samedi 14 janvier 2023

Les horreurs de l'Amour


L'amour, c'est la grande préoccupation moderne. C'est plus important même que la réussite matérielle. Pas de vie réussie, accomplie, si on n'a pas rencontré, vécu, l'Amour, le Grand Amour. Et on ne se contente pas de la demi-mesure. C'est la recherche de l'Amour Fou, de la rencontre fusionnelle, incandescente, de deux individualités.


On a une vision extrémiste de l'amour, un Absolu qui ne tolère aucune imperfection, qui se veut totalement sincère et transparent. Mais cette extrémisme rend finalement à peu près tout le monde malheureux. Il y a ceux qui vivent dans l'attente perpétuelle du grand amour et puis ceux qui vivent dans l'affliction de la perte de leur grand amour. Et il y a enfin, tous les couples, bourgeoisement installés, qui vivent dans la désillusion: une fois que l'on a réussi à posséder l'autre, il perd tout attrait.


Ce sont tous ces gens insatisfaits, malheureux que je voudrais essayer de consoler aujourd'hui. De l'amour, on attend beaucoup trop. Et puis, on en a une approche complétement biaisée, on s'aveugle délibérément. On refuse de comprendre que l'Amour, c'est autre chose que l'Amour. Que l'Aimé(e), ça n'est qu'un fantasme, un cinéma personnel.


Dès le début, on est à côté de la plaque. On est persuadés que l'amour, c'est comme une météorite qui vous tombe tout d'un coup dessus et vous foudroie. On aime raconter cette histoire de l'Autre avec qui on a échangé un regard dans un café, avec lequel on a discuté à la sortie d'un cinéma, qui nous a soudainement abordé(e) au cours d'une soirée entre amis. Celle, celui pour le(la) quel(le) on a éprouvé le sentiment d'une révélation soudaine, évidente.


La naissance de l'amour, on veut à tout prix croire qu'elle relève d'une espèce de fatalité: c'était écrit, il ne pouvait pas en être autrement. On est submergés par la pensée "magique". 

On se refuse à considérer une autre idée plus simple, plus rationnelle: on tombe amoureux parce qu'on le décide. L'amour, il ne se cache nulle part chez quelqu'un, dans un coin où il attendrait qu'on le découvre. L'amour n'existe tout simplement pas, il relève entièrement de notre imaginaire et c'est nous-mêmes qui le fabriquons. Et on le fabrique parce qu'on éprouve un mal-être ou une frustration existentiels ou tout simplement parce qu'on vit dans l'angoisse de la solitude.

Ca explique le grand malentendu initial: la personne que l'on "décide d'aimer" (même si on est convaincus de notre absolue sincérité), n'a absolument rien à voir avec qui elle est réellement. On va  jusqu'à évacuer complétement le Réel dans l'amour.

On n'aime jamais quelqu'un  pour ce qu'il est, on l'aime toujours pour autre chose qu'elle (lui)-même. Plus précisément, comme l'écrit Marcel Proust, on n'aime pas quelqu'un "pour ce qu'il est mais pour ce qu'il représente".

Il y a ainsi d'abord les circonstances de la rencontre: cette personne que j'ai vue, la première fois,  baignée dans une lumière d'automne,  devant la fontaine de la Place Saint-Sulpice. Est-ce que je tombe amoureux(se) de cette personne ou bien de la Place Saint-Sulpice un matin d'automne ? On comprend bien que c'est inséparable, que l'amour est aussi l'extension d'un être à l'espace qui l'environne. Mais que se passe-t-il quand on constate, un jour, que la place Saint-Sulpice n'est pas si belle que ça, qu'il y a bien mieux qu'elle ?


