samedi 18 février 2023

Stupéfiants

 

Les stupéfiants, les drogues, comme à peu près tout le monde, j'en ai un peu tâté quand j'étais une jeune révoltée. Peut-être parce que j'étais fascinée par le mouvement hippie des années 60 et la fameuse "route des Indes". Voyager, c'était encore, alors, une aventure. Pas de GPS, pas de smartphone, on disparaissait complétement, sans contacts avec son pays, sa famille et avec des risques de mauvaises rencontres. Il fallait tout de même un certain courage. Mais cette errance pleine de dangers, c'était une manière de s'éprouver soi-même dans une espèce de quête spirituelle, souvent un mysticisme de pacotille, que facilitaient bien sûr les drogues. 


Mais finalement, si j'ai fait une bonne partie de la routes des Indes, je ne suis, en revanche, pas allée bien loin dans le domaine de la défonce. Je suis quelqu'un de trop rationnel, de trop maîtrisé, pour m'accrocher à ça. J'ai trouvé d'autres addictions: le sport, le régime alimentaire. Ce qui comporte, d'ailleurs, d'autres risques.


Mais il y a quand même toute une histoire de la drogue et de son commerce qui continue de me fasciner.

Les Français savent-ils, par exemple, que ce sont les soldats de Napoléon qui, de retour d'Egypte, ont rapporté haschich, cannabis et opium ? C'est l'un des legs inattendus de la Révolution Française qui voulait exporter l'esprit des Lumières dans l'Empire ottoman. Le 19ème siècle est ainsi devenu, en l'absence complète de prohibition, celui de l'expérimentation des propriétés médicinales et des effets psychologiques des drogues. 

Plein de grands écrivains s'y sont intéressés : Baudelaire ("Les paradis artificiels") bien sûr, mais aussi Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Flaubert et le peintre Delacroix. A Paris est toujours mentionné, par une plaque, leur lieu de rendez-vous hebdomadaire, celui du "club des Hachichins" (Hôtel de Lauzun, île de la Cité).


Et dans cette recherche des effets thérapeutiques de la drogue, comment ne pas mentionner, également, Sigmund Freud lui-même qui, pourtant déjà accro aux cigares, s'adonnera, pendant une quinzaine d'années, à la cocaïne ? Il lui consacrera, au tout début de sa carrière (1884), un petit essai ("Über Coca"). 


Et les Français savent-ils encore qu'ils ont participé (7 000 soldats), aux côtés des Anglais (11 000 soldats), à l'une des guerres les plus scandaleuses et immorales de l'Histoire : la seconde guerre de l'opium (1857) ? Cette guerre, profondément injuste, visait simplement à rééquilibrer la balance commerciale britannique en contraignant les Chinois, par une totale libéralisation, à acheter de la drogue indienne. Un objectif qui apparaît sidérant aujourd'hui ! 



D'autant que ça s'est terminé tragiquement: par la mise à sac et le pillage du Palais d'Eté de l'Empereur à Pékin (20 hectares de pavillons, ponts, jardins, temples, l'équivalent symbolique de notre château de Versailles). Les objets précieux volés au cours de cette guerre de Chine ont ensuite alimenté les salles de ventes à Paris et Londres. Un scandale absolu ! J'ai l'impression que ça a été complétement effacé de la mémoire collective française. Mais aucun Chinois n'a, en revanche, oublié cette destruction du palais d'Eté (j'entendais Xi-Jinping y faire allusion dans un discours récent pour exprimer sa haine de l'Occident).   



Et faut-il enfin rappeler qu'en des temps moins reculés, lorsque la France exerçait, entre les deux grandes guerres, un "mandat" sur la Syrie et le Liban, elle a laissé s'y développer  tranquillement les cultures du haschich et du cannabis pour inonder l'Egypte (largement contrôlée, alors, par les Anglais) ? Et que penser, au final, de la fameuse "French connection", à destination de l'Amérique du Nord, qui a sévi jusqu'au début des années 70 ?
 

Autres temps, autres mœurs, dit-on, aujourd'hui. Et puis, dans les pays occidentaux, la tolérance envers les stupéfiants n'a duré qu'un peu plus d'un siècle. Elle a pris fin en 1912 sous l'impulsion des Etats-Unis.


