samedi 26 novembre 2022

Des pays sans importance


Je trouve ça sidérant ! Cette Coupe du Monde de Football au Qatar, c'est surtout l'occasion, à l'Ouest, d'afficher sa belle âme, d'exprimer avec autorité ses convictions progressistes. 


On ne va tout de même pas regarder ces matchs joués dans des stades climatisés construits par des Pakistanais surexploités et aux alentours des quels on ne peut même pas boire une Kronenbourg en étreignant sa copine ou, pire, son copain. 


La Coupe du Monde au Qatar, ce serait un bras d'honneur aux Droits de l'Homme, à l'écologie, à Me Too et aux LGBT.


Sur le Qatar, un pays qui inonde pourtant généreusement de ses capitaux notre beau pays, on ne raconte que des horreurs. C'est le pays punching-ball de notre ardeur écolo-démocratique. On s'est empressés de ricaner de son élimination prématurée. On se défoule d'autant plus qu'on n'a pas peur de ce pays confetti, on ne craint pas de mesures de rétorsion.


Je regrette d'abord qu'on n'ait pas exprimé la même réprobation lors de la dernière Coupe du Monde en Russie. On peut même dire que presque tout le monde a chanté les louanges de la Russie. C'est vrai qu'on y était "libres" : on pouvait s'y soûler à mort, draguer les filles et se bagarrer dans les rues. Et puis, on s'est montrés polis. On n'a pas eu l'indécence de vouloir afficher, à tout prix, des bannières arc-en-ciel ou de se promener, le soir, en tenant la main de son ou sa partenaire. Quant à la Crimée récemment annexée, on ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elle devienne russe. 


Surtout, j'avoue que je trouve d'une arrogance incroyable les propos aujourd'hui tenus sur le Qatar. C'est sans doute une horrible dictature et ce n'est certes pas un pays dans lequel je pourrais envisager de passer des vacances mais qu'est-ce qu'en connaissent ceux qui s'expriment aujourd'hui avec tant d'assurance ? Je suis sûre qu'ils n'y ont, pour la plupart, jamais mis les pieds.


Pour ma part, je n'y ai fait qu'une longue escale en 2012. J'ai surtout été fascinée par l'extraordinaire cosmopolitisme du pays. C'est toute l'Asie que je pouvais, tout à coup, côtoyer: jusqu'au Japon, les Philippines, l'Indonésie, en passant par l'Afghanistan, l'Inde, l'Ouzbékistan. Ca créait tout de suite, entre nous, des liens et il était alors très facile d'échanger et de partager nos expériences.


Du Qatar, je n'ai donc qu'un excellent souvenir mais je me garderai bien d'exprimer un quelconque jugement. Je n'en sais rien, n'y connais rien. Quant à la Coupe du Monde, j'y vois surtout, de leur part, une volonté d'évolution, de s'ouvrir encore davantage au monde. Refuser de reconnaître cela ne peut être que contre-productif.


Le mépris affiché envers les Qataris m'évoque trop les temps coloniaux: ces Arabes incultes qui, il n'y a encore pas si longtemps, conduisaient leurs chameaux, il faut les éduquer. Et il est vrai qu'à la fin du 19ème siècle, on assignait à la colonisation une mission civilisatrice. On ne se prive donc pas de donner une bonne leçon de Droits de l'Homme au Qatar. 


Le problème, c'est d'abord qu'on n'est jamais soi-même parfaitement exemplaires en la matière. Qui peut oser prétendre qu'aucune violence, qu'aucune discrimination ne sont exercées dans les pays occidentaux. On est toujours en décalage par rapports aux principes affichés. Est-ce qu'on ne ferait pas mieux de dénoncer ce qu'est devenu chez nous le Football : l'instrument privilégié de la crétinisation des masses avec la promotion de valeurs imbéciles, d'un nationalisme virulent ? Est-ce que ce n'est pas une autre forme, plus insidieuse, de dictature ?


