samedi 16 mai 2020

Immatériels


Finalement, le COVID va accélérer la tendance lourde esquissée depuis quelques petites dizaines d'années  : évacuer le plus possible notre corporéité, la nôtre et celle de l'ensemble de la société, supprimer au maximum les "contacts" et, finalement, nous rendre tous presque "immatériels". Plus que des transmissions de flux électroniques et d'informations codées.


A un premier niveau, tout est ainsi fait pour qu'on ne se rencontre plus.  Les échanges d'images, les selfies, les conversations sur Skype ou Whatsapp, les téléconférences et visioconférences, ça suffit bien. On chante maintenant sans cesse les louanges du télétravail, ce serait la solution du futur. C'est vrai qu'on a alors beaucoup moins de conflits avec ses collègues de travail, on ne s'engueule plus, on ne se terrorise plus les uns les autres, on est protégés par sa petite bulle virtuelle dans laquelle on peut planer en somnolant. Supporter les autres, leur simple présence physique, c'est évident que c'est difficile. Tous ces "lourds" qui puent, qui sont mal habillés, qui font étalage d'eux-mêmes avec leurs blagues salaces ou alors toutes ces dindes qui n'arrêtent pas de glousser en battant de leurs faux cils et qui parlent continuellement de leurs "chiards" et de leurs recettes de cuisine ... C'est sûr que quand "les autres" sont réduits à une simple apparition sur l'écran d'un ordinateur, ça va beaucoup mieux.


L'"immatériel", c'est ça l'avenir. D'ailleurs, les pays qui ont été le plus punis par le COVID, ce sont les pays "tactiles" (les pays latins : l'Italie, l'Espagne, la France) tandis que les pays qui pratiquent la distanciation physique (Japon, Corée) ont été épargnés.


Déjà, on ne sait plus écrire avec un stylo. La graphologie, c'est fini et même notre signature est devenue électronique. Pour accéder à son domicile, son travail, son véhicule, il y a longtemps qu'on n'a plus besoin de clé. Mais c'est presque anecdotique.


La plus grande Révolution, c'est quand même, à mes yeux, celle de l'argent, de la monnaie. On s'est curieusement très bien adaptés à ce qu'il perde tout support matériel (sauf dans certains pays protestants comme l'Allemagne). La référence à l'or, à l'argent, a été évacuée. C'est l'achèvement du projet de Lénine qui déclarait vouloir construire des toilettes publiques en or au Pays des Soviets pour afficher son mépris de l'argent. L'or ne sert aujourd'hui plus à rien, on paie par carte ou avec son smartphone, sans contact, rarement comptant, souvent à crédit. L'argent est devenu une simple écriture, une marque électronique. Sa valeur n'a plus d'étalon, elle est fluctuante, elle oscille au gré du cours des grandes devises.


Quant à l'économie, on sait bien que les vieilles usines, l'industrie, la classe ouvrière qui va avec, c'est terminé. C'est maintenant l'économie du savoir, de la connaissance, de l'intelligence artificielle, celle des GAFAs, des entreprises sans site de production.


Un monde virtuel, c'est un monde non conflictuel : un monde clair, presque transparent, parfaitement huilé, sans accrocs, sans ambiguïtés, sans incertitudes. On a tous envie de se précipiter à l'intérieur, d'y vivre définitivement, pour y trouver une apparente tranquillité.
Échapper à la confrontation directe avec les autres, c'est évidemment réconfortant. C'est vrai mais est-ce que ça n'est pas, non plus, une préfiguration de l'Enfer ?


Il faut lire et relire à ce sujet un étrange récit, publié en 1813, d'Adalbert Von Chamisso (1781-1838) : "L'étrange histoire de Peter Schlemihl". Un texte très bref, de moins de 100 pages, qui est l'un des chefs d’œuvre du romantisme allemand, l'un de ces bouquins dont on se souvient durablement. L'auteur lui-même est une énigme. Il est un petit noble français, aux idées néanmoins progressistes, qui a choisi, dans un extraordinaire dédoublement, d'écrire en allemand, ce qui ne l'a pas empêché de rencontrer un extraordinaire succès pour cet unique livre et d'être aujourd'hui cité aux côtés de Novalis, Schelling, Tieck, Brentano...


