vendredi 25 août 2023

De l'amour: illusions, liaisons dangereuses et humiliation


Je viens de lire un entretien très éclairant avec la romancière Maria Pourchet ("Feu", "Western"). Elle affirme qu'il y a une grande différence comportementale, locutoire, à la quelle on n'a jusqu'alors guère prêté attention, entre les hommes et les femmes.


Elle dit que, sauf très rares exceptions (par exemple les hommes qui ont été beaucoup aimés par leur mère), les hommes sont, en général, de "grands taiseux", incapables de parler, d'exprimer leurs sentiments. Il y a une véritable faillite du langage chez les hommes qui est la conséquence de toute une éducation: un homme, c'est fort, ça ne pleurniche pas, ça ne s'épanche pas. Cette rigidité conduit à l'édification d'un "mur de silence" entre l'homme et la femme. Dans un couple, on parle de tout sauf de l'essentiel, les sentiments réellement éprouvés.



A l'inverse, les femmes adorent se confier, se raconter, les unes aux autres, leurs aventures sexuelles et sentimentales. J'en sais quelque chose, c'est de ça principalement qu'on parle, entre copines, entre amies, autour d'une table. C'est même un grand plaisir et ça vaut bien des psychanalyses. Et il ne faudrait pas croire qu'on est puritaines et qu'on condamne les pêcheresses. Au contraire, il y a plutôt une sorte de compétition entre nous: c'est à celle qui présentera les plus beaux trophées, qui aura vécu les histoires les plus extravagantes.


Evidemment, on s'interroge. Parce qu'aujourd'hui, les mots désir et séduction sont devenus suspects. Qu'on voit partout des harceleurs. Que les figures du dragueur et du Don Juan sont devenues grotesques.  Qu'on disserte, dès le départ, sur l'emprise et le consentement. Qu'il y a, à chaque fois, une corruption initiale de l'amour naissant. 


Mais je crois quand même que ça ne change pas grand chose à l'attrait sulfureux de l'expérience. L'amour, le désir, ça demeure, malgré tout, les grandes affaires de nos vies. On a besoin d'aventures qui nous remuent les tripes, nous mettent hors de nous. Quitte à nous humilier, à nous faire du mal. 


Et j'irai jusqu'à dire que c'est l'attrait du Mal qui nous motive principalement. Le Mal, c'est le principal moteur du désir féminin. Il suffit de lire les "Hauts de Hurle Vent" d'Emily Brontë pour comprendre ça. Quand on est jeunes filles, on aspire généralement à tout sauf à la conformité. Un gentil garçon qui ambitionne d'être fonctionnaire, ça ne fait vraiment pas rêver On a toutes envie de se brûler les ailes. Et je crois même que c'est nécessaire à l'éducation féminine. Il faut se casser la gueule un certain nombre de fois avant de conquérir une certaine sérénité, un certain détachement.


 On comprend vite, en effet, que l'amour, ça n'a rien à voir avec le calme, le bonheur et la félicité. C'est plutôt une torture permanente: de l'absence, de l'attente et même de la présence (parce que l'aimé ne correspond pas à l'image qu'on en avait et déçoit forcément). On passe son temps d'abord à souffrir de ne pas posséder ce que nous désirons mais ensuite, et peut-être surtout, à souffrir de ne pas désirer ce que nous possédons. L'amour est sans cesse creusé d'un écart irréductible entre la réalité perçue et l'irréalité rêvée.


Parce qu'en effet, le malentendu, l'illusion, reposent entièrement là-dessus. Ce ne sont pas les qualités intrinsèques de l'élu(e) qui nous conduisent à l'aimer. Le (la) pauvre, il (elle) n'y est pour pas grand chose, voire pour rien.


On ne tombe pas amoureux de quelqu'un parce que, comme on en est convaincus généralement, on est séduit, fasciné, par lui mais plutôt parce qu'on décide, un jour, de l'aimer. On le décide parce qu'on se cherche un peu soi-même, parce qu'on est en quête de repères, parce qu'on veut trouver une place dans la société. Il n'y a absolument aucun romantisme là-dedans, aucune communion avec l'autre dans un idéal supérieur. L'amour, c'est le grand roman qu'on se raconte à soi-même avec sa conclusion inévitable: la désillusion.


