samedi 25 février 2023

Le bonheur comme compétition

 
Le bonheur, c'est devenu la grande préoccupation des sociétés occidentales. Une préoccupation récente, il faut le souligner: pas plus d'un siècle. La question ne se posait absolument pas aussi longtemps qu'on croyait au Paradis. La vie n'était alors qu'une vallée de larmes qu'il fallait traverser avant de trouver, comme une récompense et une contrepartie, la félicité éternelle. Le Bonheur, c'était "Après".


Mais aujourd'hui, il n'y a plus que les Musulmans qui croient encore au Paradis. Alors, si l'on est maintenant convaincus que le bonheur, c'est "maintenant", on est bien obligés de réévaluer les choses, de les remettre à une échelle terrestre. Mais c'est angoissant aussi parce qu'on a tout de suite peur de se rater. Avoir une vie nulle, ratée, c'est devenu la grande peur contemporaine. C'est principalement à cause de ça qu'on devient dépressifs, qu'on se bourre de somnifères et d'anxiolytiques et, même, qu'on "se flingue", qu'on se suicide.


Une nouvelle religion est née, quasiment un impératif catégorique: on se doit aujourd'hui de "réussir" sa vie. A cette fin, on est d'abord priés de sortir de sa médiocrité. C'est ce qui donnerait sens à notre passage terrestre. Dans ce but, il faudrait sans cesse sortir de sa coquille, aller au-delà de soi-même. 


 Et il faut dire qu'on ne manque pas d'ambition en la matière. La surenchère est de rigueur, on doit lancer des défis permanents, à soi-même et surtout vis-à-vis des autres. On est à fond dans la posture, la proclamation. 


On est d'abord presque obligés de déclarer qu'on souhaite travailler pour le "bien commun", qu'on est pleins d'intentions altruistes, qu'on veut œuvrer dans l'humanitaire ou l'écologie et contribuer à sauver la planète toute entière. Rien que ça ! Pour cela, on crache sur les "bullshit jobs" et on rejoint une association évidement sans but lucratif. Tant pis si on est payés rien du tout et si le financement des associations repose, au total, sur une large corruption. On aurait, du moins, un boulot qui a du sens, au service des autres. On échapperait surtout à l'horreur des grandes entreprises.

Et puis, sur un plan plus individuel, il faudrait développer notre créativité.  On serait tous à "haut potentiel". Il y aurait, en chacun de nous, des talents et aptitudes cachés qu'il faudrait, à tout prix, chercher à exploiter. Il faudrait réveiller l'artiste (peintre, poète, musicien) qui sommeille en nous. Il faudrait fréquenter régulièrement la salle Pleyel, rédiger, chaque jour, un haïku et barbouiller quelques harmonieuses tâches de couleur d'inspiration abstraite.


Ca s'étend à l'entretien de nos corps. On est priés de faire disparaître les graisses superflues, de fréquenter les salles de sport. Et puis de se mettre au jogging, au crawl "glissé", à la randonnée cycliste. Le mieux, c'est de préparer un triathlon ou, au moins, le marathon de Paris. Il faut apprendre à se dépasser, à aller au delà de soi-même (on ne prête même pas attention au grotesque de ces expressions pourtant vides de sens).


Et il faudrait donner libre cours à notre goût du risque. Pour faire monter un peu l'adrénaline, rien de tel que l'escalade à mains nues, le deltaplane ou le parachute ascensionnel. Ceux qui ont le vertige, tous les trouillards, nous font bien rigoler. Il faut savoir maîtriser sa peur.


Et on est bien sûr aussi des aventuriers. Apprendre à survivre en milieu hostile, quel pied ! Crapahuter dans le désert de Gobi ou se frayer un chemin dans la jungle de Bornéo, voila les expériences à vivre. On dit qu'on s'y découvrirait soi-même, que ça serait une véritable révélation (encore une expression absurde). Je déteste les émissions télévisées "Koh-Lanta" et "Fort-Boyard" (même si j'avoue ne les avoir quasiment jamais regardées). Elles relèvent d'une espèce de sadisme institutionnel au cours duquel on se délecte  de l'infortune de certains et admire les plus forts (c'est à dire les plus soumis, les moins rebelles) .


