samedi 11 février 2023

Les dindons de la farce des retraites

 

Je m'y suis habituée. La vie politique est rythmée, chaque année en France, par de grandes crises d'hystérie collective à l'occasion des quelles chacun se dresse sur ses ergots et gonfle son plumage. On ne cesse de rejouer la Révolution Française.


Ca concerne cette fois ci la réforme des retraites. C'est bizarre un pays dont la préoccupation première est ses retraites, ça en dit long sur sa sociologie, ses ambitions. Je n'ose plus allumer la radio, la télévision, on ne parle plus que de ça depuis 6 mois. Je ne me sens pas du tout concernée mais impossible d'y échapper. C'est franchement épuisant d'autant qu'on nous sert à chaque fois des débats obscurs et embrouillés, pleins de bobards et d'affabulations. Et puis personne ne manque de proposer sa solution plus ou moins ubuesque. Mais surtout, chacun affiche sa fibre sociale, déclare sa solidarité larmoyante avec le prolétariat qui a trimé toute sa vie, réclame la Justice.  Et enfin, on se met à délirer sur cet accomplissement de la vie que serait la retraite: des loisirs, de la disponibilité, pour la culture, le sport, les voyages etc... Bref, la retraite, ce serait notre plein épanouissement personnel.


Je n'en sais rien mais la retraite comme couronnement d'une vie, je crois que ce n'est pas du tout la question. D'abord, toutes ces injonctions sociales à s'accomplir, se réaliser, ça devient exaspérant. C'est à chacun de mener sa barque et de vivre comme il le souhaite. Tout le monde n'a pas pour horizon unique de "réussir sa retraite". Et puis qu'est-ce que ça veut dire "s'épanouir" ? On n'est pas des fleurs. Surtout, l'imaginaire proposé est consternant. J'entendais récemment le leader politique, tellement prisé des "jeunes", François Ruffin évoquer devant l'Assemblée Nationale, avec des trémolos dans la voix, le bonheur, pour des retraités, de faire un gâteau au chocolat, une partie de ping-pong, une randonnée cycliste, de s'occuper de ses petits enfants. Je n'ai bien sûr rien contre mais est-ce que cette vision popote et amoindrie de l'existence n'est pas, en réalité, infantilisante et même méprisante pour les personnes âgées qui ne seraient "plus bonnes qu'à ça"?


Au delà de ces délires existentiels qui n'engagent que les démagogues qui prétendent savoir ce qu'est notre bonheur, la retraite, ça n'est, en réalité, qu'un problème économique.

On est d'abord prisonniers en France d'une vision malthusienne de l'économie qui voudrait que le travail soit une denrée rare et limitée qu'il conviendrait de partager. On a donc décidé que la réduction de la durée du travail était la solution du plein emploi. Et, en France, on a fait fort en la matière puisqu'à l'échelle aussi bien de la durée hebdomadaire, que de la durée annuelle et, enfin, de toute une vie professionnelle, on est, de tous les pays de l'OCDE, celui où le nombre d'heures travaillées est le plus faible. Mais personne n'ose faire la remarque que le taux de chômage y est, en même temps, très élevé, que le niveau de vie relatif est en régression par rapport aux autres pays européens et que la production industrielle s'effondre régulièrement depuis 40 ans. Un ensemble de résultats peu glorieux exactement contraires aux objectifs affichés. La vérité cruelle, c'est que le temps libre des uns se paie du chômage et de la paupérisation des autres. Est-ce cela la Justice ?


Mais on préfère s'illusionner, s'accrocher à ses dogmes. Et à cette fin, on a l'art de rendre affreusement compliquées les choses les plus simples. Il est une question essentielle qui se pose en réalité : jusqu'à quel niveau peut-on solliciter, ponctionner, la population active pour financer les retraites, jusqu'où peut aller l'équité entre les générations ? Parce que le système retenu en France repose, en fait, sur une mécanique très simple. C'est celle de la répartition. Dans le cadre de ce dispositif, ce sont les cotisations de la population active qui servent à payer les pensions des retraités. Mais on n'a généralement pas compris que ce sont les cotisations d'aujourd'hui pour les pensions d'aujourd'hui.  En d'autres termes, c'est une fraction de la rémunération des travailleurs salariés qui est ponctionnée, chaque mois, pour être transférée et se retrouver dans la poche des retraités. Rien n'est capitalisé, rien n'est thésaurisé dans le montant des cotisations.


Dans ce cadre, le niveau de vie des retraités est entièrement conditionné par la "générosité" de ceux qui travaillent en ce moment. C'est le principe de la solidarité entre les générations. Et il faut bien constater qu'en France, la population active est aujourd'hui singulièrement solidaire ou généreuse. C'est même une situation unique parmi les pays développés, une "vérité dérangeante" soigneusement occultée: le niveau de vie des retraités est aujourd'hui sensiblement supérieur à celui des personnes qui travaillent. Personne n'en parle bien sûr mais à l'heure où tout le monde est épris de justice, on peut peut-être se demander s'il est juste et équitable qu'aujourd'hui, en France, un jeune ménage trime et n'arrive pas à se loger tandis que leurs grands-parents partent faire une croisière, croisière dont les jeunes sont les financeurs sans le savoir. Je force bien sûr le trait mais c'est tout de même la logique du système.


Et je suis sidérée de constater que de plus en plus de jeunes, y compris des lycéens, se déclarent opposés au report de l'âge de la retraite. Ont-ils compris qu'ils consentent (à "l'insu de leur plein gré" ?) à un lourd sacrifice : celui d'une forte compression de leurs rémunérations pour, au moins, les deux décennies à venir ? On prépare une belle catastrophe pour les jeunes. Une catastrophe qui concernera non pas leurs retraites mais les salaires qu'ils percevront bientôt.