C'est l'histoire troublante d'un homme qui vend un jour son ombre au Diable en échange d'une richesse illimitée. Ne plus avoir d'ombre, ça semble aujourd'hui anodin, on n'y fait même pas attention et on a l'impression qu'on pourrait s'en passer sans difficultés; on serait même bien volontiers disposés à conclure un marché identique. Pourtant, très vite, passée l'ivresse première d'un argent inépuisable, le héros du roman, Peter Schlemihl (un mot qui évoque en allemand la malchance et l'exclusion), trouve vite intolérable cette privation et concentre alors tous ses efforts pour récupérer (finalement sans succès) son ombre.


Je comprends ça tout à fait parce que je crois que ne plus avoir d'ombre, ça a une signification existentielle profonde.


C'est d'abord être privé d'un "double" de nous-mêmes et surtout de cette dimension essentielle de la condition humaine : sa dualité, sa duplicité, non seulement celle de l'âme et du corps mais aussi celle du Bien et du Mal qui coexistent étroitement en chacun de nous.


L'idéologie moderne voudrait abolir cette ambiguïté, cette opacité, constitutive de l'humanité. Le rêve totalitaire, le rêve du Diable, c'est de faire de nous des êtres totalement transparents et, à cette fin, de nous réduire à une seule et unique dimension pour qu'on soit tous taillés d'un seul bloc aisément analysable, identifiable. Le rêve moderne, c'est de nous priver carrément de nos corps en faisant de nous de simples spectres, des reflets, des ombres d'ombres de nous-mêmes.


Un univers finalement sans corps et sans âmes, peuplé de formes grises et sans volonté. Et on se prête bien volontiers à cette évolution terrifiante : notre réalité la plus concrète, dans laquelle on se complaît infiniment,  est celle, misérable, d'une adresse IP et d'un compte Facebook ou Instagram. Ça suffit aujourd'hui à notre bonheur, à nous faire vibrer. Le virtuel, l'immatériel, est décidément plus confortable que le concret. A cet égard, le projet d'immortalité conçu par Google est édifiant : il s'agit simplement de parvenir à télécharger les données de notre cerveau; le corps, ce qu'il en advient, on verra plus tard.


Ne plus avoir d'ombre, c'est aussi se priver de l'un des moteurs essentiels de notre existence, celui du vouloir vivre, de la volonté, qui nous propulse, nous pousse à échafauder des projets, à faire œuvre créatrice. La création, c'est notre manière de conjurer la mort en laissant, un jour, quelque chose de nous-mêmes, une "trace" de notre vie. Mais aujourd'hui, il semble qu'on ait abandonné cette ambition et qu'on se laisse emporter par l'insignifiance informatique.

Notre vie est devenue sans ombres et sans traces autres qu'électroniques. On se contente d'être les simples acteurs du théâtre misérable du Web et des réseaux sociaux. On croit y exister, on se satisfait d'y répandre nos petites haines, nos passions tristes.On n'est plus que des "âmes mortes", sans corps ni esprit, infiniment malléables et soumis à toutes les volontés. On y a perdu le respect des autres et de soi-même.

J'en veux pour exemple la simple généralisation de la crémation des corps après la mort puis de la dispersion des cendres dans la nature. Il y a peu de temps encore, il pesait un fort tabou sur cette pratique. On nous dit aujourd'hui que c'est plus hygiénique voire plus écologique. Fort bien ! Mais quelqu'un s'est-il avisé que, pour la première fois dans son histoire, l'humanité cesse ainsi de rendre hommage à ses morts ? A force d'être immatériels, est-ce qu'on en vient pas à se haïr soi-même et les autres ? 