Plus profondément, la personne qui vient d'attirer notre attention ne nous fascine que parce qu'elle nous fait rêver d'un monde étincelant dont elle serait l'émanation, un monde bien différent de notre grisaille quotidienne : cette jolie Parisienne distinguée qui doit mener une vie libre et raffinée ou bien cet(te) artiste, cet(te) écrivain(e), tellement novateurs(trices), ou encore ce jeune cadre ou médecin qui sont des sportifs, des gens sains, et doivent parcourir le monde pour promouvoir des actions humanitaires. Notre machine à fantasmes se met alors carburer à plein et qu'importe si elle reproduit des rêves de midinette. C'est toujours un rêve de dépaysement qui nous emporte dans l'amour. On aime en l'autre ce que l'on n'a pas.


On commence donc par mentir à soi-même et aux autres. A partir de là, on échafaude tout un roman qui recompose entièrement notre vie, lui donne de nouveaux points d'appui. On se met à scruter, à décrypter, le plus petit détail de la vie de l'autre. On surinterprète tout : les intonations de sa voix, ses regards, ses propos, ses postures, sa manière de s'habiller, de se maquiller, les lieux qu'il fréquente.


Ca devient vite dévorant, obsédant; on ne cesse de ruminer, quand on est seuls, les moindres faits et gestes de l'aimé(e). Qu'a-t-il voulu me signifier ? Est-il absolument sincère, réellement amoureux, ou bien est-il duplice, me raconte-t-il des histoires ? 


On peut en tirer deux enseignements. L'amour se nourrit d'abord de l'absence de l'autre. C'est quand il n'est pas là qu'on ne cesse de se livrer à des élucubrations le concernant. On a besoin de souffrir pour aimer !  Mais dès que l'autre est auprès de nous, on se montre moins attentifs et on remarque progressivement la banalité de sa personne. 


L'absence est donc bien essentielle à l'amour. Cela se vérifie même quand on s'est débarrassés d'un amoureux dont on ne voulait plus. Alors même qu'il nous insupportait, qu'il nous encombrait, on se prend parfois à souffrir de son absence et à éprouver de la nostalgie. 

Mais seconde leçon, sans doute plus importante: l'amour se nourrit de la jalousie et on peut même aller jusqu'à dire que c'est la jalousie qui enclenche l'amour et en devient le moteur. Il y a en effet, en nous, un besoin absurde, insensé, une volonté ravageuse de posséder entièrement l'autre. Il faut tout connaître de lui, que "tout soit sous contrôle", que rien de sa personne ne nous échappe.


C'est évidemment destructeur pour l'autre mais aussi pour nous-mêmes. Par exemple : "Il(elle) m'a raconté qu'elle passait la soirée avec ses amis. Ca me met dans tous mes états, j'éprouve une foule de soupçons. Mais je suis également compréhensif. C'est vrai qu'il (elle) peut avoir envie de souffler, de retrouver ses amis tellement plus brillants que moi". 

Il y a, aux racines de l'amour, une auto dépréciation qui aiguise, sans cesse notre jalousie.


Mais un jour le réel fait son retour et tout cela s'efface. L'aimé(e) se trouve subitement dépouillé de son halo imaginaire. Il est ce qu'il est, il n'est que ce qu'il est. Une fois qu'on a possédé quelqu'un, on se demande par quelle aberration on a pu l'aimer. On se rend même parfois compte que, tel Swann, l'un des héros de "la Recherche", on a pu gâcher des années de sa vie, voire même envisager de mourir, pour une personne qui ne nous plaisait pas, qui "n'était pas notre genre". 


L'amour est, en conclusion, un grand malentendu qui nous renvoie à notre irrémédiable solitude. "En amour, on ne fait jamais que souffrir ou s'ennuyer comme un rat mort". Mais la leçon n'est jamais apprise, on est immédiatement prêts à repartir pour une nouvelle aventure. C'est en effet parce qu'on est malheureux, angoissés, un peu paumés, qu'on tombe amoureux et non parce qu'on est séduits par les qualités d'une personne, son charme et sa beauté. L'amour, ça n'est qu' un cataplasme appliqué à notre mal-être. Tout ce qu'on recherche, c'est un analgésique qui mettra fin à notre douleur de vivre.


