samedi 28 janvier 2023

En temps de guerre

 

J'ai lu, pendant la période de Noël, "Le diable au corps" de Raymond Radiguet. J'ai d'abord été sidérée par la qualité d'écriture de ce gamin (1903-1923) de moins de 20 ans (mort d'une typhoïde mal diagnostiquée). Et puis, toutes les réflexions que son bouquin peut susciter sur les comportements et passions humaines...


C'est l'histoire d'un lycéen qui, durant la première guerre mondiale, profite de l'absence du mari parti sur le front pour entretenir une relation amoureuse avec une femme plus âgée que lui. A sa parution, le livre a suscité un énorme scandale. Mais est-ce qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui ? N'est-il pas complétement immoral de s'adonner, en lieu sûr, à la débauche alors que, non loin de là, il y en a d'autres qui vivent dans l'épouvante et se font trouer la peau ?


On voudrait finalement qu'en temps de guerre, tout le monde vive dans l'abstinence et une extrême austérité. Pourtant, on sait très bien qu'en réalité, ça ne se passe pas du tout comme ça.


La guerre, quand elle est déclenchée, elle se traduit d'abord par un bouleversement de toutes nos perceptions. Chaque instant de notre vie revêt, à partir de là, une nouvelle acuité. Tous nos sens sont alors en éveil. Ce qui était banal (la couleur du ciel, les bruits de la rue, les personnes rencontrées) devient extraordinaire. Si l'on était déprimé, c'est fini. On devient certes angoissés, on a peur, mais on n'est plus abattus, on cesse de se laisser aller. Mentalement, on accède à un autre registre, une autre disposition d'esprit.


Il y a même quelque chose de fascinant, d'attirant, dans l'état de guerre. J'en veux pour preuve les nombreux Ukrainiens qui ne cessent de faire des allers et retours entre leur pays et l'Europe de l'Ouest. Comme si, après avoir trouvé un peu de sécurité là-bas, ils éprouvaient, au bout d'un certain temps, le besoin de se recharger en adrénaline.  


En temps de guerre, finie la désolante passivité dans laquelle s'égarait, à vau-l'eau, le cours de nos vies. On trouve tout à coup de nouvelles forces. On était glandeur, nonchalant, on devient "proactif". 


J'étais par exemple convaincue que toutes les institutions ukrainiennes allaient immédiatement s'écrouler. Il faut savoir que leur image, dans le grand public, était celle d'un foutoir corrompu aux effectifs pléthoriques. 


Et puis, immense surprise : 

- les trains continuent de fonctionner de manière imperturbable, indifférents aux destructions et au danger (moindre que sur une route, beaucoup de voyages s'effectuant de nuit),  

- la Poste assure toujours la distribution des lettres et colis dans les endroits les plus reculés (on téléphone systématiquement, au préalable, pour s'assurer que la personne est bien là), 


- on répare à toute allure les destructions occasionnées par les missiles russes sur les réseaux d'eau et d'électricité,

- dans les commerces alimentaires, du moins dans les villes et en cherchant parfois, on continue de trouver à peu près tout,

- on peut prendre un rendez-vous avec un médecin spécialiste sans avoir à attendre des semaines comme dans de nombreux pays d'Europe,


- l'administration continue de répondre. Il faut savoir que l'Ukraine était (est?) un pays très informatisé (le paiement avec son smartphone était très répandu). Surtout, il existe une application formidable (Дія, Diya, l'Etat et moi) qui pourrait inspirer beaucoup de pays. Elle donne accès à tous les services gouvernementaux aux quels on peut poser des questions. Surtout, on peut y stocker toute sa paperasse administrative, permis de conduire, passeport, assurances sociales et même y payer ses impôts. C'est une simplification extraordinaire de toutes les démarches.    


- même l’État fait preuve de rigueur en continuant d'assurer la charge de sa dette et en remboursant ses créanciers internationaux. Et la monnaie, la Hryvnia, n'a décroché que de 25 % par rapport à l'euro depuis un an.


Je ne sais pas moi-même comment tout cela est possible. Je savais certes que, comme toutes les personnes qui ont vécu sous l'absurdité communiste, les Ukrainiens étaient des gens débrouillards mais là, ça confine à une espèce de génie.