Mais ça ne veut pas dire pour autant qu'il faut devenir abstinent et jeter aux orties toute expérience amoureuse. Rentrer dans sa coquille, afficher une posture désabusée qui se prétendrait dictée par la sagesse mais ne serait en fait que de l'imbécilité.


Parce que l'amour, au travers de toutes ses désillusions et chagrins, c'est tout de même la meilleure école de la vie, celle qui vous dresse, vous éduque, vous rend plus forts.


Je me souviens ainsi que quand on était adolescentes, ma sœur et moi, on se sentait complétement paumées dans la société française. On avait l'impression qu'on nous considérait comme deux pauvresses issues d'un pays sauvage et indéterminé, on se vivait en position d'infériorité. Mais à l'inverse, on ne comprenait rien aux garçons français de notre âge, on les voyait comme des imbéciles à l'horizon limité. Le pire, j'ose l'avouer, c'est que jusqu'à aujourd'hui je n'ai pas réussi à extirper complétement ces sentiments.


Alors, on s'intéressait à d'autres catégories d'hommes: moi, c'était les vieux et ma sœur, c'était les mauvais garçons, les voyous, les types un peu nuls.


Mais avec le recul, je me dis aujourd'hui que nos choix différents relevaient d'une même logique: le besoin de se faire mal, de se salir un peu. Se lancer dans des trucs compliqués, glauques et nazes, pour pouvoir se dire, après, qu'on l'avait bien cherché et qu'il n'y avait donc pas de raison de se plaindre ensuite. Les étreintes louches ou sordides, ça ne nous faisait donc pas peur.


A 16 ans, j'ai commencé avec mon prof de philo. La caricature du prof de philo: au moins anarchiste voire Action Directe. Qui voyait en moi une descendante de Bakounine et des nihilistes russes. Qui voulait m'apprendre l'érotisme et la sexualité sous toutes ses formes. Evidement adorateur de la pensée lacano-foucaldo-deleuzo-derridienne. La philo, je n'y comprenais rien bien sûr mais j'étais fascinée. Mais aussi révolutionnaire fut-il, mon prof avait quand même une peur bleue qu'on nous voie ensemble.


Heureusement, je me suis vite lassée. La "dêche" et le misérabilisme dans les quels il se complaisait à vivre, ça m'a vite soûlée et déprimée. J'ai enchaîné avec son contraire: un médecin plein de fric et très satisfait de lui-même. Un vrai bourgeois avec sa "bourgeoise", sa marmaille de gosses et sa villa sur la Côte d'Azur. Lui, c'était le conformisme absolu et la réussite sociale pleine de bonne conscience. Je crois qu'il m'a dégoûtée de fonder, un jour, une famille.


Et puis, j'ai poursuivi avec plein de types improbables: encore des profs et des médecins, des cadres d'entreprises, des fonctionnaires et même un champion suédois de course à pied (le seul qui était un peu dingue en fait). Au total, rien que des sinistres de chez Sinistre, des gens qui ne savaient parler que d'eux-mêmes. Leur point commun à tous: ils se vivaient supérieurs à moi, me jugeaient simplement décorative. Qui j'étais, quelle était mon histoire, ils s'en fichaient bien, ils ne s'intéressaient qu'à mon cul, ils pensaient que la gamine puis jeune fille que j'étais n'avait rien à dire. Mais de mon côté, j'étais sidérée par la médiocrité de leur vie intellectuelle et sociale. Leur boulot, leur famille, leur ville natale, que leur monde était petit, étroit !


Mais je n'ai aucune amertume même si j'en ai vu de toutes les couleurs au cours de mes premières expériences amoureuses. J'en ai vraiment bavé et au total, ça a surtout été des expériences d'humiliation. J'acceptais tout sans rien dire. Mais être traitée comme ça, je me dis aujourd'hui que ça ne devait pas forcément me déplaire. Ca rencontrait du moins quelques unes de mes pulsions profondes. Et puis, je crois que c'est aussi la rançon d'être une fille, une fille de plus pas trop mal foutue. La beauté, ça doit se payer  et on se permet donc davantage de choses avec une jolie fille. Et la jolie fille, elle comprend et accepte ça.