Tableaux de Franz Von Stück, Gustav Wertheimer, Edvard Munch, Fernand Khnopff, Aristide Maillol, Egon Schiele, Ary Scheffer, Amedeo Modigliani, René Magritte.

Ces quelques réflexions sur l'amour m'ont été inspirées par la lecture de Proust et les analyses de Nicolas Grimaldi ("Proust, les horreurs de l'amour").

Je partage largement ces analyses mais elles n'épuisent pas le sujet. Je m'y retrouve, certes, mais pas entièrement. C'est un peu moi, mais pas que moi: il est rare que je sois fascinée par quelqu'un; quant à la jalousie, je crois y être assez étrangère (mais c'est peut-être parce que je suis orgueilleuse).

Et puis l'amour, ce n'est pas le Désir dont les ressorts sont tout autres. Je suis plus une désirante qu'une amoureuse.

Enfin, les plus beaux livres (à mes yeux) écrits sur l'amour sont:

- "Les Hauts de Hurlevent" d'Emily Brontë;
- "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille;
- "Lolita" de Vladimir Nabokov


16 commentaires:

julie a dit…

Bonjour Carmilla,
La plupart des gens confondent l'amour et le désir. Autrement, vous avez tout bien dit.

Carmilla Le Golem a dit…

Grand merci Julie,

En effet, on confond généralement l'amour et le désir, deux choses pourtant bien différentes.

Sinon, je ne sais pas si j'ai tout bien dit. Je n'aurais peut-être pas du parler des horreurs de l'amour mais plutôt des illusions de l'amour.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Est-ce que l’amour est essentiel? C’est ce que je lis derrière votre texte. Je ne sais pas grand-chose de l’amour, mais ce que je sais, c’est que nous pouvons vivre sans amour et que cela peut-être très enrichissant. Vaut mieux être content seul et vivre intensément sa vie, que malheureux à deux dans un exercice de remorquage.

Vous avez déjà écrit dans votre texte  Fragment proustiens:

« Et enfin, l'Amour ! On croit généralement que l'amour, c'est quelque chose qui vous submerge soudainement, vous tombe brutalement dessus. Mais non, pas du tout ! C'est plutôt qu'un jour, on décide d'aimer. Et on décide alors d'aimer ce qu'on n'a pas. Pourquoi ? Justement parce qu'on ne l'a pas. »

J’ai trouvé savoureux votre paragraphe. Il y a de quoi disserter longtemps. L’amour est-il hasardeux? Est-il obligatoire pour non seulement réussir sa vie, mais pour personnellement combler ses vides? Est-ce qu’on peut décidé d’aimer? Et, que fait-on lorsqu’on a pris cette décision et que l’autre vous rejette avec mépris? Est-ce qu’on doit rechercher dans l’autre, indubitablement ce qui nous manque? Est-ce qu’il est mieux de combler ses vides avant d’aimer?

Et, qui dit amour, dit fidélité et sincérité.

Vladimir Jankélévith a très bien résumé l’affaire dans, Les Vertus et l’Amour, en posant cette question?

« Vaut-il mieux rester fidèle sans sincérité ou demeurer sincère sans fidélité? »

Michela Marzano a très bien posé le problème dans son ouvrage : La fidélité ou l’amour à vif. Ouvrage que je recommande. Excellent pour la réflexion.

Pourrait-on avancer : que le désir n’est pas l’amour et que l’amour n’est pas le désir?

Les gens qui pensent être tombé en amour, ils croient, mais ils ignorent qu’ils ne sont pas en amour! Finalement, ils se retrouvent dans une réalité quotidienne lourde dont ils n’ont jamais voulu. Ils ne sont pas des amoureux éplorés, ils sont des naufrageurs de leur propre existence.