C'est l'image la plus positive des temps de guerre quand se développe cette grande solidarité générale dans la quelle s'effacent toutes les barrières sociales, économiques. Tous les petits conflits mesquins sont alors oubliés. 
 

Oserais-je le dire? Je n'arrive plus à suivre l'actualité française, tellement celle-ci m'apparaît étroite, égoïste, bornée. Je ne parviens pas à m'apitoyer sur les "pauvres Français", le contraste est trop fort. Et d'ailleurs, les Français le savent-ils ? Leur image se dégrade beaucoup à l'Est de l'Europe. On les juge trouillards et capitulards mais néanmoins arrogants. Ils se posent, aux côtés de l'Allemagne, en leaders de l'Europe mais s'empressent surtout de ne rien faire.


Mais il y aussi d'autres aspects "positifs" qui ressortent d'un état de guerre. Ils relèvent probablement, d'une sorte de "vouloir vivre".

- dans les villes, les gens continuent de s'entretenir physiquement, de faire du sport. On croise toujours des joggeurs et quand je vais à la piscine, je pense à ces nageurs qui, à Kyïv, s'entraînent souvent dans le noir et dans des bassin non chauffés. Ca peut sembler absurde mais c'est aussi une manière de refuser la déchéance.


- et puis, il faut bien le dire, un état de guerre déclenche une espèce de frénésie générale.  Quand l'avenir devient incertain, quand un missile peut vous tomber demain sur la tête, on n'a pas du tout envie de faire pénitence, de demander le pardon de ses péchés, mais on souhaite plutôt s'accorder de petites joies et même goûter à des plaisirs extrêmes, tout ce qu'on n'a peut-être pas osé faire jusque là. 


D'abord, on fume et on boit plus que de raison évidemment. Mais on se fait aussi des petits cadeaux, tout devient prétexte à petites fêtes, on chante, on danse un peu partout, même dans des caves ou dans les couloirs du métro. Les boîtes de nuit fonctionnent à plein et on y organise des fêtes d'Enfer.


Et puis, il y a une grande libération sexuelle, les tabous se lèvent. On n'a plus le temps de se conter fleurette ou de s'interroger sur la "normalité" de ses désirs. Il suffit d'une "rencontre", d'une connivence soudaine, brutale. On découvre une espèce d'innocence du sexe. Pour les prostituées, c'est la "cata", la clientèle se fait plus rare. 


- Mais on a vite fait aussi de basculer sur une autre pente autrement plus raide. Celle qui nous fait sortir de notre humanité. Parce qu'il ne faut pas l'oublier, la guerre, c'est d'abord la suspension de la morale. Ça concerne bien sûr surtout les combattants mais c'est l'ouverture des vannes à tous nos instincts primaires trop longtemps refoulés. C'est ce que l'on appelle "le plaisir de la guerre". Le plaisir de jouer, comme des enfants, à la guerre mais avec de vraies armes, le plaisir de tuer, de voler, de violer, de dominer, de terroriser. La face la plus sombre de l'humanité : être un bandit ou un criminel, quoi qu'on s'en défende, on rêve tous plus ou moins de ça. Les verrous sociaux nous en empêchent jusqu'à ce qu'ils sautent...


Photographies de Xénia PETROVSKA, artiste ukrainienne (1988)

A lire:

- François MALYE: "Smolensk - La cité du malheur russe". Des bouquins sur la Russie et sur Poutine, il y en a pléthore aujourd'hui mais ils se recopient tous plus ou moins. En voilà au moins un qui offre un point de vue original. Smolensk, une ville magnifique, nœud  d'accès à Moscou, qui a été le théâtre d'événements tragiques: la campagne de conquête napoléonienne (accompagnée de Stendhal dont il est très intéressant de découvrir les propos sur la Russie), la répression stalinienne, l'opération Barbarossa, les tueries puis le crash aérien de Katyn. Toutes ces horreurs sont, en quelque sorte, devenues la matrice de la mentalité russe, exaltée aujourd'hui à son paroxysme par Vladimir Poutine.

- Serhiy JADAN: "La route du Donbass", "L'internat". Un auteur culte en Ukraine. C'est tragique mais, en même temps, joyeux et déjanté.

