samedi 25 février 2023

Le bonheur comme compétition

 
Le bonheur, c'est devenu la grande préoccupation des sociétés occidentales. Une préoccupation récente, il faut le souligner: pas plus d'un siècle. La question ne se posait absolument pas aussi longtemps qu'on croyait au Paradis. La vie n'était alors qu'une vallée de larmes qu'il fallait traverser avant de trouver, comme une récompense et une contrepartie, la félicité éternelle. Le Bonheur, c'était "Après".


Mais aujourd'hui, il n'y a plus que les Musulmans qui croient encore au Paradis. Alors, si l'on est maintenant convaincus que le bonheur, c'est "maintenant", on est bien obligés de réévaluer les choses, de les remettre à une échelle terrestre. Mais c'est angoissant aussi parce qu'on a tout de suite peur de se rater. Avoir une vie nulle, ratée, c'est devenu la grande peur contemporaine. C'est principalement à cause de ça qu'on devient dépressifs, qu'on se bourre de somnifères et d'anxiolytiques et, même, qu'on "se flingue", qu'on se suicide.


Une nouvelle religion est née, quasiment un impératif catégorique: on se doit aujourd'hui de "réussir" sa vie. A cette fin, on est d'abord priés de sortir de sa médiocrité. C'est ce qui donnerait sens à notre passage terrestre. Dans ce but, il faudrait sans cesse sortir de sa coquille, aller au-delà de soi-même. 


 Et il faut dire qu'on ne manque pas d'ambition en la matière. La surenchère est de rigueur, on doit lancer des défis permanents, à soi-même et surtout vis-à-vis des autres. On est à fond dans la posture, la proclamation. 


On est d'abord presque obligés de déclarer qu'on souhaite travailler pour le "bien commun", qu'on est pleins d'intentions altruistes, qu'on veut œuvrer dans l'humanitaire ou l'écologie et contribuer à sauver la planète toute entière. Rien que ça ! Pour cela, on crache sur les "bullshit jobs" et on rejoint une association évidement sans but lucratif. Tant pis si on est payés rien du tout et si le financement des associations repose, au total, sur une large corruption. On aurait, du moins, un boulot qui a du sens, au service des autres. On échapperait surtout à l'horreur des grandes entreprises.

Et puis, sur un plan plus individuel, il faudrait développer notre créativité.  On serait tous à "haut potentiel". Il y aurait, en chacun de nous, des talents et aptitudes cachés qu'il faudrait, à tout prix, chercher à exploiter. Il faudrait réveiller l'artiste (peintre, poète, musicien) qui sommeille en nous. Il faudrait fréquenter régulièrement la salle Pleyel, rédiger, chaque jour, un haïku et barbouiller quelques harmonieuses tâches de couleur d'inspiration abstraite.


Ca s'étend à l'entretien de nos corps. On est priés de faire disparaître les graisses superflues, de fréquenter les salles de sport. Et puis de se mettre au jogging, au crawl "glissé", à la randonnée cycliste. Le mieux, c'est de préparer un triathlon ou, au moins, le marathon de Paris. Il faut apprendre à se dépasser, à aller au delà de soi-même (on ne prête même pas attention au grotesque de ces expressions pourtant vides de sens).


Et il faudrait donner libre cours à notre goût du risque. Pour faire monter un peu l'adrénaline, rien de tel que l'escalade à mains nues, le deltaplane ou le parachute ascensionnel. Ceux qui ont le vertige, tous les trouillards, nous font bien rigoler. Il faut savoir maîtriser sa peur.


Et on est bien sûr aussi des aventuriers. Apprendre à survivre en milieu hostile, quel pied ! Crapahuter dans le désert de Gobi ou se frayer un chemin dans la jungle de Bornéo, voila les expériences à vivre. On dit qu'on s'y découvrirait soi-même, que ça serait une véritable révélation (encore une expression absurde). Je déteste les émissions télévisées "Koh-Lanta" et "Fort-Boyard" (même si j'avoue ne les avoir quasiment jamais regardées). Elles relèvent d'une espèce de sadisme institutionnel au cours duquel on se délecte  de l'infortune de certains et admire les plus forts (c'est à dire les plus soumis, les moins rebelles) .


On s'applique tellement à épouser ces injonctions qu'on ne se rend même plus compte que notre vie est devenue une compétition permanente. Sans s'en rendre compte, on devient des moutons dociles obnubilés par le dépassement, la découverte, de soi-même. 


On juge complétement obsolètes les grandes religions mais on se dépêche de se transformer en de nouveaux "conformistes", des "grenouilles de bénitier" new-look ne cessant de sermonner les autres: un misérabilisme pleurnichard mais intéressé, une obsession du "petit geste" sauveur de la planète, un hygiénisme corporel, une spiritualité de pacotille qui nous commanderait d'apprendre à se connaître soi-même.


Je crois qu'il devient urgent de proclamer le droit de chacun à une vie médiocre. Il faut abolir ce culte d'une vie réussie. Toutes les vies ont une égale dignité, même celles des nuls, des minables, des ratés, voire des escrocs, des criminels ou des pervers. De quel droit pouvons-nous juger ?