Et qu'ils ne s'imaginent pas qu'ils "récupéreront" leurs lourdes cotisations quand ils partiront eux-mêmes à la retraite. Ce qu'ils paient aujourd'hui ne va rien leur rapporter du tout dans le futur, on peut même penser que compte tenu de la proportion accrue de "vieux", il y aura une grande dégringolade de leur niveau de vie.


Le système repose, en effet, sur un implacable "équilibre des fluides" : les cinquantenaires qui refusent obstinément tout report de leur âge de départ ne comprennent pas, non plus, que leur opposition revient à consentir implicitement à une minoration de leur future retraite. 


A-t-on d'ailleurs, à ce point, la passion de l'égalité ? On connaît bien ainsi aujourd'hui la démographie française et notamment les différentes espérances de vie par catégories socio-professionnelles, par région et par sexe. Les écarts sont importants car on est loin d'avoir tous la même espérance de vie en France. Sait-on, par exemple, que, nonobstant la supposée pollution, l'on vit sensiblement plus vieux (deux ans à peu près), à Paris et dans la région Ile-de-France que dans la province ?  


On pourrait donc moduler les âges de départ à la retraite en fonction de ces paramètres pour bâtir un système entièrement juste, entièrement égalitaire. On déterminerait ainsi l'âge du départ à la retraite de chacun compte tenu de son parcours professionnel, de son lieu de résidence et éventuellement de son sexe, de manière à ce que tout le monde bénéficie, approximativement, d'une même durée prédéterminée de retraite (fixée au niveau national à 15 ans ou 20 ans). Mais ça aboutirait à des situations explosives: l'ouvrier du bâtiment à Amiens partirait, par exemple, à 58 ans à la retraite, tandis que l'enseignante à Paris ou sur la Côte d'Azur devrait attendre jusqu'à 69 ans. Quel tollé ça soulèverait !


Plutôt que cette solution juste mais radicale, on préfère sans doute continuer à tâtonner dans le brouillard actuel même s'il est effectivement inéquitable. On s'accommode bien de cet enfumage généralisé, de ce grand bal des dupes. Chacun tire la couverture à soi en fonction de sa situation et de son vécu. "Tout va bien Madame la Marquise" proclame-t-on aujourd'hui  mais ça n'est qu'une manière de voir sa pomme à court terme. On est les acteurs d'une grande farce dont on se révèle tous, au final, les dindons.


Mais il est vrai que l'opacité entretenue sur le système des retraites tient probablement à leur mode de financement. En France, comme dans beaucoup de pays, on a choisi de faire reposer leur financement sur le travail et donc sur les entreprises. Du coup, on ne sent pas directement concernés, on croit que "c'est l'affaire des autres" (de l'Etat ou des employeurs), alors que ça joue sur le montant de notre salaire net. Au final, presque personne ne connaît le montant mensuel de sa "facture retraite".


On pourrait peut-être s'inspirer de l'expérience d'un pays qui n'a pas la réputation d'être un enfer libéral: le Danemark. Au début des années 1980, le pays était confronté à une grave récession économique. Il a alors été décidé de transférer le financement des retraites des entreprises sur les particuliers par le biais de la fiscalité. Cette "révolution" a été entièrement positive pour le Danemark: son économie a redémarré et les salaires des particuliers ont pu augmenter tandis que ceux-ci se montraient plus attentifs à ce qu'ils payaient pour leur retraite.  En ayant une exacte connaissance des montants dont ils devaient s'acquitter, ils ont pu conquérir une véritable liberté de choix. Malheureusement, je crois qu'on déteste trop les entreprises en France pour pouvoir envisager une réforme aussi audacieuse.

Illustrations de Gabriele BROMBIN, Joanna KARPOWICZ, Jeffrey CHONG WANG, Arthur MULLER, David FITZGERALD, Andreï POPOV, Pierre MORNET

Un post qui apparaîtra peut-être un peu bizarre, décalé. Il faut dire que j'avais eu autrefois le projet de créer un blog consacré à l'économie (c'est tout de même la discipline dans la quelle je suis la moins incompétente). Mais je m'étais dit que ça ne pouvait intéresser personne. Disons donc que ce post est peut-être un coup d'essai.

Je recommande :

Michel MUSOLINO: "L'économie pour les nuls". Que personne ne se sente offensé de lire ce bouquin tout récent. Chacun y apprendra quelque chose quel que soit son niveau en économie. J'ai moi-même apprécié sa clarté, sa pédagogie et son exhaustivité.

17 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Partons de ce principe, il n’y a rien de gratuit, tout se paye, que se soit la santé, l’éducation, ou encore les retraites. L’argent ne pousse pas dans les arbres, il faut le produire cet argent, c’est la raison des taxes et des impôts. Ce qui s’appelle dans nos systèmes démocratiques : une politique. Ici, selon vos propos, c’est une politique économique. Lorsque je vois les gens manifester dans les rues, hurler aux scandales, je me dis, que les Français ont voté pour cela. Macron ne s’était pas caché, il avait annoncé qu’il le ferait, et il va le faire. En votant pour Macron, la France a voté pour cela. Vous ne pouvez pas me faire croire, que les Français ne savaient pas! Il faut quand même être conscient avec soi-même. Comment ne pas penser à tous ceux qui ne se sont pas prévalus de leurs droits de votes?

Le dossier des retraites ce n’est pas seulement en France, c’est aussi un sujet de débat dans plusieurs pays industrialisés, en autre ici au Canada, et particulièrement au Québec, où le gouvernement provincial prévois baisser les prestations du régime des rentes du Québec. Si tu prends ta retraite à 60 ans, tu ne seras pas admissibles à ta pleine pension, il te faudra atteindre 65 ans pour jouir de cette pleine pension. Cela c’est un régime des rentes contributifs, c’est-à-dire, que tout au long de ta carrière, tu fournis à la caisse. Qui plus est, tu as aussi, la pension de vieillesse au fédéral à 65 ans, et pour les plus pauvres, le régime de revenu garanti qui s’ajoute. Tu n’as pas besoin d’être un grand démographe pour prévoir que il va y avoir dans un avenir rapproché un manque de main d’œuvre. Alors on incite les gens à travailler plus longtemps. Nous vivons plus longtemps, mais aussi, nous travaillons plus longtemps.