- Mikhaïl CHEVELEV: "Le numéro un". Un étrange thriller russe qui évoque les méthodes du KGB. Surtout, le KGB ne vous lâche jamais et continue de vous poursuivre 10 ans, 20 ans, 30 ans après.

samedi 21 janvier 2023

Tribulations européennes

 

J'ai pu lire l'entretien entre Michel Onfray et Michel Houllebecq (Revue Franc-Tireur) qui a soulevé tant de polémiques. 

Evidemment, c'est un peu consternant. De la part d'écrivains qui produisent des textes tout de même d'une certaine tenue, on est surpris que leur conversation ne dépasse pas le niveau de propos de bistrot, franchouillards et xénophobes. C'est tellement peu subtil que j'ose espérer qu'il y a, dans leurs propos, une large part de provocation.

"Tout fout le camp", proclament ces deux vieillard grincheux. Tout fout le camp, mais ça ne à sert rien, non plus, de chercher à défendre la civilisation occidentale, de toute façon submergée par l'immigration musulmane. C'est le refrain bien connu du déclinisme que reprennent aujourd'hui, avec une délectation morbide, tant d'Européens.


Qu'importe si cette antienne du "ça va mal" est sans cesse infirmée par les faits. Les pleurnichards du "c'était mieux avant" ne voudront jamais reconnaître qu'ils n'ont jamais été aussi riches, aussi éduqués et aussi bien soignés. Que la vie matérielle n'a jamais, en fait, été aussi facile. C'est l'affaiblissement intellectuel et la rumination complaisante du nihilisme.


Le message principal aujourd'hui diffusé, c'est se laisser entraîner sur la pente de l'inaction : un boulot le plus peinard possible (dans le quel, affirme-t-on, on s'épanouirait davantage), un art de vivre surtout préoccupé de recettes de cuisine, le repli sur soi, une vie modeste et frugale débarrassée des affres du marché et de la mondialisation. Une société immobile et vertueuse dans la quelle on se contenterait de ses seules ressources, d'une production locale.


C'est le grand retour des nationalismes étriqués. Houellebecq et Onfray se proclament résolument anti-européens. Leur premier argument : l'Europe, c'est une grande machine à éradiquer les particularités propres à chaque pays, toutes ces petites spécificités qui en font les charmes. Faire un Tour d'Europe, comme autrefois, n'a plus grand intérêt. Tout est pareil, tout se ressemble. Berlin, c'est comme Vienne qui est comme Paris: on y retrouve les mêmes commerces et les mêmes attractions grégaires du tourisme de masse: des musées où tout le monde se bouscule et s'ennuie, des parcs de loisirs débilitants, des "hauts lieux" qu'il faut aborder en troupeaux compacts et agressifs.


L'Europe entièrement banalisée ? Ca n'est pas du tout mon point de vue. J'admets volontiers qu'on y trouve effectivement partout les mêmes enseignes, les mêmes H&M, Auchan, Leroy-Merlin, et les mêmes grands centres commerciaux déprimants qui enlaidissent les abords des villes et désertifient leur centre.


Mais pour le reste, pour l'essentiel en fait, je ne suis pas du tout d'accord. A chaque fois que je voyage en Europe, je suis, au contraire, émerveillée par son extrême diversité culturelle. Dans quelque pays que j'aille, je dois effectuer un important recadrage de mes perceptions et habitudes. Même la Belgique ou la Suisse sont, pour un Français, profondément dépaysantes. 


Les différences vont d'ailleurs bien au-delà de la cuisine. Ce sont aussi les rythmes de la journée (heures de lever, de coucher, de travail, de repas), toutes les règles de politesse (les Français ignorent qu'ils choquent souvent en voulant faire la bise, en omettant de se déchausser quand ils rentrent dans un appartement ou en n'aidant pas une femme à passer son manteau). Et puis, en beaucoup plus compliqué, il y a les relations entre hommes et femmes, leurs règles de cohabitation et de séduction. Là, les différences entre pays sont presque abyssales. Ca va de la distinction, séparation (pays germaniques) à une relative complicité (France).