Il est vrai aussi que notre passion pour les drogues résulte d'une contamination. Elle a été importée, assez récemment, du Moyen-Orient: l'Empire ottoman et surtout la Perse. La Perse nous a légué plein de belles choses, notamment les idées du Paradis et d'un Empire à vocation universelle, mais aussi les arts des jardins, des miniatures et des tapis et enfin la couleur Azur et probablement les cerises. Mais il faut aussi ajouter un produit maléfique: l'opium.


La Perse, l'Iran, on peut même dire qu'il y existe une culture pluriséculaire de l'opium. On a tous en mémoire "les Mille et une nuits" et ses rêves enfumés. Et puis on a entendu parler de la fameuse "secte des assassins", des fanatiques qui ont semé la mort et la terreur au XI ème siècle et dont on peut encore visiter le bastion, au sommet d'une impressionnante montagne, tout près de Téhéran. Et on sait, à cette occasion, que le mot "assassin" viendrait du mot arabe, haschaschin, le fumeur de haschich.


Mais c'est aussi, en grande partie, de la légende. La dépendance massive de la population à l'opium en Perse remonterait, en fait, aux temps de la splendeur d'Ispahan au 16ème siècle (règne safavide de Shah Abbas). Ca a été facilité par le Coran qui, s'il proscrit clairement l'alcool, est d'un remarquable silence en ce qui concerne les stupéfiants.


Depuis cette date, l'opium a exercé des ravages en Perse au point que de nombreux récits de voyageurs font état de véritables populations de zombies. Jusqu'à la découverte des premiers puits de pétrole, l'opium était le premier poste d'exportation de l'Iran et jusqu'à la fin des années 50, on trouvait facilement fumeries et magasins dédiés. L'Empereur Reza Shah (le père de Mohammed) confessait, lui-même, en fumer et,  jusqu'au Parlement, il était toléré pour les députés aux quels une salle était réservée.  Le drame, en fait, c'est qu'une large fraction de la population la plus éduquée s'y adonnait.


A compter des années 60, une législation répressive a été mise en place par le dernier Shah, allant jusqu'à la peine de mort. Quant à Khomeini, dès qu'il a pris le pouvoir, il est allé encore plus loin: 3 ans de prison pour la détention de moins de 50 g d'opium, peine de mort en cas de récidive ainsi que pour toute activité de trafic. De quoi vous faire réfléchir.


Mais il faut bien constater que cette intense campagne de répression n' a absolument pas permis d'enrayer la progression de la toxicomanie au sein de la population iranienne. Les estimations sont même effrayantes: jusqu'à 8 millions de consommateurs réguliers soit 10% de la population totale. Et la grande mode aujourd'hui à Téhéran, c'est le shisheh (le "verre"), une métamphétamine translucide. 


J'ai pu le constater moi-même, il y a, en Iran, une véritable culture de la drogue difficile, voire impossible, à expliquer (la Turquie, par exemple, est beaucoup moins touchée). Elle est à peu près partout, tout le monde en a un petit peu en réserve au mépris des risques encourus. Ils sont pourtant terrifiants, l'Iran étant l'un des pays ou les exécutions (par pendaison) sont les plus nombreuses (dans 4 cas sur 5, elles concernent des trafiquants de drogues).


Mais le cas de l'Iran et l'échec de sa politique ultra-répressive peut aussi donner à réfléchir. Les Iraniens disent eux-mêmes qu'ils vivent dans le pays des "grands hypocrites". C'est le décalage énorme entre vices privés et vertus publiques. C'est aussi l'illustration du vieil adage : "Plus la répression est dure, plus les drogues le sont". La France elle-même, dont la législation sur les stupéfiants est l'une des plus dures au monde, ferait bien de s'interroger. Son extrême sévérité, outre qu'elle encombre les services de police d'affaires mineures, n'a pas produit de résultats significatifs.