La retraite c’est une affaire personnelle, cela se prévoit, s’organise, se construit. Je connais des gens âgés de plus de 80 ans qui travaillent encore dans des usines. C’est leur choix personnel. C’est ce qui leur donne une raison de vivre. Ils se sentent encore utile. On se doit de respecter leur choix. Tout comme celui qui décide de prendre sa retraite à 55 ans parce qu’il en a les moyens. Ce n’est pas seulement une question d’argent, c’est aussi une question de culture. Prenons comme exemple une personne qui a vécu pauvre toute sa vie avec des salaires misérables, et bien, lorsqu’il prend sa retraite souvent il gagne plus par année, que ce qu’il gagnait lorsqu’il travaillait. Il découvre, non seulement qu’il est libéré, mais qu’il a les moyens, et cela s’appelle de la sociale démocratie, le filet social. Ce ne sont pas tous les gens qui œuvrent dans un métier ou une carrière gratifiante, et je ne parle pas seulement du salaire, mais de la satisfaction de vivre réellement, de faire quelque chose que l’on aime. Loin de-là, bien des travailleurs rentrent de reculons au travail pendant toute leur existence parce que leur travail est une obligation, ils se doivent de gagner leur vie. On peut les comprendre qu’ils rêvent de retraite.

Peu importe le domaine, les régimes devront être personnalisés dans l’avenir. Et dans ce domaine n’oublions pas l’épargne. Se constituer un bas de laine dans un fond de pension, c’est une excellente occasion de se donner des moyens pour l’avenir. D’ailleurs plusieurs entreprises au Canada, offrent à leurs employés de tels plans.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Comment ne pas évoquer une de mes dernières lectures. Je sais, je vais encore faire une digression, mais le sujet de cette lecture n’est pas si éloigné que cela du sujet du jour. De toute façon je n’en suis plus à une digression près!

Laurence Fontaine dans son ouvrage : Vivre pauvre, donne une idée de ce qu’était la pauvreté dans le fameux siècle qu’on appel celui des lumières. Elles écrit en autre :

« Le salaire en argent est aussi pensé comme des moteurs du développement économique. Montesquieu le soulignait déjà quand il voulait que les cultivateurs, (cultivent au-delà de ce qui leur est nécessaire) pour nourrir les artisans seuls capables d’acheter les surplus avec leur travail. »
Laurence Fontaine
Vivre pauvre
Page – 348 -

Madame Fontaine évoque ici le système économique en France entre 1650 et 1800. Ce qui est grosso modo l’époque des lumières. On ne s’accorde pas tous sur le début de ce fameux siècles des lumières. Il est question dans cet ouvrage de précarité, de pauvreté, pas de la petite pauvreté, mais de la vraie. Les penseurs de l’époque avaient été interpellés pour trouver des solutions à la mendicité, et c’est là que ça devient intéressant. La noblesse ne pouvait plus supporter tous ces mendiants qui tendaient la main aux portes des villes, des églises, et même des châteaux. Montesquieu avait présenté une solution, mais au travers de tous ces penseurs, cela s’étalait à cette misère qu’on ne pouvait voir, ou encore, enfermer ces paresseux dans des lieux de détentions, comme les hôpitaux ou les prisons, et au plus extrême, envoyer aux galères. Les plus progressistes de ces penseurs pensaient autrement, pourquoi ne pas leur offrir pendant un certain temps une allocation lorsque l’économie entrait en crise. On pensait déjà, sans nommer, au filet social. Ce qui fait penser à l’assurance chômage, ou encore aux pensions de vieillesses. Nous pouvons apercevoir les prémices de ce qui allait devenir un système moderne en France. Je vous le donne dans le mille, le système que vous avez présentement. Ça trottait dans les cerveaux des Descartes, Rousseau, Voltaire et compagnie. Lorsque je pense au siècle des lumières, c’est à cela que je pense, comment se sortir de la précarité.

Tout en lisant cet ouvrage très intéressant, je suis aller faire une petit tour dans l’histoire de France. On peut discuter sur quand le siècle des lumières a commencé. Je dirais que cela a commencé avec Louis XIV. N’oublions pas que Louis XIV a livré au cours de son long règne cinq guerres coûteuses et pas toujours justifiables. Je me suis dit allons voir Louis XV, qui lui en a livré deux mais qui a beaucoup perdu, en autre le Canada en 1763. Sous Louis XVI on vivait en paix, mais à crédit. Pauvre homme qui ne voulait pas être roi et encore moins s’intéresser aux affaires de l’état. Puis ce fut les États Généraux, La Révolution, Les guerres Napoléoniennes. Résultat, nous pouvons penser à juste titre, que la France avaient les moyens au cours de cette longues période de bouleversements, de ses aventures, ses guerres, et ses coups fourrés, plus souvent de ses incompétences. La France était riche avec ses 25 millions d’habitant vers 1750. Elle avait aussi le moyen de sauver tous ses pauvres.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Le problème de la France, ce n’est pas son manque de savoir faire, au contraire, elle a tellement des bonnes institutions, qu’elle n’arrive pas à se réformer. Comment ne pas évoquer Le Front Populaire des années 30! La semaine de 40 heures de travail, deux semaines de vacances payées. Ceci est l’exception qui confirme la règle.

J’ai été sidéré lorsque vous évoquez Carmilla ce système de la répartition. Si j’ai bien compris, et corrigez-moi si je me trompe, de la manière que je l’ai compris, le système des retraites n’est pas financé, sur une année les salariés payeraient les pensions des retraités? S’il en est ainsi, c’est un manque flagrant de vision.