On est presque tous, en fait, des gens "ordinaires". C'est le titre d'une chanson de Robert Charlebois que j'ai découverte récemment et qui me trotte dans la tête. Elle date de 1970 (une éternité) mais elle est plus que jamais d'actualité. Il faut bien reconnaître, en effet, que, sauf exceptions rarissimes, on n'a pas grands talents intellectuels ni grandes capacités physiques. Et puis notre compassion est sélective. 


Faut-il s'en affliger, chercher à corriger le tir ? Personnellement, j'ai toujours été allergique aux grands engagements, aux grandes proclamations, aux grandes ambitions, aux grands élans de solidarité. Il faut être prétentieux ou stupide pour affirmer que l'on a eu une vie réussie.


Cette idée complétement fabriquée du bonheur ne me convient pas. Il s'agit surtout d'un modèle qui vise à nous discipliner, à nous anesthésier, parce qu'en réalité, au plus profond de nous-même, on aspire à toute autre chose que la vertu mais cela, on n'osera jamais le dire.


Je me suis plutôt toujours sentie ballotée par les événements, les hasards de la vie. Ma première préoccupation a donc été de m'en sortir matériellement, de survivre économiquement. Avoir un logement décent, un point d'ancrage, pouvoir lire et voyager, c'étaient mes principales ambitions. Les grands idéaux, ça pouvait venir après. Et puis, je me suis toujours sentie inadaptée: j'ai un sentiment de "décalage" avec les Français, leurs préoccupations, leur cadre de pensée; et enfin, la vie de famille, ça me faisait horreur, le comble de l'ennui et de l'asservissement.


Je suis sans doute très égoïste. Mais la pensée libérale nous a aussi enseigné que l'égoïsme avait des vertus. Plus que les grands idéaux, la composition des intérêts personnels et des égoïsmes servent paradoxalement le bien commun. 

Et puis le bonheur, l'épanouissement, le développement de ses capacités, est-ce que ça n'est pas un luxe de nantis ? Une grande drogue collective, une spiritualité bas de gamme, qui nous plongent dans le conformisme béat d'une domestication généralisée.

Je préfère demeurer terre à terre parce que les grands fracas de l'Histoire (tel celui dont on vient de commémorer le 1er anniversaire) nous ramènent parfois à la Réalité.


Images de George TOOKER (1920-2011) peintre américain rattaché au courant du "réalisme magique".  Peu connu en France, tellement il est éloigné des courants avant-gardistes actuels. J'estime pourtant qu'il traduit bien la banalité et la médiocrité de nos vies.

Je recommanderai, rappellerai, enfin, trois grands livres qui m'ont influencée : "Souvenirs de la maison des morts" de Dostoïevsky, "Etre sans destin" d'Imre Kertész, "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad. Des livres sinistres, effroyables, mais qui, contre toute attente, savent évoquer le bonheur, le bonheur dans un camp, en état de guerre.

Je rappelle que Joseph Conrad (de son vrai nom Jozef Korzeniowski), grand écrivain du 20ème siècle, écrivait en anglais mais était de langue maternelle polonaise (né à Berditchev en Ukraine, une ville que je connais bien). Une énigme pour moi: comment peut-on, un jour, parvenir à écrire "Au cœur des ténèbres", un des grands bouquins du 20ème siècle, quand on a vécu, durant sa jeunesse à Berditchev ? Un livre puissant qui a été réinterprété magistralement par Francis Ford Coppola dans "Apocalypse Now".

4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Robert Charlebois, il faut le reconnaître, n’avait rien d’ordinaire, parce qu’il était très performant, tant au niveau de ses textes que de sa musique. Il avait développé l’art de botter le cul aux Québécois. On n’a qu’a se rappeler cette chanson (Entre deux joints tu pourrais de grouiller le cul), musique de Charlebois et paroles de Pierre Bourgeault. Le moindre qu’on puisse dire, c’est qu’il était très dérangeant. Il ne laissait personne indifférent. Il aura été autant détesté qu’aimé. Il savait dire nos vérités et ce n’était pas toujours jolie. Il était de ceux qui en imposait, et croyez-moi, il le savait. Bien des québécois l’écoutaient, je dirais malgré eux, parce qu’ils se reconnaissaient dans ses textes, même si cela faisait mal. Il était au coeur des années 70 une figure de proue, années d’effervescences, où, pour les Québécois, tout devenait possible. Ce fut une période stimulante et tumultueuse, que je n’ai jamais oublié, et que je ne veux pas oublier. Nous sentions que quotidiennement il allait se passer quelque chose.