Et puis, la stigmatisation du Qatar relève, me semble-t-il, d'une stigmatisation générale des pays qui "ne comptent pas", sans poids politique. Il y a vraiment, dans tous les esprits, une  classification implicite des pays selon la considération qu'on leur porte. Il y a les pays du haut du panier et les pays insignifiants. Avec ces derniers, on peut tout se permettre. Présentez un passeport iranien ou moldave à un poste frontière, vous comprendrez tout de suite.


J'en sais moi-même quelque chose, moi qui viens d'un pays de seconde catégorie. En arrivant en France, j'ai tout de suite été informée que la Pologne ou l'Ukraine, ou la Roumanie, ou la Bulgarie, étaient des pays insignifiants de l'Europe de l'Est, des clochards mendiants et incultes. La Russie, c'était mieux parce que c'était un monstre menaçant et puis il y a la littérature et l'âme russes. Serviles avec les puissants, impitoyables ou négligents avec les faibles, ce sont les comportements qui orientent les relations internationales. A cette aune, on se doute bien que l'Ukraine ne va pas pouvoir embêter trop longtemps les grandes puissances. Il va falloir que ça cesse à un moment.


Au début, je me sentais honteuse, j'avais envie de me cacher. Mais j'ai vite compris que je n'étais pas systématiquement la plus nulle et, rapidement, ça m'a fait rigoler quand on me disait : "Ma femme de ménage est aussi Ukrainienne"; ou bien: "Comment tu t'appelles ? Grzb ? Quoi ? C'est impossible à prononcer"; ou bien : "Le cyrillique, t'arrives à lire ça ?"; ou encore: "Vous les filles de l'Est, vous en faites un max pour séduire, avec votre maquillage et vos talons aiguille"; et puis: "La prostitution, c'est un vrai business chez vous". Et enfin: "La démocratie, au sortir d'une dictature, on n'y accède pas instantanément". 


Mais le plus souvent, c'est de la simple commisération: "Vous avez du beaucoup souffrir".

Economiquement, c'est vrai ! Mais il ne faut pas non plus imaginer que la vie sous une dictature est une longue période d'affliction et de prostration.


Etrangement, on n'y est pas forcément plus malheureux que dans un pays riche et démocratique. On peut même y être heureux parce que les solidarités sont plus fortes.

Ce paradoxe, l'actrice iranienne Mina Kavani l'a résumé en une simple phrase que je trouve magnifique et qui me sert de conclusion.

"En Iran, notre vie est petite mais nos rêves sont immenses". 

Images notamment du Douanier Rousseau, de Nicolaï Kouznetsov, August Macke, Félicien Rops, Paul Klee. Photographies de Laura Stevens et d'Olivier Metzger, récemment décédé accidentellement.

Je recommande : 

- Julien BLANC-GRAS : "Dans le Désert" 

- Emilio Sanchez MEDIAVILLA : "Une datcha dans le Golfe"

Deux bons bouquins pleins d'humour dans lequel les pétromonarchies du Golfe remettent sans cesse en question nos points de vue d'Occidentaux. 

- Ouvrage collectif : "Filles de l'Est, Femmes à l'Ouest". Une série de textes émanant de femmes issues de l'ancien bloc de l'Est qui témoignent de leur écartèlement culturel. Evidemment beaucoup de pans sombres mais pas seulement. Un livre très juste.