On s'applique tellement à épouser ces injonctions qu'on ne se rend même plus compte que notre vie est devenue une compétition permanente. Sans s'en rendre compte, on devient des moutons dociles obnubilés par le dépassement, la découverte, de soi-même. 


On juge complétement obsolètes les grandes religions mais on se dépêche de se transformer en de nouveaux "conformistes", des "grenouilles de bénitier" new-look ne cessant de sermonner les autres: un misérabilisme pleurnichard mais intéressé, une obsession du "petit geste" sauveur de la planète, un hygiénisme corporel, une spiritualité de pacotille qui nous commanderait d'apprendre à se connaître soi-même.


Je crois qu'il devient urgent de proclamer le droit de chacun à une vie médiocre. Il faut abolir ce culte d'une vie réussie. Toutes les vies ont une égale dignité, même celles des nuls, des minables, des ratés, voire des escrocs, des criminels ou des pervers. De quel droit pouvons-nous juger ?


On est presque tous, en fait, des gens "ordinaires". C'est le titre d'une chanson de Robert Charlebois que j'ai découverte récemment et qui me trotte dans la tête. Elle date de 1970 (une éternité) mais elle est plus que jamais d'actualité. Il faut bien reconnaître, en effet, que, sauf exceptions rarissimes, on n'a pas grands talents intellectuels ni grandes capacités physiques. Et puis notre compassion est sélective. 


Faut-il s'en affliger, chercher à corriger le tir ? Personnellement, j'ai toujours été allergique aux grands engagements, aux grandes proclamations, aux grandes ambitions, aux grands élans de solidarité. Il faut être prétentieux ou stupide pour affirmer que l'on a eu une vie réussie.


Cette idée complétement fabriquée du bonheur ne me convient pas. Il s'agit surtout d'un modèle qui vise à nous discipliner, à nous anesthésier, parce qu'en réalité, au plus profond de nous-même, on aspire à toute autre chose que la vertu mais cela, on n'osera jamais le dire.


Je me suis plutôt toujours sentie ballotée par les événements, les hasards de la vie. Ma première préoccupation a donc été de m'en sortir matériellement, de survivre économiquement. Avoir un logement décent, un point d'ancrage, pouvoir lire et voyager, c'étaient mes principales ambitions. Les grands idéaux, ça pouvait venir après. Et puis, je me suis toujours sentie inadaptée: j'ai un sentiment de "décalage" avec les Français, leurs préoccupations, leur cadre de pensée; et enfin, la vie de famille, ça me faisait horreur, le comble de l'ennui et de l'asservissement.


Je suis sans doute très égoïste. Mais la pensée libérale nous a aussi enseigné que l'égoïsme avait des vertus. Plus que les grands idéaux, la composition des intérêts personnels et des égoïsmes servent paradoxalement le bien commun. 

Et puis le bonheur, l'épanouissement, le développement de ses capacités, est-ce que ça n'est pas un luxe de nantis ? Une grande drogue collective, une spiritualité bas de gamme, qui nous plongent dans le conformisme béat d'une domestication généralisée.

Je préfère demeurer terre à terre parce que les grands fracas de l'Histoire (tel celui dont on vient de commémorer le 1er anniversaire) nous ramènent parfois à la Réalité.


Images de George TOOKER (1920-2011) peintre américain rattaché au courant du "réalisme magique".  Peu connu en France, tellement il est éloigné des courants avant-gardistes actuels. J'estime pourtant qu'il traduit bien la banalité et la médiocrité de nos vies.

Je recommanderai, rappellerai, enfin, trois grands livres qui m'ont influencée : "Souvenirs de la maison des morts" de Dostoïevsky, "Etre sans destin" d'Imre Kertész, "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad. Des livres sinistres, effroyables, mais qui, contre toute attente, savent évoquer le bonheur, le bonheur dans un camp, en état de guerre.