Ce sont également, me semble-t-il, les romans nationaux de chaque pays qui sont complétement différents. Les Français ont tendance à croire que tout le monde est au courant des péripéties du règne de Louis XIV ou de la Révolution française. Pas du tout: le seul homme d'Etat universellement connu c'est Napoléon qui est, d'ailleurs, curieusement, davantage apprécié en Europe qu'en France.


On a du mal à percevoir  qu'on ne raconte pas la Grande Histoire de la même manière dans tous les pays. Les héros ne sont pas les mêmes. Ce sont (je simplifie outrageusement): Frédéric II et Bismarck en Allemagne, les Habsbourg (Marie-Thérèse et François-Joseph) en Autriche, la Reine Christine et Charles XII en Suède, les Jagellons et la République des Deux Nations en Pologne, Guillaume d'Orange aux Pays-Bas. Un traumatisme commun à tous ces pays: la guerre de 30 ans, terrible, atroce, qui les a ravagés au 17ème siècle et les a définitivement bouleversés. La guerre de 30 ans, difficile d'évoquer ça en France sans passer, tout de suite, pour une vieille barbe. 

Autant d'événements et de personnalités peu connus en France mais qui continuent de façonner les mentalités chez nos voisins.

L'Europe est donc incroyablement diverse. Mais il y a tout de même un substrat commun : l'esprit démocratique. Ca peut être illustré par les cafés, cette institution dont l'omniprésence constituerait une caractéristique culturelle de l'Europe (il n'y en a pas à Moscou). Un café viennois est certes bien différent d'un café berlinois ou parisien. Mais ils sont tous des lieux de rencontres, de rendez-vous, d'échanges et de discussion. C'est finalement là, dans ces lieux modestes mais conviviaux, que s'entretient l'esprit démocratique.


Il y a donc bien une unité européenne façonnée par une culture commune: l'architecture, les Arts, la littérature, la musique, la peinture, l'esprit des Lumières.

Mais le grand paradoxe est qu'on ne cesse partout, aujourd'hui, de rechigner et de se moquer. Tout le monde va ricaner et vous couvrir de quolibets si vous essayez, au cours d'une réunion, de défendre Bruxelles. On évoque alors Emmanuel Todd, voire Onfray et Houellebecq (même s'ils commencent à sentir le soufre), on dénonce une dictature insidieuse, on proclame vouloir faire sécession. C'est le temps des nationalismes et populismes doucereux: on sera tellement mieux entre nous seuls à l'abri de l'ultra-libéralisme qui sévit en Europe.


On ne raconte en particulier que des horreurs sur les institutions européennes (le Conseil Européen et la Commission Européenne dont on connaît d'ailleurs rarement les différences).  Ca ne servirait qu'à entretenir une armée de fonctionnaires grassement payés (les "eurocrates") qui passeraient leur temps à légiférer sur tout et sur n'importe quoi (du format des prises électriques à la certification des fromages). 

  

Avec eux, tout devient non seulement absurde (c'est la "cancanie" de Musil ou "Le château" de Kafka) mais incompréhensible et d'une lenteur désespérante.  L'Europe, ce serait l'inaction et l'impuissance garanties pour le seul bénéfice d'une bureaucratie.


 Cette inertie, elle résulterait, en partie de l'impossibilité d'exprimer une voix commune, une voix unique, chaque pays (les "petits" en particulier) tirant à hue et à dia pour faire valoir sa spécificité en usant de son droit de veto. C'est comme ça qu'on n'a toujours pas de gestion budgétaire et financière unique, de politique étrangère et de défense communes. Chacun fait sa cuisine dans son coin (en profitant néanmoins impunément des largesses de la Banque Centrale Européenne) et ce grand bazar donne l'impression que l'Europe est, sans cesse, au bord de l'implosion.     

           

Tout cela est, à la fois, complétement vrai et complétement faux.

On peut affirmer, en fait, que les institutions européennes fonctionnent relativement bien mais nous ne nous en rendons pas compte. Et puis, nous sommes devenus cyniques et préférons jouer, à bon compte, les "brillants esprits". 


On peut d'abord remarquer, mais c'est anecdotique, que les effectifs d'"eurocrates" ne sont pas si pléthoriques que ça : 28 000 environ, soit bien moins que les 52 000 agents de la Mairie de Paris.