12 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Nous apprenions hier que la Chine avait passé un contrat avec le Qatar pour du gaz naturel pour une période de 27 ans. Est-ce que l’Europe s’est fait encore damer le pion? Nouvelle sans doute qui est passée grandement inaperçue. Comme l’affirmait un vieux Juif dans le film, La liste de Schindler : (L’argent sera toujours l’argent). Pas besoin de politique lorsque tu as de l’argent, pas besoin de gouvernement, pas besoin de diplomatie. Les Chinois ont très bien compris cela. Le Qatar comme pour bien des pays voisins dans cette partie du monde, ce qui demeure important, se sont les affaires. Et, on fait des affaires même avec des mangeurs de porcs asiatiques. Les principes; mais quels principes? Un bout de terre de la superficie de la Corse, comptant 300,000 habitants, qui sans pétrole ne serait pas un pays. Le deux autres millions millions qui habitent ce paradis sont des étrangers. C’est dans cette région que T.E. Lawrence est allé chercher des combattants à la Première Guerre mondiale pour bouter les Turcs hors dehors. (voir les Sept Piliers de la sagesse). Ces tributs ont peut-être délaissé leurs chameaux pour des quatre quatre, mais ils n’ont certainement pas abandonné leur cruauté. Les stades dont vous parlez, devant les quels tout le monde s’extasie, il ne faut pas se compter des romances, ils ont été construit par des esclaves. Faut bien appeler un chat un chat. On a fait venir des esclaves d’Asie. Qui a affirmer que la colonisation et l’esclavage était terminée? On le savait depuis longtemps que les conditions de ces travailleurs étaient horribles. Présentement c’est la grande messe du ballon rond; mais il doit bien avoir quelques cadavres dans le ciment de ces bâtiments. Il n’y a pas de quoi célébrer, pendant que les ukrainiens vivent sous les bombardements russes. Mais, il faut bien se divertir, surtout pour se changer les idées, fuir une certaine réalité. La bière et le cul des filles d’une part, et d’autre part des gens qui vivent dans des caves humides, sans eau, sans électricité, sans communication, tout en ignorant que le prochain missile sera peut-être pour eux! Et nous sommes capables de nous divertir? J’étais pour écrire de faire diversion. Cette fête du ballon rond, dans les circonstances actuelles, est un événement de trop. Faut voir ce que cela coûte, mais cela n’a aucune importance comme tous les événements sportifs internationaux, exemple les jeux olympiques, la fameuse formule 1, les tournois de tennis. Alors les pauvres devant leur écrans ont de quoi alimenter leur envie, en regardant tous ces milliardaires, qui vivent dans le jet set, cette grande représentation. Mais, il ne faut pas croire que les athlètes de haut niveaux transpirent le bonheur, il y en a plusieurs qui ont des fins malheureuses. Je pense ici à un texte que j’ai lu, encore sur le site de Radio-Canada sur des producteurs de thé en Afrique, qui sont au prise avec des sécheresses et sont en train de perdre leur récolte à cause d’un parasite qui attaque cette plante. Et que dire des nomades qui perdent leurs troupeaux parce qu’il n’a pas plut depuis cinq ans. Je dois admettre que ce n’est pas la compassion qui nous étouffe. Lorsque je regarde ce qu’il en coûte pour se rendre au Qatar à partir du Canada, sans compter les hôtels et les autres frais, comment être inconscient? Ha oui, les affaires sont les affaires. Et dire que devant le conflit ukrainiens où il aura fallu rapailler et dépenser beaucoup de salive pour leur fournir les moyens décents de se défendre.

Merci et bonne journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je suis bien sûr d'accord avec vous.

J'ai bien conscience que mon post peut être mal compris.

Je pense simplement que les postures d'indignation affichées par les Occidentaux sont hypocrites et ne vont pas faire évoluer d'un pouce la démocratie au Qatar.

Au contraire, les Qataris s'en offusquent déjà et ça les incitera plutôt à se rapprocher des pays totalitaires alors qu'ils tendaient plutôt à se rapprocher de l'Ouest au cours de ces dernières années.

Et puis, je n'aime pas l'indignation à bon compte. Les Français hurlent aujourd'hui contre le Qatar mais ne voient aucun inconvénient à ce que le pays leur achète des avions de combat ou finance le grand club de foot parisien, le PSG, dont fait partie le joueur Kilian M'Bappé. Ils ne dédaignent pas non plus d'aller, en hiver, en vacances au Qatar.

Enfin, je pense que, parmi les pays horribles, le Qatar n'est pas le pire.

