est à peu près aussi agréable qu'affronter les cohues du métro parisien. 


Mais dès qu'on quitte ces quatre villes, certes admirables, c'est fini, le pays ne semble plus intéresser personne. Plus un chat, plus un rat. Juste quelques touristes frontaliers. Surtout dans ma Moravie où, durant tout mon séjour, je n'ai rencontré qu'un couple de Français arrivés là par hasard et aussi quelques Anglais et, tout de même, plusieurs germanophones.


Tant mieux, c'est ce que je recherchais. Evidemment, revers de la médaille, dans les petites villes, presque personne ne parle de langue étrangère. Il faut donc se mettre au tchèque.


Mais ça n'est pas un problème pour moi. Le tchèque, c'est une langue slave plutôt facile (sans, par exemple, les problèmes de prononciation du polonais ou de mélodie du russe). C'est très frappé (toujours sur la première syllabe), très sonore, plutôt joli. Le tchèque, c'est une grande salve rythmée d'artillerie.


A partir de là, je ne me casse pas la tête. J'écoute avec attention les conversations et je répète ensuite ce que j'ai retenu. Et ça marche, c'est presque miraculeux, je me mets à bavarder en tchèque. Ca a quand même failli foirer quand quelqu'un m'a dit que je devais être Russe, ce que j'ai bien sûr aussitôt démenti avec indignation.


Il y a tout de même une chose qui me fait bien rigoler dans la langue tchèque. Il faut ainsi savoir que dans les langues slaves, on adore les diminutifs. On ne se contente donc pas de dire une maison mais plutôt une petite maison. C'est comme si on voulait atténuer la dureté des mots.


Mais en tchèque, on en rajoute encore une couche: on va jusqu'à parler d'une toute petite maison (même si c'est une maison de maître) ou d'un tout petit chien (même si c'est un molosse). Ca donne des terminaisons de mots (des pchi-pchiks, des pepitchkis) que je trouve d'une drôlerie irrépressible. J'ai l'impression d'entendre le pépiement de mes merles Mais je suis sans doute à peu près la seule que ça fasse rire.


Et puis, quand on communique dans deux langues slaves différentes, on se comprend certes globalement mais ça donne parfois lieu à des quiproquos. Deux mots identiques n'ont, parfois, pas la même signification: en croyant acheter des groseilles, je me retrouve avec des fraises, ou alors les fruits sont les légumes et inversement. Et enfin, où diable les Tchèques ont-ils trouvé ce mot de "brambory" pour désigner les patates ? Ca ne ressemble vraiment à rien.


Pour en revenir à la Moravie, si je devais la décrire succinctement, je dirais que c'est une myriade d'admirables petites villes, avec une grande place centrale et une colonne de la Peste, sises au bord d'un lac et entourées de bois touffus. 


Et puis, l'horizon est souvent borné par de puissants châteaux. Plus rural, plus champêtre, il n'y a guère. La grande passion virile collective, c'est la pèche à la carpe avec toute une mythologie afférente (des carpes gigantesques mangeuses d'enfants voire d'hommes).


Concernant la vie sociale, la population se retrouve, en fin d'après-midi, dans de grandes tavernes où règne un immense brouhaha. Ca hurle et ça crie de toutes parts. Et puis, on est impressionnés par les quantités de bière servies. Une sacrée ambiance, c'est encore plus animé qu'en Bavière. Mais curieusement, ça se passe plutôt bien. Même si les clients sont majoritairement des hommes, personne ne m'a jamais embêtée.


Quant à la nourriture, difficile de trouver plus roboratif, plus bourratif, que le grand plat national, les knedliky (des quenelles de pain). On vous en sert des platées immenses dont il est absolument impossible de venir à bout.


Pour le reste, il est absolument indispensable d'apprécier la charcutaille et la cochonaille. La diététique alimentaire, ce n'est pas encore la préoccupation majeure. Inutile de préciser que les Tchèques sont plutôt massifs.


Mais qu'importe ! La cuisine, ça n'a jamais été mon souci premier. Je m'en fiche même un peu, ce qui explique que je ne suis pas difficile et que j'arrive à manger à peu près tout.


Ce qui m'intéressait surtout en fait dans cette visite de la Moravie, c'était de parvenir à comprendre comment une si petite région (4 millions d'habitants aujourd'hui) avait pu produire une telle pelletée de "génies" qui ont marqué la culture européenne: le musicien Gustav Mahler, le fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud, le philosophe Edmund Husserl fondateur de la phénoménologie, le père de la génétique Gregor Mendel, le mathématicien Kurt Gödel, l'économiste Schumpeter, le peintre Alfons Mucha. Et puis, il y a le grand écrivain contemporain Milan Kundera. On peut même dire qu'il a été précédé par Robert Musil qui s'était installé à Brno pour rédiger "L'homme sans qualités", l'un des livres majeurs du 20ème siècle.


Je n'ai bien entendu trouvé absolument aucune réponse. Quand on parcourt Jihlava, où a vécu Malher, on est bien incapables de relier sa musique à l'environnement de sa jeunesse, à l'ambiance générale de la ville. Même si elle est coquette et élégante, elle n'est pas non plus, à la différence du Salzburg de Mozart, particulièrement inspirante.