Non, effectivement je ne connais rien à l’amour!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois qu'on vit dans des sociétés où règne une véritable idéologie de l'amour, comme une expérience qu'il faudrait absolument vivre dans sa vie. On en vient à plaindre ceux qui ne parviennent pas à connaître l'amour.

L'amour, c'est devenu une véritable exigence, une injonction sociale. C'est au point que tout le monde part à sa recherche de crainte de passer pour un déviant.

Pourtant, l'amour, tel qu'on le connaît, est de création assez récente. "La nouvelle Héloïse" de Jean-Jacques Rousseau en serait la première expression prolongée, ensuite, par le roman français du 19ème siècle.

Mais c'est sûr que l'idéologie actuelle de l'amour est incroyablement normalisatrice. "Sans amour, on n'est rien du tout", dit-on parfois. C'est idiot. L'amour, ça n'est qu'un sentiment imposé, codifié, canalisé, par la pression sociale. Avec l'idée de l'amour, on espère édifier une société constituée de gens dociles et paisibles.

On peut donc effectivement vivre sans amour. Ca n'empêche pas de porter attention aux autres et au monde et de trouver de multiples sujets d'émerveillement. Ca évite aussi nombre de désillusions.

Ca n'empêche pas, non plus, d'être sujet de désir. Et, en effet, le désir n'est pas l'amour et l'amour n'est pas le désir.

Bien à vous,

Carmilla

PS: je connais Michela Marzano. C'est souvent très bon.

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Entre amour et désir, il y a toute la vie, et ce n’est pas futile.


« Le sang des bêtes…

Viendrons les neiges, les premières et puis les autres, et notre solitude à la merci du songe et des travaux minuscules.

Alors j’irai jusqu’à eux pour creuser ma mémoire…

avec eux jusqu’aux limites du froid vaincre l’espace comme une neige qui tombe avec nonchalance,

et je ferais tourner le souvenir sur ses gonds de cuivre pour déposer mon silence aux portiques austères de l’essentiel.

Car je suis l’homme détourné des valeurs sanglantes…

l’homme un jour qui a mangé comme sacrilège la bêtes tuée par un autre et il s’est façonné une conscience facile…

l’homme désormais déchargé des rites de la chasse ou du troupeau, éloigné de la pierre obscure, et il oublie non sans complaisance qu’il vit au dépens de mort. »

Pierre Perrault
Toutes Isles
P, 183, 184.
Édition Lux

L’essentiel n’est pas seulement l’amour et le désir, c’est toute la vie et c’est immense. Ce bout de récit, c’est l’évocation des Montagnais qui partaient pour tout l’hiver vers nord, pour vivre du caribou. Vivant sous la tente, et tout le jour marchant à la recherche de cette viande source de vie.

Il est écrit sur la page couverture : récits

Mais, je dirais que c’est un récit poétique.

Ceux qui mangeaient la viande qu’il tuait!

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

On peut en effet voir aussi les choses sous cet angle: à côté de l'amour et du désir, il y a aussi toute la vie. Une vie, dont on oublie généralement qu'elle se joue aux dépens de morts.

Votre texte a effectivement une qualité poétique. Ma réserve, c'est qu'avec les caribous, on est quand même un peu loin des salons de Proust. Je me vois mal tuer un animal puis prendre plaisir à manger sa viande.

Mais c'est sûr que l'existence est un grand théâtre de la cruauté pour soi-même et envers les autres et on s'y retrouve toujours irrémédiablement seuls. Ca n'empêche pas toutefois de chercher à établir des liens sociaux, de nouer des relations, d'échanger avec les autres, d'organiser des rencontres d'amis. Il ne faut surtout pas tomber dans la misanthropie et s'enfermer dans la solitude. Simplement, il faut avoir conscience de la complexité des relations humaines et de leur duplicité générale.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Entre l’amour et le désir, nous pourrions regarder du côté de la complicité, et de l’amitié, qui souvent nous apporte plus que les méandres sentimentaux.