Vous n’évoquez pas les régimes privés de retraite. Est-ce que votre boîte vous offre des plans de retraite en plus de l’État?

Le niveau de vie des retraités seraient supérieur à celui des travailleurs présentement. Ou bien la France ne sait pas administrer, ou bien les travailleurs ne sont pas assez payé?

Après il ne faut pas se surprendre de votre désindustrialisation. Ici, on a l’impression que les français sont de mauvais travailleurs. Mais les industries qui partent ailleurs, il faut bien l’avouer, abandonne la France, elles le font parce que les salaires sont moindres ailleurs. Serais-ce de la part de vos patrons un manque de solidarité voir de patriotisme? Mais, vous n’êtes pas les seuls dans le monde à subir ce genre de fuite. La mondialisation y a largement contribué. On dirait que le système économique européen demeure impuissant sur ce point? Nous voyons certains pays qui ont été désindustrialisés rapatrier des industries qu’elles avaient perdu, et une des causes, souvent c’est la qualité des produits fabriqués à l’étranger.

Vous avez une chance de faire une réforme et une grande, l’idée moduler les âges en est une. Il faudra jouer sur les détails. Mais ce dossier est hautement politique, et comme Macron n’a pas la majorité en chambre, cela risque de se jouer entre les élus. Là c’est votre système politique qui vous rattrape. Ces élus vont être appelés à se dépasser. Est-ce qu’ils seront à la hauteur? Cela reste à voir, entre une dette publique colossale et un déficit au niveau des exportations, je vous souhaite bonne chance.

J’ai toujours détesté l’expression « retraite », la retraite c’est bon pour les communautés religieuses ou bien les armées en déroutes. Et sur le fond, s’accrocher à cet état de fin de vie, c’est oublier tout ce qu’on a vécu auparavant. L’existence devrait être entière, vécu avec passion d’un bout à l’autre. Pourquoi la « belle vie » devrait se résumer aux dernières années? Serais-ce un genre de capitulation? D’autre part, travailler comme des dingues n’a aucun sens pas plus que se tuer à l’ouvrage. C’est ce qu’on disait des mendiants au siècle des lumières, qu’ils étaient paresseux, des bons-à-rien, des nuls, merci madame Fontaine! Nous aurions intérêt à changer nos manières de penser. Sans oublier que je me demande souvent si la France est prise d’immobilisme?

Merci pour votre texte Carmilla et bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Après quelques arpents de lectures dans Vivre pauvre, je suis passé à un ouvrage intéressant, et cela pour une grande part se passe dans le siècle des lumières. Ce livre s’intitule; penser le mal, une autre histoire de la philosophie par Susan Neiman, philosophe et spécialiste des Lumières.

Le mal nous intéresse au plus haut point, vous y faites souvent référence. Un monde dans lequel des innocents souffrent peut-il avoir un sens? C’est la grande question de cet ouvrage. Comment au travers des âges on a considéré la souffrance. Est-ce qu’elle a un but? Une finitude? Un sens?

« Elle pose la question : Les XVIII siècle parlait de Lisbonne comme nous parlons d’Auschwitz. Quel poids une référence brute peut-elle avoir? »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 11 -

Le premier héros des Lumières serait, Alphonse X sacré roi de Castille en 1252. Je vous ferais remarquer que je diffère de madame Neiman, parce que dans mon commentaire précédent, j’évoquais que les Lumières commençaient avec Louis XIV. Je ne connaissais pas Alphonse X. Mais, c’était un sacré bonhomme. Il a posé la question qui tue : Pourquoi le créateur infiniment bon a créé le mal? C’est la grande question qui occupera l’esprit des penseurs pendant plusieurs siècle et en autre ce siècle des Lumières. Si vous désirez faire un grand voyage entre la philosophie et son histoire; c’est le livre. On passe par Pierre Bayle, Newton, Rousseau, Leibniz, Kant, Voltaire, Hegel et Marx, sans oublier le marquis de Sade et une vieille connaissance que vous appréciez beaucoup, un certain Freud.

C’est bien écrit et cela s’adresse à tous ceux qui manifestent un esprit curiosité. Cet ouvrage n’est pas prétentieux. Une fois que je l’ai ouvert, je n’ai pas pu m’en détacher. Pour ceux qui ont eu la chance d’étudier en philosophie, c’est une vaste récapitulation, pour le commun des mortels, c’est une porte ouverte sur la connaissance.

Au travers des âges, nous apprenons comment les gens pouvaient penser le mal. Elle évoque deux faits, celui du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, et la découverte de Auschwitz en 1945. On se rend jusqu’à aujourd’hui et c’est un voyage qui en vaut le coup.

« La liberté, si elle est universelle, doit inclure les failles des autres. Les philosophes postérieurs à Kant oublient souvent que les plus féroces ennemis de la liberté n’étaient pas métaphysiques, mais politiques. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 123 -

C’est un ouvrage qui fourmillent de citations, mais aussi de remises en questions, de fausses routes, d’errances, de doutes. On peut y avoir l’évolution de la pensée. Je vous le recommande chaudement.

Bonne Nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Effectivement: en France, comme dans beaucoup de pays européens, le système est celui de la répartition: on finance les pensions de retraite d'aujourd'hui (celles de 2023) sur les rémunérations d'aujourd'hui (celles de 2023) de la population active. On effectue simplement un prélèvement sur la rémunération brute de ceux qui travaillent, prélèvement qui va immédiatement dans la poche des retraités. Il n'y a donc aucune capitalisation et aucune garantie que ce que paient aujourd'hui les travailleurs leur sera restitué, à l'avenir, pour un montant identique.

C'est un mécanisme très simple mais qui est, curieusement, rarement compris, quant à ses conséquences, dans la population française. Il est vrai que c'est obscurci par le détour du financement (l'employeur). Mais la réalité, c'est qu'abaisser l'âge de la retraite a pour conséquence de comprimer davantage les rémunérations de ceux qui travaillent.