Photographies de Kate BARRY, fille de Jane Birkin (1967 -2007) et de Saul LEITER (1923-2013)

Il est très facile de trouver en poche le petit livre d'Adalbert Von Chamisso. C'est une brève lecture que vous ne regretterez pas. Si vous le pouvez, achetez toutefois l'édition Corti. Elle est accompagnée d'une éclairante postface de Pierre Péju. 

4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour madame Carmilla !

Alors, s'il en est ainsi, l'homme primitif que je suis n'a plus d'avenir, mais personne ne me volera mon ombre. Je suis et je reste l'être de la terre, de l'eau, de l'air, du feu. Les deux pieds plantés dans la boue bien réelle.

Encore une fois, il apparaît que nous adorons un veau d'or. Nous nous prosternons devant nos machines au point d'oublier qui nous sommes, comme nous nous sommes prosternés devant l'or, ce qui ne va pas sans nous rappeler l'histoire du roi Midas, (changer en or tout ce que je touche). Il fallait tout de même le faire, créer les dieux, puis l'argent, pour en arriver à la prosternation dont nous ne sommes pas encore libérée.

Qui sait, nous sommes peut-être à un moment de vérité ? Est-ce que nos magnifiques machines électroniques vont nous sortir de cette crise ? Cela reste à voir, cela me procure et fouette une motivation à ne pas mourir pour voir la suite des choses.

De l'isolement des corps, je dirais que cela à précédé depuis longtemps nos inventions modernes. Les religions y ont vu avec application et diligence, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, ainsi le domptage avait commencer il y a très longtemps. Il se poursuit aujourd'hui. C'est un choix, on aime mieux pianoter que de forniquer dans une fond d'un lit douillet. Ainsi nous avons perdu une part de nos rêves.

Ce monde ressemble à une fuite de la réalité, c'est le mérite de ce virus qui nous rappelle cette réalité. Il nous met le nez en plein dedans. On se leurrait et on se leurre encore en pensant qu'on s'était affranchi de la souffrance et de la mort.

On se demande en déambulant dans les rues vides, devant tous ces magasins fermés, de ces usines muettes, s'il y a encore des humains qui s'ouvrent les bras pour se serrer, pour s'embrasser et se regarder dans les yeux ?

Oui, je sais, ils sont très efficaces ces japonais, ces coréens, ces chinois, ces allemands ; mais c'est plus vivant et vibrant avec les italiens, les espagnols, et les français.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Question de monnaie et d'argent !

Avant d'être un moyen d'échange, c'est une question de confiance, ce qui n'est pas très technologique, il me semble de vous voir au magasin en train de demander 2kg de confiance. C'est quoi le cours de la confiance ? Faites une recherche sur tous vos écrans pour avoir une idée de la confiance. L'argent et la monnaie n'ont aucune idée de la confiance. Il faut reconnaître que cette splendide confiance vient d'en prendre un coup. Présentement, je sens que nous baignons dans un climat de suspicion, jusqu'à chiper du matériel médical sur les tarmacs ! HO ! Elle est belle la confiance. Est-ce que nous ne serons pas tenté par l'inflation dans un avenir rapproché ? Moyen de tuer les dettes.

Ce que nous vivons présentement, c'est peut-être le début de la suppression de l'argent ? Harari y touche d'abondance dans ces ouvrages, intéressant mais aussi inquiétant. Nous avons déjà payé en or, puis en argent, et aujourd'hui nous payons en plastique. Pourquoi, il faudrait payer en plastique ?

Ce qui me rappelle cette épisode vécu dans le nord avec mon Beaver échoué sur un banc de sable dans une rivière. Je me suis retourner vers mes quatre millionnaires et je leur ai dit de sauter à l'eau, il fallait leur voir la physionomie, il n'y avait plus de millionnaire, ce n'était plus que des hommes comme les autres. Une fois à l'eau, avec 800 livres de moins à bord, l'hydravion flottait, nous l'avons poussé au large et nous avons poursuivi notre voyage.

Combien de fois, j'ai vécu ces genres d'histoires, comme de quoi que l'huile de bras est souvent plus utile que toutes le grandes fortunes.

À qui je vais faire confiance maintenant ? Tout ce qui reste présentement se sont les gouvernements, qu'on ne se prive pas de critiquer en temps ordinaire ; mais le temps n'est pas toujours ordinaire. C'est le dernier rempart de la confiance et tant que les lignes de ravitaillements et d'énergies tiendront nous serons encore dans une relative sécurité.

La confiance présentement se sont nos dirigeants. Où sont-ils nos grands économistes, ces solides financiers ?

Peut-être que certains seront obligés de descendre à l'eau ?

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Ce monde virtuel !

Ce monde virtuel est fragile. Juste à lui couper l'énergie, et, il disparaît. Il se pourrait qu'il disparaisse pour longtemps. Il n'y a personne, qui plus est, aucune machine n'est capable de prédire ce qu'il va se passer. Notre belle confiance en prend un coup. Je sens que la peur s'installe. Ce n'est pas pour rien qu'on lève les confinements, avant qu'il y en ait qui saute du chaudron. La folie guette. Nous pourrions le devenir à moins que cela.

Malgré toutes nos technologies, et surtout notre grande efficacité, ça nous aura pris deux mois pour nous procurer des équipements de protections pour le personnel soignant.

Personnellement se sont les gars de terrain qui opèrent, qui prennent les décisions, qu'aucune machine ne pourrait prendre, des types comme Haracio Arruda au Québec, Édouard Philippe en France, le Gouverneur de l'État de New York, Andrew Cuomo et des milliers d'autres au travers le monde. La nous sommes dans le réel, les deux pieds dans la boue.

L'humain pour avancer, pour évoluer, doit être confronté à l'incertitude, mot que nous détestons ; pourtant nos machines tombent en panne, nous commentons des erreurs, et malgré nos fortes avancées en hygiène, ce virus est en train de nous faire la peau. Nous nous sommes réfugiés dans une fausse sécurité, dans l'illusion qu'on a dépassé une partie de nos souffrances et surtout de nos sentiments. La sécurité totale et mur à mur n'existe pas. Ce n'est pas parce que tu sèmes une graine que tu récolteras un fruit.

Je trouve que j'ai de la chance, que j'aurais eu beaucoup de chance, pourquoi ? Parce que j'ai fais face à l'incertitude. Je peux encore m'enfoncer dans mes forêts et comme hier soir à la brunante, voir défiler en plein milieu du Chemin de la Rivière sur la ligne médiane, un magnifique renard, qui marchait comme si le monde lui appartenait.

Merci pour votre texte Carmilla, j'ai bien aimé, surtout votre série de photos que j'ai fortement appréciées, parce que ça sentait la vie tout simplement, le doute, l'incertitude, l'humain.

Non, mon ombre n'est ni à négocier ni à vendre !

Ce n'était que les propos d'un néandertalien.
Merci Carmilla et bonne fin de journée !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crains cependant que le combat ne soit déjà perdu et qu'il faut se préparer à devenir des êtres numériques.

Il faut voir aussi l'aspect positif des choses : cela permettra sans doute un très important progrès scientifique et matériel de l'humanité dont on est bien incapables de préciser aujourd'hui les contours. Mais le doute, l'incertitude, l'ambiguïté, tout ce qui fait l'humain, en seront évacués. Ça n'attristera pas forcément tout le monde car le flou, l'incertain, c'est angoissant aussi.

Je pense enfin aussi que les 2 photographes de mon post sont excellents. A contre-courant des images hyper nettes qu'on arrive à produire avec les nouveaux appareils, ils montrent bien le flou, le tremblement, l'opacité du monde. Rien n'est jamais droit et transparent. Tout est plutôt bancal et indécis.

Bien à vous,

Carmilla