Je rappelle que Joseph Conrad (de son vrai nom Jozef Korzeniowski), grand écrivain du 20ème siècle, écrivait en anglais mais était de langue maternelle polonaise (né à Berditchev en Ukraine, une ville que je connais bien). Une énigme pour moi: comment peut-on, un jour, parvenir à écrire "Au cœur des ténèbres", un des grands bouquins du 20ème siècle, quand on a vécu, durant sa jeunesse à Berditchev ? Un livre puissant qui a été réinterprété magistralement par Francis Ford Coppola dans "Apocalypse Now".

samedi 18 février 2023

Stupéfiants

 

Les stupéfiants, les drogues, comme à peu près tout le monde, j'en ai un peu tâté quand j'étais une jeune révoltée. Peut-être parce que j'étais fascinée par le mouvement hippie des années 60 et la fameuse "route des Indes". Voyager, c'était encore, alors, une aventure. Pas de GPS, pas de smartphone, on disparaissait complétement, sans contacts avec son pays, sa famille et avec des risques de mauvaises rencontres. Il fallait tout de même un certain courage. Mais cette errance pleine de dangers, c'était une manière de s'éprouver soi-même dans une espèce de quête spirituelle, souvent un mysticisme de pacotille, que facilitaient bien sûr les drogues. 


Mais finalement, si j'ai fait une bonne partie de la routes des Indes, je ne suis, en revanche, pas allée bien loin dans le domaine de la défonce. Je suis quelqu'un de trop rationnel, de trop maîtrisé, pour m'accrocher à ça. J'ai trouvé d'autres addictions: le sport, le régime alimentaire. Ce qui comporte, d'ailleurs, d'autres risques.


Mais il y a quand même toute une histoire de la drogue et de son commerce qui continue de me fasciner.

Les Français savent-ils, par exemple, que ce sont les soldats de Napoléon qui, de retour d'Egypte, ont rapporté haschich, cannabis et opium ? C'est l'un des legs inattendus de la Révolution Française qui voulait exporter l'esprit des Lumières dans l'Empire ottoman. Le 19ème siècle est ainsi devenu, en l'absence complète de prohibition, celui de l'expérimentation des propriétés médicinales et des effets psychologiques des drogues. 

Plein de grands écrivains s'y sont intéressés : Baudelaire ("Les paradis artificiels") bien sûr, mais aussi Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Flaubert et le peintre Delacroix. A Paris est toujours mentionné, par une plaque, leur lieu de rendez-vous hebdomadaire, celui du "club des Hachichins" (Hôtel de Lauzun, île de la Cité).


Et dans cette recherche des effets thérapeutiques de la drogue, comment ne pas mentionner, également, Sigmund Freud lui-même qui, pourtant déjà accro aux cigares, s'adonnera, pendant une quinzaine d'années, à la cocaïne ? Il lui consacrera, au tout début de sa carrière (1884), un petit essai ("Über Coca"). 


Et les Français savent-ils encore qu'ils ont participé (7 000 soldats), aux côtés des Anglais (11 000 soldats), à l'une des guerres les plus scandaleuses et immorales de l'Histoire : la seconde guerre de l'opium (1857) ? Cette guerre, profondément injuste, visait simplement à rééquilibrer la balance commerciale britannique en contraignant les Chinois, par une totale libéralisation, à acheter de la drogue indienne. Un objectif qui apparaît sidérant aujourd'hui ! 



D'autant que ça s'est terminé tragiquement: par la mise à sac et le pillage du Palais d'Eté de l'Empereur à Pékin (20 hectares de pavillons, ponts, jardins, temples, l'équivalent symbolique de notre château de Versailles). Les objets précieux volés au cours de cette guerre de Chine ont ensuite alimenté les salles de ventes à Paris et Londres. Un scandale absolu ! J'ai l'impression que ça a été complétement effacé de la mémoire collective française. Mais aucun Chinois n'a, en revanche, oublié cette destruction du palais d'Eté (j'entendais Xi-Jinping y faire allusion dans un discours récent pour exprimer sa haine de l'Occident).   



Et faut-il enfin rappeler qu'en des temps moins reculés, lorsque la France exerçait, entre les deux grandes guerres, un "mandat" sur la Syrie et le Liban, elle a laissé s'y développer  tranquillement les cultures du haschich et du cannabis pour inonder l'Egypte (largement contrôlée, alors, par les Anglais) ? Et que penser, au final, de la fameuse "French connection", à destination de l'Amérique du Nord, qui a sévi jusqu'au début des années 70 ?
 

Autres temps, autres mœurs, dit-on, aujourd'hui. Et puis, dans les pays occidentaux, la tolérance envers les stupéfiants n'a duré qu'un peu plus d'un siècle. Elle a pris fin en 1912 sous l'impulsion des Etats-Unis.