Et il est vrai que les ponctions sont lourdes car les pensions allouées aux personnes âgées sont sensiblement plus généreuses que dans la plupart des autres pays européens (notamment Allemagne). Ca explique, en particulier, que le coût total du travail soit très élevé en France.

Ca explique, notamment, pour une large partie, le "décrochage" industriel du pays. C'est résumé par une formule cruelle : la France a des coûts du travail allemands pour une qualité de ses produits espagnole. Un simple exemple: une grande partie des automobiles françaises est, en fait, produite aujourd'hui à l'étranger.

On peut résumer en disant qu'en faisant le choix d'une réduction, à outrance, de la durée du travail, on a, implicitement, renoncé à l'industrie. Cela, personne n'ose le dire car on craint trop de passer pour ultra-réactionnaire.

Par ailleurs, il n'y a pas, en effet, de système de capitalisation. Mais il y a un système d'actionnariat salarié de son entreprise qui est très intéressant et auquel on ne fait pas suffisamment de publicité (par méfiance envers la Bourse). Et il n'est, enfin, interdit à personne d'économiser et de placer son argent pour prévoir l'avenir. C'est aussi de la capitalisation.

Je répondrai plus tard à vos autres questions,

Bien à vous

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Susan Neiman, j'en ai entendu parler mais n'ai pas lu. Il faut dire qu'on n'a traduit que deux de ses livres et cela très récemment (2021 puis 2022). Mas elle semble effectivement très intéressante.

La question du Mal est effectivement essentielle pour la pensée des Lumières. On croit certes au progrès mais peut-on, pour autant, parvenir à éradiquer le Mal. Freud, puis Lacan, ont émis, sur ce sujet, des avis négatifs.

Quant à Laurence Fontaine, elle donne une vision nouvelle de la pauvreté. C'est un grand livre d'histoire remarquablement documenté sur le siècle des Lumières. C'est bien sûr effrayant mais elle indique également comment certains parvenaient à sortir de la misère: accès au marché, au crédit, à l'échange notamment.

Quant à la France, il est possible que le Gouvernement doive retirer son projet sur les retraites. Les syndicats crieront alors victoire mais cela en sera-t-il vraiment une ? Certainement pas pour les travailleurs salariés qui devront, de toute manière, assumer sur leur fiche de paie les surcoûts générés par l'accroissement de la population retraitée ni pour les retraités qui verront, tôt ou tard, le montant de leur pension diminuer.

Le grand problème, en fait, c'est qu'il existe, en France, une inculture économique générale. Ou plutôt, tout le monde se croit très compétent en la matière et n'hésite pas à asséner son avis de manière péremptoire. On semble convaincu que pour être économiste, il n'est pas nécessaire d'avoir fait un minimum d'études. J'ai envie de demander à ces gens là s'ils oseraient consulter un médecin qui n'a pas de diplômes.

Je partage enfin votre point de vue. Je doute que la "belle vie", ce soient les dernières années. J'imagine que celles-ci sont plutôt faites d'angoisse et dépression.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Je désirais terminer la lecture de : Penser le mal, alors je me suis couché très tard. Plus j’avançais dans les dernière page, plus ça devenait intéressant, alors je me suis rendu jusqu’au bout. Compte tenu que cet ouvrage a été publié aux USA en 2002, Neiman a écrit une longue postface, qui est plus qu’un résumé, mais un prolongement vers l’avenir. Elle écrit admettre que relire «Penser le mal dix ans après l’avoir écrit a été un plaisir pour elle. Elle avoue qu’elle changerait même certains chapitres et elle donne des exemples. Ce qui prouve que ça évolue et qu’elle évolue avec l’évolution. On l’a sent imprégner de ses réflexions pour aller plus loin, mieux comprendre et offrir de nouvelles pistes pour ceux qui suivront. J’ai trouvé l’exercice de cette postface de 25 pages, très pertinent. Elle est audacieuse dans toutes ses explorations, et elle est capable d’y revenir. Je ne m’étais pas trompé, lorsque j’ai découvert dans le Philosophie magazine. Après avoir lu l’article, je me suis dit qu’il fallait que je lise cette auteure. J’avais raison, mon instinct ne m’a pas trompé. Je suis heureux d’avoir fait sa découverte. C’est un ouvrage lourd dans sa densité, mais savoureux, clair mais pas idéologique. Elle n’a que faire des pensés toutes faites. Elle ne défend aucun système. Je la trouve vraie philosophe! Quel plaisir que d’avoir trouvé une telle lecture. S’asseoir dans le grand silence et partir sur le chemin des idées. À chacune de mes séances de lectures, j’avais du mal à refermer le livre. Ses critiques de Leibniz, Kant, Voltaire, Freud et Sade sont pertinentes, elle explique qu’ils n’ont pas toujours eu raison dans leur explication du monde et surtout du mal, souvent rudement influencé par leur époque. Je dois avouer en toute humilité qu’elle a bien cerné Freud, elle le rend même intéressant.

Elle écrit et cite Freud :

« Pour Freud, nous partageons la même vision du but de la vie : devenir heureux et le rester. Hélas,

Freud s’exprime ainsi :
« Ceci est absolument irréalisable; tout ordre de l’univers s’y oppose; on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans les plans de la (création) que l’homme soit (heureux) » C’est tiré de Malaise dans la civilisation.

Ce qui est étrange, c’est que nous continuons à rechercher ce fameux bonheur. Je dirais même qu’on s’y acharne. Les propos de Freud sont sans doute sombres, mais ils sont d’un réalisme implacable.