Je reprendrais les paroles de Susan Neiman, lorsqu’elle évoque le basculement de dieu vers la responsabilité humaine :

« Plus la responsabilité du mal incombe à l’homme, moins le monde appartient au divin. »
Susan Neiman
Penser le mal
Page – 80 -

C’est la frontière que l’homme a franchi au cours du dernier siècle, et en cela, les années 70 ce n’est pas l’éternité, c’est la porte qu’on vient juste de refermer, la porte d’à côté. Des fois, je sens dans la société un certain regret, peut-être qu’on voudrait revenir à cette porte, et retrouver le monde d’hier. Je suis heureux que cela demeure impossible. Plus nous évoluons, plus nous sentons les responsabilités qui nous accablent. C’est l’une des particularités de la liberté. Rien de facile. Ce qui nous appelle à la performance. Nous courons avec ce sentiment qu’on n’en fait jamais assez. Ainsi, nous avons cessé de croire afin de savoir, et ce savoir est souvent amer. On pensait de se libérer en édifiant cette libération comme un idéal incontournable. Je peux comprendre que la déception est grande. Cela ne s’est pas déroulé comme nous l’avions rêvé.

Vous même Carmilla vous participez à ces performances, vous être très performante d’après ce que vous écrivez, la natation, la course, la mémoire, la vie réglé comme du papier à musique. Je sais, vous êtes bien autres choses. Mais, ce matin, on dirait que vous vous contestez vous-même, ce qui est plus qu’une remise en question. Pour parvenir à cette meilleure société possible dans laquelle nous évoluons présentement, cela appelle une certaine dose de performance. Nous vivons dans une bonne société, la vie facile, celle que nous envie les gens qui se lancent au travers des frontières pour déboucher chez-nous afin de goûter eux aussi à la richesse. Le fait indubitable, c’est qu’il n’y a pas de paradis parce que c’est une fabulation, alors on se soigne à coup de paradis artificiels. Le confort n’est pas le bonheur.

Merci pour votre texte Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Pour autant que je puisse juger (parce que je le connais quand même mal), Robert Charlebois avait certes un grand talent mais ne se considérait nullement comme quelqu'un d'exceptionnel ni comme un génie.

Et aujourd'hui, on voudrait justement que tout le monde devienne exceptionnel, grand artiste, grand humaniste ou grand sportif. On est soumis à des injonctions sociales démesurées qui, in fine, n'engendrent que des frustrations.

Mais sinon, je partage votre point de vue. Je crois également au progrès de la raison, du savoir et de la tolérance. Je n'aimerais donc pas du tout être transposée à des époques antérieures.

Peut-être, en effet, que je parle également de moi dans ce post, parce que je me plie aussi, largement, à ces injonctions sociales. Je suis en effet très organisée, très disciplinée et je suis, sans doute, difficile à vivre de ce point de vue. Mais c'est indispensable pour que je puisse m'en sortir dans mon boulot et avoir un peu de temps pour autre chose.

Mais du talent, je considère, bien sincèrement, n'en avoir guère. Et puis, je suis incapable de concentrer mes intérêts sur une seule activité, une seule recherche. Je préfère être touche-à-tout.

Le plus drôle, c'est qu'il n'y a qu'une discipline dans la quelle j'ai un peu excellé: la course à pied. Mais de là à atteindre un niveau international, sûrement pas. Mais ça ne m'a jamais préoccupée.

Je ne préconiserai pas la modestie à tout prix. C'est une attitude souvent hypocrite. Néanmoins, je suis convaincue qu'il faut savoir beaucoup relativiser les choses. Et puis, tout est tellement fugace et versatile.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Effectivement, fugace et versatile, comme ce livre qui étale mille ans d’histoires et de guerres de religions en Europe. La crucifixions de l’Ukraine par Jean-François Colosimo est un très bon livre dans le genre historique et politique, c’est une excellente mise en perspective entre l’Occident et l’Orient, entre catholiques romains et catholiques orthodoxes, entre Ukrainiens et russes. C’est un ouvrage qui permet d’expliquer beaucoup de choses devant les événements actuels. Ouvrage très accessible, je le recommande à tous ceux qui ont oublié leurs notions d’histoires, parce qu’il nous remet dans le contexte.

Celui qu’on n’attendait plus : Mohamed Mbougar Sarr, qui nous arrive avec un roman : La plus secrète mémoires des hommes, dans le genre : Le coeur ne cède pas. L’histoire d’un auteur dont on a perdu la trace, qui se déroule entre l’Afrique et l’Europe. Mais qui est donc l’auteur qui a écrit : Le Labyrinthe de l’inhumain? Déjanté, exotique, violent jusqu’au plus profond de l’âme noire humaine, entre la pensée humaine contemporaine et celle profonde du spiritualisme africain. Un livre déroutant, surprenant, et envoûtant. Je le recommande.

Bonne nuit Carmilla

Richard st-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je connais bien Jean-François Colosimo. Il connaît très bien ce dont il parle. Il est marié à une Russe. Il a une réelle expertise dans l'analyse des religions d'un point de vue anthropologique. Il offre une vision renouvelée de l'orthodoxie (moins de ses dogmes que de ce qu'elle implique comme vision des rapports humains et sociaux) mais aussi du chiisme iranien et du judaïsme.

Mohamed Mbougar Sarr, je n'ai pas encore lu mais je sais que son livre est l'un des plus novateurs de ces dernières années. Il tranche complétement avec les récents Prix Goncourt, empêtrés dans une vision " d'actualité sociale" qui seront vite oubliés. Il propose vraiment une nouvelle écriture plutôt qu'un plat indigeste de bons sentiments.

Bien à vous,

Carmilla