Il est vrai aussi que notre passion pour les drogues résulte d'une contamination. Elle a été importée, assez récemment, du Moyen-Orient: l'Empire ottoman et surtout la Perse. La Perse nous a légué plein de belles choses, notamment les idées du Paradis et d'un Empire à vocation universelle, mais aussi les arts des jardins, des miniatures et des tapis et enfin la couleur Azur et probablement les cerises. Mais il faut aussi ajouter un produit maléfique: l'opium.


La Perse, l'Iran, on peut même dire qu'il y existe une culture pluriséculaire de l'opium. On a tous en mémoire "les Mille et une nuits" et ses rêves enfumés. Et puis on a entendu parler de la fameuse "secte des assassins", des fanatiques qui ont semé la mort et la terreur au XI ème siècle et dont on peut encore visiter le bastion, au sommet d'une impressionnante montagne, tout près de Téhéran. Et on sait, à cette occasion, que le mot "assassin" viendrait du mot arabe, haschaschin, le fumeur de haschich.


Mais c'est aussi, en grande partie, de la légende. La dépendance massive de la population à l'opium en Perse remonterait, en fait, aux temps de la splendeur d'Ispahan au 16ème siècle (règne safavide de Shah Abbas). Ca a été facilité par le Coran qui, s'il proscrit clairement l'alcool, est d'un remarquable silence en ce qui concerne les stupéfiants.


Depuis cette date, l'opium a exercé des ravages en Perse au point que de nombreux récits de voyageurs font état de véritables populations de zombies. Jusqu'à la découverte des premiers puits de pétrole, l'opium était le premier poste d'exportation de l'Iran et jusqu'à la fin des années 50, on trouvait facilement fumeries et magasins dédiés. L'Empereur Reza Shah (le père de Mohammed) confessait, lui-même, en fumer et,  jusqu'au Parlement, il était toléré pour les députés aux quels une salle était réservée.  Le drame, en fait, c'est qu'une large fraction de la population la plus éduquée s'y adonnait.


A compter des années 60, une législation répressive a été mise en place par le dernier Shah, allant jusqu'à la peine de mort. Quant à Khomeini, dès qu'il a pris le pouvoir, il est allé encore plus loin: 3 ans de prison pour la détention de moins de 50 g d'opium, peine de mort en cas de récidive ainsi que pour toute activité de trafic. De quoi vous faire réfléchir.


Mais il faut bien constater que cette intense campagne de répression n' a absolument pas permis d'enrayer la progression de la toxicomanie au sein de la population iranienne. Les estimations sont même effrayantes: jusqu'à 8 millions de consommateurs réguliers soit 10% de la population totale. Et la grande mode aujourd'hui à Téhéran, c'est le shisheh (le "verre"), une métamphétamine translucide. 


J'ai pu le constater moi-même, il y a, en Iran, une véritable culture de la drogue difficile, voire impossible, à expliquer (la Turquie, par exemple, est beaucoup moins touchée). Elle est à peu près partout, tout le monde en a un petit peu en réserve au mépris des risques encourus. Ils sont pourtant terrifiants, l'Iran étant l'un des pays ou les exécutions (par pendaison) sont les plus nombreuses (dans 4 cas sur 5, elles concernent des trafiquants de drogues).


Mais le cas de l'Iran et l'échec de sa politique ultra-répressive peut aussi donner à réfléchir. Les Iraniens disent eux-mêmes qu'ils vivent dans le pays des "grands hypocrites". C'est le décalage énorme entre vices privés et vertus publiques. C'est aussi l'illustration du vieil adage : "Plus la répression est dure, plus les drogues le sont". La France elle-même, dont la législation sur les stupéfiants est l'une des plus dures au monde, ferait bien de s'interroger. Son extrême sévérité, outre qu'elle encombre les services de police d'affaires mineures, n'a pas produit de résultats significatifs.


Et enfin, il faudrait pouvoir évoquer les liens de la production de drogue avec la guerre. C'est très net en Afghanistan où la victoire des Talibans au milieu des années 90 puis leur retour récent au pouvoir plus de 20 ans après s'explique moins par la piété des Afghans et leur adhésion à la rigueur de la Charia que par la "bienveillance" des Talibans envers la culture du pavot qui leur attire la sympathie d'une population majoritairement rurale et misérable. C'est aussi le cas au Yemen où le seul sujet de consensus national porte sur la consommation libre de Qat. 