Elle rajoute à la fin de ce chapitre intitulé : Fins des illusions :

«  Le Freud tardif était à la fois le partisan le plus éloquent de la naturalisation et l’auteur d’une des visions les plus sombres de la nature humaine. Il est donc peu surprenant de voir que son œuvre gomme les distinctions de principes entre les différentes catégories de mal. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 303 -
Il avait compris la montée du régime nazis en Allemagne. Il n’a pas demandé son reste et il est parti pour Londres!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…


Merci Richard,

Il n’y a chez l’homme aucune aspiration naturelle au bien quant à son prochain, note Freud dans son livre Malaise dans la civilisation. Pour lui, le prochain est avant tout un « objet de tentation ». Voici ce qu’il écrit : « L’homme est tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. »

La civilisation permet certes de dompter nos impulsions mais ça n'est que provisoire et, un jour, la cocotte-minute explose.

Il y a généralement chez nous une tentation sadique dont, en bons névrosés que nous sommes, nous nous tenons généralement à distance. Mais on trouve tous un certain bonheur, soigneusement dissimulé, dans le mal. On en éprouve de la culpabilité et on peut ajouter que, paradoxalement, plus on est vertueux, c'est à dire plus on étouffe nos désirs, plus on se sent coupables.

Quant au bonheur, ses possibilités étant très limitées, il est plus facile pour l'homme d'éviter de souffrir et de s'en estimer heureux que de s'épuiser dans sa recherche vaine.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

« On obtient en ce sens le résultat le plus complet quand on s’entend à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment élevé de plaisir. La destinée alors ne peut pas grand-chose contre vous. Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possède une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métaphysique. »

Sigmund Freud
Malaise dans la civilisation

Susan Neiman poursuit la réflexion de Freud :

« De telles satisfactions sont limitées. Se retirer du monde en empruntant la voie de la culture n’est à la portée que d’une poignée d’heureux élus. Et encore, même pour ceux qui ont de la chance et du talent, cette méthode (ne saurait assurer une protection parfaite contre la douleur). Car les joies de la créations paraissent bien faibles par rapport à des joies plus instinctives et plus grossières; elles nous sont de peu de secours quand nous souffrons dans notre corps. L’amour, ajoute Freud, garantit plus d’indépendance vis-à-vis du destin, mais offre peut de promesses. Certes une vie centrée sur l’amour a plus de chances de nous apporter le bonheur, mais elle est encore plus difficile à préserver qu’une vie centrée sur la science et l’art. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 299 -

Voilà ce que je nomme une réflexion intelligente. Comment se soigne-t-on de ses douleurs lorsque le mal persiste? D’où vient la consolation? Comment se reconstruire après un désastre? Comment se protéger lorsque les bombes tombent? Peut-on faire reculer la destinée afin de lui soustraire un peu de pouvoir?

Ces réflexions sont rudement stimulantes!

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

L'Art, la culture, la création, la recherche, comme "sublimation" de nos impulsions mortifères. On en retire, en sus, une certaine satisfaction, un certain plaisir.

Mais c'est en effet peu de choses en regard des satisfactions purement sexuelles.

C'est donc une vision un peu élitiste parce que très peu de gens ont du talent.

Mais ce point de vue est à tempérer. Je fais bien sûr partie de tous ces gens "sans qualités", moyens ou médiocres. Néanmoins, je crois que ce qui me sauve et me procure satisfaction, ce sont les livres. Ils me permettent d'appréhender une multitude de vies.

Mais ça peut aussi être l'écoute de la musique, voire de la simple chanson populaire. C'est un autre "langage". Et puis, il ne faut pas négliger le cinéma, même les simples comédies. Les mécanismes d'identification y jouent à plein.

On a tous besoin, en fait, de compenser les frustrations de notre existence réelle. A défaut de l'Amour, on a du moins la chance, aujourd'hui, de trouver d'autres supports sur les quels étayer nos désirs.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

« On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligé à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux États et à leur plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable, que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi; c’est le destin, on n’y peu rien y changer. »
Hegel
La raison dans l’histoire

« Pourquoi Hegel pense-t-il que montrer que la souffrance est nécessaire est un moyen d’y échapper? Dire à quelqu’un que tel événement affreux n’aurait pas pu ne pas se produire, c’est le degré zéro de la consolation. Au mieux, cela lui épargne l’angoisse de se tourmenter pour savoir ce qu’il ou elle aurait pu changer. Supprimer un peu d’angoisse vaut peut-être mieux que de ne pas en supprimer du tout. »

Susan Neiman
Penser le mal
Page – 121 -

Je connais d’autres moyens de chasser l’angoisse. Ce n’est peut-être pas très brillant, mais ça fonctionne. C’est la révolte, la résistance et le combat. Je sais nous sommes loin de nos petits conforts, mais aussi éloigné de ceux qui tombent en Ukraine, de ceux qui luttent, qui s’acharnent, dans un ardent désir de faire une différence. J’ai un immense respect pour le sang, la sueur et les larmes. C’est une autre moyen d’évaporer l’angoisse. Le mal profite de l’impuissance, il tente de paralyser l’individu. Tandis que combattre :

« C’est ce que le sens commun appelle affirmer son autodétermination. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 121 -

Cette autodétermination afin qu’il y ait encore des êtres après nous qui pourrons dessiner, lire des livres, jouer et écouter de la musique, aller au cinéma, au théâtre, entendre les gens rires dans la rue. C’est une espèce d’espérance qui tend vers l’avenir dans l’esprit que nous pouvons faire mieux. Au moins nous pouvons y tenir dans ce que je pourrais appeler : une espèce de dignité.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

On sait que Hegel a inspiré Marx qui n'en a, à vrai dire, retiré qu'une version très simplifiée de sa vision dialectique de l'Histoire et des rapports maître-esclave.

Lire Hegel dans le texte, c'est malheureusement décourageant: on n'y comprend à peu près rien (il paraît même que c'est encore pire dans le texte allemand que dans les traductions françaises). Il existe toutefois un commentaire de la pensée de Hegel qui a façonné la pensée française. Il s'agit de l'"introduction à la lecture de Hegel" par Alexandre Kojève, un penseur d'origine russe. Ce n'est pas facile non plus mais il y a des pages fascinantes sur la Mort, l'angoisse, le désir, le rapport maître-esclave. Ca a été largement repris par la critique littéraire et ... la psychanalyse (Jacques Lacan).