Après, il faut bien reconnaître que l'Union Européenne est obnubilée par les règlements et les procédures. Mais c'est la condition essentielle du bon fonctionnement d'un marché unique de 27 états membres. Il faut qu'il y ait des règles respectées par tous, c'est la seule manière de mettre tout le onde sur un pied d'égalité et de ne défavoriser personne.


Et s'il y a des tiraillements entre pays, on sait très bien que la Pologne ou la Hongrie ne vont jamais quitter l'Europe: d'abord parce que leur population ne le souhaite pas et, surtout, parce qu'elles y auraient trop à perdre. Et puis, chaque pays ne disposant que d'une voix, l'Union protège les petits en tempérant la puissance des plus grands. 


Et finalement, même si elle est lente et peu efficace, l'Europe arrive tout de même, cahin-caha, à se montrer unie et à affirmer son poids politique. Sa grande force (qui est peut-être aussi sa faiblesse): l'art, le grand Art, des compromis entre tous les pays qui la composent afin que personne n'ait le sentiment d'être lésé. L'Europe, c'est tout l'opposé d'une politique autoritaire gouvernée par des nationalistes. Et tant pis si l'Europe semble parfois une vraie "chiffe molle" qui répugne par dessus tout aux conflits et à la guerre.


Au total, c'est vrai que ça ne fait pas beaucoup rêver cette Europe tiède des compromis, cette Europe bureaucratique. Mais comme le dit bien le philosophe allemand Peter Sloterdijk : "J'ai toujours été convaincu que la non-popularité du projet européen et cette absence relative d'enthousiasme constituaient justement sa force. Quand les enthousiastes prennent le dessus, on assiste à des mobilisations inconfortables. L'enthousiasme collectif, c'est toujours ou bien une révolution violente, ou bien la mobilisation pour une guerre".


Tableaux de Sam SZAFRAN (qui vient de faire l'objet d'une exposition à l'Orangerie), Yves KLEIN, Andrea BENETTI, Jacques TRUPHEMUS, Niki de SAINT-PHALLE, Neo RAUCH, Martial RAYSSE, Vincent Van GOGH, Fernand LEGER, Maria von WEREFKIN, Anton RADERSCHEIDT, Otto DIX

A lire :

- Caroline de GRUYTER: "Monde d'hier, monde de demain". Une comparaison stimulante entre l'empire des Habsbourg et l'Union européenne. Ce n'est pas un bouquin d'histoire mais le livre d'une journaliste néerlandaise. Un livre certes subjectif (constitué de rencontres et impressions), mais qui ouvre d'autant plus à l'analyse et à la réflexion. Il m'a incitée à rédiger ce post.

- Hans-Magnus ENZENSBERGER: "Le doux monstre de Bruxelles ou l'Europe sous tutelle". C'est à peine si on a parlé, en France, de la mort (24 novembre 2022) de ce très grand écrivain allemand. Cet essai polémique n'est sans doute pas son plus inspiré et son plus pertinent. Une critique au vitriol de la bureaucratie bruxelloise dans la lignée de Musil, Karl Kraus, Kafka.

- Robert MENASSE: "La capitale" (paru en 2017). La capitale, c'est Bruxelles et les institutions européennes, décrites sous un mode loufoque et déjanté (et non comme un monstre froid). De multiples péripéties burlesques. Par un grand écrivain autrichien que j'aime beaucoup ("Don Juan de la Manche", "En finir avec les nationalismes").

- On peut enfin trouver une série française récente "Parlement" sur France TV. Je n'en ai vu qu'un épisode. C'est incontestablement drôle et réussi mais rien de tel pour alimenter tous les préjugés anti-bruxellois.


samedi 14 janvier 2023

Les horreurs de l'Amour


L'amour, c'est la grande préoccupation moderne. C'est plus important même que la réussite matérielle. Pas de vie réussie, accomplie, si on n'a pas rencontré, vécu, l'Amour, le Grand Amour. Et on ne se contente pas de la demi-mesure. C'est la recherche de l'Amour Fou, de la rencontre fusionnelle, incandescente, de deux individualités.