Mais c'est peut-être cela, justement, l'une des explications. Il est parfois plus stimulant de vivre dans un environnement banal plutôt que dans une ville attrayante et magnifique.


On cherche alors à s'extirper de ce cadre que l'on juge terne et médiocre. C'est ce qui fait "la force des faibles", de tous ceux qui se sentent issus de milieux "moches" ou déshérités.


Sachant que je n'allais rien trouver de concluant, je n'ai donc pas beaucoup poursuivi mes investigations. 

J'ai préféré poursuivre mon errance. J'ai, bien sûr, débordé de la Moravie. Je me suis retrouvée en Bohême et en Pologne (dans les anciennes Sudètes allemandes). Et j'ai terminé en Allemagne: Weimar (la ville de Goethe et Schiller) et Eisenach (la ville de Bach et de Luther).


Parce que finalement, le voyage c'est d'abord ça : l'expression d'une vie pleine; une vie pleine faite de changement et de mouvement perpétuels. C'est ce qui vous secoue, vous force à sortir de vous-mêmes.


Je ne dirai pas que tout se passe bien. Rien ne marche jamais comme sur des roulettes. On rencontre évidemment plein de déceptions, contrariétés; il y a toujours des incidents, embêtements; on fait même des rencontres pas toujours agréables, voire inquiétantes.


Et puis, on est fatigués, on finit par en avoir marre de faire sans cesse de la route. On se prend à se dire qu'on aurait dû choisir des vacances plus reposantes: glander toute la journée sur une plage méditerranéenne par exemple.


Mais les difficultés, ça fait aussi partie du voyage et c'est formateur : de notre capacité à les résoudre, on retire toujours, finalement, une petite satisfaction. On en sort peut-être un peu plus forts, un peu plus aguerris.




















Mes photos prises principalement en Moravie mais aussi en Bohême, en Pologne et en Allemagne. Telc, Trebon, Cervena Lhota, Jindrihuv Hradec, Jihlava, Trebic, Pernstejn, Olomouc, Bouzov, Klodzko, Kudowa Zdroj, Ksiaz, Karpacz, Weimar, Eisenach.

 Il est à noter que mon clavier ne me permet pas de retranscrire l'orthographe exacte des villes. Les photos 41, 42, 43  (à Pernstejn) sont celles du château de Nosferatu servant de cadre à l'admirable film de Werner Herzog: "Nosferatu, fantôme de la nuit". 

Les deux dernières photos sont celles de deux bourricots: le 1er à l'arrêt devant la maison de Goethe à Weimar (à visiter absolument). Le second, mon propre bourricot qui s'est, encore une fois, montré imperturbable dans sa longue route et qui m'a valu plein de signes de sympathie et appels de phares au point de me rendre presque jalouse. J'ai l'impression qu'on s'intéresse davantage à ma voiture qu'à moi.

Mes conseils de lecture :

- Gilles KEPEL: "Enfant de Bohême". On connaît tous le grand spécialiste du monde arabe qu'est Gilles Kepel. Surprise pour moi: il a été baigné dans la culture tchèque par son père et ses grands-parents. Il s'en est détaché puis y est revenu. Son livre est un hommage à ses ascendants mais aussi, et surtout, à cette grande culture tchèque dont il développe une connaissance approfondie. Un grand livre, remarquablement écrit, qui apprend une foule de choses.

- Jérôme BONNETO: "Le silence des carpes". Un roman récent, drôle et mélancolique qui a justement pour cadre principal la Moravie.

- Florence NOIVILLE: "Milan Kundera - Ecrire quelle drôle d'idée". Un livre élaboré à partir de nombreux entretiens, photos, souvenirs. Qui évoque surtout très bien l'ancienne Tchécoslovaquie et le parcours formateur du grand écrivain. Un livre référence.

Comment enfin ne pas parler de Franz Kafka quand on évoque la République Tchèque ? Il est vrai qu'il était indifférent au nationalisme tchèque et qu'il n'avait qu'une connaissance courante, pratique, de la la langue. Et puis, il n'a à peu près visité aucune ville de province (sauf les lieux de cure dans les Sudètes). Mais l'un de ses grands amours a été une Tchèque, Milena.

Je recommande donc:

- Reiner STACH: "Kafka - Le temps des décisions- Tome 1". C'est la grande biographie de référence enfin traduite en français. On y apprend tout, avec une précision stupéfiante, de la vie quotidienne de Kafka. Un monument: 2 autres gros tomes sont à venir.

- Laurent SEKSIK: "Franz Kafka ne veut pas mourir". Un livre évidemment pas très gai mais qui évoque, de manière inédite, la fin de vie de Kafka et surtout les personnes qui l'ont alors accompagné: Sa sœur chérie Ottla, sa compagne d'alors, Dora Diamant et son ami étudiant en médecine Robert Klopstock. 

Etrangement, j'ai même passé une nuit dans un centre de cure des Sudètes; un ancien sanatorium, en fait, du type même de ceux que fréquentait Kafka. A cette saison, cet établissement ouvrait ses portes à des non-curistes. Ca a été, pour moi, une expérience très troublante. Surtout, le partage des repas dans une grande salle commune. m'a propulsée dans un autre monde. J'ai retrouvé l'ambiance du livre: j'étais au milieu de curistes, plutôt âgés et plutôt friqués, qui faisaient chacun assaut d'éloquence.