Il y est notamment dit que l'homme devient réellement humain en risquant sa vie. Et le risque de la vie, par lequel s'avère la réalité humaine, est un risque du Désir. Et le Désir, ça n'est pas le Désir d'un objet (vision simpliste), c'est un désir de reconnaissance: je veux que l'autre reconnaisse ma valeur au point qu'il l'adopte, en fasse son modèle et s'y conforme étroitement lui-même.

Je désire que l'autre me désire. C'est le pivot de la psychologie humaine et pour cela, on est prêts à mourir.

Il y a donc toujours entre les humains une lutte à mort en vue de la reconnaissance. C'est même le moteur de l'Histoire. On est prêts à aller jusqu'au bout, à risquer sa vie, pour obtenir satisfaction de ce désir de reconnaissance. C'est une continuelle lutte à mort entre les hommes. Mais il en sort toujours un vainqueur provisoire et il se dessine toujours ainsi, entre les hommes, un rapport maître/esclave.

C'est bien sûr une vision effrayante des rapports humains et puis je simplifie beaucoup. Mais je trouve cette analyse de la psychologie humaine très éclairante et très puissante.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Pourquoi y a-t-il plus d’esclaves que de maîtres? En d’autres mots, pourquoi la soumission? Pourquoi le mal nous touche plus que le bien? Pourquoi, il nous passionne?

« Nous voyons bien alors que la satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l’aumône donné au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire; celui qui le possède est à l’abri des soucis pour toujours. »
Schopenhauer
Le monde comme volonté et comme représentation.

« L’idée correspond au type de décadence dont seuls jouissent les fils de riches. Mais, la critique ne saurait être dévastatrice quand la décadence est à comprendre au sens littéral : (décadence) comme (décati), (dégradé). Le point de vue de Schopenhauer et aussi difficile à réfuter que celui de Sade. L’impératif catégorique de ne rien dire contre un nihilisme résolu. Un monde construit sur de tels principes serait-il voué à s’autodétruire? Sans aucun doute. Mais qu’est-ce qui nous autorise à penser que nous pouvons en rester là? Pour Schopenhauer, comme pour Sade, la destruction est le seul but souhaitable. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 258 – 259 -

Après la capitulation vient la résignation, sommes-nous condamnés à ce rapport humain de reconnaissance à tout prix? Je reconnais que c’est payer cher. Ce qui donne naissance aux dictatures et à leurs dirigeants. Est-ce que la fin se résumerait dans l’autodestruction, la seule conclusion possible comme le souhaite Schopenhauer et Sade? La confiance règne, bel avenir! Vous avez raison Carmilla, c’est une vision effrayante.

Neiman rajoute :

« Il ne reste plus qu’une solution possible : ce qui a besoin d’être justifié, c’est la vie elle-même. Le problème du mal pèse de manière plus urgente sur ceux qui soutiennent qu’il n’a pas de solution. Le premier chapitre se penchait sur le désir de modifier un fragment du monde afin de justifier le monde dans son ensemble. J’ai expliqué que ce type de désir ne peut être contenu. Les penseurs évoqués dans ce chapitre s’opposent aux tentatives théoriques de changer le monde, ce qui revient à dire que la philosophie se contente des choses telles qu’elles sont.(…). Conclure que la vie, et non Dieu a besoin d’être défendu, est très tentant – même s’il est impossible d’imaginer meilleure défense de la vie que le fait de la vivre. »
Penser le mal
Page – 259 -

Je ne puis me résigner à la résignation
Bonne fin de nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Pourquoi la soumission ? Parce qu'une fois vaincu, l'esclave (c'est à dire nous tous, vous, moi, la communauté anonyme) se met à désirer les objets que lui désigne le maître. C'est l'autre aspect du désir. Au désir de reconnaissance (le Désir de Désir) théorisé par Hegel, s'ajoute le désir mimétique qui est celui de l'esclave. On désire en essayant de se conformer au désir de l'autre, suivant un processus d'imitation.

Que nos désirs cherchent à imiter ce que l'on pense être le désir de l'autre, c'est une théorie bien distincte de celle de Hegel : question d'identité d'une part, choix d'objet d'autre part. Ca a été développé, jusqu'au ressassement par René Girard ("La violence et le sacré").

En gros, le mimétisme consiste à faire comme tout le monde, à se conformer au désir de l'autre (exemples de la mode et de la publicité et aussi des grands regroupements publics et politiques). Mais ça n'est pas du tout un facteur d'apaisement, de pacification. Au contraire: les hommes se haïssent parce qu'ils s'imitent. L'imitation engendre en effet la rivalité et donc le conflit. Faire de l'autre un modèle, c'est aussi faire de lui un rival. C'est à partir de là que se déclenche la violence mimétique, tragique et comique à la fois.

Après ces différents constats, se pose, en effet, la question du "Que faire ?". Je n'en ai fichtrement aucune idée. Je me méfie des postures et des grands élans romantiques. J'estime que s'interroger, se poser des questions, c'est déjà bien.

Personnellement, je n'ai en tête que deux règles de conduite (même si leurs exigences sont exorbitantes et que je ne prétends pas m'y conformer toujours): le précepte chrétien "aimer son prochain comme soi-même"; ou bien, sous une forme laïque, l'impératif moral de Kant "considérer autrui comme une fin et non comme un moyen".