Pierre Perrault est un grand auteur et un excellent réalisateur de documentaires qui a travaillé pour : L’Office National du Film. Dans ce livre : Toutes Isles, ils ne parlent pas seulement des indiens Montagnais, mais de toutes la côtes nord, des Éboulements jusqu’à Blanc-Sablon. Ce genre de vie, je l’ai bien connu, et j’ai transporté beaucoup d’indiens à la chasse. Perrault aussi a couru le nord, et sur le fond on se ressemble.

Les Montagnais et bien d’autres nations indiennes ont du respect pour ces animaux qu’ils vont tuer, et ça dans nos sociétés aseptisées on l’oublie souvent. Oui, nous sommes loin des salons parisiens de Proust, courir le caribou par des températures très froides pour ne pas mourir de faim c’est tout un exploit. Certes vous n’avez pas été élevée dans ce milieux et j’ai particulièrement aimé les deux derniers paragraphes, surtout : l’homme qui un jour a mangé comme sacrilège la bête tuée par un autre et il s’est façonnée une conscience facile. Peut-être avons-nous dans notre univers de blanc façonnée des consciences trop facile?

Je trouve que cela s’accorde bien avec vos propos mais dans une autre dimension humaine, dans une autre société. Ces gents-là aimaient, donnaient naissance, parfois en plein bois, et chérissaient leurs enfants jusqu’à la folie. L’amour peut prendre bien des facettes, le désir aussi, mais on y retrouve aussi la solidarité des chasseurs, la complicité, la force, l’endurance, et l’habileté.

Je suis un privilégié parce que j’aurais connu non seulement diverses sociétés, mais aussi que j’y aurai vécu. Cela élargit les horizons et vous amène à réfléchir sur notre condition d’humain. Cela peut être agréable de dîner dans un excellent restaurant parisien, j’ai connu, mais aussi manger du caribou dans une tente avec des Montagnais, c’est aussi une expérience très agréable!

Alors, lorsque j’ouvre un livre de Pierre Perrault, de Serge Bouchard, de Yves Thériault, sans oublier Gilles Vigneault, je me retrouve dans ce qu’il a de plus fondamental sur nos manières de vivre. Ça sent la forêt, la ferme, le grand air, la liberté qui n’est jamais gratuite. Ce qui est un puissant sentiment de vivre qui m’habite.

Je savais que les Montagnais pouvaient compter sur moi s’il y avait urgence, mais d’autre part, je savais que je pouvais compter sur eux si je me retrouvais en difficulté. Ce qui ressemble à une certaine complicité que j’ai évoquée. J’ignore si on peut l’affirmer ainsi, mais il me semble que la complicité et l’amitié dépassent l’amour et le désir. Est-ce une vision juste? Je l’ignore, mais d’après mon expérience, c’est la mienne.

Bonne fin de soirée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je souscris à vos développements.

L'important, c'est de ne pas rester enfermé dans sa coquille originelle, de s'avoir s'ouvrir à d'autres mondes, d'autres langues, d'autres cultures, d'autres milieux sociaux.

Certes, ça réclame beaucoup d'efforts et il faut bien reconnaître qu'on demeure toujours un peu à côté. Il est impossible de changer complétement de peau. Mais ce qui importe, c'est cette démarche qui nous arrache à notre condition limitée.

Dans cette voie, le personnage qui me fascine le plus est Richard Francis Burton (1821-1890), un érudit et un polyglotte hors hors du commun, célèbre pour s'être rendu à La Mecque (ce qui, à l'époque, était très dangereux s'il était démasqué) et avoir exploré les grands lacs africains à la recherche des sources du Nil.

On vient de publier son "Livre noir des mille et une nuits". Un sacré bouquin avec une remarquable préface. C'est à compléter par sa biographie de Fawn Browdie: "Un diable d'homme").

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Intéressant Burton, je l’ai jamais lu, mais je prends note.

Si le déplacement et la nouvelle découverte, exige de nous des efforts, alors je dirais que par nature, nous sommes paresseux. Nous aimons et détestons à la fois nos petits quotidiens jusqu’à l’inconscience. On se complaît dans la routine et notre petit confort. Et puis se métamorphoser dans une nouvelle vie, dans une société inconnue, exige une ouverture d’esprit. Le dépassement s’impose.

Peu importe, l’approche du départ me stimule, mais encore aujourd’hui, quelques secondes se glissent pour un petit pincement au coeur. Un doute s’insinue dans mon esprit comme dans tout mon corps. Étrange impression éphémère, nous partons vers une destination mais surtout l’inconnu en se posant la question si nous serons acceptés. Je sais, qu’à moins d’être né dans une société autre, que nous ne sommes jamais acceptés, il y manque un petit quelque chose qu’on n’atteindra jamais. Il est difficile de penser comme un japonais ou comme un montagnais. Leurs compréhensions du monde est tellement différente de la nôtre.

Comment ne pas penser à Raoul Jourdain qui était chef pilote à Chibougamau. Il fallait l’entendre parler avec des Cree. Comme il était le premier bébé blanc de Chibougamau, il avait été élevé avec des jeunes indiens dont il avait appris parfaitement la langue. Les Crees l’avaient complètement intégré. Qui plus est, c’était un excellent pilote, un esprit curieux doté d’un bon jugement, c’était un plaisir de voler avec lui! Il était ouvert à tous les univers.

Sous un soleil levant éclatant, elle est venue se percher sur l’une des grosse bûche de pruche sur mon patio. Dommage, j’étais en train de déjeuner, et lorsqu’elle s’approche de ma fenêtre, la règle impérative c’est de ne pas bouger, au moindre mouvement à l’intérieur, elle redécolle immédiatement. Oui, ma corneille est revenue. Elle est passée la semaine dernière, mais j’étais dans mon bureau, mais j’ai vu ses traces dans la neige fraîche. Je savais qu’elle reviendrait. Elle est somptueuse, le noir lui va très bien. Pourrait-on évoquer : l’esprit de la corneille? J’aimerais bien percer la manière dont elle voit le monde et surtout de comment elle réfléchie. Les montagnais ont bien l’esprit du caribou, les habitants de Tête-à-la-Baleine ont bien l’esprit du phoque, alors pourquoi je n’aurais pas l’esprit de la corneille?

Les grands chasseurs Montagnais ont tous l’esprit de Mistapéo, qui est l’ancêtre de tous les chasseurs, mais c’est aussi un esprit, une manière de penser, ce qui n’a rien de religieux. Nous pouvons résumer le fait par ces propos d’un vieux chasseur Déné.

« Nous étions trop spirituels pour devenir religieux. »

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il est en effet bien difficile de s'arracher à ses habitudes et son confort personnels. La plupart d'entre nous ne le font même jamais et préfèrent la sécurité à l'inconfort et l'inquiétude.

Mais je me garderais bien de les juger. Le choix d'une vie sans imprévu est également une manière de conjurer l'angoisse. Et l'angoisse, c'est une donnée essentielle de la condition humaine, un affect qui nous taraude sans cesse. Surtout, on n'est pas toujours capables de l'affronter. On emprunte des moyens défensifs pour l'éviter, la mettre sous le tapis.

Quant à votre corneille, il est vrai que les corvidés font partie des animaux les plus intelligents. Comment voient-ils le monde, c'est une grande énigme. Il semble qu'ils savent communiquer entre eux (mais ce n'est pas un langage), ont une certaine mémoire et savent (du moins les corvidés) employer des moyens détournés pour un but précis (accéder à de la nourriture).

Bien à vous,

Carmilla

Julie a dit…

« Je suis maintenant tout à fait guéri de l’envie de chercher du plaisir dans la société, que ce soit à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit trouver une compagnie suffisante en soi-même. »
Bonjour Carmilla, extrait (hors sujet) du « Les hats de hurle-vent »

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Non, votre commentaire n'est par hors sujet. Il prolonge bien mon post "les horreurs de l'amour".

J'avais d'abord lu "les Hauts de Hurlevent" quand j'étais adolescente (14 ou 15 ans). Je n'avais pas du y comprendre grand chose mais j'avais quand même aimé.

J'ai relu le bouquin il y a un peu plus d'un an et j'ai été franchement impressionnée. Que peut-on écrire de plus beau sur le Mal et la Passion ?

Cela dit, je ne souscris pas à l'idée qu'il faudrait se satisfaire de sa seule propre compagnie. Je ne suis nullement désabusée. Il est important d'avoir une vie sociale et affective. Simplement, il faut aussi être lucide, ne pas broder un roman autour des autres, en fabriquer une image fausse, idéalisée. Les accepter plutôt tels qu'ils sont, avec leurs défauts et leurs côtés ridicules, peut-être, mais aussi avec leurs qualités, sans doute.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

D’autres visions des horreurs de l’amour. J’ai relu au début janvier cet ouvrage qui m’alimente depuis longtemps : Les Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, et j’y ai trouvé un un chapitre qui s’intitule :

Le Don Juanisme

« S’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l’absurde se consolide. Ce n’est point par manque d’amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l’amour total. Mais c’est bien parce qu’il les aime avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même, qu’il lui faut répéter ce don et cet approfondissement. De là que chacune espère lui apporter ce que personne ne lui a jamais donné. Chaque fois elles se trompent profondément et réussissent seulement à lui faire sentir le besoin de cette répétition. (Enfin s’écrie l’une d’elles, je t’ai donné l’amour.) S’étonnera-t-on que Don Juan en rie : (Enfin? Non, dit-il, mais une fois de plus.) Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup? »
Albert Camus
Le mythe de Sisyphe
Page 99

C’est une autre vision de l’affaire…

Et encore une autre vision de plus…

« Destinée je ne l’ai jamais revue par le fait. J’ai jamais même eu des ses nouvelles. Les patrons de l’hyperbole ont sûrement fait fortune alors ils l’ont viré. C’est drôle y a des êtres comme cela ils sont chargés, ils arrivent de l’infini, viennent apporter devant vous leur grand barda de sentiments comme au marché. Ils se méfient pas, ils déballent n’importe comment leur marchandise. Ils savent pas comment présenter bien les choses. On a par le temps de fouiller dans leurs affaires forcément, on passe, on se retourne pas, on est pressé soi-même. Ça doit leur faire du chagrin. Ils remballent peut-être? Ils gaspillent? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’ils deviennent? On en sait rien du tout. Ils repartent peut-être jusqu’à ce qu’il leur en reste plus? Et alors où ils vont? C’est énorme la vie quand même. On se perd partout. »

Louis-Ferdinand Céline
Guerre
Page 155, 156.

Deux manières de voir le monde et d’y vivre, toujours sur les rails de l’amour, ou du désir, c’est selon. Passer de Camus à Céline, c’est comme sauter dans le vide, et l’atterrissage en douceur n’est pas garanti. J’ai commencé la lecture de : Londres. Je peux patauger dans Céline. Autres lectures : Vivre pauvre par Laurence Fontaine, très intéressante. Apologie de la discrétion par Lionel Naccache. Tout simplement passionnant.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Albert Camus, j'avoue que je connais mal et que je n'ai jamais accroché (hormis "L'étranger"). J'ai d'ailleurs l'impression qu'il tombe progressivement dans l'oubli (un peu comme Sartre de la même génération). Cela dit, je souscris à ses propos sur Don Juan. L'amour, ou plutôt le désir en qui le concerne, comme appétit de vie.

Céline, en revanche, j'ai lu. C'est incontestablement un des très grands écrivains du 20ème siècle: il a créé une autre langue, une nouvelle expression. Mais j'ai vraiment du mal avec le personnage qui m'est profondément antipathique. Toujours à déprécier les autres, à ne voir en eux que défauts et petitesse. Mais se vivre lui comme une victime irréprochable et en vouloir à la terre entière. On le sent haineux de l'humanité et il est sans doute plus abject que ceux qu'il dénonce. Quant à "Londres", je ne crois pas que je vais le lire. Les critiques sont très mitigées, il n'est pas sûr que Céline envisageait lui-même la publication de ce texte.

Laurence Fontaine, je trouve ça très fort, très documenté. Son livre, "Le marché", est pour moi, une référence. Elle est injustement peu connue parce qu'on la rattache à la pensée libérale qui n'est guère en odeur de sainteté en France.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Proposition 1

La perception visuelle repose sur un échantillonnage discret de la scène visuelle continue.

« Les données immédiates de notre introspection créent en nous la puissante intuition d’une perception continue du monde visuel : nous croyons percevoir le monde qui nous fait face d’une manière continue à la fois dans l’espace (la continuité spatiale de la scène visuelle ) et dans le temps (la continuité temporelle de la scène visuelle. Pourtant, aux antipodes de cette intuition irrépressible, les neuroscience de la perception ont démontré que notre esprit/cerveau échantillonne le monde visuel et crée cette impression de continuité subjective à partir des fragments discrets. »

Lionel Naccache
Apologie de la discrétion
Page 31

Je ne vous le cache pas, cette lecture de Naccache est passionnante. Ce qui pose beaucoup de questions :

Nous passons ainsi du continu au discret pour sentir le discret passer à l’illusion persistante au continu.

Qu’est-ce que la réalité en fait?

Qu’est que nous voyons réellement?

Qu’est-ce que voir?

Qu’est-ce que l’œil perçoit avant de transmettent aux neurotransmetteurs?

Comment travaillent ces transmetteurs pour nous restituer une image lisible qui a du sens?

Cette lecture m’a fait pénétrer dans le vif du sujet.

Qu’est-ce que nous voyons réellement?

Je me pose ces questions depuis mes débuts en aviation. Je suis devenu ainsi un lecteur passionné des rapports d’accidents. Pourquoi dans la chaîne des décisions, cela a mené à la catastrophe? Mais l’ouvrage de Naccache dépasse tout cela, il va jouer dans notre conscience. J’ai été incapable de me détacher de cette lecture intéressante et instructive, si bien que j’ai lu ce livre en deux jours. C’est juste une fin d’une première lecture, maintenant débute un travail d’analyse. Ce qui va susciter encore beaucoup de questions. J’y reviendrai…

Bonne fin de nuit

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

C'est un peu la vision de Kant dans notre rapport au monde (ce qu'il nommait l'idéalisme transcendantal). Notre expérience du monde, du réel, n'est pas vulgairement empirique et le réel ne s'imprime pas simplement dans notre cerveau qui ne serait qu'une photocopieuse.

Ce sont plutôt les grands schémas de notre perception et de notre pensée, les synthèses opérées par notre esprit, qui gouvernent notre rapport au réel. On n'enregistre pas passivement le réel, c'est nous qui le construisons. Ce sont les processus du cerveau qui déterminent notre connaissance et notre appréhension du monde (c'est notamment la vision du grand anthropologue Claude Lévi-Strauss). C'est la conscience de l'homme qui est le fondement de toute connaissance et perception. Mais ça veut dire aussi qu'il y a des limites à notre connaissance: on ne peut pas aller au-delà des opérations de la pensée et de ses schémas.

J'espère ne pas être trop confuse.

Bien à vous,

Carmilla