Et enfin, il faudrait pouvoir évoquer les liens de la production de drogue avec la guerre. C'est très net en Afghanistan où la victoire des Talibans au milieu des années 90 puis leur retour récent au pouvoir plus de 20 ans après s'explique moins par la piété des Afghans et leur adhésion à la rigueur de la Charia que par la "bienveillance" des Talibans envers la culture du pavot qui leur attire la sympathie d'une population majoritairement rurale et misérable. C'est aussi le cas au Yemen où le seul sujet de consensus national porte sur la consommation libre de Qat. 


On peut aussi déplorer que l'Irak, autrefois largement épargné, soit devenu l'un des grands centres de production du Moyen-Orient. S'y associent aujourd'hui la Syrie de Bachar El Assad et ses alliés du Hezbollah libanais "spécialistes" de la production d'amphétamines (le fameux captagon) dont ils inondent tous les pays du Golfe. Des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Bahrein, Emirats Arabes Unis, Koweit) qui font preuve d'ambiguïté sur la question: leur législation est extrêmement répressive mais, en même temps, ils ne font guère obstacle à cette nouvelle route de la drogue.


Photographies de champs de pavots en Afghanistan. Fragment du tableau de "l'Odalisque" de Ingres. Tableaux du grand peintre, philosophe et romancier polonais, Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939).  Il ne se cachait pas de peindre sous l'emprise de la drogue et il notait, pour chaque tableau, le produit utilisé. Tous ces tableaux ont été peints dans les années 20/30. A-t-on fait mieux dans les années 60 ? Outre son chef-d'œuvre "L'inassouvissement", on pourra lire, de lui : "Les narcotiques - Les âmes mal lavées".

A lire :

- Jean-Pierre FILIU : "Stupéfiant Moyen-Orient". Un livre remarquable qui remonte la trame historique et politique du Moyen-Orient en lien avec la production et la consommation de stupéfiants. Ca déplace bien des points de vue.

- Sylvain VENAIRE : "Les guerres lointaines de la paix - Civilisation en barbarie depuis le 19ème".  Encore un livre qui ouvre de nouvelles perspectives. On a tendance à penser que de 1815 à 1914, l'Europe a été à peu près en paix. C'est oublier que les Européens se sont engagés dans dans une multitudes de guerres lointaines et presque insensées. Toutes ces guerres, effroyablement cruelles, ont été curieusement effacées de la mémoire collective européenne.

- Théophile GAUTIER : "Le club des hachichins". Une petite nouvelle qui est surtout l'occasion de redécouvrir Théophile Gautier, à mes yeux l'un des grands auteurs du 19ème siècle.

- Charles BAUDELAIRE: "Les Paradis artificiels". 

- David COHEN : "Freud sous coke".

Sur l'Iran et la drogue, je recommande enfin un grand film récent, un extraordinaire thriller qui vous secoue littéralement :

- Saeed Roustayi : "La Loi de Téhéran"

2 commentaires:

julie a dit…

Bonjour Carmilla,
Pourquoi j'attendais ce billet depuis pas mal de temps...
Peut-être que l'accident surmédiatisé de Palmade y est pour quelque chose dans sa publication aujourd'hui.
Peu importe, il m'éclaire en plein de choses que j'ignorais royalement.
Merci Carmilla, bien que je ne commente pas régulièrement, j'attends impatiemment chacun de vos posts.
Bien à vous,
Julie

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Vous savez, je ne suis pas moi-même une grande spécialiste de la question. J'ai simplement vécu en Iran à une époque de ma vie et j'y ai découvert l'ampleur et l'origine du phénomène. Difficile de critiquer les Iraniens néanmoins, nous nous droguons peut-être moins mais nous nous alcoolisons en revanche mille fois plus. Et puis la drogue sous-tend une énorme économie souterraine très lucrative. Et, dans un pays pauvre, comment convaincre des paysans de cultiver du blé alors qu'ils peuvent gagner 10 fois plus d'argent avec du pavot ? C'est le problème majeur d'un pays comme l'Afghanistan.

Je comprends mal également la médiatisation de l'affaire Pierre Palmade. Je crois qu'il a toujours été un être profondément malheureux, incapable de s'accepter tel qu'il était.

Merci d'avoir le courage et la patience de me lire régulièrement. J'aimerais pouvoir écrire de manière plus légère,

Bien à vous,

Carmilla