On peut aussi déplorer que l'Irak, autrefois largement épargné, soit devenu l'un des grands centres de production du Moyen-Orient. S'y associent aujourd'hui la Syrie de Bachar El Assad et ses alliés du Hezbollah libanais "spécialistes" de la production d'amphétamines (le fameux captagon) dont ils inondent tous les pays du Golfe. Des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Bahrein, Emirats Arabes Unis, Koweit) qui font preuve d'ambiguïté sur la question: leur législation est extrêmement répressive mais, en même temps, ils ne font guère obstacle à cette nouvelle route de la drogue.


Photographies de champs de pavots en Afghanistan. Fragment du tableau de "l'Odalisque" de Ingres. Tableaux du grand peintre, philosophe et romancier polonais, Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939).  Il ne se cachait pas de peindre sous l'emprise de la drogue et il notait, pour chaque tableau, le produit utilisé. Tous ces tableaux ont été peints dans les années 20/30. A-t-on fait mieux dans les années 60 ? Outre son chef-d'œuvre "L'inassouvissement", on pourra lire, de lui : "Les narcotiques - Les âmes mal lavées".

A lire :

- Jean-Pierre FILIU : "Stupéfiant Moyen-Orient". Un livre remarquable qui remonte la trame historique et politique du Moyen-Orient en lien avec la production et la consommation de stupéfiants. Ca déplace bien des points de vue.

- Sylvain VENAIRE : "Les guerres lointaines de la paix - Civilisation en barbarie depuis le 19ème".  Encore un livre qui ouvre de nouvelles perspectives. On a tendance à penser que de 1815 à 1914, l'Europe a été à peu près en paix. C'est oublier que les Européens se sont engagés dans dans une multitudes de guerres lointaines et presque insensées. Toutes ces guerres, effroyablement cruelles, ont été curieusement effacées de la mémoire collective européenne.

- Théophile GAUTIER : "Le club des hachichins". Une petite nouvelle qui est surtout l'occasion de redécouvrir Théophile Gautier, à mes yeux l'un des grands auteurs du 19ème siècle.

- Charles BAUDELAIRE: "Les Paradis artificiels". 

- David COHEN : "Freud sous coke".

Sur l'Iran et la drogue, je recommande enfin un grand film récent, un extraordinaire thriller qui vous secoue littéralement :

- Saeed Roustayi : "La Loi de Téhéran"

samedi 11 février 2023

Les dindons de la farce des retraites

 

Je m'y suis habituée. La vie politique est rythmée, chaque année en France, par de grandes crises d'hystérie collective à l'occasion des quelles chacun se dresse sur ses ergots et gonfle son plumage. On ne cesse de rejouer la Révolution Française.


Ca concerne cette fois ci la réforme des retraites. C'est bizarre un pays dont la préoccupation première est ses retraites, ça en dit long sur sa sociologie, ses ambitions. Je n'ose plus allumer la radio, la télévision, on ne parle plus que de ça depuis 6 mois. Je ne me sens pas du tout concernée mais impossible d'y échapper. C'est franchement épuisant d'autant qu'on nous sert à chaque fois des débats obscurs et embrouillés, pleins de bobards et d'affabulations. Et puis personne ne manque de proposer sa solution plus ou moins ubuesque. Mais surtout, chacun affiche sa fibre sociale, déclare sa solidarité larmoyante avec le prolétariat qui a trimé toute sa vie, réclame la Justice.  Et enfin, on se met à délirer sur cet accomplissement de la vie que serait la retraite: des loisirs, de la disponibilité, pour la culture, le sport, les voyages etc... Bref, la retraite, ce serait notre plein épanouissement personnel.