Mais je crois surtout que l'humiliation, ça fait partie des expériences essentielles de la vie. On peut d'ailleurs constater que l'humiliation et la honte qui va avec, c'est devenu, avec l'appui des médias et des réseaux sociaux, une grande passion sociale. 


L'humiliation, c'est la présence bouleversante de notre corps et de notre sexualité. Et je pense que les femmes éprouvent ça davantage que les hommes. Il n'y a pas de jour où on ne soit évaluée du regard, interpellée, enjôlée. Et le pire, c'est que ça nous offusque et stimule à la fois. Si plus personne ne nous regarde, on éprouve un malaise.

En fait, l'humiliation, c'est aussi cette crypte secrète, qui nous attire irrésistiblement, où se forge notre personnalité.
 

L'humiliation, ça peut donc aussi être un formidable catalyseur, un moteur qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Qui nous permet de nous extraire de l'ordure pour accéder au sublime.

La grande mode aujourd'hui, c'est de pleurnicher sans cesse sur son statut de victime. Ce n'est pas ça qui vous façonne une identité, vous permet d'affronter la vie.


J'ai en horreur cette attitude. L'important dans l'humiliation, c'est de ne pas la ruminer sans cesse. C'est de s'en relever.  

Moi, d'une certaine manière, je déteste aujourd'hui la jeune fille que j'étais mais j'en rigole aussi. L'affrontement, la confrontation, les rapports de domination/soumission, c'est tout de même bien, qu'on le déplore ou non, ce qui vous construit petit à petit. Je me souviens aussi du plaisir sadique que j'ai progressivement pris à expédier mes amants. L'humiliation, ça a sans doute fait de moi une "dure" mais peut-être aussi une "polie et vernissée".


Images principalement de deux photographes russes que j'aime beaucoup: Anka Zhuravleva et Elena Oganesyan. Evidemment, dans l'actuel contexte puritain, leurs photos sont complétement inactuelles. Deux autres images: un tableau de Balthus et une photo de Sophie Pawlak.

Au nombre des grands romans d'amour, je citerai : "Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos, "Les Diaboliques" de Barbey d'Aurevilly, "Les Hauts de Hurle-Vent" d'Emily Brontë, "Madame Bovary" de Flaubert, "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille et, bien sûr, "La Recherche" de Marcel Proust (dont je reprend, ci-dessus, une partie des thèses sur l'illusion). Tous ces livres sont des références constantes pour moi.

Sur l'humiliation formatrice, je renvoie à deux bons bouquins que j'ai déjà évoqués :

- William KOESTENBAUM: "Humiliation". Un bouquin "étonnamment drôle et immensément triste" qui ne sombre pas dans la théorie mais est constamment illustré d'images du monde et d'exemples littéraires et artistiques.

- Laura POGGIOLI: "Trois sœurs". Un très bon livre qui parle intelligemment non seulement de la violence faite aux femmes en Russie mais aussi de l'apprentissage de la vie pour toute jeune fille. Un livre que j'ai offert à toutes mes copines.

Et je recommande enfin, dans le prolongement direct et presque comme une illustration de ce post, un livre formidable et tout récent. Qui mérite sans discussion le prix Goncourt :

- Eric REINHARDT: "Sarah, Suzanne et l'écrivain". Eric Reinhardt fait partie de ces écrivains dont je lis systématiquement tous les bouquins. Il s'attache, à chaque fois, à l'histoire de femmes (Cendrillon, Victoria, Bénédicte) un peu rêveuses, un peu idéalistes mais broyées, écrasées, humiliées, par l'implacable réalité et les rapports de domination. Son dernier livre est vertigineux: une mise en abyme incluant une femme réelle (Sarah), un écrivain et la femme qu'il imagine (Suzanne) à partir des entretiens qu'il a avec Sarah.

Je précise enfin que je ne posterai probablement pas la semaine prochaine. Retour le 9 septembre. Mais on peut continuer de m'écrire.

Aucun commentaire: