samedi 9 mai 2020

Inassouvissement


Ceux qui m'étonnent, ce sont les gens qui se déclarent satisfaits d'eux-mêmes et de leur situation.

Innombrables sont, par exemple, les types qui me draguent en faisant étalage d'eux-mêmes, en me racontant à quel point ils s'éclatent dans leur boulot, comment ils s'y identifient, y donnent satisfaction à leurs aspirations.



Comme je suis peu causante, que je ne dis généralement rien sur moi-même et surtout pas sur mon travail, je passe sans doute pour une simplette mais ça n'est pas grave.

Mais je n'aime pas non plus ceux qui ruminent leur infortune, qui s'affichent en victimes de la terre entière, de la société et de ses inégalités.


Mais en fait les contents et les pas contents de leur sort ne constituent que l'envers et l'endroit de la même cage dans la quelle s'est enfermée l'humanité : celle de l'identité sociale qui sert de béquille à notre narcissisme. C'est l'individualisme contemporain : on en vient à s'aimer à proportion de la manifestation de sa réussite.


Mais ce que l'on découvre surtout, c'est l'Enfer de soi-même et de l'identique. On croit jouir aujourd'hui d'une liberté infinie dans ses choix mais à confondre ses désirs avec soi-même, on  tourne évidemment en rond et on ne fait que se conformer à des normes. On n'exhibe en fait que des oripeaux stéréotypés du désir, de pauvres formes répétitives et aseptisées : le glamour, le sexy chic, le porno soft, les gentils gays, les love parades et autres "marches pour les fiertés".



C'est cela la logique du capitalisme. La puissance de l'argent, ce n'est pas de produire des différences, des inégalités, c'est au contraire de rendre toutes choses égales, échangeables, comparables, identiques. Un monde reproductible à l'infini. Tout est à vendre, même les émotions ! L'argent, c'est le nivellement généralisé.



Le capitalisme, c'est une grande machine à recycler et évacuer les différences, c'est la duplication du même, un monde de simulacres et de fantômes qui se ressemblent tous.


Pourquoi pas ? Mais on s'interdit ainsi de vivre la véritable expérience de l'amour qui n'a que faire des normes et des identités. L'amour, ce n'est pas en effet la simple coexistence aimable de deux identités confortablement établies, c'est d'abord l'expérience radicale de l'altérité.


J'ai eu la chance d'avoir un parcours incertain. Je n'ai jamais eu aucune vocation et je n'ai jamais su ce que j'allais ou voulais faire. Je n'aimais que rêvasser, allumer les types et faire du sport. Ma seule préoccupation, ça a été simplement, à un moment, de survivre économiquement. Mais j'étais prête à faire plein de choses pour ça. Ça m'a du moins affranchie de toutes ces préoccupations liées au "paraître" et au statut même si, paradoxalement, je les ai accomplies mieux que d'autres.
J'en éprouve d'ailleurs souvent un sentiment d'imposture : il y a tant de gens plus méritants que moi mais qu'y faire ?


J'ai vraiment l'impression d'être là par hasard et non par Destin. Ça fait que je donne souvent souvent l'impression d'être détachée, distante, presque indifférente. De voie tracée, je n'en ai jamais eu; d'identités, je peux en emprunter de multiples, au gré de mes désirs, de mon besoin de séduction.


Ça ne veut pas du tout dire que je suis contente, satisfaite, de moi-même. Au contraire ! Plus insatisfaite, plus inassouvie que moi, il n'y a pas. Je pars en vacances à Berlin, je me demande tout de suite pourquoi je ne suis pas plutôt allée à Stockholm. Je vis à Paris mais je ferais peut-être bien d'aller m'installer à New-York ou plutôt dans un chalet des Carpates (j'y ai sérieusement songé) mais je pense aussi que je me lasserais vite.
 

Je travaille dans la finance mais est-ce que ça n'aurait pas été mieux de faire des études de lettres ? J'essaie d'améliorer mon russe mais est-ce que la priorité, ça ne devrait pas plutôt être l'anglais ou l'allemand ? Je suis hétérosexuelle mais est-ce que ça ne serait pas plus agréable, moins compliqué, de vivre avec une femme ? Je flashe un jour sur quelqu'un mais je repère rapidement ses insuffisances et je m'en détache au bout de quelques jours; fondamentalement, je suis très changeante et  infidèle.


 Je n'arrive pas à m'attacher à une identité, une fonction. Ça ne m'apparaît qu'une succession de masques, de jeux de rôles. Ça explique que je sois papillonnante, instable, probablement imprévisible. Les seules choses qui me secouent, ce sont celles qui ne me ressemblent pas, qui me déconcertent voire me déplaisent. C'est le plaisir, la jouissance, de l'altérité. On n'a rien essayé si on n'a pas tout essayé.


La vie, ce n'est pas la plénitude, l'accomplissement. Il faudrait, dit-on, savoir qui l'on est et d'où l'on vient, se connaître, retrouver ses racines, se découvrir soi-même, s'épanouir dans une identité. Ça m'apparaît une vision de mollusque cramponné à son rocher.



Me connaître ? Quelle plaisanterie !

Il y a plutôt une force motrice en chacun de nous, une force qui nous pousse sans cesse à bousculer les identités établies. C'est celle du Désir mais d'un désir jamais repu, jamais satisfait. On est en effet insatiables parce qu'on est en état de manque, un manque perpétuel qui signe notre condition, un manque à être. C'est notre faille constitutive. On aimerait combler celle-ci, notre désir le plus fou, ce serait en fait de capter l'autre, de le séduire entièrement, de faire en sorte qu'il nous accorde toute son attention, intégrale et exclusive. Mais on n'y arrive jamais et c'est pour ça qu'on vit toujours dans "l'inassouvissement".

 Images de l'artiste israelien contemporain Yossi KOTLER (1) puis de l'écrivain, plasticien, penseur polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939) auteur notamment de "l'inassouvissement", l'un des livres les plus étonnants de la littérature du 20 ème siècle.

10 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !


Heureux, tout simplement heureux, hier soir à la tombé du jour, j'allais vérifier ma bernache sur son nid ; quelle ne fut pas ma surprise de me retrouver devant deux grosses bernaches et les 7 canetons ; mais ce n'était pas ma bernache sur son nid, parce que j'ai pointé mes jumelles en sa direction afin de savoir si le nid était vide. Ma bernache était bien sur son nid en train de couver. C'était un autre couple que j'avais devant moi, avec leur oisillons. Les bernaches ne nourrissent pas leur progéniture, dès que les œufs éclosent, les jeunes sont autonomes au niveau de la nourriture. Les parents les amènent directement dans un endroit où l'herbe est jeune et tendre, et les canetons se mettent à bouffer tout simplement, sous l’œil et la protection attentive des parents. Tout prédateur qui s'approcherait de cette zone serait à plaindre. Après le repas, tout le monde à l'eau. Pour les premières semaines. Un adulte se met en avant de la famille, les canetons le suive en ligne en queue leu-leu et l'autre adulte ferme le convoie afin de protéger les arrières. Ça mérite le coup d’œil. Ainsi tout le monde nage en ligne.

La voilà ma plénitude, voir la vie éclater, sentir qu'elle a encore de l'avenir.

La différence, je connais, j'assume mon altérité, je l'ai toujours fait, parce que je savais que j'étais différent, que j'aurais une existence différente, qui plus est, je ne pouvais pas vivre autrement. Cette altérité j'y tiens. Elle m'a transportée jusqu'à la plénitude actuelle, que je continuerai de construire jusqu'à mon dernier souffle. Je suis fier de ma différence, de ne pas ressembler aux autres humains, d'avoir ma personnalité propre très singulière. Cette altérité c'est un autre fondement de ma liberté, que j'affiche sans vergogne. Je ne m'en cache pas et je veux que les gens qui m'approchent le sache que je suis différent.

Première randonnée en forêt hier par -2 degrés accompagné d'averses de neige ou de pluie. J'ai croisé une très belle piste d'orignal, une grosse piste. Ce que j'aurais aimé rencontrer cette bête énorme. Entre géant nous n'aurions rien dit, on se serait juste regarder dans les yeux comme je l'ai fait tant de fois. Pas besoin de mot...

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je me suis tout de même renseignée sur la "bernache". C'est effectivement un volatile typiquement canadien mais qui a été "exporté" en Europe. L'animal est plutôt élégant mais a-t-il un intérêt autre que décoratif, culinaire notamment ? Bizarrement, on rencontre des bernaches, que l'on appelle plutôt des outardes en France, dans les jardins publics où elles sont très décoratives.

Par ailleurs, je ne pense pas être "différente". Je n'ai du moins pas cette prétention. Je pense simplement que, comme tout le monde, je désire, sans cesse, autre chose que ce que j'ai ou ou que je suis. C'est ce manque constitutif qui nous fait tous avancer à des rythmes cependant inégaux.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla.

Le vrai nom c'est bernache. Outarde provient des premiers explorateurs, qui est un oiseau européen et terrestre. Mais, bizarrement, c'est le nom impropre qui a perduré dans le temps. Nous aussi au Québec comme au Canada, en français on les appelle outarde. En fait c'est une oie sauvage. Les anglais eux sont plus exactes, il l'appelle (Goose). Les premiers français qui sont arrivés ici on prit la bernache comme une outarde.

Comme toutes les oies et les canards sauvages c'est une viande très dense, vous n'avez pas besoin d'en manger beaucoup pour être repu. Très soutenant aussi, très apprécié des indiens dans le nord, mais il faut savoir la faire cuire, autrement vous risquez de vous retrouver avec quelque chose de très dur et pas très appétissant. Fumée c'est succulent, j'aime bien. Mais fumer de la viande ou du poisson c'est un art.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !
Je vous imagine près de votre chalet dans les Carpates, bottes au pieds en train de fendre votre bois de chauffage avant que l'hiver ne vous tombe dessus dans le silence de votre réclusion. Fendre des bûches de bois à la hache cela ouvre l'appétit et il est probable que vous preniez quelques kilos. La larme à l’œil, le nez qui coule, les mains gercées, entouré de vos lapins et de vos poules. Partir de Paris pour vivre la réclusion au cœur des Carpates, se serait pour vous une expérience exceptionnelle. Terminé la ville, les talons hauts, le cinéma, les librairies, les repas aux brasseries, les voitures sports, vous en seriez aux quatre roues motrices, à la hache et à la pelle, au calibre 12, aux toilettes sèches, aux journées épuisantes physiquement. Les gens rêvent de ce scénario. J'en ai connu de ces personnages qui voulaient vivre ce genre de vie. Il y en même qui ont tenté le coup, mais après quelques temps, ils sont retournés à la ville. Imaginez un désir et le réaliser, c'est deux choses très différentes.

Les insuffisances et l'expérience de l'altérité se mélangent dans toutes sortes de vents, parfois même dans les calme plat. Beaucoup de personnes ne peuvent pas vivre sans tout leur petit confort, ils ne partent pas tant qu'ils leur manquent quelque chose ; d'autres sur le départ s'ils constatent qu'ils leur manquent un outil, ou quelque nourriture ; ils partent quand même en pensant ou en jurant : On s'en passera ! Nous nourrissons en quelque sorte nos manques. Cette époque que nous vivons présentement est un véritable constat, que nous n'avons pas besoin de tout ce que nos désirs alimentent, à moins que ce ne soient des caprices. L'humain aime bien se compliquer la vie en passant d'un désir à l'autre pour réaliser que ce qu'il avait convoité n'a pas comblé ses manques. L'assouvissement n'est pas toujours une solution, se serait peut-être un trou sans fond. Et dire que les gens bâtissent leur vie autour de ces trous.. Une crise les désarçonnent.

C'est un phénomène bien humain, cette soif de ressembler à la masse, de suivre les modes à succès, de se vautrer dans les dogmes, des idéologies toutes faites. Les gens suivent. Ils redoutent l'altérité. Après, ils regrettent tout ce qu'ils n'ont pas fait. Ce qui ressemble à de la perte de temps. Pourquoi vivent-ils alors ?

L'expérience de l'altérité nous conduit souvent à des naufrages douloureux, en affaire, en amitié comme en amour. Les attentes étaient grandes, beaucoup trop grandes pour pour ce que nous avions imaginé, jusqu'au jour où nos partenaires affichent certains manques. C'est une constatation que j'ai fais plusieurs fois au cours de ma vie. Ils n'étaient pas aussi solides que je les imaginais. Le jour où nous parvenons à comprendre ces situations on parvient à expliquer certains désastres amoureux comme certaines faillites politiques.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

13 heures 15 heures locale.

Ma bernache que je surveillais depuis 17 jours vient d'entraîner à l'eau ses trois poussins. Ce n'est pas un grand résultat, l'autre couple lui en avait eu 7.

La vie c'est très aléatoire !

Tu viens de naître et maintenant, il faut que tu sautes dans l'eau froide d'une hauteur d'un mètre. Les braves petits ont très bien fait cela. Les parents les ont encouragés de leurs cris pour qu'ils plongent, afin de traverser la rivière en direction de la pelouse du voisin où les attende une herbe fraîche. Premier repas !

Beau spectacle !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Les Carpates, ça n'a quand même jamais été un projet très sérieux. De quoi pourrais-je y vivre ? Et je suis effectivement très citadine.

Ceci dit, il ne faut pas imaginer les Carpates comme une région très sauvage. Il y a beaucoup de grandes villes à leur pied. J'avais été séduite par la ville de Zakopane (ville qu'affectionnait Lénine), toute proche de Cracovie, où il existe une architecture magnifique avec des chalets splendides. Mais la dernière fois que j'y suis passée (janvier 2017), c'était submergé de touristes avec des embouteillages inextricables. Les Carpates slovaques sont assez semblables. Les parties ukrainienne et roumaine sont plus sauvages. L'avantage des Carpates, c'est qu'il n'y a pas besoin d'être un alpiniste chevronné pour les parcourir.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Je sais, mon esprit de maudit sauvage reprend le dessus, lorsqu'on évoque des espaces que je ne connais pas parce que je ne les aies jamais parcourues. Me vienne à l'esprit, le ciel, la terre et l'espace. Je ne rêve jamais de la ville, mais je rêve toujours de plus d'espace, surtout sans touriste, un chalet pour moi ce n'est pas une maison secondaire, c'est une cabane au fond des bois, avec un poêle à bois, sans eau courante, sans électricité.

Comment cela se passe pour vous cette histoire de déconfinement ?

D'après ce que je lis dans les journaux, cela n'a ni l'air d'une libération et encore moins d'une fête.

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui, un déconfinement progressif vient de débuter en France : suppression de l'attestation de déplacement, réouverture de certains commerces, élargissement à 100 kms du périmètre de circulation, reprise partielle du travail.

Mais l'ambiance est effectivement morose. D'abord parce que la circulation du virus demeure élevée et qu'il va falloir vivre pendant une durée indéterminée avec ce risque. Ensuite parce que la situation économique est maintenant catastrophique. Enfin parce que les possibilités de déplacement, de rencontres, de voyages, demeurent très limitées. On est donc contraints de vivre à court terme.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

J'y pensais hier alors que je marchais en forêt, en toute liberté, à toutes ces personnes confinées, dans des appartements minuscules, au cœur des grandes villes ; pendant que je savourais une longue randonnée. Habituellement, du moins c'est que je peux lire dans les médias ; que les choses se passent à Montréal, à New York ou à Paris ; et bien pour une fois cela se passait sur les rives de ma petite rivière de Stoke. J'avais mon centre du monde pour moi tout seul.

Première récolte d'ail des bois ! Ma salade d'hier soir était succulente. J'y retourne demain ou dimanche. Voilà c'est parti, maintenant, je vais enfiler les kilomètres forestier.

Observé plusieurs rapaces, buses, buses pattues, éperviers, assis sur le bord de la rivière dans une fourré de sapins, aperçu 7 becs-scies, qui sont passé à quelques mètre me moi, tellement occupé à jouer dans le courant, qu'ils ne se sont jamais rendus compte qu'il y avait quelqu'un qui les observait. J'ai même vu un cormoran qui a survolé ma petite rivière, rare à l'intérieur des terres.

Ce fut une belle randonnée.

Oui, la liberté, pour faire quoi, pour aller où, pour rencontrer qui, pour acheter quoi ; en cette période de pandémie nous sentons que les désirs n'ont plus la même intensité.

Les Gouvernements prennent des risques en déconfinant. J'espère qu'ils savent ce qu'ils font.

Est-ce que vous avez recommencé à travailler ?

Ça ne doit pas s'annoncer brillant dans le domaine financier.

Bonne fin de journée Carmilla et soyez prudente !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je n'ai jamais cessé de travailler; simplement, j'étais moins présente à mon bureau et j'avais moins de réunions.

Quant à la finance, c'est le contraire. Il y a maintenant tellement d'entreprises en difficultés et qui ont besoin d'un plan de sauvegarde et de redressement qu'on est plutôt submergés.

Bien à vous,

Carmilla