Je n'en sais rien mais la retraite comme couronnement d'une vie, je crois que ce n'est pas du tout la question. D'abord, toutes ces injonctions sociales à s'accomplir, se réaliser, ça devient exaspérant. C'est à chacun de mener sa barque et de vivre comme il le souhaite. Tout le monde n'a pas pour horizon unique de "réussir sa retraite". Et puis qu'est-ce que ça veut dire "s'épanouir" ? On n'est pas des fleurs. Surtout, l'imaginaire proposé est consternant. J'entendais récemment le leader politique, tellement prisé des "jeunes", François Ruffin évoquer devant l'Assemblée Nationale, avec des trémolos dans la voix, le bonheur, pour des retraités, de faire un gâteau au chocolat, une partie de ping-pong, une randonnée cycliste, de s'occuper de ses petits enfants. Je n'ai bien sûr rien contre mais est-ce que cette vision popote et amoindrie de l'existence n'est pas, en réalité, infantilisante et même méprisante pour les personnes âgées qui ne seraient "plus bonnes qu'à ça"?


Au delà de ces délires existentiels qui n'engagent que les démagogues qui prétendent savoir ce qu'est notre bonheur, la retraite, ça n'est, en réalité, qu'un problème économique.

On est d'abord prisonniers en France d'une vision malthusienne de l'économie qui voudrait que le travail soit une denrée rare et limitée qu'il conviendrait de partager. On a donc décidé que la réduction de la durée du travail était la solution du plein emploi. Et, en France, on a fait fort en la matière puisqu'à l'échelle aussi bien de la durée hebdomadaire, que de la durée annuelle et, enfin, de toute une vie professionnelle, on est, de tous les pays de l'OCDE, celui où le nombre d'heures travaillées est le plus faible. Mais personne n'ose faire la remarque que le taux de chômage y est, en même temps, très élevé, que le niveau de vie relatif est en régression par rapport aux autres pays européens et que la production industrielle s'effondre régulièrement depuis 40 ans. Un ensemble de résultats peu glorieux exactement contraires aux objectifs affichés. La vérité cruelle, c'est que le temps libre des uns se paie du chômage et de la paupérisation des autres. Est-ce cela la Justice ?


Mais on préfère s'illusionner, s'accrocher à ses dogmes. Et à cette fin, on a l'art de rendre affreusement compliquées les choses les plus simples. Il est une question essentielle qui se pose en réalité : jusqu'à quel niveau peut-on solliciter, ponctionner, la population active pour financer les retraites, jusqu'où peut aller l'équité entre les générations ? Parce que le système retenu en France repose, en fait, sur une mécanique très simple. C'est celle de la répartition. Dans le cadre de ce dispositif, ce sont les cotisations de la population active qui servent à payer les pensions des retraités. Mais on n'a généralement pas compris que ce sont les cotisations d'aujourd'hui pour les pensions d'aujourd'hui.  En d'autres termes, c'est une fraction de la rémunération des travailleurs salariés qui est ponctionnée, chaque mois, pour être transférée et se retrouver dans la poche des retraités. Rien n'est capitalisé, rien n'est thésaurisé dans le montant des cotisations.


Dans ce cadre, le niveau de vie des retraités est entièrement conditionné par la "générosité" de ceux qui travaillent en ce moment. C'est le principe de la solidarité entre les générations. Et il faut bien constater qu'en France, la population active est aujourd'hui singulièrement solidaire ou généreuse. C'est même une situation unique parmi les pays développés, une "vérité dérangeante" soigneusement occultée: le niveau de vie des retraités est aujourd'hui sensiblement supérieur à celui des personnes qui travaillent. Personne n'en parle bien sûr mais à l'heure où tout le monde est épris de justice, on peut peut-être se demander s'il est juste et équitable qu'aujourd'hui, en France, un jeune ménage trime et n'arrive pas à se loger tandis que leurs grands-parents partent faire une croisière, croisière dont les jeunes sont les financeurs sans le savoir. Je force bien sûr le trait mais c'est tout de même la logique du système.


Et je suis sidérée de constater que de plus en plus de jeunes, y compris des lycéens, se déclarent opposés au report de l'âge de la retraite. Ont-ils compris qu'ils consentent (à "l'insu de leur plein gré" ?) à un lourd sacrifice : celui d'une forte compression de leurs rémunérations pour, au moins, les deux décennies à venir ? On prépare une belle catastrophe pour les jeunes. Une catastrophe qui concernera non pas leurs retraites mais les salaires qu'ils percevront bientôt.


Et qu'ils ne s'imaginent pas qu'ils "récupéreront" leurs lourdes cotisations quand ils partiront eux-mêmes à la retraite. Ce qu'ils paient aujourd'hui ne va rien leur rapporter du tout dans le futur, on peut même penser que compte tenu de la proportion accrue de "vieux", il y aura une grande dégringolade de leur niveau de vie.


Le système repose, en effet, sur un implacable "équilibre des fluides" : les cinquantenaires qui refusent obstinément tout report de leur âge de départ ne comprennent pas, non plus, que leur opposition revient à consentir implicitement à une minoration de leur future retraite. 


A-t-on d'ailleurs, à ce point, la passion de l'égalité ? On connaît bien ainsi aujourd'hui la démographie française et notamment les différentes espérances de vie par catégories socio-professionnelles, par région et par sexe. Les écarts sont importants car on est loin d'avoir tous la même espérance de vie en France. Sait-on, par exemple, que, nonobstant la supposée pollution, l'on vit sensiblement plus vieux (deux ans à peu près), à Paris et dans la région Ile-de-France que dans la province ?  


On pourrait donc moduler les âges de départ à la retraite en fonction de ces paramètres pour bâtir un système entièrement juste, entièrement égalitaire. On déterminerait ainsi l'âge du départ à la retraite de chacun compte tenu de son parcours professionnel, de son lieu de résidence et éventuellement de son sexe, de manière à ce que tout le monde bénéficie, approximativement, d'une même durée prédéterminée de retraite (fixée au niveau national à 15 ans ou 20 ans). Mais ça aboutirait à des situations explosives: l'ouvrier du bâtiment à Amiens partirait, par exemple, à 58 ans à la retraite, tandis que l'enseignante à Paris ou sur la Côte d'Azur devrait attendre jusqu'à 69 ans. Quel tollé ça soulèverait !


Plutôt que cette solution juste mais radicale, on préfère sans doute continuer à tâtonner dans le brouillard actuel même s'il est effectivement inéquitable. On s'accommode bien de cet enfumage généralisé, de ce grand bal des dupes. Chacun tire la couverture à soi en fonction de sa situation et de son vécu. "Tout va bien Madame la Marquise" proclame-t-on aujourd'hui  mais ça n'est qu'une manière de voir sa pomme à court terme. On est les acteurs d'une grande farce dont on se révèle tous, au final, les dindons.


Mais il est vrai que l'opacité entretenue sur le système des retraites tient probablement à leur mode de financement. En France, comme dans beaucoup de pays, on a choisi de faire reposer leur financement sur le travail et donc sur les entreprises. Du coup, on ne sent pas directement concernés, on croit que "c'est l'affaire des autres" (de l'Etat ou des employeurs), alors que ça joue sur le montant de notre salaire net. Au final, presque personne ne connaît le montant mensuel de sa "facture retraite".


On pourrait peut-être s'inspirer de l'expérience d'un pays qui n'a pas la réputation d'être un enfer libéral: le Danemark. Au début des années 1980, le pays était confronté à une grave récession économique. Il a alors été décidé de transférer le financement des retraites des entreprises sur les particuliers par le biais de la fiscalité. Cette "révolution" a été entièrement positive pour le Danemark: son économie a redémarré et les salaires des particuliers ont pu augmenter tandis que ceux-ci se montraient plus attentifs à ce qu'ils payaient pour leur retraite.  En ayant une exacte connaissance des montants dont ils devaient s'acquitter, ils ont pu conquérir une véritable liberté de choix. Malheureusement, je crois qu'on déteste trop les entreprises en France pour pouvoir envisager une réforme aussi audacieuse.

Illustrations de Gabriele BROMBIN, Joanna KARPOWICZ, Jeffrey CHONG WANG, Arthur MULLER, David FITZGERALD, Andreï POPOV, Pierre MORNET

Un post qui apparaîtra peut-être un peu bizarre, décalé. Il faut dire que j'avais eu autrefois le projet de créer un blog consacré à l'économie (c'est tout de même la discipline dans la quelle je suis la moins incompétente). Mais je m'étais dit que ça ne pouvait intéresser personne. Disons donc que ce post est peut-être un coup d'essai.

Je recommande :

Michel MUSOLINO: "L'économie pour les nuls". Que personne ne se sente offensé de lire ce bouquin tout récent. Chacun y apprendra quelque chose quel que soit son niveau en économie. J'ai moi-même apprécié sa clarté, sa pédagogie et son exhaustivité.