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla
Considérer autrui comme une fin et non comme un moyen. C’est-à-dire de le traiter comme un être digne, libre, et souverain. Si je vous ai bien compris Carmilla, nous en serions loin. Kant aurait-il spéculé sur l’évolution des êtres humains? Avons-nous surestimé les capacités de l’humain, alors qu’il est, d’une part, à la recherche d’une reconnaissance qui semble toujours lui échapper, et d’autre part, cette soif de se fondre dans la masse pour imiter ses semblables afin de se soumettre à un maître? En serions nous demeurés aux moyens? Ce qui expliquerait en partie, que les Allemands se sont soumis si facilement aux nazis, tous comme les russes aux communistes. Il est plus facile de suivre le troupeau que de vivre en loup solitaire. Mais, les meutes et les foules ne sont pas faites pour tout le monde. Quelle différence y a-t-il entre une foule qui prie dans une église, et une foule qui hurle dans un stade? Il y a de quoi se méfier des foules, qui vous adulent un jour pour vous crucifier le lendemain. Il y a de quoi se méfier des foules, et tout être humain devrait en prendre conscience tôt dans sa vie. Ce qui explique ce sentiment généralisé que nous vivons présentement aux travers d’épisodes douloureux et décevants qui nous assaillent, pour brouiller de ce qui nous reste de lucidité. Dans le même ordre d’idée comment ne pas évoquer le rassemblement de camionneurs de l’an dernier au Canada? N’y avait-il pas cette soif de la foule, non pas révolutionnaire, mais ce désir irrésistible de former une groupe, une masse, un fondement aveugle sans réflexion? Un lecteur le moindrement lucide, qui navigue dans l’ouvrage de Neiman, ne peut s’empêcher tout au long de sa lecture, d’être pris par ce sentiment étrange pour ne pas dire un certain frisson, face à ce mal qui est si difficile à expliquer tellement qu’il est injustifiable. Ce qui a fait dire à Arendt , qu’avec Auschwitz nous avions perdu toutes nos possibilités d’expliquer un tel mal dans l’humanité, en gros nous avions perdu nos moyens. Comment expliquer l’inexplicable? Sur cette pente glissante, comment ne pas redouter le prochain événement douloureux qui ne manquera pas de se produire? Sans le dire explicitement Neiman tout comme Arendt, nous invite à y penser. Cette perte de conscience qui pousse les foules à se satisfaire de manifestations stériles, que de se rendre aux urnes pour aller voter. Ce qui est est loin de l’innocence et encore pire de l’ignorance qu’on peut évoquer pour se disculper. On est en train de nous arracher le petit tapis de confort que nous avions sous les pieds. L’incertitude charge le ciel, les faits s’accumulent, et nous nous satisfaisons de quelques pensées magiques pour meubler nos inconsciences, pour nous noyer dans notre superficialité. C’est très sombre mais réaliste, et peut-être encore une fois, ce réalisme va nous tenir la tête hors de l’eau. De tous les âges, de toutes les époques, la fin de l’humanité était toujours dans les cordes des possibilités. Serons-nous les témoins de notre propre fin, que nous aurons provoqué volontairement? Nous imaginons le mal, comme un fait extérieur à nous. Mais, le mal, c’est nous, nous faisons parti de cette nature, nous n’en sommes pas les témoins extérieurs et impartiaux. Nous ne pouvons pas nous en remettre à des maîtres, des dieux, des guides, parce qu’il faut s’en remettre à nous-mêmes, cela relève de notre responsabilité, si nous voulons nous considérer comme une fin et pas un moyen.

Bonne fin de nuit Carmilla
Richard St-Laurent

Richard a dit…

De l’humanisme de Neiman envers Freud!

Je m’en voudrais d’escamoter l’humanisme de madame Neiman, qui prime sur son intelligence, qui me semble d’une ferveur honnête pour la vie, et surtout sa considération pour les êtres humains. En autre pour Freud, dont elle a retenu une citation d’une grande humilité :

Freud a écrit :

« Aussi n’ai-je pas le courage de m’ériger en prophète devant les frères; et je m’incline devant le reproche de n’être à même de leur apporter aucune consolation. Car c’est bien cela qu’ils désirent tous, les révolutionnaires le plus sauvages non moins passionnément que les plus braves piétistes. »

Sigmund Freud
Malaise dans le civilisation

Freud était très conscient du mal, mais surtout de la souffrance qu’occasionnait ce mal. Je crois qu’il aurait aimé en faire plus, apporter plus de réconfort, de soulagement et de consolation. Il ne fuit pas son impuissance. Il nous l’a dévoile en toute franchise.

Bien à vous Carmilla

Richard St-Laurent

NB : Qui a dit : Le prix à payer pour le progrès de la civilisation est la perte du bonheur.

Nous avons de quoi méditer…

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

A titre anecdotique, il paraît que Kant avait l'habitude d'inviter à sa table une personne, riche ou misérable, qu'il avait croisée, par hasard, dans la rue.

Je trouve ça formidable. Je ne suis vraiment pas sûre d'être capable de faire ça.

Quant à Freud, il avait renoncé à toute idée grandiose du bonheur. Il préférait exprimer des choses toutes simples: un peu de calme, une petite maison.

C'est qu'avoir de trop grandes ambitions en matière de bonheur est dangereux. Ca nous expose à bien des désillusions au point qu'on peut aller, par contrecoup, jusqu'à vouloir faire le bonheur des autres.

Le bonheur est, de toute manière, inatteignable, dans le contexte d'une civilisation qui réprime nos impulsions les plus profondes. Peut-être, en fait, que le bonheur est dans le crime et dans cet effrayant "plaisir de la guerre" qui nous terrifie et nous fascine à la fois. Qu'est-ce qui explique, en effet, le déchaînement de ces foules dans la haine ? Le bonheur, c'est peut-être la rupture du pacte social, le libre cours donné à notre agressivité.

J'apparais peut-être provocatrice mais pourquoi est-on passionnés par les faits divers, les romans policiers, les guerres ? On y retrouve sans doute nos propres fonds obscurs muselés par la civilisation.

Bien à vous,

Carmilla