En dernier lieu, ce n'est malheureusement pas en se contentant de supprimer les Coupes du Monde que l'on pourra résoudre d'autres grands problèmes du monde. Le football, quoi qu'on en pense et en dépit des salaires extravagants de certains joueurs, ça ne pèse pas bien lourd en économie. C'est même presque insignifiant. Le budget moyen d'un club professionnel français, ça n'est pas beaucoup plus que le chiffre d'affaires d'un gros supermarché.

Autre comparaison: en une petite dizaine d'attaques de missiles sur l'Ukraine (coût de chacune à peu près 800 millions d'euros), la Russie dépense le coût de la construction des stades (7 à 10 milliards) réalisés pour la Coupe du Monde au Qatar.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjours Carmilla
Vous soulignez un fait incontournable, que se soit entre les pays, mais qui existe au niveau des individus : Serviles avec les puissants impitoyable avec les faibles. C’est un fait universel, et encore plus prégnant dans cette partie du monde où se joue des gros enjeux énergétiques. Maintenant que ces pays possèdent des moyens économiques de s’imposer, ils ne s’en privent pas. Cependant, il faut se rappeler que cela ne dépend que de l’économie de la rente. Tu peux te payer n’importe quoi, mais tu n’invente rien. L’évolution stagne. La progression absente n’offre aucun avenir. Tant qu’ils vendront leur pétrole ça va aller, mais après? À ce chapitre s’y on y songe sérieusement, l’Afrique à plus d’avenir sur le long terme. À quand la prochaine Coupe du Monde au Congo? Tu peux bien acheter un club en France, mais cette organisation va demeurer en France, ne sera jamais déménagé au Qatar. L’autre versant de cette affaire, c’est que je suis sidéré lorsque des pays occidentaux vendent des technologies à ces pays, surtout des armes. Ils leurs vendent des armes qui pourraient un jour se retourner contre eux. Sans oublier que ces marchands de sable peuvent les refiler à d’autres pays qui peuvent les copier, voir les améliorer. Les Chinois sont excellents dans le domaine, sans oublier la Corée Du Nord. Voilà que le petit Qatar nous ouvre plusieurs pistes de réflexions.

Reste la crétinisation des masses. Ça, j’avoue que c’est désolant, décevant, parce qu’un sport qui se transforme en institution ce n’est plus du sport, mais de la politique et surtout du marchandage. Je prends comme exemple les clubs de hockey dans la Ligne National en Amérique du Nord, ce ne sont plus des clubs sportifs, se sont des congloméras, de multiples compagnies qui investissent dans des domaines qui n’ont rien à voir avec les organisations sportives qui en ont été souvent à l’origine. Ce n’est plus du sport, c’est du marchandage. S’il faut crétiniser pour vendre, alors on ne s’en prive pas. Il faut bien occuper les foules désœuvrés. Toutes ces considérations m’ont amené à ne plus jamais regarder la télévision.

Où avez-vous trouvé ces chiffres sur le coût des missiles? Très intéressant, on ne regarde pas à la dépense pour détruire. Et maintenant il faudrait lever les bras pour négocier. Mais qu’est-ce que peut bien y avoir à négocier devant des tas de ruines, des champs transformés en cimetières, et surtout des restants d’humains amputés? La souffrance n’aurait plus de prix? Il y a de quoi regarder de travers toutes manifestations civiles surtout en période trouble dans le genre saveur amère, parce que le sport est une manifestation civile. Sur le fond, il n’y a pas de différence entre des militaires qui se tirent dessus et des partisans qui s’affrontent aux portes d’un stade. Il y a eu cette année des émeutes lors de certains matchs de soccer qui ont fait des victimes.

C’est vrai que peut-être l’économie du sport ça ne pèse pas bien lourd dans l’économie; mais j’ajouterais que c’est parce que l’économie fonctionne que le sport peut exister. Pour certains propriétaires d’équipe ce ne sont souvent qu’un jouet au milieu de leurs nombreuses compagnies. Et puis c’est excellent pour les impôts on peut déduire ses déficits d’opérations.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

C'est vrai que beaucoup de pays sont victimes de la "malédiction des matières premières". C'est notamment le cas de la Russie et des monarchies pétrolières. Cette richesse naturelle conduit à une surévaluation de la monnaie qui rend non-compétitifs les produits locaux et empêche la formation d'une économie productive. Quant au Qatar, je pense néanmoins que le pays est trop petit pour avoir des intentions belliqueuses. Mais je le répète, je crains que le déluge de critiques et de mépris qui vient de s'abattre sur lui ne le détourne de l'Occident alors qu'il esquissait plutôt un rapprochement.

En Europe, le Football prend une place démesurée et va jusqu'à façonner les mentalités. Les populations s'identifient de plus en plus à leur équipe nationale. Victoires et défaites s'inscrivent même dans l'histoire du pays. Ca devient fou et ridicule car il ne s'agit tout de même que d'un jeu. Un point positif tout de même: des équipes comme celles de France, Belgique, Hollande sont très "métissées" avec beaucoup de joueurs d'origine africaine. Je pense que ça permet d'atténuer beaucoup le racisme.

Le coût des missiles se trouve sur Internet et j'en ai eu confirmation par des experts militaires à la télévision. Un missile russe coûte de 3 à 4,5 millions de dollars l'unité. Les Russes en auraient envoyé plus de 4 000, ce qui représente au moins 12 milliards de dollars si je sais bien multiplier.

Quant aux obus, ça coûte 30 000 euros l'unité et la Russie en tire 50 000 par jour (l'Ukraine 10 fois moins). Ca donne 1,5 milliard par jour qui partent en fumée. L'artillerie, ça coûte vraiment très cher surtout si l'on sait que la majorité sont interceptés, détruits ou manquent leur cible.

Excusez tous ces chiffres mais c'est un peu irrépressible chez moi.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Camilla



« Nous ne sommes pas forcés d’être ce que la société fait de nous. Nous ne sommes pas forcés de jouer le rôle qu’on nous oblige à jouer, comme y poussent tous ceux qui n’ont de cesse d’enfermer les êtres dans leur communauté d’origine, leur classe sociale, la couleur de leur peau, leur identité sexuelle, etc., au prétexte de les en libérer. »

Grégoire Bouillier
Le coeur ne cède pas
Page 332

« C’est dans la lettre LXX. Plus exactement, il écrit que (savoir mourir) est la seule chose qu’un jour on exigera forcément de nous. Il faut donc bien réfléchir à la à la manière de se libérer de la vie, parce qu’il y a de la grandeur dans un suicide réussi : il est inique de vivre de vol; mais voler sa mort est sublime. Ailleurs, il déclare que nous ne pouvons nous plaindre de l’existence puisqu’elle ne retient personne.
Sénèque

Tiré de : Le coeur ne cède ce pas
Page 597

Vous aviez raison Carmilla, c’était un livre écrit pour un personnage dans mon genre.

Comment vous avez deviner que cet ouvrage était fait pour moi?

Je n’aurais jamais pensé que j’étais aussi transparent.

Voilà les deux paragraphes qui sont les fondements de ce livre.

Nous ne sommes pas obliger de nous agenouiller devant ce monde pourri. (Monde pourri : expression dont se sert Bouillier à de nombreuses occasions, pour illustrer ses réflexions sur nos sociétés dites confortables.)

Certes, voler sa mort à quelque chose de sublime, d’autant plus, que c’est un geste qu’on ne peut punir, parce que justement son auteur est décédé. Alors toutes les déités peuvent aller faire la file au bureau du chômage parce qu’ils sont impuissants devant le suicide. L’humain possède une arme terrifiante, qui transperce non pas le corps, mais l’âme : l’humiliation.

Je me suis littéralement régalé de cette lecture parce qu’elle va dans toutes les directions, et que les citations y abondent au point de vous étourdir.

Je vais y revenir, par petites touches, comme un impressionniste…

Bonne fin de journée Carmilla.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

À l’instinct

Combien de choses dans la vie que nous entreprenons à l’instinct? Le choix d’un livre d’un auteur dont nous ignorons tout, la rencontre fortuite d’une personne qui croise notre destin, un film qu’on va visionner parce que le titre nous accroche, la décision d’entreprendre un voyage dont au départ on attendait pas grand-chose, jusqu’à la commande d’un plat dans un restaurant qu’on n’a jamais goûté. Je sais c’est déstabilisant l’instinct pour des cartésiens de notre sorte. Voilà des réflexions qui occupent mon esprit depuis longtemps.

Je me souviens très bien de cette période où j’ai fait la découverte de Olga Tokarczuk, c’était à la même époque au début décembre. Les grandes noirceurs sont propices aux grandes découvertes. Je ne dirais pas que j’ai réussi à lire Les livres de Jacob, non. J’ai simplement embarqué dans mon toboggan au sonnet de la montagne et que je me suis laissé glisser jusqu’en bas. Ce fut une joie et une fête. Vous avez une excellente mémoire.

De mon point de vu, j’ai toujours du mal à m’expliquer que pour certains lecteurs que cinq cents pages d’un ouvrage cela n’est plus un plaisir, et qu’ils me disent que 1,000 pages c’est trop pour eux. Un auteur n’écrit pas mille pages s’il n’a rien à dire, autrement le pavé risque de nous tomber des mains. Le véritable salaire d’un auteur, c’est le lecteur. C’est vrai un pavé m’excite, et je dois avouer que je suis rarement déçu.

J’ai eu une discussion l’autre jour à la bibliothèque locale à ce sujet de ces pavés. Les techniciennes m’ont demandé si je dormais la nuit. Je leur ai répondu : si vous avez un livre à vendre de 1,000 pages, celui-ci (Richard) est preneur. Nous avons tous éclaté de rire.

Je dois vous raconté comment j’ai lu : Le coeur ne cède pas. Lorsque j’ai acheté ce livre, j’en ai lu 500 pages en quelques jours, puis j’ai appliqué ma vieille méthode, je l’ai abandonné parce que j’avais, deux Richler à lire, deux Quignard, plus un Yves Thériault qui arrivaient à échéance. Alors j’ai lu ces cinq ouvrages avant de les remettre, puis je suis revenu au livre de Bouillier. Dès que j’ai recommencé à le lire, la magie était là, en moins d’une page j’étais reparti, subjugué, voilà la force d’un livre. La magie opérait à nouveau. Je ne pouvais que filer vers la fin. Si tu désire connaître la qualité d’un ouvrage, abandonne-le et revient y. Et tu sauras...

Mon exemplaire commence à être savaté à force d’être manipulé. C’est le genre de livre que j’aime bien, qui se lit avec un papier et un crayon pour noter, c’est une vieille habitude chez moi. Et dans l’ouvrage de Bouillier, je n’ai pas cessé de noter. Ce qui fait, je n’ai pas cessé de m’interroger. Des Marcelle Pichon, nous en avons tous rencontré dans nos vies, souvent même toute une galerie de personnages. Et soudain, nous nous interrogeons. Cette interrogation sur nous-mêmes devient passionnante.

Je vous remercie infiniment pour cette nouvelle découverte. Sans vous, je serais passé à côté de quelque chose de vraiment valable!

Bien à vous

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Moi-même, j'hésite beaucoup à acheter un livre de plus de 400 pages. Comme je lis toujours en simultané plusieurs livres (jusqu'à 4 ou 5), un bouquin de plus de 500 pages risque de me durer plusieurs semaines. J'ai alors l'impression de traîner car je ne veux pas consacrer plus d'une semaine, 10 jours, à un livre. J'ai besoin, au bout de cette période, de changer de monde, d'imaginaire.

Grégoire Bouillier, je n'ai, comme vous, guère décollé. J'ai surtout trouvé la fin remarquable et inattendue. On croyait avoir affaire à une femme narcissique et presque odieuse et puis non ! Grégoire Bouillier propose une interprétation finale tout à fait convaincante.

Je ne sais pas si je marche vraiment à l'instinct pour le choix de mes livres. J'essaie d'évaluer si les préoccupations de l'auteur rencontrent ou non les miennes. Je ne me force donc pas à lire les grandes oeuvres et je ne suis pas aveuglément les critiques.

Quant à la mémoire, je crois que j'ai en effet la chance de ne pas en manquer. J'ai surtout, en fait, une mémoire dans le temps quasi imparable. C'est probablement lié à mon goût pour les dates et les chiffres. Mais le temps, ce n'est qu'un aspect de la mémoire; je suis ainsi beaucoup moins bonne en ce qui concerne la mémoire visuelle. Je ne suis, par exemple, pas du tout physionomiste, j'ai du mal à reconnaître les gens, ils m'apparaissent trop changeants.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

Mystérieuse mémoire, différente d’un humain à l’autre, c’est intéressant ce que vous dites sur votre mémoire, dont je présume que vous auriez des difficultés à vous orienter en forêt à l’aide d’une boussole, ou encore naviguer dans le nord alors qu’il faut reconnaître les lacs, et ils sont nombreux. Reconnaître une personne c’est encore un autre genre de mémoire. C’est un domaine qui m’intéresse et qui m’a toujours intéressé, je dirais même que ça me passionne. Exemple on demande à un témoin d’identifier un suspect. La témoin ne l’a vu qu’une fois et pendant une très courte période, et le voilà devant une demi douzaine d’humains. Il doit le reconnaître ce suspect?

Tant qu’à Grégoire Bouillier, je suis en train de relire toutes les citations que j’ai retenues, je vais relire la fin pour certains éclaircissements, j’avoue que j’ai été surpris par cette longue conclusion.

En attendant je vous laisse sur :

« Je sais cependant que se fabriquer un destin à soi a un prix que peu accepte de payer. »
Grégoire Bouillier
Le coeur ne cède pas
Page 329

C’est d’une vérité dérangeante et incontournable.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Non, je reconnais bien les lieux (une ville, des paysages) et j'ai un bon sens de l'orientation. J'adore même les cartes et je me passe le plus possible de GPS (une invention certes utile mais sans laquelle la plupart des gens sont désormais incapables de se repérer dans l'espace).

Mon problème, ce sont les gens pour lesquels je ne suis pas physionomiste. S'ils changent d'habit, de coiffure, de lunettes, je ne les reconnais pas toujours. C'est sûr que je ne saurais pas identifier un suspect.

Grégoire Bouillier a, en effet, un sens aigu des formules. Beaucoup sont magnifiques.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Encore une touche

« Ce qui m’apparaît aussi, c’est que devenir mannequin est sans doute un excellent compromis pour une femme en mal de mère. Voici qu’elle incarne la femme parfaite. La femmes réduits à ses apparences. À ses accessoires. À ses attributs. À son identité À son idéalité. À son signe. Une femmes pour les yeux. Une femme pour la galerie. Une femme qui n’a pas besoin d’en être réellement une car il suffit que les autres le croient. Ce qui permet sans doute de faire illusion dans un premier temps; mais certainement pas dans un deuxième temps. »
Grégoire Bouillier
Le cœur ne cède pas
page 333

Marcelle pour se prouver va utiliser la représentation. Un mannequin c’est une patère en représentation, elle croit que cela va la sauver, va lui assurer une sécurité, un avenir, mais c’est une illusion. Marcelle est et demeure un être de manques. Elle est pleine de trous. Nous pouvons peut-être trouver une certaine compensation dans nos diverses occupations, mais ça ne remplacera pas la mère qui peut dispenser une certaine formation, une éducation, comme des indications à suivre.

Ce qui me rappelle :

Lorsqu’on croit, on ne sait pas.
Lorsqu’on sait, on ne croit pas.

Faire croire aux autres c’est de la mascarade.

Bonne fin de nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Emblème de la beauté et de l’argent, elles sont des vitrines qui appellent le pavé. Des images qui donnent envie de les froisser, les déchirer, les humilier, les ridiculiser. Parce qu’elles incarnent l’exploitation radieuse de la femme, la servitude la plus volontaire et cependant enviée et gratifiante. Surtout, on leur en veut de la fascination qu’elles exercent. On leur en veut de faire rêver, si c’est un rêve. La beauté est profondément injuste et elles en profitent. Surtout, elles font peur, sexuellement peur, socialement peur. Elles sont des fantômes qui passent et disparaissent. Des pures rumeurs. Personne ne leur suppose une existence en trois dimensions car leur être est une surface. Leur vie une mascarade. Ce n’est pas moi qui le dit mais Grégoire (eh oui, c’est son nom dans le film) qui pour une interview, presse Florence de questions et celle-ci lui répond avec une sincérité désarmante : (Tu me demandes qui je suis? Je ne suis pas sûr de pouvoir te répondre. Je me pose-moi-même la question. Je ne sais pas si la robe fait la femme ou si c’est la femme qui fait la robe. Il faudrait faire l’expérience avec les jeunes filles du bidonville. Moi, chaque jour, je m’offre au regard et ces regards, les regards des clients lors des défilés, les regards des hommes et des femmes, des gros lards pleins de fric et des vieilles peaux pleines de fric, regards de haute couture et de basse-cour, regards des photographes, des critiques de mode, des autres mannequins, du personnel de la maison, des lectrices et des lecteurs des magazines, du couturier enfin, de l’immense faune qui gravite dans le milieu de la mode, même les gens dans la rue tous ces regards qui se rincent l’œil, regards pleins de venin, qui jugent et scrutent et concupiscent, tout le temps, en permanence avec tout ce qu’ils contiennent de tortueux, de frustrations et d’amour qui ne me concerne pas, tous ces regards, oui, ils me prennent quelque chose, ils me volent des bouts de moi et qu’est-ce qui peut bien me rester à la fin? Je te le demande. Si je porte un masque? Mais quel masque? Derrière le masque, il y a un autre masque. Je suis constamment en compétition avec mon image et je pers à chaque fois. Si j’étais une plante? Je voudrais être une carotte, car les carottes poussent cachées sous la terre. Si j’étais un animal? Un lapin! Ah oui! Pour manger la carottes! Hi hi. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Grégoire? J’ai lu dans le journal que les impératifs de la mode sont plus catégoriques que ceux de la philosophie kantienne. Qu’est-ce qu’il te faut de plus? Tout ça, c’est la faute de Cendrillon. Le prince épouse celle à qui va la pantoufle de vair. »
Grégoire Bouillier
Le coeur ne cède pas
Page 400-401

Sublime comme texte, tout y est, la lourdeur de la tâche, la représentation, la représentation face au public, l’image, la femme objet, l’être humain qui disparaît, qui s’efface devant des impératifs artificiels et superficiels. Il n’est pas surprenant que Bouillier décrivent toutes ces femmes mannequins qui ont mal fini à la page 332.

Marcelle avait créé Florence, pensant s’échapper de sa condition pour meubler ses vides, et Florence a pris le pas, elle s’est imposée. Bouillier a raison, Marcelle ne s’est pas suicidé, c’est Florence qui l’a assassinée.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui ! Ces textes sont très justes. Ils recoupent largement ma propre vision des relations humaines. On est tous ambiguïté, masque, dissimulation. Il n'y a pas de roc stable de notre identité. Ceux qui croient pouvoir dire: "je suis comme ça" sont de fieffés menteurs. Ce sont d'ailleurs, le plus souvent, des gens détestables, tellement sûrs d'eux-mêmes.

Cette vision peut être déprimante pour certains mais elle est surtout une incitation à une remise en cause perpétuelle de soi-même, à une réinvention continuelle. Il est vrai que ça peut être pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Bien à vous,

Carmilla