On a une vision extrémiste de l'amour, un Absolu qui ne tolère aucune imperfection, qui se veut totalement sincère et transparent. Mais cette extrémisme rend finalement à peu près tout le monde malheureux. Il y a ceux qui vivent dans l'attente perpétuelle du grand amour et puis ceux qui vivent dans l'affliction de la perte de leur grand amour. Et il y a enfin, tous les couples, bourgeoisement installés, qui vivent dans la désillusion: une fois que l'on a réussi à posséder l'autre, il perd tout attrait.


Ce sont tous ces gens insatisfaits, malheureux que je voudrais essayer de consoler aujourd'hui. De l'amour, on attend beaucoup trop. Et puis, on en a une approche complétement biaisée, on s'aveugle délibérément. On refuse de comprendre que l'Amour, c'est autre chose que l'Amour. Que l'Aimé(e), ça n'est qu'un fantasme, un cinéma personnel.


Dès le début, on est à côté de la plaque. On est persuadés que l'amour, c'est comme une météorite qui vous tombe tout d'un coup dessus et vous foudroie. On aime raconter cette histoire de l'Autre avec qui on a échangé un regard dans un café, avec lequel on a discuté à la sortie d'un cinéma, qui nous a soudainement abordé(e) au cours d'une soirée entre amis. Celle, celui pour le(la) quel(le) on a éprouvé le sentiment d'une révélation soudaine, évidente.


La naissance de l'amour, on veut à tout prix croire qu'elle relève d'une espèce de fatalité: c'était écrit, il ne pouvait pas en être autrement. On est submergés par la pensée "magique". 

On se refuse à considérer une autre idée plus simple, plus rationnelle: on tombe amoureux parce qu'on le décide. L'amour, il ne se cache nulle part chez quelqu'un, dans un coin où il attendrait qu'on le découvre. L'amour n'existe tout simplement pas, il relève entièrement de notre imaginaire et c'est nous-mêmes qui le fabriquons. Et on le fabrique parce qu'on éprouve un mal-être ou une frustration existentiels ou tout simplement parce qu'on vit dans l'angoisse de la solitude.

Ca explique le grand malentendu initial: la personne que l'on "décide d'aimer" (même si on est convaincus de notre absolue sincérité), n'a absolument rien à voir avec qui elle est réellement. On va  jusqu'à évacuer complétement le Réel dans l'amour.

On n'aime jamais quelqu'un  pour ce qu'il est, on l'aime toujours pour autre chose qu'elle (lui)-même. Plus précisément, comme l'écrit Marcel Proust, on n'aime pas quelqu'un "pour ce qu'il est mais pour ce qu'il représente".

Il y a ainsi d'abord les circonstances de la rencontre: cette personne que j'ai vue, la première fois,  baignée dans une lumière d'automne,  devant la fontaine de la Place Saint-Sulpice. Est-ce que je tombe amoureux(se) de cette personne ou bien de la Place Saint-Sulpice un matin d'automne ? On comprend bien que c'est inséparable, que l'amour est aussi l'extension d'un être à l'espace qui l'environne. Mais que se passe-t-il quand on constate, un jour, que la place Saint-Sulpice n'est pas si belle que ça, qu'il y a bien mieux qu'elle ?


Plus profondément, la personne qui vient d'attirer notre attention ne nous fascine que parce qu'elle nous fait rêver d'un monde étincelant dont elle serait l'émanation, un monde bien différent de notre grisaille quotidienne : cette jolie Parisienne distinguée qui doit mener une vie libre et raffinée ou bien cet(te) artiste, cet(te) écrivain(e), tellement novateurs(trices), ou encore ce jeune cadre ou médecin qui sont des sportifs, des gens sains, et doivent parcourir le monde pour promouvoir des actions humanitaires. Notre machine à fantasmes se met alors carburer à plein et qu'importe si elle reproduit des rêves de midinette. C'est toujours un rêve de dépaysement qui nous emporte dans l'amour. On aime en l'autre ce que l'on n'a pas.


On commence donc par mentir à soi-même et aux autres. A partir de là, on échafaude tout un roman qui recompose entièrement notre vie, lui donne de nouveaux points d'appui. On se met à scruter, à décrypter, le plus petit détail de la vie de l'autre. On surinterprète tout : les intonations de sa voix, ses regards, ses propos, ses postures, sa manière de s'habiller, de se maquiller, les lieux qu'il fréquente.


Ca devient vite dévorant, obsédant; on ne cesse de ruminer, quand on est seuls, les moindres faits et gestes de l'aimé(e). Qu'a-t-il voulu me signifier ? Est-il absolument sincère, réellement amoureux, ou bien est-il duplice, me raconte-t-il des histoires ? 


On peut en tirer deux enseignements. L'amour se nourrit d'abord de l'absence de l'autre. C'est quand il n'est pas là qu'on ne cesse de se livrer à des élucubrations le concernant. On a besoin de souffrir pour aimer !  Mais dès que l'autre est auprès de nous, on se montre moins attentifs et on remarque progressivement la banalité de sa personne. 


L'absence est donc bien essentielle à l'amour. Cela se vérifie même quand on s'est débarrassés d'un amoureux dont on ne voulait plus. Alors même qu'il nous insupportait, qu'il nous encombrait, on se prend parfois à souffrir de son absence et à éprouver de la nostalgie. 

Mais seconde leçon, sans doute plus importante: l'amour se nourrit de la jalousie et on peut même aller jusqu'à dire que c'est la jalousie qui enclenche l'amour et en devient le moteur. Il y a en effet, en nous, un besoin absurde, insensé, une volonté ravageuse de posséder entièrement l'autre. Il faut tout connaître de lui, que "tout soit sous contrôle", que rien de sa personne ne nous échappe.


C'est évidemment destructeur pour l'autre mais aussi pour nous-mêmes. Par exemple : "Il(elle) m'a raconté qu'elle passait la soirée avec ses amis. Ca me met dans tous mes états, j'éprouve une foule de soupçons. Mais je suis également compréhensif. C'est vrai qu'il (elle) peut avoir envie de souffler, de retrouver ses amis tellement plus brillants que moi". 

Il y a, aux racines de l'amour, une auto dépréciation qui aiguise, sans cesse notre jalousie.


Mais un jour le réel fait son retour et tout cela s'efface. L'aimé(e) se trouve subitement dépouillé de son halo imaginaire. Il est ce qu'il est, il n'est que ce qu'il est. Une fois qu'on a possédé quelqu'un, on se demande par quelle aberration on a pu l'aimer. On se rend même parfois compte que, tel Swann, l'un des héros de "la Recherche", on a pu gâcher des années de sa vie, voire même envisager de mourir, pour une personne qui ne nous plaisait pas, qui "n'était pas notre genre". 


L'amour est, en conclusion, un grand malentendu qui nous renvoie à notre irrémédiable solitude. "En amour, on ne fait jamais que souffrir ou s'ennuyer comme un rat mort". Mais la leçon n'est jamais apprise, on est immédiatement prêts à repartir pour une nouvelle aventure. C'est en effet parce qu'on est malheureux, angoissés, un peu paumés, qu'on tombe amoureux et non parce qu'on est séduits par les qualités d'une personne, son charme et sa beauté. L'amour, ça n'est qu' un cataplasme appliqué à notre mal-être. Tout ce qu'on recherche, c'est un analgésique qui mettra fin à notre douleur de vivre.


Tableaux de Franz Von Stück, Gustav Wertheimer, Edvard Munch, Fernand Khnopff, Aristide Maillol, Egon Schiele, Ary Scheffer, Amedeo Modigliani, René Magritte.

Ces quelques réflexions sur l'amour m'ont été inspirées par la lecture de Proust et les analyses de Nicolas Grimaldi ("Proust, les horreurs de l'amour").

Je partage largement ces analyses mais elles n'épuisent pas le sujet. Je m'y retrouve, certes, mais pas entièrement. C'est un peu moi, mais pas que moi: il est rare que je sois fascinée par quelqu'un; quant à la jalousie, je crois y être assez étrangère (mais c'est peut-être parce que je suis orgueilleuse).

Et puis l'amour, ce n'est pas le Désir dont les ressorts sont tout autres. Je suis plus une désirante qu'une amoureuse.

Enfin, les plus beaux livres (à mes yeux) écrits sur l'amour sont:

- "Les Hauts de Hurlevent" d'Emily Brontë;
- "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille;
- "Lolita" de Vladimir Nabokov